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[1993] 3 C.F. 505

A-333-93

La Commission nationale des libérations conditionnelles, Keith Morgan et Michel Frappier (appelants) (intimés)

et

Fred Gibson et le procureur général du Canada (appelants) (mis en cause)

c.

Steve Hutchins (intimé) (requérant)

Répertorié : Hutchins c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles) (C.A.)

Cour d’appel, juges Mahoney, MacGuigan et Létourneau J.C.A.—Ottawa, 5 et 7 juillet 1993.

Libération conditionnelle — Appel d’un jugement de première instance exigeant la tenue d’une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle — Extradition, déclaration de culpabilité et condamnation d’un Américain au Canada — L’art. 11.1(1)e) du Règlement sur la libération conditionnelle de détenus (qui donnait droit à une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion) a été abrogé le 1er novembre 1992 — La mesure d’expulsion n’a pas été émise avant le 18 novembre, à cause de retards administratifs — L’audience prévue par l’art. 11.1(1)e) a été refusée pour défaut de satisfaire à la condition légale préalable d’être passible d’une mesure d’expulsion — Le juge de première instance a statué que l’intimé satisfaisait aux deux critères prévus pour avoir un droit « naissant » à un examen — La C.A.F. a décrété qu’il n’existait aucun droit à un examen en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle avant d’avoir satisfait à la condition légale préalable — Un droit n’est pas « naissant » lorsque son existence est subordonnée à un fait non encore survenu — La mesure d’expulsion n’était pas un fait inévitable.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes non admissibles — Appel d’un jugement de première instance obligeant d’accorder aux appelants une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle — L’intimé, un Américain, a été extradé au Canada où il a été déclaré coupable et condamné — L’art. 11.1(1)e) du Règlement sur la libération conditionnelle de détenus, qui prévoyait la tenue d’une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion, a été abrogé avant que la mesure d’expulsion soit prononcée à cause de retards administratifs — L’audience relative à l’octroi de la libération conditionnelle a été refusée car une condition préalable (mesure d’expulsion) de l’art. 11.1(1)e) n’avait pas été satisfaite — Appel accueilli — L’intimé ne satisfaisait à aucun des deux critères prévus pour avoir un droit naissant à une audience — La prise d’une mesure d’expulsion n’était pas un fait inévitable — Même si l’intéressé reconnaissait qu’il appartenait à une catégorie de personnes non admissibles, l’arbitre devait quand même tenir une audience et rendre un jugement officiel.

Il s’agissait d’un appel relatif à un jugement de première instance ordonnant aux appelants de se conformer aux exigences impératives de la Loi sur la libération conditionnelle et de l’alinéa 11.1.(1)e) du Règlement sur la libération conditionnelle de détenus et accordant à l’intimé une audience en vue d’une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion. L’intimé, un Américain, avait été extradé au Canada en vue d’y subir un procès pour des infractions relatives à des stupéfiants. Il avait été déclaré coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de huit ans et demi. Le 20 octobre 1992, le ministre avait annulé l’autorisation accordée à l’intimé d’entrer au Canada, il lui avait ordonné de quitter le pays et il avait établi à son endroit un rapport, ayant pour effet de donner lieu sur-le-champ à une audience devant l’arbitre qui, pour des raisons purement administratives, n’avait pu être tenue avant le 18 novembre 1992. Dans un affidavit, l’intimé reconnaissait qu’il appartenait à une catégorie de personnes non admissibles et consentait à ce qu’une ordonnance d’expulsion soit rendue à son endroit. Cette dernière a été émise le 18 novembre. L’alinéa 11.1(1)e) (qui accordait à un détenu, visé par une mesure d’expulsion, une dispense de l’application des dispositions régissant la peine d’emprisonnement minimal à purger avant qu’une libération conditionnelle puisse lui être accordée) a été abrogé le 1er novembre. La demande d’audience de l’intimé en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle a été rejetée parce qu’il ne satisfaisait pas aux dispositions de l’alinéa 11.1(1)e), qui exigeaient qu’il soit passible d’une mesure d’expulsion avant l’abrogation de cette disposition. Le juge de première instance a décrété que, pour que l’intimé obtienne gain de cause, 1) il fallait qu’il y ait un droit en cause, et 2) que l’acquisition de ce droit devait être suffisamment avancée avant l’abrogation ou au moment où celle-ci était intervenue. Il a déterminé que le requérant satisfaisait aux deux critères et qu’il avait un droit « naissant » à un examen relatif à l’octroi d’une libération conditionnelle en vertu de l’alinéa 11.1(1)e) lorsque ce dernier avait été abrogé.

Arrêt (le juge MacGuigan, J.C.A., étant dissident) : l’appel doit être accueilli.

Le juge Létourneau, J.C.A. (motifs concordants du juge Mahoney, J.C.A.) : L’intimé n’avait aucun droit « naissant » à un examen en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle. Le droit accordé à l’intimé en vertu de l’alinéa 11.1(1)e) était soumis à une condition légale antérieure, savoir la prise d’une mesure d’expulsion. Comme cette mesure n’avait été prise qu’après l’abrogation de l’alinéa 11.1(1)e), l’intimé ne satisfaisait pas au premier critère car il ne jouissait tout simplement d’aucun droit. Il ne satisfaisait pas non plus au second critère. Prendre des mesures procédurales pour acquérir ou concrétiser un droit existant est une chose; en prendre pour remplir une condition préalable à l’existence de ce droit en est une autre. Un droit ne peut être dit « naissant » lorsque son existence même est subordonnée à un autre fait non encore survenu.

La prise d’une mesure d’expulsion n’était pas un fait inévitable. Il ne pouvait y avoir de droit à l’avantage conféré par la disposition abrogée avant que la condition fût effectivement remplie. De plus, l’arbitre qui était tenu de procéder à une audience relative à l’expulsion avait quand même à déterminer si l’intimé appartenait à une catégorie de personnes non admissibles aux termes de l’alinéa 32(5)a) de la Loi sur l’immigration, que l’intimé fût disposé ou non à reconnaître qu’il appartenait à une telle catégorie. L’arbitre devait tenir une audience et rendre une décision officielle.

La disposition législative n’existait pas à l’époque où la condition légale préalable avait été remplie et, jusqu’au jour où l’alinéa 11.1(1)e) avait été abrogé, la Commission des libérations conditionnelles n’était aucunement tenue d’accorder une audience. L’intimé n’avait donc pas un droit correspondant à une telle audience. Le fait que l’intimé ait demandé une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle avant l’abrogation de la disposition et qu’il ait fait de grands efforts pour remplir la condition préalable à son droit ne transformait pas un droit inexistant en un droit acquis ou « naissant ». Le juge de première instance a confondu les mesures procédurales exigées et prises pour acquérir un droit existant avec celles qui sont requises pour remplir une condition préalable à l’existence de ce droit.

Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident) : La démarche suivie par la majorité était trop formaliste. L’inévitabilité immédiate d’une mesure d’expulsion fait que celle-ci équivalait à une ordonnance effective, et elle constituait une exécution suffisante de la condition exigée par l’alinéa 11.1(1)e) concernant la tenue d’une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle. Cette audience n’avait qu’une seule issue possible. Les circonstances conféraient à l’intimé le droit « naissant » de soumettre son cas à la Commission des libérations conditionnelles.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Crown Lands Act, R.S.N. (1970), ch. 71, art. 6(3).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 43c).

Loi sur la libération conditionnelle, L.R.C. (1985), ch. P-2.

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. (1992), ch. 20, art. 213.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27, 32(5)a) (mod. par L.R.C., (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 5; (4e suppl.), ch. 28, art. 11).

Règlement sur la libération conditionnelle de détenus, DORS/78-428, art. 11.1(1)e) (édicté par DORS/79-88, art. 3; 86-817, art. 3; 91-563, art. 7; abrogé par DORS/92-620, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Scott v. College of Physicians and Surgeons (Saskatchewan), [1993] 1 W.W.R. 533 (C.A. Sask.); Re Chafe and Power (1980), 117 D.L.R. (3d) 117 (C.S.T.-N. 1re inst.); Director of Public Works v. Ho Po Sang, [1961] A.C. 901 (P.C.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. and Minister of Revenue for Ontario (1981), 32 O.R. (2d) 240; 121 D.L.R. (3d) 403; [1981] CTC 120 (C.A.); Merck& Co. Inc. v. S & U Chemicals Ltd., Attorney-General of Canada, Intervenant (1971), 65 C.P.R. 1 (C. de l’É.).

DÉCISION CITÉE :

Re Strata Plan VR 29 (Owners) and Registrar Vancouver Land Registration et al. (1978), 91 D.L.R. (3d) 528; [1978] 6 W.W.R. 557 (C.S.C.-B.).

APPEL d’un jugement de première instance, [1993] 3 C.F. 487, ordonnant aux appelants de se conformer aux exigences de la Loi sur la libération conditionnelle et du règlement y afférent et d’accorder à l’intimé une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion. Appel accueilli.

AVOCATS :

David Lucas pour les appelants.

David H. Linetsky et Milton Hartman pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Linetsky, Hartman, Montréal, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident) : Je ne suis pas d’accord. Selon moi, la démarche que mes confrères ont suivie donne à la loi une orientation plus formaliste que celle que j’aurais voulu la voir suivre.

D’après les faits, au 20 octobre 1992 le ministre avait annulé l’autorisation donnée à l’intimé d’entrer au Canada, il lui avait ordonné de quitter le pays et il avait établi à son endroit un rapport, lequel avait eu pour effet de donner lieu aussitôt à une audience d’arbitre qui, malheureusement, pour des raisons purement administratives, ne pouvait être tenue avant le 18 novembre 1992. Dans son affidavit daté du même jour, l’intimé a déclaré qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention, qu’il retirait toute revendication de cette nature et y renonçait, et qu’il consentait à ce qu’une mesure d’expulsion soit prise à son endroit[1]. Dans les circonstances, par conséquent, ainsi que le révèlent les motifs de décision de l’arbitre datés du 18 novembre, ce dernier n’avait pas d’autre choix que de prendre une mesure d’expulsion[2]. Au vu des faits, cette dernière était inévitable. Le décès de l’intimé aurait évidemment entraîné la nullité d’un tel résultat, mais seulement en faisant disparaître le problème, ainsi que l’intimé lui-même.

À mon sens, l’inévitabilité immédiate d’une mesure d’expulsion fait que celle-ci équivaut à une ordonnance effective et elle constitue une exécution suffisante de la condition qu’exige l’alinéa 11.1(1)e) du Règlement sur la libération conditionnelle de détenus [DORS/78-428 (édicté par DORS/79-88, art. 3; mod. par DORS/86-817, art. 3; DORS/91-563, art. 7] (avant son abrogation [DORS/92-620, art. 1]) relativement à la tenue d’une audience devant la Commission des libérations conditionnelles. Un tel résultat ne va que légèrement au-delà de celui auquel est déjà arrivé la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. and Minister of Revenue for Ontario (1981), 32 O.R. (2d) 240, à la page 250 du recueil, où le juge Thorson a déclaré que [traduction] « [u]n droit n’en est pas moins un droit reconnu par la loi uniquement parce que toutes les mesures qui doivent être prises avant de pouvoir y donner suite ne l’ont peut-être pas été ».

Nous n’avons pas affaire en l’espèce au simple écoulement naturel du temps. Les circonstances présentent un caractère immédiat, de même qu’une inévitabilité, l’audience relative à l’expulsion ayant été fixée au 18 novembre, et il n’y a qu’un seul résultat possible.

Comme l’a fait remarquer le juge Thurlow (tel était alors son titre) dans la décision Merck & Co. Inc. v. S & U Chemicals Ltd., Attorney-General of Canada, Intervenant (1971), 65 C.P.R. 1 (C. de l’É.), à la page 12, la véritable difficulté qui se pose dans une telle affaire est de déterminer s’il existe [traduction] « un élément quelconque qui répond à la description des mots « droit » ou « privilège » » dans la Loi d’interprétation . À mon avis, les circonstances de l’espèce confèrent à l’intimé un tel droit « naissant ». À cet égard, je souscris sans réserve aux motifs de décision exhaustifs et convaincants du juge de première instance [[1993] 3 C.F. 487].

Évidemment, l’intimé a, selon moi, seulement le droit de faire soumettre son cas à la Commission des libérations conditionnelles qui, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu, pourrait fort bien le rejeter, et il s’agit là d’un point sur lequel je n’émets aucune opinion que ce soit.

À mon avis, il faudrait donc rejeter l’appel. Aucune demande n’a été faite quant aux dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. :

Les faits et la procédure

Il s’agit d’un appel relatif à une décision par laquelle un juge de la Section de première instance a accordé à l’intimé un bref de mandamus assorti d’un bref de certiorari et a ordonné aux appelants de se conformer aux exigences légales impératives de la Loi sur la libération conditionnelle[3] et de l’alinéa 11.1(1)e) du Règlement[4] et d’accorder à l’intimé une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion. Le juge de première instance a déterminé que l’intimé jouissait d’un droit « naissant » à un examen en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle en vertu de l’alinéa 11.1(1)e) du Règlement sur la libération conditionnelle de détenus à l’époque où cet alinéa a été abrogé, le 1er novembre 1992[5].

L’intimé, qui est de nationalité américaine, avait tenté avec sept autres américains d’importer au Canada une quantité considérable de haschich. Ils ont été extradés au Canada. Le 13 octobre 1992, l’intimé a été déclaré coupable d’avoir comploté en vue de faire le trafic d’un stupéfiant, et a été condamné à une peine d’emprisonnement de 8 ans et demi.

Le processus d’expulsion a été enclenché après la condamnation de l’intimé. Le 20 octobre 1992, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 27(2) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] où l’on a indiqué que l’intimé appartenait à une catégorie non admissible : l’intimé n’est pas citoyen canadien ou résident permanent et n’obtiendrait pas l’autorisation de séjour s’il en faisait la demande. Ce rapport a été aussitôt examiné par une personne désignée par le sous-ministre, qui, en application du paragraphe 27(3) de la Loi sur l’immigration, a ordonné qu’une enquête soit tenue. La date d’audience disponible la plus rapprochée était le 18 novembre 1992. Avec le consentement des parties, la tenue de l’enquête a été fixée à cette date et, à l’issue de l’enquête, une ordonnance d’expulsion a été émise.

Le 20 octobre 1992, l’avocat de l’intimé a informé ce dernier que la Loi sur la libération conditionnelle et le Règlement y afférent seraient abrogés le 1er novembre suivant et que, de ce fait, il n’aurait plus droit à une libération conditionnelle à titre exceptionnel pour fins d’expulsion. Le texte de la disposition abrogée, savoir l’alinéa 11.1(1)e) du Règlement, est le suivant :

11.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les articles 5 et 9 ne s’appliquent pas à un détenu :

e) qui est visé par une mesure d’expulsion prise en vertu de la Loi sur l’immigration [Loi sur l’immigration de 1976], par un arrêté d’extradition pris en vertu de la Loi sur l’extradition ou par une ordonnance de renvoi prise en vertu de la Loi sur les criminels fugitifs, exigeant qu’il reste incarcéré jusqu’à son expulsion, son extradition ou son renvoi, selon le cas.

Dès ce moment, l’intimé a fait tout ce qu’il pouvait, sans succès cependant, pour qu’une mesure d’expulsion soit prise à son endroit avant que l’alinéa 11.1(1)e) soit abrogé le 1er novembre 1992. J’ajouterai en passant qu’il n’y a aucune preuve que les autorités ont retardé de quelque façon le processus. Au contraire, l’intimé a été déclaré coupable le 13 octobre et tout le processus menant à la prise d’une mesure d’expulsion était terminé le 18 novembre.

Le 22 décembre 1992, la Commission nationale des libérations conditionnelles a avisé l’intimé que sa demande d’audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle ne pouvait être admise parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 11.1(1)e) avant le 18 novembre 1992. D’où les procédures relatives à l’obtention d’un bref de mandamus pour obliger à tenir une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle.

La décision visée par l’appel

Devant le juge de première instance et devant nous, l’intimé a prétendu, en se fondant sur l’alinéa 43c) de la Loi d’interprétation[6], qu’il jouissait d’un droit dit « naissant » à une audience en vue de l’octroi d’une libération conditionnelle, par application de l’alinéa 11.1(1)e) du Règlement abrogé, vu l’inévitabilité du fait qu’une mesure d’expulsion serait prise :

43. L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :

c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé.

Le juge de première instance a passé en revue la jurisprudence traitant des droits « acquis » et « naissants » découlant d’une disposition législative abrogée. Il a conclu que, pour que l’intimé obtienne gain de cause, il fallait qu’il y ait un droit en cause[7] et que l’« acquisition » de ce droit devait être suffisamment avancée avant l’abrogation ou au moment où celle-ci était intervenue[8] Il a aussi ajouté qu’une certaine mesure devait avoir été prise ou qu’un certain fait devait avoir eu lieu en vue de la concrétisation du droit avant que le texte législatif soit abrogé[9].

Appliquant ces principes aux faits de l’espèce, le juge de première instance a conclu ce qui suit [à la page 503] :

Je suis arrivé à la conclusion qu’en l’espèce, le requérant a aussi satisfait aux deux critères et a donc droit à la mesure de redressement qu’il sollicite. Il a établi l’existence d’un droit particulier. En fait, il s’est prévalu de la possibilité qu’offre l’exception prévue à l’alinéa 11.1(1)e) et s’est donc placé dans la position juridique distinctive requise. Il satisfait aussi au second critère, soit celui d’avoir suffisamment donné suite à ce droit pour qu’il soit justifié de le protéger, en ayant franchi toutes les étapes procédurales disponibles pour obtenir la mesure d’expulsion qui rendrait parfait son droit à un examen relatif à l’octroi d’une libération conditionnelle, et en ayant en fait demandé un tel examen.

L’intimé avait-il un droit « naissant » à une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle?

Ceci étant dit en termes respectueux, je ne suis pas d’accord. Le droit accordé à l’intimé en vertu de l’alinéa 11.1(1)e) était soumis à une condition légale, à savoir la prise d’une mesure d’expulsion. Cette condition était préalable à l’existence dudit droit. L’intimé n’avait aucun droit en vertu de cet alinéa avant d’avoir satisfait à la condition préalable à l’existence de ce droit. Il n’avait droit à une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle pour fins d’expulsion qu’à la condition qu’une mesure d’expulsion ait été prise à son égard. Comme celle-ci n’a été prise qu’après l’abrogation de l’alinéa 11.1(1)e), l’intimé ne satisfaisait pas au premier critère car il ne jouissait tout simplement d’aucun droit.

On ne peut pas dire non plus qu’il satisfaisait au second critère. Prendre des mesures procédurales pour acquérir ou concrétiser un droit existant est une chose; en prendre pour remplir une condition préalable à l’existence de ce droit en est une autre. On ne peut acquérir un droit inexistant. En d’autres termes, un droit ne peut être en voie d’acquisition lorsque son existence même est subordonnée à un autre fait qui ne s’est pas encore réalisé. Par exemple, si, sur demande, une disposition législative confère un avantage à une personne âgée de 40 ans et que cette disposition soit abrogée, peut-on soutenir avec sérieux qu’une personne âgée de 20 ans ou de 39 ans jouit d’un droit « naissant » à cet avantage parce qu’il en fait la demande avant l’abrogation de la disposition?

L’intimé soutient que son expulsion était un fait inévitable et qu’en conséquence, la condition préalable aurait été nécessairement remplie. Cependant, à moins d’un décès, qui aurait aussi fait d’une mesure d’expulsion une condition inutile et impossible à remplir, il en aurait été de même, par exemple, d’une condition objective, comme l’âge. Cependant, dans les deux cas, il ne peut y avoir de droit à l’avantage que confère la disposition abrogée avant que la condition soit effectivement remplie.

De plus, l’arbitre qui était tenu de procéder à une audience relative à l’expulsion avait quand même à déterminer si l’intimé appartenait ou non à une catégorie non admissible aux termes de l’alinéa 32(5)a) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 5; idem (4e suppl.), ch. 28, art. 11] de la Loi sur l’immigration. Le fait que la décision était facile à prendre parce que l’intimé était disposé à reconnaître qu’il appartenait à une catégorie non admissible et le fait que, dans ce sens, la mesure d’expulsion était inévitable ne libèrent pas l’arbitre de l’obligation de se conformer à la procédure que le législateur a édictée. L’arbitre devait tenir une audience et rendre une décision officielle après quoi la condition légale concernant la tenue d’une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle aurait été remplie.

On note dans la jurisprudence une uniformité d’opinion au sujet de la nécessité de remplir les conditions légales qui sont préalables à l’existence d’un droit avant de revendiquer ce dernier. Après avoir passé en revue un certain nombre de décisions portant sur la notion des droits dits « naissants », le juge d’appel Cameron a écrit ce qui suit dans la décision Scott v. College of Physicians and Surgeons :

[traduction] Dans chacune de ces affaires, des « droits », en tant que tels, étaient devenus propres à la personne qui les revendiquait, et les faits qui devaient avoir lieu ou les conditions qu’il fallait remplir, tels que précisés dans le texte de loi abrogé, l’avaient été avant l’abrogation . C’est ainsi que, dans chaque affaire, la personne qui faisait valoir le droit était réputée avoir eu un droit « acquis » à la date de l’abrogation. [C’est moi qui souligne.[10]]

Dans la décision Re Chafe and Power[11], qui présente une certaine similitude avec l’espèce, la partie requérante pouvait obtenir une subvention si le ministre était convaincu que les conditions précisées dans le bail avaient été remplies dans le délai imparti. Au moment où le ministre était devenu convaincu que les conditions du bail avaient été remplies, l’obligation dans laquelle il se trouvait de remettre au requérant une subvention agricole visée au paragraphe 6(3) de la Crown Lands Act [R.S.N. 1970, ch. 71] n’existait plus. En rejetant la demande de la partie requérante, qui disait bénéficier d’un droit « naissant », le juge Goodridge a déclaré ceci :

[traduction] Néanmoins, je ne puis conclure qu’avant l’abrogation de la loi il existait une obligation quelconque, et, en l’absence de toute obligation, je ne puis conclure qu’il existait un droit quelconque.

On ne peut dire qu’un droit à un bien-fonds est « naissant » simplement parce que l’occupant dudit bien-fonds effectue sur ce dernier des travaux qui, une fois terminés, le rendront admissible à ce droit. Il est possible que l’achèvement des travaux donne lieu à des droits contractuels mais on n’acquiert des droits légaux que si la disposition qui les prévoit existait lorsque les conditions prélables ont été remplies.

Indépendamment de cela, ce ne sont pas les travaux de défrichage et de culture qui constituent la condition préalable dans cette affaire, mais le fait d’avoir convaincu le ministre que les conditions du bail ont été respectées.

Je ne crois pas que l’on puisse faire valoir qu’un droit peut exister en partie »que le mot « naissant » fait référence au fait de remplir des conditions préalables les unes à la suite des autres. [C’est moi qui souligne.[12]]

En l’espèce, la disposition législative n’existait pas à l’époque où la condition légale préalable a été remplie et, jusqu’au jour où la Loi sur la libération conditionnelle et le Règlement y afférent ont été abrogés, la Commission des libérations conditionnelles n’était nullement tenue d’accorder une audience. La Commission des libérations conditionnelles n’étant soumise à aucune obligation, l’intimé n’avait pas un droit correspondant à une telle audience. Le fait que l’intimé ait demandé une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle avant que la disposition soit abrogée et qu’il ait fait de grands efforts, en vain toutefois, pour remplir la condition préalable à son droit, ne peut transformer et ne transforme pas un droit inexistant en un droit acquis ou « naissant ». Comme l’a dit le Conseil privé dans l’affaire Director of Public Works v. Ho Po Sang[13], une décision portant sur des droits acquis :

[traduction] Invoquer une loi pour l’attribution de droits déjà acquis avant l’abrogation de ladite loi est une chose; la situation est tout autre lorsque l’on dit que, indépendamment du fait qu’il existe un droit quelconque à la date de l’abrogation, si une mesure procédurale est prise avant l’abrogation, alors, même après cette dernière, la partie requérante a droit à ce que la procédure se poursuive afin de déterminer si on lui attribuera ou non un droit qu’elle n’avait pas lorsque ladite procédure a été mise en marche[14].

Les choses auraient été différentes si le droit de l’intimé avait existé parce que la condition préalable avait été remplie et si des mesures procédurales avaient été prises pour concrétiser ou acquérir ce droit au moment de l’abrogation de la disposition réglementaire ou auparavant. À mon sens, le juge de première instance a confondu les mesures procédurales exigées et prises pour acquérir ou concrétiser un droit existant avec celles qui sont exigées et prises pour remplir une condition préalable à l’existence de ce droit. Comme l’a indiqué le juge Goodridge dans l’affaire Re Chafe and Power[15], les droits « acquis » dont il est question à l’alinéa 43c) de la Loi d’interprétation ne font pas référence à l’exécution de conditions prélables.

Il ne fait aucun doute que l’intimé pouvait être l’objet d’une audience relative à son expulsion en vertu de la Loi sur l’immigration et qu’il a pris les mesures nécessaires pour qu’une mesure d’expulsion soit prise à son endroit. Cependant, cela ne lui confère pas un droit dit « naissant » à une audience relative à l’octroi d’une libération conditionnelle en vertu de la Loi sur la libération conditionnelle quand une mesure d’expulsion prévue par la Loi sur l’immigration est une condition légale préalable à l’existence du droit prévu par la Loi sur la libération conditionnelle et que cette condition n’avait pas été remplie au moment où la disposition applicable de la Loi sur la libération conditionnelle et du Règlement y afférent a été abrogée.

Pour les motifs qui précèdent, je ferais droit à l’appel et j’infirmerais le jugement accordant un bref de mandamus assorti d’un bref de certiorari à l’encontre des appelants. Aucune ordonnance ne devrait être rendue quant aux dépens car les appelants ne les ont pas demandés.

Le juge Mahoney, J.C.A. : J'y souscris.



[1] Habituellement, une mesure d’expulsion est considérée non comme une sanction mais au moins comme un désavantage pour un demandeur de l’immigration; cependant, en l’espèce, l’intimé semble l’avoir transformée en un droit pour les fins des faits en question, et l’affaire a été plaidée sur cette base. De toute façon, l’alinéa 43c) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, porte que l’abrogation d’un texte de loi ne porte pas atteinte « aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé » [le soulignement est de moi].

[2] L’arbitre (dossier d’appel, aux p. 57 et 58) a justifié sa décision de deux façons : 1) que, au vu des faits reconnus, l’intimé n’avait pas le droit de rester au Canada; 2) que, de toute façon, il n’était pas admissible à titre d’individu, qui, s’il demandait l’autorisation d’entrer au Canada à ce moment, ne serait pas admissible parce qu’il avait été reconnu coupable d’une infraction commise au Canada et punissable d’une peine d’emprisonnement de dix ans ou plus, pour laquelle il était passible d’être expulsé le 20 octobre, soit la date à laquelle le ministre avait décidé qu’il fallait tenir une enquête.

[3] L.R.C. (1985), ch. P-2.

[4] DORS/78-428 (édicté par DORS/79-88, art. 3; mod. par DORS/86-817, art. 3; DORS/91-563, art. 7).

[5] DORS/92-620. La Loi sur la libération conditionnelle a été abrogée par l’art. 213 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20.

[6] L.R.C. (1985), ch. I-21.

[7] Merck & Co. Inc. v. S& U Chemicals Ltd., Attorney-General of Canada, Intervenant (1971), 65 C.P.R. 1 (C. de l’É.).

[8] Re Strata Plan VR 29 (Owners) and Registrar Vancouver Land Registration et al. (1978), 91 D.L.R. (3d) 528 (C.S.C.-B.).

[9] Scott v. College of Physicians and Surgeons (Saskatchewan), [1993] 1 W.W.R. 533 (C.A. Sask.).

[10] Ibidem, à la p. 545.

[11] (1980), 117 D.L.R. (3d) 117 (C.S.T.-N. 1re inst.).

[12] Ibidem, aux p. 124 et 125.

[13] [1961] A.C. 901 (P.C.), par lord Morris of Borth-y-Gest, citant en y souscrivant l’observation du juge Blain-Kerr.

[14] Ibidem, à la p. 922.

[15] Affaire précitée, note 11, à la p. 125.

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