Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1993] 1 C.F. 187

T-682-92

Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration du Canada (requérant)

c.

John Frederick Lundgren (intimé)

répertorié : canada (ministre de l’emploi et de l’immigration) c. lundgren (1re  inst.)

Section de première instance, juge Dubé—Montréal, 25 septembre; Ottawa, 25 septembre 1992.

Immigration — Pratique — Demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un arbitre d’accorder l’ajournement d’une enquête menée en vertu de la Loi sur l’immigration — Le ministre prétend que la décision de l’arbitre est un abus de discrétion vu qu’elle se base sur une considération non pertinente, savoir que l’intimé fait l’objet de poursuites sous le régime de l’art. 95 de la Loi sur l’immigration — L’intimé, déjà expulsé du Canada à cinq reprises, est quand même revenu au Canada, contrevenant ainsi à l’art. 55 de la Loi — Pendant qu’une enquête était ouverte conformément à l’art. 27(2)h), une accusation de nature pénale était portée contre l’intimé — L’arbitre a accordé un ajournement de l’enquête après avoir jugé que celle-ci était une duplication illogique de la poursuite pénale et qu’il fallait protéger le droit au silence de l’accusé — Requête accueillie — L’arbitre n’a pas exercé sa discrétion de façon judiciaire puisque la poursuite pénale en vertu de l’art. 95 n’influe pas sur l’enquête qu’il devait mener lui-même — Les poursuites pénales ont pour but de punir ceux qui abusent du système alors que l’enquête a pour but de déterminer si quelqu’un doit être expulsé — Les conséquences sont différentes et le fardeau de la preuve n’est pas le même — Il n’y a pas de principe général au Canada portant que l’existence de procédures civiles et criminelles en cour en même temps mettant en cause les mêmes personnes et les mêmes faits constitue automatiquement un motif valable justifiant l’ajournement des procédures au civil — Quant au droit au silence de l’accusé, il est protégé par l’art. 11(c) de la Charte et son témoignage dans une procédure civile n’est pas admissible en preuve contre lui dans une procédure pénale.

Justice criminelle et pénale — Preuve — L’enquête menée aux termes de la Loi sur l’immigration a été ajournée pour le motif que l’intimé fait l’objet de poursuites en vertu de l’art. 95 de la Loi — La poursuite pénale n’influe pas sur l’enquête que doit mener l’arbitre — Les poursuites pénales ont pour but de punir ceux qui abusent du système, alors que l’enquête a pour but de déterminer si la personne doit être expulsée — Le fardeau de la preuve n’est pas le même et les conséquences sont différentes — Le droit au silence de l’accusé est protégé par l’art. 11c) de la Charte — Il n’y a pas de principe portant que les procédures civiles sont automatiquement ajournées lorsqu’il existe en même temps des poursuites pénales.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no44], art. 11c).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 5.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(2)h), 95.

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 35(1) (mod. par DORS/89-38, art. 13).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; (1989), 57 D.L.R. (4th) 633; [1989] 3 W.W.R. 289; 36 Admin. L.R. 72; 7 Imm. L.R. (2d) 253; 93 N.R. 81; Potash Corp. of Sask. Mining Ltd. v. Todd, [1986] 6 W.W.R. 646; (1986), 52 Sask. R. 231 (B.R.).

DOCTRINE

Wydrzynski, Christopher J. Canadian Immigration Law and Procedure, Aurora : Canada Law Book Limited, 1983.

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE de la décision d’un arbitre, qui menait une enquête en vertu de la Loi sur l’immigration, d’ajourner cette enquête au motif que l’intimé faisait déjà l’objet de poursuites pénales en vertu de l’article 95 de la Loi. Demande accueillie.

AVOCATS :

Claude Provencher pour le requérant.

Marc C. Lague pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Bertrand, Deslauriers, Montréal, pour l’intimé.

Voici les motifs de l’ordonnance rendus en français par

Le juge Dubé : Il s’agit ici d’une requête introductive d’instance de la part de la partie requérante (« le ministre ») aux fins d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision prononcée le 2 décembre 1991 par monsieur Claude Perron, arbitre, portant ajournement de l’enquête qu’il menait aux termes de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2].

La requête se fonde sur le motif que la décision de l’arbitre d’ajourner l’enquête constitue un abus de discrétion vu qu’elle se base sur des considérations non pertinentes, à savoir que l’intimé fait l’objet de poursuites en vertu de l’article 95 de la Loi sur l’immigration.

Il faut retenir que l’intimé (« M. Lundgren »), un citoyen américain, a déjà fait l’objet de mesures d’expulsion du Canada à cinq reprises depuis 1978 et qu’il est encore revenu au Canada le 14 août 1991, contrevenant ainsi à l’article 55 de la Loi. Cette disposition interdit à quiconque ayant fait l’objet d’une mesure d’expulsion de revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre. Les autorités canadiennes d’immigration ont donc le 21 octobre 1991 fait un rapport au terme de l’alinéa 27(2)h) de la Loi et ont ouvert une enquête le 28 octobre 1991, laquelle a été continuée les 5 et 13 novembre 1991 ainsi que le 2 décembre 1991, toujours devant l’arbitre Claude Perron.

Parallèlement à cette enquête, une accusation de nature pénale a été portée contre M. Lundgren aux termes de l’article 95 de la Loi sur l’immigration, lequel article prévoit que quiconque revient au Canada après expulsion commet une infraction et encourt une amende ou un emprisonnement maximal de deux ans. Suite à cette accusation, l’arbitre, à la demande de M. Lundgren, a ajourné son enquête les 13 novembre et 2 décembre 1991.

Les termes employés par l’arbitre pour motiver son ajournement manquent un peu de précision, mais je retiens les extraits suivants des procès-verbaux du 13 novembre et du 2 décembre 1991, à savoir les deux dernières journées d’enquête avant l’ajournement présentement attaqué :

[traduction] Ainsi le même organisme vous poursuit devant deux assises différentes à l’égard, si je puis dire, de la même accusation. Mais la distinction réside dans le mode de procédure … Donc, ce que je veux dire, c’est qu’il y a chevauchement. C’est un … si je devais ordonner le déroulement de cette enquête, ce qui se passe au niveau des tribunaux de juridiction criminelle ferait double emploi avec ce qui se passe à la Cour … Et cela tient au fait qu’à mes yeux il n’est pas très logique que la même personne, ou plutôt le même organisme, poursuive une personne à l’égard de la même accusation devant deux différentes assises en insistant sur une plus que sur l’autre … Et c’est aussi un principe de justice naturelle que devant les tribunaux, si le système judiciaire vous permet de rester silencieux, pourquoi vous priverais-je de ce droit en faisant en sorte que l’enquête se déroule et ordonne votre expulsion du Canada. Si j’agissais de la sorte, je vous priverais du droit de faire valoir votre point de vue devant les tribunaux.

Pour répondre à vos observations, Madame Lagacé, je ne ferais que répéter ce que j’ai déjà dit lors de la dernière audience. À mon sens, il y a chevauchement et je ne suis pas disposé à permettre le déroulement de l’enquête.

J’en conclus que l’arbitre a décidé d’ajourner l’enquête tenue en vertu de l’alinéa 27(2)h) de la Loi au motif qu’elle constitue une duplication illogique de la poursuite pénale dont l’intimé fait l’objet en vertu de l’article 95 de la Loi. Le motif subsidiaire de l’ajournement serait de protéger le droit au silence de l’accusé.

Le pouvoir de l’arbitre d’ajourner l’enquête est prévu au paragraphe 35(1) du Règlement sur l’immigration de 1978[DORS/78-172] qui se lit maintenant comme suit depuis la modification entrée en vigueur le 1er janvier 1989[1] :

35. (1) L’arbitre qui préside l’enquête peut l’ajourner à tout moment si l’ajournement n’entravera pas le déroulement de l’enquête ni ne la retardera indûment. [Mon soulignement.]

À mon sens, cet amendement restreint la discrétion de l’arbitre : en vertu du paragraphe original, l’arbitre n’avait qu’à veiller à ce que l’enquête soit complète et régulière, alors que maintenant il ne doit pas la retarder indûment. Le paragraphe original se lisait comme suit :

35. (1) L’arbitre qui préside l’enquête peut ajourner à tout moment afin de veiller à ce qu’elle soit complète et régulière.

L’arrêt clé dans cette affaire est la décision de la Cour suprême du Canada dans Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2] (portant sur des faits ayant eu lieu alors que le paragraphe 35(1) original était encore en vigueur). Dans cette affaire le juge Sopinka analyse en profondeur les critères relatifs à l’ajournement de l’enquête par l’arbitre. Il en a conclu ainsi (à la page 578) :

Je conclus qu’un arbitre qui agit en application du par. 27(3) de la Loi n’est obligé ni d’accorder ni de rejeter une demande d’ajournement pour permettre qu’une demande soit présentée en application de l’art. 37. L’arbitre dispose plutôt d’un pouvoir discrétionnaire. Dans certains cas, il est fort possible qu’un ajournement soit accordé pour permettre la présentation d’une telle demande; dans d’autres cas, il peut être refusé à bon droit. Si l’arbitre doit être bien conscient que la Loi exige la tenue d’une « enquête approfondie », il doit également voir à ce que soit observée l’obligation prévue par la Loi de tenir une enquête. Comme le souligne Wydrzynski, op. cit., à la p. 266 :

[traduction] Avant tout, il est nécessaire de procéder de façon expéditive, et il ne faudrait pas considérer les ajournements comme un moyen de retarder indéfiniment l’enquête.

L’arbitre peut considérer des facteurs comme le nombre d’ajournements déjà accordés et la durée de l’ajournement demandé dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ajourner l’enquête.

En l’espèce il s’agit donc de savoir si l’arbitre avait exercé à bon escient son pouvoir discrétionnaire ou s’il a ajourné l’enquête pour des motifs non pertinents. Dans son ouvrage Canadian Immigration Law and Procedure[3], le professeur Christopher J. Wydrzynski examine au chapitre 10 les règles de procédure relatives à l’enquête, et plus précisément, à la partie 7, il traite des ajournements. Les extraits suivants méritent d’être rapportés (aux pages 266 et 267) :

[traduction] Ainsi, bien qu’on puisse ne pas exercer le droit à un ajournement, lorsque l’arbitre a agi de façon arbitraire ou sans dûment prendre en considération les principes d’équité nécessaires à la tenue d’une enquête complète et régulière, le refus d’un ajournement fournirait un motif de contrôle judiciaire. Aussi, l’octroi de l’ajournement dépend des circonstances de l’affaire, et des facteurs tels que le nombre d’ajournements déjà accordés et la durée de l’ajournement demandé, sont des considérations appropriées. Avant tout, il est nécessaire de procéder de façon expéditive, et il ne faudrait pas considérer les ajournements comme un moyen de retarder indéfiniment l’enquête.

Outre les circonstances ordinaires dans lesquelles ils peuvent être appropriés, les ajournements de l’enquête ont été recherchés avec divers degrés de succès pour d’autres motifs. L’ajournement de l’enquête est recherché principalement pour permettre qu’une autre décision soit rendue sur le statut de l’intéressé, laquelle rendrait inutile le déroulement de l’enquête. Ainsi, celui qui fait l’objet de l’enquête peut souhaiter un ajournement pour permettre à sa demande parrainée de résidence permanente ou à sa demande de permis ministériel d’être étudiée. Dans d’autres circonstances, l’intéressé peut rechercher un ajournement pour lui permettre de participer à d’autres procédures judiciaires, ou même d’en appeler de la condamnation qui a pu motiver l’enquête … Il suffit de dire à ce stade-ci qu’en général, les tribunaux n’ont pas considéré très favorablement les tentatives de retarder les enquêtes pour des motifs de cette nature parce que la Loi impose à l’arbitre l’obligation de tenir une enquête, et ce n’est pas là une question relevant de son pouvoir discrétionnaire. Par contre, ce domaine du droit est une source de confusion et de décisions incompatibles, aussi les tribunaux sont-ils intervenus lorsqu’ils ont été mis en présence de circonstances laissant supposer que le refus d’un ajournement pourrait être considéré comme étant injuste, déraisonnable ou contraire à l’obligation d’assurer la tenue d’une enquête complète et régulière.

Il faut retenir qu’il ne s’agit pas en l’espèce de procédures initiées par M. Lundgren mais bien par le ministre, même si c’est M. Lundgren qui a demandé l’ajournement. Il ne s’agit pas ici non plus d’un refus de la part de l’arbitre d’accorder l’ajournement. Ces deux distinctions valent d’être soulignées attendu que la jurisprudence en la matière porte surtout sur un refus de la part de l’arbitre d’accorder un ajournement alors que le requérant avait lui-même initié d’autres procédures, souvent dans le but de retarder l’enquête à son avantage. Je dois tout de même déterminer si l’arbitre Perron avait exercé sa discrétion de façon judiciaire. En d’autres termes, est-ce que la tenue parallèle des deux procédures ouvertes par le ministre constitue « une duplication illogique »?

Dans l’affaire Prassad, madame Prassad avait été expulsée du pays et était rentrée sans l’autorisation du ministre. Une enquête à son égard avait été ajournée pour permettre à son avocat de se préparer. Au cours de cet ajournement, elle avait soumis une demande de permis ministériel. À la reprise de l’enquête elle avait demandé un deuxième ajournement pour permettre au ministre d’examiner sa demande. Ce deuxième ajournement a été refusé. Les appels de madame Prassad devant la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont été rejetés. Le juge Sopinka, au nom de la majorité, a déterminé que la demande au ministre ne fait pas partie intégrante de la procédure devant l’arbitre mais constitue une voie de recours tout à fait distincte [à la page 576] : « Le simple fait que l’appelante dispose d’un autre recours ne transforme pas ce dernier en un droit automatique concomitant à l’ajournement des autres procédures afin de faciliter la demande ».

À mon sens, l’arbitre Perron n’a pas exercé sa discrétion de façon judiciaire attendu que la poursuite pénale en vertu de l’article 95 de la Loi n’influe en rien sur l’enquête qu’il devait tenir lui-même. La poursuite pénale, plutôt rarement employée en immigration, joue un rôle punitif à l’endroit de ceux qui abusent du système : il faut retenir que M. Lundgren était rentré au Canada à cinq reprises, sans autorisation, après en avoir été expulsé. Par ailleurs, l’enquête devant l’arbitre a pour but de déterminer si M. Lundgren doit être expulsé. Il n’est pas illogique que ces deux recours procèdent parallèlement attendu que non seulement les conséquences sont différentes, mais que le fardeau de la preuve n’est pas le même au criminel et au civil.

Je ne connais pas de principe général au Canada à l’effet que l’existence de procédures civiles et criminelles en cour en même temps impliquant les mêmes personnes et les mêmes faits constitue automatiquement un motif valable justifiant l’ajournement des procédures au civil. La prépondérance de la jurisprudence est plutôt à l’effet que seules des circonstances extraordinaires, alors que les procédures civiles pourraient causer un préjudice à la défense de l’accusé au criminel, justifieraient l’ajournement de la procédure civile. Le fardeau de la preuve incombe à la partie demandant l’ajournement de démontrer de façon concrète l’existence d’un tel préjudice : une seule allégation ne suffit pas[4].

Quant au motif subsidiaire de l’arbitre Perron relativement au droit au silence de l’accusé Lundgren, il faut toujours retenir qu’en vertu de l’alinéa 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] tout inculpé a le droit de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction (criminelle) qu’on lui reproche. De plus, en vertu de l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5], la réponse d’un témoin qui pourrait tendre à l’incriminer ou à établir sa responsabilité dans une procédure civile n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuites pour parjure en rendant ce témoignage. C’est dire que le droit au silence de M. Lungdren est protégé.

En conséquence, la présente demande est accueillie, la décision de l’arbitre d’ajourner l’enquête est cassée et il est ordonné que l’arbitre poursuive l’enquête au sujet de l’intimé.



[1] DORS/89-38.

[2] [1989] 1 R.C.S. 560.

[3] 1983, Canada Law Book Ltd.

[4] Voir Potash Corp. of Sask. Mining Ltd. v. Todd, [1986] 6 W.W.R. 646 (B.R. Sask.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.