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Référence :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. X,

2010 CF 112, [2011] 1 R.C.F. 493

IMM-6267-09

IMM-6267-09

2010 CF 112

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)

c.

XXXX (défendeur)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. X

Cour fédérale, juge Barnes—Vancouver, 14 janvier; Ottawa, 2 février 2010.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) ordonnant la mise en liberté du défendeur à l’issue de l’audience d’un examen des motifs de détention tenue en vertu de l’art. 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Le défendeur, un Sri Lankais, a été détenu en vertu de l’art. 58(1)c) de la LIPR pour vérifier s’il était membre d’un groupe désigné comme organisation terroriste, soit les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) — La CISR n’a pas trouvé d’éléments de preuve lui permettant de conclure que le défendeur était membre des TLET et a conclu que rien ne ressortirait vraisemblablement de l’enquête se poursuivant pour impliquer le défendeur — Il s’agissait de savoir si la CISR avait mal interprété la portée de son pouvoir prévu à l’art. 58(1)c) — La mise en liberté du défendeur n’était pas justifiée — La CISR est tenue de faire preuve de déférence envers le ministre en vertu de l’art. 58(1)c) — La question à laquelle doit répondre la CISR est celle de savoir si les éléments de preuve peuvent raisonnablement étayer les soupçons du ministre quant à une interdiction de territoire potentielle — La CISR a usurpé le rôle qui revient au ministre — Il n’appartient pas à la CISR de dicter la façon dont l’enquête en cours du ministre doit se dérouler — En l’espèce, l’enquête était incomplète et la CISR a eu tort de décider autrement — La compétence de la CISR se limite à examiner si les mesures proposées peuvent permettre de découvrir des éléments de preuve pertinents liés aux soupçons du ministre et à vérifier que l’enquête en cours est effectuée de bonne foi — Demande accueillie.

Interprétation des lois — Contrôle judiciaire de la mise en liberté du défendeur à l’issue de l’audience d’un examen des motifs de détention tenue en vertu de l’art. 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Le ministre avait adopté la position selon laquelle la détention continue du défendeur était justifiée en vertu de l’art. 58(1)c) de la LIPR — Il appert d’une simple lecture de l’art. 58 de la LIPR que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) est tenue de faire preuve de déférence envers le ministre en vertu de l’art. 58(1)c) — L’art. 58(1)c) vise des situations dans lesquelles des enquêtes du ministre sont en cours — Le législateur n’entendait pas autoriser la CISR à effectuer une évaluation de novo des éléments de preuve et à décider la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner — Si telle était l’intention, l’art. 58(1)c) aurait été rédigé de manière compatible avec les art. 58(1)a) et b).

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) ordonnant la mise en liberté du défendeur à l’issue de l’audience d’un examen des motifs de détention tenue en vertu de l’article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

Le défendeur, un ressortissant sri lankais, a été détenu après que son navire est arrivé sur les côtes du Canada. Le ministre voulait vérifier si le défendeur était membres des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET), un groupe que le Canada a désigné comme organisation terroriste. Au premier contrôle des motifs de la détention, le ministre a adopté la position selon laquelle la détention continue du défendeur était justifiée en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR, particulièrement parce que le ministre prenait des mesures pour vérifier un doute raisonnable que le défendeur était interdit de territoire au Canada. La CSR était du même avis que le ministre. Cependant, la mise en liberté du défendeur a été ordonnée un mois plus tard dans le cadre d’un contrôle des motifs de la détention ultérieur. La CISR n’a pas trouvé d’éléments de preuve lui permettant de conclure que le défendeur était membre des TLET. En outre, la CISR s’est livrée à une appréciation de la nécessité et de la qualité de l’enquête du ministre au sujet du défendeur et elle a conclu que rien d’utile n’en ressortirait vraisemblablement pour impliquer le défendeur.

Les questions litigieuses étaient celles de savoir si la CISR avait commis une erreur de droit en interprétant mal la portée de son pouvoir prévu à l’alinéa 58(1)c) de la LIPR, et si la CISR avait manqué à l’équité en empêchant le demandeur de présenter sa preuve à l’égard des conditions pour la mise en liberté du défendeur.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La CISR a commis une erreur de droit dans l’exercice de son pouvoir conféré par la loi de sorte que la mise en liberté du défendeur n’était pas justifiée pour les motifs qu’elle a donnés. Il appert d’une simple lecture de l’article 58 que la CISR est tenue de faire preuve de déférence envers le ministre dans l’exercice de son mandat prévu à l’alinéa 58(1)c). En faisant respectivement référence aux « motifs raisonnables de soupçonner » du ministre, et au fait que « le ministre estime », les alinéas 58(1)c) et d) visent des situations dans lesquelles des enquêtes du ministre sont en cours à l’égard de préoccupations non résolues concernant la sécurité, l’admissibilité ou l’identité. Il ne servirait à rien de faire mention du ministre à l’alinéa 58(1)c) si le législateur avait eu l’intention d’autoriser la CISR à effectuer une évaluation de novo des éléments de preuve présentés et à décider elle-même la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner. Si telle était l’intention, l’alinéa 58(1)c) aurait été rédigé de manière compatible avec les alinéas 58(1)a) et b), qui prévoient une appréciation indépendante de la preuve par la CISR. La question à laquelle doit répondre la CISR est celle de savoir si les éléments de preuve sur lesquels le ministre s’est appuyé peuvent raisonnablement étayer les soupçons du ministre quant à une interdiction de territoire potentielle. Dans l’évaluation de la crédibilité du défendeur et du témoin expert du ministre et en substituant son appréciation de ces éléments de preuve à celle du ministre, la CISR a usurpé le rôle qui revient au ministre de pondérer les éléments de preuve soumis pour la formulation de soupçons. Il n’appartient pas à la CISR de dicter la façon dont l’enquête en cours du ministre doit se dérouler. Le ministre a droit à une période raisonnable pour mener à terme son enquête sur l’admissibilité. En l’espèce, l’enquête était incomplète et la CISR a eu tort de décider que suffisamment de mesures avaient été prises ou que plus de mesures auraient dû l’être. La compétence de surveillance de la CISR à l’égard de cette question se limite à examiner si les mesures proposées peuvent permettre de découvrir des éléments de preuve pertinents liés aux soupçons du ministre et à vérifier que le ministre effectue l’enquête en cours de bonne foi.

S’agissant de la question de savoir si la CISR a manqué à l’équité, le demandeur a eu l’occasion de présenter des observations quant aux conditions de la mise en liberté du défendeur. Bien que la CISR eût pu traiter cette question d’une meilleure manière et qu’elle ait semblé porter une attention limitée à cette importante question, cela ne constituait pas un manquement à l’équité.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 57, 58.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions citées :

Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bains, 1999 CanLII 7485 (C.F. 1re inst.); R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, (1996), 180 R.N.-B. (2e) 161.

    DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la mise en liberté du défendeur à l’issue de l’audience d’un examen des motifs de détention tenue en vertu de l’article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Banafsheh Sokhansanj pour le demandeur.

Larry W. O. Smeets pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Smeets Law Corporation, Vancouver, pour le défendeur.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]     Le juge Barnes : Il s’agit d’une demande présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) contestant une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) laquelle, à la conclusion de l’audience d’un examen des motifs de détention tenue en vertu de l’article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), a ordonné la mise en liberté du défendeur. La présente demande soulève, pour la première fois semble-t-il, une question concernant la portée du pouvoir de la Commission en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR. Dans la présente instance, le défendeur n’est pas identifié conformément à l’ordonnance de la Cour prononcée le 11 décembre 2009 et qui interdit la publication de tout renseignement susceptible de permettre l’identification du défendeur ou des membres de sa famille.

I.   Contexte

[2]     Le défendeur fait partie d’un groupe de 76 migrants sri lankais qui sont arrivés récemment sur les côtes du Canada à bord du navire appelé Ocean Lady. Le 17 octobre 2009, les autorités canadiennes ont intercepté l’Ocean Lady et tous ceux qui étaient à bord ont été détenus en vertu de la LIPR à des fins d’examen de leur admissibilité au Canada. Le demandeur, soit le ministre, désirait vérifier si parmi ces personnes il y avait des membres des Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (TLET), qui est un groupe que le Canada a désigné comme organisation terroriste.

[3]     Le défendeur est détenu en vertu de la LIPR depuis son arrestation initiale le 17 octobre 2009. Le 5 novembre 2009, la Commission a convoqué un contrôle des motifs de la détention pour examiner le fondement du maintien en détention du défendeur. Lors du contrôle, le ministre a adopté la position selon laquelle la détention du défendeur continuait d’être justifiée en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR et, plus particulièrement, parce que le ministre prenait les mesures nécessaires pour vérifier un doute raisonnable que le défendeur était interdit de territoire au Canada. La Commission était du même avis que le ministre et a ordonné le maintien en détention du défendeur.

[4]     Comme l’exige la LIPR, la Commission a convoqué un autre contrôle des motifs de détention le 9 décembre 2009. Après avoir examiné le dossier écrit, incluant la transcription du contre-interrogatoire de plusieurs témoins, et après avoir entendu les arguments des avocats des deux parties, la Commission a ordonné la mise en liberté sous conditions du défendeur. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur cette décision.

II.    La décision faisant l’objet du contrôle

[5]     À l’appui de la décision de la mise en liberté du défendeur, la Commission a tiré plusieurs conclusions de fait. Plus précisément, elle a conclu que le défendeur était crédible et que le témoin expert du ministre, M. Gunaratna, ne l’était pas. La Commission a également reconnu comme fait que le « Princess Easwary [alias Ocean Lady] était peut-être un navire sous le contrôle des TLET », qu’il semblait y avoir de bons indices que « plusieurs passagers à bord [...] avaient des liens avec les TLET » et que « des traces de divers explosifs » avaient été relevées. La Commission a également conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait « [à] ce moment-là [...] que vous [le défendeur avait été ou était] un membre des TLET ». Ces conclusions de même que d’autres conclusions sont énoncées dans les passages suivants de la décision de la Commission :

COMMISSAIRE NUPPONEN : Compte tenu des tenants et des aboutissants de l’enquête, il n’en reste pas moins que votre mise en liberté a pour effet de concilier comme il se doit les intérêts des uns et des autres. Je serai très clair. Si j’estimais que les objets de l’article 3, tel que l’a souligné Mme Mensink, étaient compromis par votre mise en liberté, je n’ordonnerais pas votre mise en liberté.

[...]

Je reconnais donc qu’il s’agit là d’un critère minimal. Toutefois, sont requis des éléments factuels pouvant se prêter à une appréciation judiciaire. En l’espèce, il existe certaines préoccupations quant à la qualité de la preuve et au choix du mode d’appréciation de celle-ci. Je devrai sans doute d’abord passer en revue ce qui me semble constituer des éléments de preuve crédibles et dignes de foi, lesquels, pour la plupart, ne sont pas contestés. Ces éléments de preuve ont été fournis par diverses sources, qui sont principalement des représentants du gouvernement du Canada.

[...]

M. Gunaratna a indiqué que plusieurs gouvernements ont accès à la base de données sur le terrorisme relevant de son institut, à Singapour, et que le gouvernement du Sri Lanka a un accès gratuit au site. Compte tenu du fait qu’il a déjà aidé un ancien président à rédiger ses mémoires, il n’est peut-être pas très surprenant que l’accès au site soit dans ce cas libre de droits. Ce que j’entends par ces propos, c’est qu’il existe des liens continus et étroits entre M. Gunaratna et le gouvernement du Sri Lanka. Par conséquent, quand le bon professeur déclare que le Princess Easwary est un navire appartenant aux TLET, sans mentionner aucune source à l’appui, il y a lieu de s’interroger. Qui sont, en fait, ces sources? Dans quelle mesure ces sources inconnues et secrètes sont-elles crédibles et dignes de foi?

[...]

COMMISSAIRE NUPPONEN : En l’espèce, il m’est demandé d’accepter sans examen critique les déclarations de M. Gunaratna. Du fait de ses liens étroits avec le gouvernement du Sri Lanka, il existe plus qu’une crainte élémentaire de partialité. En raison de ces liens étroits, il s’agit bien ici de partialité, ce qui remet en question l’impartialité de M. Gunaratna à cet égard. Pour que je puisse accepter la preuve fournie par M. Gunaratna, il faudrait que je dispose d’éléments de preuve supplémentaires qui me permettraient de conclure que ses affirmations sont exactes.

[...]

M. Gunaratna voudrait nous faire croire à l’existence possible de nombreux membres des TLET à bord du navire. Il a toutefois indiqué que les membres des TLET constituent un très petit groupe, voire un groupe infime, par rapport à la population de jeunes Tamouls. Il ressort de l’examen rigoureux que j’ai fait de la preuve produite en l’espèce, qu’il serait, à mon avis, erroné de conclure en l’espèce à l’existence d’un grand nombre de membres des TLET sur la liste des passagers. J’admets qu’il puisse y en avoir quelques-uns. À ce moment-ci, rien, et je le répète, absolument rien, n’indique d’une façon ou d’une autre que vous étiez ou êtes un membre des TLET.

[...]

À ce moment-ci, je ferai sans doute quelques observations sur la nature de ces entrevues et mon appréciation de votre attitude relativement à ces entrevues. J’estime que vous n’avez pas agi autrement qu’en personne entièrement ouverte et honnête. J’ai constaté à l’audience que beaucoup de questions portaient sur des thèmes liés aux TLET durant les entrevues. Il ressort clairement des entrevues que la question des TLET vous préoccupait. Vous n’aimez pas les TLET. Par contre, vous n’aimez pas particulièrement le gouvernement du Sri Lanka. Il est possible, en fait, de concevoir qu’il en soit ainsi, compte tenu du fait qu’il semble que vous ayez perdu certains membres de votre famille peut-être du fait du gouvernement. Votre ultime décision de quitter le pays est donc assez compréhensible.

Vous avez fourni la transcription de plusieurs entrevues et la conseil du ministre a fait valoir que certaines incohérences avaient été relevées de même que certains problèmes en matière de crédibilité. Je ne décèle rien qui soit de cette nature. Je constate que vous avez fourni des renseignements plus ou moins précis à un moment ou l’autre, et il n’y a aucun mal à cela. Cela s’explique peut-être par votre perception des questions et des réponses attendues de vous. Ainsi, si je suis questionné sur ce que j’ai fait en 1976, je peux fournir des réponses de nature très diverse selon ce que je perçois devoir réellement répondre. Je ne relève donc pas d’incohérences dans vos réponses. Vous avez simplement fourni l’information que vous estimiez devoir être fournie à ce moment précis. Cela n’indique aucune incohérence.

[...]

Même si le Princess Easwary appartenait aux TLET, je ne crois pas que cela importe à ce stade, bien que, à ce moment-ci, les éléments de preuve dont je dispose à ce sujet soient très parcellaires et très peu fiables. Vous avez déclaré n’éprouver aucune sympathie particulière pour les TLET. La preuve en est votre déclaration selon laquelle, si vous aviez su qu’il s’agissait d’un navire affrété par les TLET, vous auriez refusé d’y mettre le pied. Je considère cette déclaration comme crédible et digne de foi, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve, si bien que, même si le navire avait appartenu aux TLET et s’il leur appartenait encore à votre insu, cela ne met pas en cause votre crédibilité. Vous avez su mettre à profit vos économies durement gagnées au Qatar et le supplément provenant des fonds recueillis par votre famille, pour embarquer sur le navire et appareiller vers une destination sûre. Il ne vous importait pas de savoir à qui appartenait ou avait appartenu le navire, à part le fait que, s’il s’était agi d’un navire des TLET et si cela était parvenu à vos oreilles, vous n’auriez pas accepté d’être au nombre des passagers.

[6]     La Commission s’est ensuite livrée à une appréciation critique de la nécessité et de la qualité de l’enquête en cours du ministre à l’égard d’une préoccupation selon laquelle le défendeur peut être interdit de territoire au Canada en raison de liens avec les TLET. La Commission a relevé plusieurs mesures que le ministre avait l’intention de prendre pour enquêter sur cette préoccupation, notamment une autre entrevue, l’analyse du tatouage représentant une ancre, des analyses judiciaires supplémentaires, la comparaison des renseignements obtenus des hommes à bord, des entrevues avec plusieurs tierces personnes témoins, ainsi qu’un entretien final de collaboration avec les organismes d’enquête intéressés. À l’égard de chacune de ces questions, la Commission a conclu que rien d’utile n’en ressortirait vraisemblablement pour impliquer le défendeur. Cet aspect de l’appréciation de la Commission incluait les conclusions et commentaires suivants :

Vous avez déjà été reçu en entrevue à de nombreuses reprises. Vous avez, pour autant que je sache, été questionné à fond sur les questions liées aux TLET. Une autre entrevue est toutefois prévue. À ce stade, je ne peux que m’interroger sur les autres renseignements que vous pourriez fournir à ce moment-ci sur cet aspect très important.

[...]

Toutefois, la conseil du ministre a indiqué son intention de procéder à d’autres recherches sur les ancres utilisées comme tatouage, même si votre tatouage ne ressemble pas à l’ancre privilégiée par les TLET. Il y a lieu de s’interroger sur l’utilité, pour un fonctionnaire, de consacrer du temps de façon continue à ce type de recherche. Il ne m’appartient pas de répondre à cette question. Je suis toutefois tenu de m’interroger sur la nécessité d’une telle recherche. Cependant, si le ministre souhaite aller de l’avant avec cette recherche, libre à lui de le faire.

[...]

Le ministre peut certainement continuer à passer le navire au peigne fin; toutefois, compte tenu du très faible nombre d’échantillons positifs provenant d’un nombre élevé de prélèvements, il faut se demander à nouveau à quelles fins cela servirait, sans compter que si d’aventure d’autres traces étaient mises à jour, à quoi cela rimerait-il, que faudrait-il conclure de cela?

Il est manifeste que vous n’étiez pas au fait des antécédents possibles du navire. Même si celui-ci avait été utilisé aux fins du transport de munitions et d’explosifs, vous ne le saviez pas. Vous n’aimez pas les TLET et vous n’auriez pas mis le pied sur ce navire si vous aviez été mis au fait d’un lien avec les TLET. Vous n’êtes pas l’une des deux personnes sur les vêtements desquelles des traces d’explosifs ont été relevées. J’en conclus que vos vêtements et autres effets personnels ont fait l’objet de tests qui vous disculpent à cet égard. Je ne comprends donc pas comment d’autres prélèvements effectués sur le navire afin de repérer des traces d’explosifs pourraient nuire à votre situation.

[...]

Une recherche apparemment en cours vise à corroborer les renseignements recueillis auprès de certains passagers du navire avec ceux obtenus d’autres passagers du même navire. La conseil du ministre nous a indiqué que cela visait à déterminer s’il existait des incohérences ou à repérer d’autres indices qui seraient négatifs. Je discerne qu’il s’agit d’un vaste projet qui, s’il est mené avec le minimum de professionnalisme, devra mobiliser un grand nombre d’analystes. De nouveau libre au ministre d’agir ainsi, si c’est son souhait. De nouveau, lorsque je considère l’ensemble du dossier, je peux prendre connaissance des renseignements que vous avez fournis, lesquels sont cohérents et marqués de logique interne. À ce stade, rien dans les renseignements à ma disposition ne contredit de quelque façon vos affirmations ou n’indique qu’elles soient fausses.

La conseil du ministre a souligné que le but du présent exercice était en partie de fournir une liste de numéros de téléphone et d’adresses de courriel au siège de la Commission, qui en retour ferait rapport. Vous aviez indiqué à votre conseil que vous ne disposiez pas d’un téléphone cellulaire à bord. Vous avez également affirmé que les adresses électroniques provenaient, pour l’essentiel, des autres passagers avec qui vous envisagiez de garder contact après votre arrivée à bon port. Je ne vois pas de quelle façon une enquête de ce type peut essentiellement aboutir à un résultat quelconque, mais, comme je l’ai déjà mentionné, à ce stade, si tel est le désir du ministre, libre à lui de procéder ainsi.

[...]

La conseil du ministre a affirmé qu’un agent d’intégrité des mouvements migratoires confirmera si le navire a navigué dans les eaux indiennes, comme il est indiqué dans le rapport de la société Lloyd’s. Elle a fait savoir que l’information provenant des migrants doit être contre-vérifiée, je crois, à l’aide des constatations du rapport de la société. Ainsi que je l’ai mentionné, je ne vois vraiment pas dans quelle mesure cela importe pour ce qui est de votre dossier.

[7]     La Commission a conclu son appréciation de la preuve de la manière suivante :

Maintenant, je reconnais que, au dernier contrôle des motifs de détention tenu par la commissaire King, celle-ci a conclu à l’existence d’un soupçon raisonnable. Elle était convaincue que les mesures appropriées étaient prises. Il était manifeste qu’elle s’attendait à ce que l’affaire progresse, et, selon moi, à un bon rythme. Je ferai donc quelques constatations très simples, en gardant à l’esprit le critère juridique à respecter dans ce dossier. Existe-t-il un soupçon que vous soyez interdit de territoire pour motifs de sécurité? Oui, c’est le cas. Existe-t-il un soupçon raisonnable que vous soyez interdit de territoire pour ces motifs? À la lumière de l’ensemble des renseignements et des observations dont je dispose aujourd’hui, je conclus que ce soupçon n’est plus raisonnable et qu’il s’agit plutôt d’un simple soupçon. Ce n’est plus qu’une simple possibilité que vous soyez interdit de territoire pour ces motifs. Les citoyens au Canada ne sont pas mis en détention du fait d’une simple possibilité. En l’espèce, la présence d’un soupçon raisonnable est essentielle et, à mon sens, cela n’est pas le cas ici.

Même si j’errais sur ce point, il n’en reste pas moins que je ne suis pas convaincu que les mesures envisagées à ce moment-ci soient en fait nécessaires. Je ne suis pas convaincu que ces mesures jugées nécessaires mèneraient à une solution appropriée en ce qui concerne le problème en l’espèce. Les mesures proposées sont simplement liées à certaines possibilités d’obtenir des renseignements. Compte tenu des renseignements dont je dispose aujourd’hui, ces mesures ne constituent essentiellement pas plus, en ce moment, qu’une recherche à l’aveuglette et ne correspondent pas nécessairement aux étapes prévues par la loi. Le ministre ne s’est donc pas acquitté du fardeau qui lui incombe.

La détention doit être considérée comme une mesure de dernier ressort. Le ministre a eu l’avantage de vous avoir à sa disposition en détention depuis quelque six semaines.

INTERPRÈTE : Je n’ai pas bien suivi, je suis désolé.

COMMISSAIRE NUPPONEN : Le ministre a eu l’avantage de vous avoir à sa disposition en détention depuis quelque six semaines. Votre maintien en détention à ce stade relèverait d’une mesure autre que celle du dernier recours et ce, même eu égard au critère minimal à respecter.

III.          Questions en litige

[8]     a) La Commission a-t-elle commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR?

b) La Commission a-t-elle manqué à l’équité en empêchant le demandeur de présenter sa preuve à l’égard de la question des conditions pour la mise en liberté du défendeur?

IV.          Analyse

[9]     La question dont je suis saisi est celle de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en interprétant mal la portée de son pouvoir prévu à l’alinéa 58(1)c) de la LIPR. Il s’agit d’une question de droit qui doit être évaluée selon la norme de contrôle de la décision correcte : voir Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409, au paragraphe 16. Le défendeur a également soulevé une question d’équité procédurale qui doit aussi être examinée selon la norme de la décision correcte : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43.

[10]     Le ministre soutient que la Commission a commis une erreur en omettant de reconnaître la limite imposée par l’alinéa 58(1)c), une limite en vertu de laquelle la Commission était tenue de faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation par le ministre des éléments de preuve présentés et de la nécessité d’une enquête plus approfondie concernant l’admissibilité du défendeur au Canada. L’avocat du défendeur a adopté le point de vue contraire et a fait valoir que la Commission avait évalué la preuve correctement et que le ministre ne s’était simplement pas acquitté du fardeau de la preuve exigée pour le maintien en détention du défendeur.

[11]     J’ai conclu que la Commission a erré en droit dans l’exercice de son pouvoir conféré par la loi de sorte que la mise en liberté du défendeur n’était pas justifiée pour les motifs qu’elle a donnés.

[12]     Un étranger qui tente d’entrer au Canada peut être arrêté sans mandat et détenu si l’agent responsable de son arrestation a des motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour des raisons de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux. Le maintien en détention d’une telle personne est assujetti aux exigences énoncées à l’article 58 de la LIPR, qui est rédigé comme suit :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux;

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger n’a pas été prouvée mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger.

Mise en liberté par la Section de l’immigration

[13]     Une simple lecture de cette disposition indique que la Commission est tenue de faire preuve de déférence envers le ministre dans l’exercice de son mandat prévu à l’alinéa 58(1)c). Contrairement aux alinéas 58(1)a) et b), les alinéas 58(1)c) et d) mentionnent respectivement « les motifs raisonnables de soupçonner » du ministre et le fait que « le ministre estime »[1]. Ces deux dernières situations visent des situations dans lesquelles des enquêtes du ministre sont en cours à l’égard de préoccupations non résolues concernant la sécurité, l’admissibilité ou l’identité.

[14]     Si le législateur avait eu l’intention que l’alinéa 58(1)c) autorise la Commission à effectuer une évaluation de novo des éléments de preuve présentés et à décider elle-même la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner, il ne servirait à rien de faire mention du ministre. Si telle était l’intention, cette disposition aurait été rédigée de manière compatible avec les alinéas 58(1)a) et b) qui prévoient une appréciation indépendante de la preuve par la Commission[2].

[15]     Même si l’intervention du ministre était destinée à obliger la Commission à faire preuve de déférence envers la manière dont le ministre interprétait la preuve, cela ne signifie pas que le ministre a le droit d’avoir des soupçons sur la foi d’une simple intuition ou conjecture. Les soupçons raisonnables sont des soupçons qui s’appuient sur des faits objectivement vérifiables qui peuvent faire l’objet d’une appréciation judiciaire : voir R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, au paragraphe 75.

[16]     La question à laquelle doit répondre la Commission n’est pas celle de savoir si les éléments de preuve sur lesquels le ministre s’appuie sont véridiques et convaincants, mais celle de savoir si ces éléments de preuve peuvent raisonnablement étayer les soupçons du ministre quant à une interdiction de territoire potentielle. Des éléments de preuve qui sont vérifiables objectivement peuvent être circonstanciels, comme c’était le cas en l’espèce, mais ils peuvent donner lieu à plus d’une interprétation. Ils peuvent également être contredits par d’autres éléments de preuve qui ont été présentés. Mais la question qui demeure est celle de savoir si les éléments de preuve, lorsque pris dans leur ensemble, pouvaient étayer la possibilité de l’interdiction de territoire : voir R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, à la page 326.

[17]     L’erreur importante dans l’approche de la Commission à l’égard de la preuve en l’espèce est qu’elle a effectivement usurpé le rôle qui revient au ministre de pondérer les éléments de preuve soumis pour la formulation de soupçons. La Commission a apparemment cru qu’elle avait le droit d’effectuer une évaluation de la crédibilité du défendeur et des témoins experts du ministre et de substituer son appréciation de ces éléments de preuve à celle du ministre. Ayant alors conclu que le défendeur était crédible, nonobstant plusieurs problèmes évidents avec cette preuve, et que M. Gunaratna ne l’était pas, la Commission a conclu qu’il n’existait plus aucun soupçon raisonnable.

[18]     En examinant les éléments de preuve dont elle disposait, la Commission a perdu de vue l’objet pertinent de son examen qui consistait à évaluer la question de savoir si le ministre prenait les mesures nécessaires pour vérifier des motifs raisonnables de soupçonner une interdiction de territoire. La question n’était pas celle de savoir si le navire était en effet contrôlé par les TLET, un fait que la Commission a reconnu comme une possibilité, ni celle de savoir si le défendeur était réellement un membre passé ou présent des TLET. La question était plutôt celle de savoir s’il existait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer les motifs du ministre de soupçonner que le défendeur était interdit de territoire pour des raisons de sécurité ou si le ministre effectuait toujours l’enquête nécessaire à l’appui de ces soupçons.

[19]     Ayant conclu qu’il était possible qu’il s’agissait d’un navire contrôlé par les TLET, que plusieurs des personnes à bord étaient vraisemblablement des membres des TLET et que des traces d’explosifs avaient été détectées, la Commission, si elle avait appliqué le bon critère, n’aurait pas pu conclure raisonnablement que le ministre n’avait pas de soupçons raisonnables à l’égard du défendeur.

[20]     La même erreur a essentiellement été répétée en l’espèce relativement à la manière dont la Commission a traité la preuve entourant l’enquête en cours du ministre. Il n’appartient pas à la Commission de dicter les mesures nécessaires pour le déroulement de l’enquête en cours du ministre. Si ces mesures pouvaient éventuellement mettre au jour les éléments de preuve pour impliquer le défendeur, la Commission a commis une erreur en les décrivant comme une « recherche à l’aveuglette » ou en présumant qu’une enquête plus approfondie du ministre ne donnerait aucun résultat. Il appartenait au ministre de décider si d’autres mesures d’enquête étaient nécessaires. La compétence de surveillance de la Commission à l’égard de cette question se limite à examiner si les mesures proposées peuvent permettre de découvrir des éléments de preuve pertinents liés aux soupçons du ministre et à vérifier que le ministre effectue l’enquête en cours de bonne foi.

[21]     La Commission semble avoir eu une perspective plutôt simpliste de la complexité d’une enquête portant sur l’arrivée imprévue de 76 migrants provenant d’une zone de guerre. Bien qu’il ne faille pas oublier l’importance de ne pas détenir de telles personnes indûment, la protection des Canadiens et l’intérêt pressant du Canada pour assurer la sécurité de ses frontières sont également des considérations utiles. Le gouvernement ne peut recourir à l’alinéa 58(1)c) comme fondement pour détenir des étrangers pendant une période indéfinie, mais il a droit à une période raisonnable pour mener à terme son enquête sur l’admissibilité. Dans les cas d’arrivées en masse en provenance de certaines parties du monde, il est possible qu’une enquête du ministre prenne plusieurs mois, plus particulièrement lorsque l’identité des personnes est en cause. Dans la présente affaire, l’enquête du ministre était nettement incomplète et la Commission a eu tort de décider elle-même que, dans le cas du défendeur, suffisamment de mesures avaient été prises ou que plus de mesures auraient dû l’être.

[22]     Pour tous ces motifs, la décision de la Commission de remettre le défendeur en liberté doit être annulée. En raison du droit du défendeur à un contrôle périodique des motifs de sa détention, il n’est pas nécessaire d’ordonner une nouvelle audience de la présente affaire qui, s’il demeure en détention, aura lieu dans le cours normal des choses.

[23]     Je ne suis pas convaincu que la Commission a agi inéquitablement dans le cadre de sa réponse à la demande de réouverture de l’audience présentée par le ministre pour traiter des conditions de la mise en liberté du défendeur. La Commission a invité l’avocat du ministre à lui présenter des observations. Il ressort de la transcription que l’avocat n’était pas en mesure de présenter ses observations de façon utile, mais l’occasion lui a été donnée de le faire. Bien que la Commission eût pu traiter cette question d’une meilleure manière et qu’elle ait semblé porter une attention limitée à l’importante question des conditions de mise en liberté, je ne suis pas convaincu que ce qui s’est produit constituait un manquement à l’équité.

[24]     Les parties ont sollicité la possibilité de proposer une question à certifier. Le défendeur disposera de sept jours pour présenter des observations écrites d’au plus cinq pages. Le demandeur disposera alors de sept jours pour présenter une réponse écrite d’au plus cinq pages. La Cour prononcera alors son jugement.



[1]Le juge Yvon Pinard a examiné la disposition législative qui a précédé l’alinéa 58(1)d) de la LIPR dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bains, 1999 CanLII 7485 (C.F.P.I.). Le juge Pinard a infirmé l’ordonnance de mise en liberté de la Commission au motif qu’elle avait erronément substitué sa propre appréciation de la preuve à celle du ministre.

[2]Cette interprétation est compatible avec la présomption d’absence de dispositions superfétatoires : voir R. c. Proulx, 2000 SCC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, au par. 28.

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