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[1994] 3 .C.F 188

A-799-91

Commission canadienne des droits de la personne (requérante)

c.

Forces armées canadiennes (intimée)

et

Julia Husband (mise en cause)

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées) (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Robertson et McDonald, J.C.A.—Winnipeg, 15 octobre 1993; Ottawa, 14 avril 1994.

Droits de la personne — Demande d’annulation du rejet par le TCDP de la plainte portant que les Forces armées canadiennes (FAC) ont fait preuve de discrimination fondée sur une déficience à l’égard de la plaignante — Rejet d’une demande d’enrôlement direct en qualité de musicienne dans les FAC au motif que la vue de la plaignante ne répondait pas aux normes minimales d’enrôlement dans les FAC — La majorité a statué que la norme d’acuité visuelle était discriminatoire, mais qu’il s’agissait d’une exigence professionnelle justifiée (EPJ) — Application du critère énoncé dans Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, c.-à-d. celui de savoir si la norme minimale était raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général — Évaluation de l’EPJ en rapport avec le premier rôle d’un membre des FAC, soit celui de soldat — Rejet de la demande — La plaignante a fait une demande d’enrôlement comme soldate d’abord, et comme musicienne ensuite — Le critère d’appréciation d’un risque suffisant pour la sécurité du public a été énoncé dans Etobicoke — La jurisprudence ultérieure n’établit pas un nouveau critère du « risque substantiel » — La formation de base ne permettrait pas efficacement de percevoir si sa déficience particulière empêcherait ou non la plaignante d’accomplir ses tâches militaires sans se mettre elle-même en danger et sans mettre en danger ses compagnons de travail ou le public en général.

Forces armées — Les Forces armées canadiennes ont rejeté la demande d’enrôlement direct de la plaignante en qualité de musicienne parce qu’elle ne satisfaisait pas à la norme minimale d’acuité visuelle — Le TCDP a eu raison d’évaluer la plaignante en sa qualité de soldat d’abord, et ensuite en sa qualité de musicienne — Conclusion portant que le genre d’activités auxquelles donne lieu la vie militaire comporte un risque raisonnable de perte ou de bris de verres correcteurs — Application juste du critère établi dans Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Étobicoke pour conclure que la norme minimale d’enrôlement est discriminatoire, mais constitue une exigence professionnelle justifiée — La formation de base ne permettrait pas efficacement de percevoir si sa déficience particulière empêcherait ou non la plaignante d’accomplir ses tâches militaires sans se mettre elle-même en danger et sans mettre en danger ses compagnons de travail ou le public en général.

Il s’agit d’une demande d’annulation du rejet, par le tribunal canadien des droits de la personne, de la plainte formulée par Julia Husband portant que les Forces armées canadiennes (FAC) ont fait preuve, à son égard, de discrimination fondée sur sa déficience visuelle. La plaignante avait postulé un poste à pourvoir par enrôlement direct en qualité de musicienne dans les FAC. On parle de poste à pourvoir par enrôlement direct lorsque le candidat est affecté à un poste désigné. Les candidats sont d’abord évalués en fonction de leurs habiletés musicales puis, sur recommandation, on leur fait une offre de recrutement. Une fois recrutés, ils doivent réussir le même programme de formation de base que toutes les autres recrues. Les habiletés musicales de la plaignante la qualifiaient pour le poste, mais sa vue ne répondait pas aux normes minimales d’enrôlement dans les FAC. La plaignante, qui portait habituellement des verres correcteurs, sauf pour dormir ou pour s’asseoir et écouter de la musique, a été jugée « aveugle du point de vue du droit ». Sa demande d’enrôlement en qualité de membre régulier a été rejetée. La majorité des membres du tribunal a conclu que le genre d’activités auxquelles donne lieu la vie militaire comporte un risque raisonnable de perte ou de bris de verres correcteurs et d’autres problèmes liés au port de ceux-ci. Elle a conclu que la norme d’acuité visuelle fixée pour l’enrôlement dans les FAC constituait de la discrimination fondée sur une déficience, mais qu’elle était une exigence professionnelle justifiée et qu’elle ne constituait donc pas un acte discriminatoire. Elle a conclu expressément que la norme minimale d’acuité visuelle fixée pour l’enrôlement dans les FAC satisfaisait au critère objectif établi dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, savoir que cette norme minimale était raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général. La majorité a conclu que la question de savoir si la norme d’acuité visuelle constituait une EPJ devait être évaluée en tenant compte du rôle principal que la plaignante serait appelée à jouer en qualité de membre régulière des FAC (soit, en qualité de soldate). Les membres réguliers des FAC peuvent être envoyés n’importe où et sont soumis en permanence à l’obligation de service légitime, conformément aux exigences des FAC, bien qu’une personne puisse passer toute sa carrière sans avoir à affronter des crises militaires. Le membre dissident du tribunal a conclu que la norme d’enrôlement devait être évaluée en rapport avec la fonction de musicienne de la plaignante. La question à trancher était celle de savoir si la norme d’acuité visuelle était une EPJ. La requérante a soutenu que le tribunal avait appliqué un critère inapproprié pour apprécier le risque d’erreur humaine et que le critère applicable était celui proposé dans Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission) qui a eu pour effet, selon elle, d’écarter la décision antérieure de la Cour suprême du Canada dans Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres et la décision de la présente Cour dans Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (Mahon). Elle a prétendu qu’un risque léger ne suffisait pas pour répondre au critère d’appréciation du « risque d’erreur humaine suffisant » établi dans l’arrêt Etobicoke et que l’arrêt Dairy Pool posait un nouveau critère du « risque substantiel ». La requérante a aussi fait valoir que le tribunal avait commis une erreur en privant la plaignante de l’occasion de suivre le programme de formation de base. Elle a soutenu que la plaignante devrait être autorisée à s’enrôler dans les FAC si elle réussissait le programme de formation de base. Les FAC s’y sont opposées au motif que la plaignante n’avait droit à un « examen individuel » qu’en ce qui avait trait à son acuité visuelle et que sa déficience visuelle exposerait la plaignante et les autres membres des FAC à des risques au cours du programme de formation de base.

Arrêt (le juge Robertson, J.C.A., dissident), la demande doit être rejetée.

Le juge en chef Isaac (le juge McDonald, J.C.A., a souscrit à ces motifs) : La profession visée par la demande d’enrôlement de la plaignante et à laquelle le critère s’appliquait était d’abord celle de soldate et ensuite celle de musicienne. La conclusion portant que la profession première à laquelle s’appliquait le critère était celle de soldate constituait une conclusion de fait. Cette conclusion était fondée sur la prépondérance de la preuve et la majorité était autorisée à la formuler. Le membre dissident a conclu que la profession en fonction de laquelle la norme d’enrôlement devait être évaluée était celle de musicienne alors que la preuve contraire produite était écrasante.

En attaquant la conclusion de la majorité relativement au « risque d’erreur humaine suffisant », la requérante conteste ses conclusions de fait et, normalement, une telle conclusion ne peut faire l’objet de l’examen visé à l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale.

Ni l’arrêt Bhinder ni l’arrêt Mahon n’ont établi un nouveau critère d’appréciation du « risque suffisant » dans les situations touchant la sécurité publique. Le critère appliqué dans chaque cas était celui établi dans l’arrêt Etobicoke, qui demeure incontesté et entièrement valable. L’arrêt Dairy Pool n’a pas eu pour effet d’écarter les arrêts Bhinder ni Mahon en ce qui a trait au critère du risque suffisant qu’ils auraient établi. L’arrêt Dairy Pool n’a pas posé un nouveau critère, soit celui du « risque substantiel », en remplacement du critère du « risque suffisant » énoncé dans l’arrêt Etobicoke. La majorité n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas le critère du « risque substantiel » prétendument énoncé dans l’arrêt Dairy Pool.

Quant à la plainte concernant le refus de donner à la plaignante l’occasion de suivre le programme de formation de base afin de déterminer si elle était apte à devenir membre des forces régulières, comme il s’agit d’un cas de discrimination directe, la question des caractéristiques personnelles n’était pas pertinente pour déterminer si la norme était justifiée. La majorité a néanmoins examiné cette question et elle a conclu que la plaignante avait besoin de verres correcteurs pour fonctionner dans un contexte militaire ou musical. Elle n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire en concluant que la méthode d’évaluation consistant à faire passer à la plaignante l’épreuve de la formation de base ne permettrait pas efficacement de percevoir si sa déficience particulière l’empêcherait ou non d’accomplir ses tâches militaires de façon efficace et économique, sans se mettre elle-même en danger et sans mettre en danger ses compagnons de travail ou le public en général.

Le juge Robertson, J.C.A. (dissident) : L’existence d’une EPJ sera démontrée s’il existe un « risque d’erreur humaine suffisant » pour justifier le maintien d’une exigence professionnelle qui serait autrement discriminatoire. La question de savoir si l’exigence professionnelle est « raisonnablement nécessaire » dépend de celle de savoir si le groupe qui se plaint de discrimination crée un risque suffisant de préjudice pour ses membres et pour les autres en cas d’erreur humaine. La question qui posait un problème était celle du degré du risque qui constitue un « risque d’erreur humaine suffisant » pour justifier le maintien d’une règle qui serait autrement discriminatoire. Tant la présente Cour que la Cour suprême ont reconnu qu’il faut à tout le moins démontrer un accroissement du risque du préjudice pour établir l’existence d’une EPJ, mais il existe des divergences quant à la façon d’évaluer ce risque. Avant l’arrêt Bhinder, la Cour n’était pas disposée à reconnaître qu’une augmentation minime ou insignifiante du risque justifiait une EPJ. La validité du critère « minimal » formulé dans Bhinder a été expressément mise en doute par le juge Wilson, en obiter, dans la décision Dairy Pool. Le raisonnement énoncé dans l’affaire Dairy Pool a été adopté par la présente Cour, quoique sous forme de remarque incidente. Le prétendu critère « minimal » menace gravement l’atteinte des objectifs qui sous-tendent les lois en matière de droits de la personne. Ce critère pourrait facilement faire échec à l’objet de la Loi et priver des personnes du droit à l’égalité des chances. En définitive, il faut accepter que les personnes qui ont une déficience représenteront toujours un risque additionnel par rapport aux autres membres de la société. Le critère approprié, formulé dans Dairy Pool, comprend une augmentation « substantielle » du risque pour la sécurité, dans des limites qui soient tolérables. Le fait que la Cour suprême ait expressément mis en doute le critère formulé dans Bhinder fournit un fondement juridique permettant de déroger à la jurisprudence antérieure sans enfreindre la doctrine du stare decisis. Il n’y aurait aucun avantage à revenir ou à s’accrocher à un critère d’évaluation du risque qui ne reflète pas notre conception évolutive des droits de la personne. Le tribunal a commis une erreur en appliquant le critère « minimal ». Une fois reconnu et appliqué le critère approprié, la question de savoir si une situation y correspond est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit. Les facteurs qui ont une incidence sur l’évaluation du risque relativement aux exigences professionnelles justifiées sont : quelle est la nature de l’emploi; quelle est la probabilité empirique, et non conjecturale, d’erreur humaine; le risque d’erreur humaine se limite-t-il à des questions de santé et de sécurité; quelle est la gravité du préjudice susceptible de découler de l’erreur humaine?

Il convenait d’appliquer la politique du « soldat d’abord » dans le contexte du recrutement. Les personnes qui essaient de s’enrôler dans les FAC doivent tenir pour acquis qu’elles seront appelées à s’acquitter de tâches militaires. Bien que les musiciens aient très peu de chances de se retrouver dans une situation de combat, il ne faut attribuer aucune pertinence à cet élément pour évaluer le risque d’erreur humaine. Le fait que les FAC aient établi une catégorie spéciale pour les membres en service dont l’acuité visuelle ne satisfait pas aux normes applicables à l’enrôlement n’y change rien. Il est nécessaire de fixer des normes minimales sévères pour l’enrôlement dans les FAC car les aptitudes physiques de la plupart des membres des FAC iront en se détériorant en raison du processus naturel de vieillissement. Le traitement différentiel des recrues qui doivent satisfaire à des normes minimales pour être admises dans les FAC repose sur un fondement rationnel compatible avec l’objet de la loi.

Il n’existait aucune raison de modifier la conclusion du tribunal portant que la formation de base ne permettrait pas d’évaluer efficacement le risque d’erreur humaine. Le tribunal a eu raison de déclarer que la valeur de la formation de base en tant qu’instrument d’évaluation du rendement d’une personne dans une situation réelle d’urgence ou de guerre n’est probablement pas très élevée. Il a statué que les évaluations individuelles seraient inappropriées en raison de la difficulté, voire de l’impossibilité, de reproduire les conditions qui existent sur le terrain. Il ne sert à rien de permettre à la plaignante de suivre la formation de base si elle ne reproduit pas une situation de guerre. Même si la formation de base reproduisait assez bien les conditions de guerre pour permettre d’évaluer la capacité de la plaignante de fonctionner efficacement, la Cour n’était pas disposée à accepter de mettre en péril sa sécurité et celle des autres membres des FAC.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7, 10, 15a).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 14, 31 (mod. par L.R.C. (1985) (ler suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 14), 33 (mod., idem, art. 15), 34 (mod., idem).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC 17,005; 40 N.R. 159.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; (1990), 111 A.R. 241; 72 D.L.R. (4th) 417; [1990] 6 W.W.R. 193; 76 Alta. L.R. (2d) 97; 12 C.H.R.R. D/417; 90 CLLC 17,025; 113 N.R. 161; Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481; 17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185; Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209; (1987), 40 D.L.R. (4th) 586 (C.A.); Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209; (1985), 18 D.L.R. (4th) 72; 6 C.H.R.R. D/2848; 57 N.R. 221 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391; (1990), 34 C.C.E.L. 179; 91 CLLC 17,011 (C.A.); Little v. Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co. Ltd. (No.2) (1980), 41 N.B.R. (2d) 315; 1 C.H.R.R. D/1; 107 A.P.R. 315 (comm. d’enqu.); Galbraith c. Canada (Forces armées canadiennes) (1989), 10 C.H.R.R. D/6501; 89 CLLC 17,021 (Trib. can.).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Hodgson v. Greyhound Lines, Inc., 499 F. 2d 859 (7th Circ. 1974); Mahon c. Canadien Pacifique Ltée (1985), 7 C.H.R.R. D/3278 (Trib. can.); Canada (Procureur général) c. Saint Thomas et la Commission canadienne des droits de la personne (1993), 162 N.R. 228 (C.A.F.); Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279; (1988), 53 D.L.R. (4th) 609; 10 C.H.R.R. D/5515; 88 CLLC 17,031; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297; (1989), 65 D.L.R. (4th) 481; [1990] 1 W.W.R. 481; 81 Sask. R. 263; 11 C.H.R.R. D/204; 90 CLLC 17,001; 45 C.R.R. 363.

DEMANDE d’annulation du rejet, par un tribunal canadien des droits de la personne, d’une plainte (Husband c. Canada (Forces armées) (1991), 15 C.H.R.R. D/197; 91 CLLC 17,030 (Trib. can.)) portant que les Forces armées canadiennes ont fait preuve de discrimination fondée sur sa déficience visuelle à l’égard de la mise en cause. La demande est rejetée.

AVOCATS :

Peter C. Engelmann pour la requérante.

Joseph C. de Pencier et Major R. Smith pour l’intimée.

A COMPARU :

Julia Husband en son propre nom.

PROCUREURS :

Lynk, Engelmann, Gottheil, Ottawa, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

MISE EN CAUSE EN SON PROPRE NOM :

Julia Husband, Winnipeg.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge en chef Isaac : J’ai eu le privilège de lire l’ébauche des motifs de jugement préparée par le juge Robertson relativement à la demande présentée en vertu de l’article 28 [Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8)]. Comme je ne suis d’accord ni avec le dispositif qu’il propose ni, pour l’essentiel, avec sa méthode d’analyse, j’estime nécessaire de rédiger des motifs distincts.

La requérante demande à la Cour le contrôle et l’annulation de la décision d’un tribunal canadien des droits de la personne (le tribunal) [(1991), 15 C.H.R.R. D/197]. Par une majorité de deux contre un, les membres du tribunal ont rejeté une plainte formulée par Julia Husband (la plaignante) portant que les Forces armées canadiennes (FAC) avaient fait preuve, à son égard, de discrimination fondée sur sa déficience visuelle, contrevenant ainsi aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée (la Loi).

La majorité a conclu que les FAC avaient établi, selon la prépondérance des probabilités, que la norme d’acuité visuelle fixée pour l’enrôlement dans les FAC constituait de la discrimination fondée sur une déficience, mais qu’elle était une exigence professionnelle justifiée (EPJ) au sens de l’alinéa 15a) de la Loi et qu’elle ne constituait donc pas un acte discriminatoire. Le membre dissident du tribunal est arrivé à la conclusion inverse.

La plaignante a comparu devant nous sans l’aide d’un avocat. Invitée à faire valoir ses prétentions, elle n’a présenté aucun argument et elle a déclaré s’appuyer simplement sur la plaidoirie de l’avocat de la requérante, à laquelle elle souscrivait.

LE CONTEXTE

La plaignante a obtenu un baccalauréat en musique de l’université de Brandon au Manitoba en 1981. Entre le moment où elle a obtenu son diplôme et le printemps 1986, elle a occupé divers emplois en qualité de professeur de musique, tant dans le secteur privé que dans le système d’écoles publiques, elle a travaillé comme musicienne de concert et elle a donné des ateliers dans des écoles publiques en qualité de pigiste.

La plaignante est entrée en contact pour la première fois avec un agent de recrutement des FAC en 1981. Par la suite, elle s’est appliquée de façon modérément diligente à obtenir un poste de musicienne au sein des FAC. Au printemps 1986, on l’a informée qu’un poste de clarinettiste à pourvoir par enrôlement direct se libérerait bientôt. On parle de poste à pourvoir par enrôlement direct lorsque le candidat est affecté à un poste désigné. Pour obtenir un tel poste, les candidats doivent posséder des habiletés reconnues et, le cas échéant, ils sont engagés directement dans un programme musical d’une durée de trois ans. Les candidats sont d’abord évalués en fonction de leurs habiletés musicales puis, sur recommandation, on leur fait une offre de recrutement. Une fois recrutés, ils doivent réussir le même programme de formation de base que toutes les autres recrues des FAC. La majorité a souligné [à la page D/199] qu’ « [il] ressort des réponses qu’elle a données en contre-interrogatoire que Mme Husband n’a pas poussé très loin son examen de l’aspect “militaire” que comportait la fonction de musicien au sein des FAC et qu’elle a davantage mis l’accent sur ses aptitudes musicales ».

Au printemps 1986, les FAC ont fait subir un examen à la plaignante pour déterminer si ses habiletés musicales la qualifiaient pour le poste et elle a réussi cet examen. La plaignante a alors été dirigée vers un centre de recrutement pour qu’elle y présente une demande d’enrôlement dans les FAC en qualité de militaire du rang. Là, on lui a fait subir des examens médicaux, y compris des tests d’acuité visuelle, afin de déterminer si sa condition physique lui permettait d’être admise dans les FAC en qualité de membre régulier. Ces examens ont révélé que la vue de la plaignante ne répondait pas aux normes minimales d’enrôlement dans les FAC. Les FAC ont donc rejeté sa demande d’enrôlement en qualité de membre régulier. À la suite de ce rejet, la plaignante a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, dans laquelle elle prétendait que les FAC avaient fait preuve, à son égard, de discrimination fondée sur sa déficience. Cette plainte a mené à la constitution du tribunal dont la décision fait maintenant l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

La question que le tribunal devait trancher, énoncée dans les motifs de la majorité (à la page D/198), était celle de savoir « si certaines dispositions des normes médicales applicables à l’enrôlement dans les Forces armées canadiennes … constituent des exigences professionnelles justifiées » au sens de l’alinéa 15a) de la Loi. Comme je l’ai déjà mentionné, la majorité a conclu que, bien que la norme d’acuité visuelle applicable aux personnes qui veulent s’enrôler dans les FAC constitue de la discrimination fondée sur une déficience, elle est une exigence professionnelle justifiée et elle ne constitue donc pas un acte discriminatoire au sens de la Loi. Le tribunal a conclu expressément que la norme minimale d’acuité visuelle fixée pour l’enrôlement dans les FAC satisfaisait au critère objectif établi dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, savoir, que cette norme minimale était raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général. Le fait que les FAC ont satisfait au critère subjectif établi dans l’affaire Etobicoke n’a été contesté ni devant le tribunal ni devant la Cour.

En se fondant sur la preuve non controversée, la majorité a conclu que la question de savoir si la norme d’acuité visuelle constituait une EPJ devait être évaluée en tenant compte du rôle principal que la plaignante serait appelée à jouer en qualité de membre régulière des FAC (soit, en qualité de soldate). Cette conclusion ressort clairement du passage suivant de ses motifs [à la page D/209] :

L’ensemble de la preuve me convainc que le rôle premier des membres réguliers des FAC est de protéger les intérêts du Canada, de sa population et de ses alliés en employant la force si nécessaire. Il se peut que des militaires aient d’autres fonctions en temps de paix, mais le devoir et l’objectif primordiaux des FAC est de se tenir prêtes pour la guerre. Par conséquent, j’estime que l’exigence professionnelle justifiée invoquée en défense doit se rapporter aux aspects militaires de l’appartenance à la force régulière de l’armée autant qu’à l’occupation de musicien des FAC.

Pour sa part, le membre dissident du tribunal était d’avis que cette norme devait être évaluée en regard de la fonction de musicienne de la plaignante. Voici comment il a exprimé sa position [à la page D/227] :

Je suis d’avis que l’EPJ incriminée découle d’attitudes de longue date et de traditions bien enracinées dans la mentalité militaire. Elle n’est pas justifiée au sens de l’al. 15a) de la Loi parce qu’elle n’a aucun lien avec les compétences véritables requises de nos jours de la part des musiciens œuvrant au sein des FAC. Selon moi, les FAC ne comptent pas sérieusement exiger de leurs musiciens qu’ils s’acquittent des fonctions qui servent en l’espèce à justifier l’exigence professionnelle en cause. Il n’existe aucun fondement rationnel au fait d’exiger d’un musicien qu’il remplisse les exigences professionnelles que les FAC invoquent pour refuser à la plaignante un emploi de musicienne.

Pour conclure, je suis d’avis que l’application de la norme V4 à l’endroit de la plaignante n’est pas, dans les circonstances de la présente espèce, raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique de ses fonctions de musicienne.

LES QUESTIONS EN LITIGE

La requérante a soulevé les deux questions qui suivent lors de l’audience :

1. Le tribunal a-t-il omis d’observer un principe de justice naturelle ou autrement outrepassé ou refusé d’exercer sa compétence en se fondant sur des faits qui ne lui ont pas été soumis à l’audience et en ne donnant pas à la requérante l’occasion de répondre à ces conclusions?

2. Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant que les FAC s’étaient acquittées du fardeau qui leur incombait et avaient établi que leur norme minimale d’acuité visuelle sans correction constituait une exigence professionnelle justifiée?

ANALYSE

A.  Le tribunal a-t-il omis d’observer un principe de justice naturelle ou autrement outrepassé ou refusé d’exercer sa compétence en se fondant sur des faits qui ne lui ont pas été soumis à l’audience et en ne donnant pas à la requérante l’occasion de répondre à ces conclusions?

En ce qui a trait à cette question, je souscris entièrement à la conclusion du juge Robertson et aux motifs qu’il a rédigés. Je répondrais donc à cette question par la négative.

B.  Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant que les FAC s’étaient acquittées du fardeau qui leur incombait et avaient établi que leur norme minimale d’acuité visuelle sans correction constituait une exigence professionnelle justifiée?

i)          Un soldat d’abord

Avant d’examiner la deuxième question, il convient de déterminer quelle est la profession en fonction de laquelle cette question doit être évaluée. En se fondant sur la prépondérance de la preuve non controversée sur ce point, la majorité a conclu que la profession ou le rôle premier visé était celui de soldat. Elle a donc évalué la norme d’enrôlement en regard de la preuve relative au rôle unique assigné à ce groupe professionnel par les articles 14, 31 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 14], 33 [mod., idem, art. 15] et 34 [mod., idem] de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, qui prévoient essentiellement que tout membre des FAC peut être mis en service actif pour la défense du Canada, en raison d’un état d’urgence, et est soumis en permanence à l’obligation de service légitime.

Le membre dissident a conclu que la profession en fonction de laquelle la norme d’enrôlement devait être évaluée était celle de musicienne. Toutefois, j’estime qu’il a tiré cette conclusion alors que la preuve contraire produite était écrasante.

La profession à laquelle la norme s’appliquait devait être déterminée en fonction de la preuve produite à l’audience devant le tribunal. La conclusion du tribunal portant que la profession première visée était celle de soldate constituait donc une conclusion de fait. Comme je l’ai déjà affirmé, cette conclusion était fondée sur la prépondérance de la preuve et la majorité était autorisée à la formuler. En l’absence d’une erreur de droit (on n’en invoque ni n’en constate aucune), rien ne me justifierait d’analyser cette deuxième question autrement qu’en tenant pour acquis que la profession visée par la demande d’enrôlement de la plaignante et à laquelle la norme s’appliquait était d’abord celle de soldate et ensuite celle de musicienne.

ii)         La norme

La norme médicale d’acuité visuelle applicable à l’enrôlement dans les FAC correspond aux catégories V-1 à V-4 (Pièce R-10, dossier, vol. VII, pages 1268 à 1285). Une recrue reçoit la cote V-4 si, lors d’un examen, son erreur de réfraction mesurée pour chaque œil, sans correction, ne dépasse pas + ou − 7,00 dioptries.

La major John Kearns, ophtalmologiste membre des FAC qui a témoigné comme expert, a expliqué cette norme de la façon suivante (dossiers, vol. III, pages 413 à 415) :

[traduction] Afin de déterminer exactement à quelle catégorie visuelle appartient une personne, nous avons besoin de deux séries de renseignements. Il nous faut connaître la vision de chaque œil sans verres correcteurs et sans correction de même qu’avec correction optique.

Nous avons établi six catégories. Je les explique ainsi aux gens, en employant un langage relativement courant : les personnes qui obtiennent la cote V-1 ont une vue parfaitement normale, pour ce qui est de la lecture du tableau, et n’ont pas besoin, en temps normal, de correction optique pour l’améliorer. Leur vision est normale.

La cote V-2 est donnée aux personnes qui ont une vision raisonnable sans porter leurs verres correcteurs et qui pourraient probablement satisfaire aux normes minimales de conduite s’ils n’avaient pas leurs lunettes avec eux, mais qui ont une vision normale avec correction.

La catégorie V-3 est relativement vaste. Il s’agit en fait des personnes qui ne répondent pas aux normes de la catégorie V-1 ou V-2, qui ont une vue non corrigée plutôt faible, mais dont la vision corrigée est bonne. Sans correction, toutefois, la faiblesse de leur vision est telle que ne pourront pas exécuter nombre de tâches militaires habituelles sans porter de lunettes. Elles seront incapables de conduire et ne pourront pas manipuler correctement des armes sans leurs lunettes.

Certains (sic), c’est une catégorie très vaste. Si nous avions une catégorie pour chaque niveau de vision, nous aurions un système trop compliqué. Ces catégories ont donc dû, à tout le moins, être simplifiées. Toutefois, les personnes de la catégorie V-3 sont celles qui ne peuvent fonctionner, dans la vie quotidienne, sans porter de lunettes.

La catégorie V-4 comprend les personnes qui ont—en fait elle s’applique à deux groupes, et cela entraîne une certaine confusion. Mais pour les fins qui nous occupent ici, l’aspect de cette catégorie qui nous intéresse a trait aux personnes dont l’acuité visuelle, sans correction, ne satisfait pas à la norme 20/400, de telle sorte que nous ne pouvons pas mesurer avec précision leur degré de vision, et qui ne présentent pas d’erreur de réfraction de + ou − 7,00 dioptries.

Pour ce qui est du deuxième groupe qui se retrouve en quelque sorte coincé dans la catégorie V-4, on tient compte de la vision corrigée. Vous remarquerez que, pour la première fois, il y a une différence entre le meilleur œil et l’autre œil, une fois la vision corrigée. Ainsi, la catégorie V-4 englobe ou coince les personnes qui ont une bonne vision uniquement d’un œil, pour quelque raison que ce soit, même avec correction. Elles ont donc un œil qui a une vision inférieure à une bonne vision, même avec une correction.

Vous savez, vous pouvez appartenir à cette catégorie pour l’une ou l’autre de ces raisons; il y a des personnes qui ont une erreur de réfraction normale, mais dont la vision potentielle d’un œil ne satisfait pas à la norme 6/120 à cause de leur strabisme, un enfant qui avait un œil paresseux, et elles appartiennent à la catégorie V-4. Par ailleurs, il y a les personnes qui fonctionnent, qui ne peuvent fonctionner sans leurs verres correcteurs et qui, à cause de leur incapacité de lire la lettre 20/400 et de leur erreur de réfraction, se trouvent dans la catégorie V-4. Il y a donc deux groupes dans cette catégorie et il peut s’agir ou non des mêmes personnes.

La catégorie V-5 est réservée à certains membres que leurs résultats ne permettent pas de classer dans les catégories supérieures mais qui, selon l’opinion d’un ophtalmologiste, peuvent encore accomplir leurs tâches de façon satisfaisante avec le degré de vision qu’ils ont.

La catégorie V-6 est attribuée aux candidats qui ne satisfont pas aux normes de la catégorie V-4 ou aux membres en service dont le degré de vision est devenu inférieur à celui qui, à notre avis, est nécessaire à l’accomplissement de leurs tâches militaires.

Cette preuve n’est pas controversée.

L’ophtalmologiste qui a examiné la plaignante l’a classée dans la catégorie V-6 et l’a jugée « inapte ». (Pièce R-13, dossier, vol. VIII, aux pages 1293 et 1294.)

En contre-interrogatoire, la plaignante a admis qu’elle portait des lunettes ou des lentilles cornéennes pour lire la musique, que son permis de conduire l’obligeait à porter des verres correcteurs pour conduire et qu’elle portait habituellement des verres correcteurs, sauf pour dormir ou pour s’asseoir et écouter de la musique.

iii)        Le critère applicable à la question de savoir si cette norme est une EPJ

La plainte de la requérante concernant la deuxième question comporte deux volets. Premièrement, elle reproche à la majorité des membres du tribunal d’avoir commis une erreur de droit en appliquant un critère inapproprié pour évaluer le risque d’erreur humaine. À l’appui de cette plainte, la requérante affirme que le tribunal a commis une erreur en n’appliquant pas le critère énoncé dans la décision Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489 (Dairy Pool) qui a eu pour effet, selon elle, d’écarter la décision antérieure de la Cour suprême du Canada dans Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561 (Bhinder) et la décision de la présente Cour dans Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209 (C.A.) (ci-après Mahon). Deuxièmement, la requérante soutient que le tribunal a commis une erreur en ne donnant pas à la plaignante l’occasion de suivre le programme de formation de base.

Pour décider du bien-fondé de ces prétentions, il serait utile de rappeler les indications données par le juge McIntyre quant à la façon dont une EPJ doit être évaluée et dont il faut trancher la question du caractère suffisant du risque d’erreur humaine. Dans l’affaire Etobicoke, après avoir défini l’expression « exigence professionnelle justifiée » et précisé les éléments que l’employeur doit prouver pour répondre à cette définition, il a déclaré, à la page 209 :

La réponse à la seconde question dépend en l’espèce, comme dans tous les cas, de l’examen de la preuve et de la nature de l’emploi concerné.

À la page 212, il ajoute :

Il serait imprudent de tenter de formuler une règle fixe concernant la nature et le caractère suffisant de la preuve requise pour justifier la retraite obligatoire avant l’âge de soixante-cinq ans en vertu des dispositions du par. 4(6) du Code. En dernière analyse et toujours sous réserve du droit d’appel …, le commissaire enquêteur doit être le juge en cette matière. [Non souligné dans le texte original.]

Ces extraits me mènent à conclure, sous réserve des remarques qui suivront concernant la question de savoir si la décision Dairy Pool a effectivement écarté les arrêts Bhinder et Mahon, qu’en attaquant la conclusion de la majorité relativement au « risque d’erreur humaine suffisant », la requérante conteste ses conclusions de fait. Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec la déclaration faite par le juge Pratte, J.C.A. (en son nom et au nom du juge Hugessen, J.C.A.) dans Mahon, à la page 217 :

En l’espèce tout comme dans l’affaire Etobicoke, l’élément subjectif de l’exigence en question n’a soulevé aucune difficulté. La seule question à résoudre était de savoir si la preuve permettait de conclure que les agents de la voie insulino-dépendants présentaient « un risque d’erreur humaine suffisant » pour justifier le refus du Canadien Pacifique Limitée de les employer. C’était là une question de fait. Par conséquent, la requérante attaque ce qui est essentiellement une conclusion de fait. Normalement, une telle conclusion ne peut faire l’objet de l’examen visé à l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Pour avoir gain de cause, la requérante doit donc démontrer soit que le tribunal a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, soit qu’il a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de la façon décrite à l’alinéa 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale. La requérante ne peut demander à la Cour d’étudier la preuve et de substituer son opinion à celle du tribunal sur la question qu’il a décidée. Pour cette raison, la dernière attaque de la requérante contre la décision du tribunal n’a pas à être examinée. La question de savoir si la preuve révélait ou non qu’il y avait un danger considérable à employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d’agents de la voie était une question de fait que le tribunal devait décider et dont cette Cour ne peut être saisie. [Non souligné dans le texte original.]

J’étudierai une plainte à la fois; il serait toutefois utile d’examiner les motifs de la majorité pour déterminer la façon dont elle les a abordées et les conclusions auxquelles elle en est venue.

Dans ses motifs, la majorité a énoncé la question à trancher, passé la preuve en revue, étudié les règles de droit « pertinentes », y compris les dispositions législatives applicables, traité de l’application de ces règles à l’espèce et conclu que les FAC avaient établi, selon la prépondérance des probabilités, que la norme d’acuité visuelle contestée constituait une EPJ.

La majorité a commencé son examen de la jurisprudence en citant des extraits de la décision Etobicoke [aux pages 208 à 210] concernant la définition de l’exigence professionnelle justifiée et la preuve que doit apporter l’employeur pour établir l’existence d’une EPJ fondée sur la sécurité publique. Voici ces deux extraits [aux pages D/202 et D/203] :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Dans un métier où, comme en l’espèce, l’employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l’existence d’une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l’âge de la retraite obligatoire présentent un risque d’erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l’intérêt de l’employé, de ses compagnons de travail et du public en général.

Elle s’est ensuite référée aux passages suivants des motifs prononcés dans l’affaire Mahon, dans lesquels les juges de la Cour d’appel Marceau [à la page 224] et Pratte [à la page 221] exposent leur conception de l’expression « risque d’erreur humaine suffisant » tirée du deuxième extrait de la décision Etobicoke cité ci-dessus :

Toutefois, lorsque j’interprète cette phrase compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d’autres termes, l’adjectif « suffisant » en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

 … l’exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnablement nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave au grand public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale.

Après avoir résumé les principes de droit applicables, la majorité les a appliqués aux faits de l’espèce.

Elle a examiné la preuve concernant la question de savoir si la profession visée était celle de soldate ou de musicienne et, comme je l’ai déjà mentionné, elle a conclu que la fonction première de la plaignante serait celle de soldate.

La majorité a ensuite examiné la preuve concernant les limites fonctionnelles auxquelles doit faire face une personne appartenant à l’armée qui, comme la plaignante, a une erreur de réfraction dépassant − 7,00 dioptries. La majorité a accepté le témoignage du major Kearns et le témoignage du Dr Ben Wilkinson qui, bien que n’appartenant pas aux FAC, se qualifiait comme expert dans le domaine de l’ophtalmologie du travail, selon lesquels une personne qui aurait une pareille erreur de réfraction appartiendrait à la catégorie V-6 et ne pourrait pas être admise dans les FAC. La majorité a souligné plus particulièrement les extraits suivants du témoignage du Dr Wilkinson [aux pages D/211 et D/212] :

[traduction] Cette vision est pire que celle des personnes légalement réputées aveugles, à 20/200 ou 6/60. À mon avis, il—ce niveau de vision fait qu’elle serait certainement capable de discerner des changements significatifs de couleurs, de clarté, d’obscurité, comme la direction des fenêtres, le mouvement serait plus facile à percevoir que le détail. Il s’agit de quelque chose dont nous n’avons pas terriblement conscience. Mais, par exemple, si quelqu’un se tenait parfaitement immobile, à vingt pieds, il se pourrait fort bien qu’elle ne s’aperçoive pas de sa présence. Si la personne bougeait, elle saurait immédiatement qu’il y a quelqu’un.

Il lui serait probablement possible d’identifier une personne à environ deux ou trois pieds. Et c’est pour cela qu’à mon avis, elle serait certainement incapable d’utiliser une arme (Preuve, vol. 4, pp. 527 et 528).

Elle aurait probablement du mal à trouver ses lunettes si elle les échappait; pas sur le plancher, mais en terrain boisé ou dans l’eau ou quelque chose, il lui serait difficile de les retrouver. Retrouver une lentille cornéenne serait très difficile. C’est pourquoi j’estime, compte tenu des renseignements qui m’ont été donnés sur le genre de tâches qu’elle aurait à accomplir, qu’elle serait en mesure de les remplir avec ses lunettes. Par contre, la perte de celles-ci aurait des conséquences désastreuses (Preuve, vol. 4, p. 529).

Et j’en suis venu à la conclusion qu’il existait, à la base, trois niveaux d’aptitude en cas de perte de lunettes.

Le premier permet de remplir la plupart de ses tâches, malgré la perte, bien qu’il puisse y avoir certaines restrictions à l’égard de quelques-unes. Ensuite, pour les personnes dont la vision se situe encore entre 20/40 et 20/200, il existe une zone de perte graduelle d’aptitude à accomplir son travail, mais ces personnes sont encore capables de prendre soin d’elles-mêmes.

Selon moi, quelqu’un à qui il ne reste qu’une vision de 20/200 ne serait pas vraiment capable de continuer à faire ce travail, mais cette personne pourrait se sortir de cette situation. Tandis que ceux dont la vision est inférieure à 20/200 arrivent à un niveau où ils ne savent plus dans quelle direction ils vont. Un autre officier doit être désigné pour laisser le groupe et ramener ces personnes. L’unité perd donc davantage, parce qu’elle perd les services de deux personnes au lieu d’une.

Donc, nous avons trois niveaux : un où la personne est capable de poursuivre ses activités de façon productive, un autre où elle cesse d’être productive mais où elle peut prendre soin d’elle-même et un troisième où, non seulement la personne cesse d’être productive et de pouvoir prendre soin d’elle-même, mais où elle devient un fardeau. Quelqu’un doit la sortir de là. (Preuve, vol. 4, pp. 532-533)

Souvent, les gens qui n’ont pas une bonne vision n’ont pas vraiment conscience qu’ils ne perçoivent pas certains indices. En situation de danger, lorsqu’il y a incendie ou lorsqu’on pénètre dans un territoire occupé par l’ennemi ou dans n’importe quelle situation semblable, il faut se servir de toutes sortes de petits indices, des mouvements, des différences subtiles, des couleurs. Dans ces situations, il est difficile de quantifier, mais, de toute évidence, meilleure est votre vision, mieux vous pourrez accomplir vos tâches et avec le moins de danger. (Preuve, vol. 4, p. 574)

En se fondant sur la preuve, et notamment sur ce témoignage, la majorité a conclu, premièrement, que les FAC devaient avoir une norme minimale d’acuité visuelle applicable à l’enrôlement d’une personne en qualité de membre régulier et, deuxièmement, que cette norme était raisonnable et nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général. En d’autres termes, elle a conclu que cette norme satisfaisait au critère objectif proposé dans l’arrêt Etobicoke.

La majorité a reconnu que la vision corrigée de la plaignante était bonne—20/30(D) et 20/25(G). Elle a alors examiné la question de savoir s’il existait un risque que la plaignante perde ses verres correcteurs ou soit forcée de les enlever ou d’interrompre ses activités pour les nettoyer ou les ajuster et si ce risque était suffisant pour obliger les FAC à fixer la norme visuelle d’enrôlement en fonction de l’acuité visuelle sans correction plutôt qu’en fonction de l’acuité visuelle avec correction. Après avoir passé en revue les témoignages du major Kearns et du Dr Wilkinson concernant les risques associés aux verres correcteurs, dans un contexte militaire (aux pages D/213 à D/215) ainsi que celui du capitaine Veilleux concernant les rigueurs du camp de formation de base, la possibilité que certaines activités comportent un risque de perte de verres correcteurs et la raison pour laquelle il est nécessaire de voir raisonnablement bien pour être fonctionnel au sein des forces armées, la majorité a conclu [aux pages D/215 et D/216] :

Je suis convaincu que le genre d’activités auxquelles donne lieu la vie militaire comporte un risque suffisant de perte ou de bris de verres correcteurs et d’autres problèmes liés au port de ceux-ci, pour qu’il soit raisonnable et nécessaire d’établir une norme visuelle d’enrôlement qui soit liée à la vision non corrigée.

La majorité a ensuite conclu que les FAC avaient satisfait à la fois au critère subjectif (à la page D/219) et au critère objectif (à la page D/220) établis dans l’arrêt Etobicoke.

En ce qui a trait au critère objectif, la majorité a déclaré [aux pages D/219 et D/220] :

Ce qu’il convient principalement de déterminer en l’espèce, c’est si les normes médicales relatives à l’acuité visuelle applicables à l’enrôlement dans les FAC satisfont au « critère objectif » énoncé dans Etobicoke, supra. Dans mon examen de la preuve, j’ai passé de nombreuses heures à lire et à relire les quatre volumes rassemblant les éléments de preuve, les volumes réunissant les pièces de même que la jurisprudence afin de comprendre le rôle et l’objectif de l’armée, ce qu’on attend des recrues, les tâches professionnelles et militaires des musiciens et comment celles-ci s’insèrent dans les opérations de l’armée. Après une analyse minutieuse, j’en suis venue aux conclusions suivantes.

1. Il est nécessaire de prévoir une norme visuelle d’enrôlement dans les FAC fondée sur la vision non corrigée.

2. L’absence d’une telle norme augmenterait les risques courus par les membres individuellement, par leurs collègues et par le public.

3. Il existe un lien évident entre la norme visuelle fondée sur la vision non corrigée appliquée par les FAC et la capacité de la recrue de prendre soin d’elle-même dans l’accomplissement de ses fonctions sans se mettre indûment en danger ou sans mettre indûment ses collègues ou le public en danger.

4. La norme visuelle fondée sur la vision non corrigée retenue pour l’enrôlement dans les FAC est raisonnable.

En conséquence, je conclus également que la norme visuelle minimale d’enrôlement est raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mise en danger de l’employée, de ses compagnons de travail et du public en général. Autrement dit, je suis d’avis que les FAC ont également satisfait au « critère objectif » énoncé dans Etobicoke, supra.

Il s’agit là de conclusions de fait fondées sur la preuve et, pour reprendre les propos du juge McIntyre dans l’affaire Etobicoke, ce sont des conclusions de fait que la majorité était autorisée à tirer, « en dernière analyse ». Il me semble on ne peut plus évident que la majorité, en concluant que la norme contestée constituait une EPJ, a appliqué le critère établi dans l’affaire Etobicoke. À mon avis, à moins qu’on ne puisse affirmer que l’arrêt Dairy Pool a écarté les arrêts Bhinder et Mahon, et que la majorité a omis d’appliquer la « nouvelle » norme prétendument établie dans l’affaire Dairy Pool, la première prétention de la requérante doit être rejetée.

Pour analyser la question de savoir si l’arrêt Dairy Pool a écarté les arrêts Bhinder et Mahon, il faut d’abord rappeler le critère objectif énoncé par le juge McIntyre dans l’arrêt Etobicoke. Pour plus de commodité, je reproduis à nouveau les propos qu’il a tenus à la page 208 après avoir énoncé le critère subjectif applicable :

Elle [l’EPJ] doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général. [Non souligné dans le texte original.]

Plus loin, à la page 210, il souligne la nature de la preuve qu’un employeur doit apporter et sur laquelle un tribunal ou une cour doit s’appuyer lorsqu’une EPJ est fondée sur la sécurité publique :

Dans un métier où, comme en l’espèce, l’employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l’existence d’une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l’âge de la retraite obligatoire présentent un risque d’erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l’intérêt de l’employé, de ses compagnons de travail et du public en général. [Non souligné dans le texte original.]

L’affaire Bhinder soulevait la question de savoir si un règlement qui obligeait tous les employés de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada à porter un casque dans un lieu de travail donné, constituait une exigence professionnelle normale. Le juge McIntyre a déclaré, au nom de la majorité, que le critère établi dans l’arrêt Etobicoke s’appliquait et qu’on y avait satisfait. Aux pages 587 et 588, il a déclaré :

L’appelant a prouvé de façon suffisante jusqu’à preuve contraire l’existence de discrimination. Le fardeau de la preuve passe donc à l’intimée qui doit démontrer que la règle du casque de sécurité constitue une exigence professionnelle normale. À la lecture des motifs de la décision du tribunal, il semble qu’on a satisfait au critère. Plus particulièrement, le tribunal a conclu que la règle du casque de sécurité n’était pas une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle visait Bhinder et, en conséquence, les autres Sikhs. Ce faisant, il acceptait la façon de procéder en fonction de chaque cas particulier proposée par l’appelant. Toutefois, il ressort clairement de ses motifs et des références que fait le tribunal à la preuve administrée qu’il était d’avis que la règle était une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle s’appliquait à d’autres personnes que des Sikhs. Il a été reconnu que le CN avait adopté la règle pour des raisons d’affaires véritables, sans intention de porter atteinte aux principes de la Loi. Le tribunal a jugé que la règle était utile, qu’elle était raisonnable en ce qu’elle permettait d’accroître la sécurité en réduisant le risque de blessures et, plus particulièrement, que le risque que courait Bhinder en portant un turban plutôt qu’un casque de sécurité était accru, quoique très légèrement. La seule conclusion que l’on peut tirer des motifs de la décision, est que, sauf en ce qui concerne son application particulière à Bhinder, la règle du casque de sécurité est une exigence professionnelle normale. D’ailleurs il serait difficile, étant donné les faits, d’arriver à une autre conclusion.

Dans cette affaire, le tribunal a conclu quant aux faits (à la page 584) que « si Bhinder n’avait pas à se conformer à la règle, celui-ci courrait un risque plus grand de subir des blessures—quoique seulement légèrement plus grand—que s’il s’y conformait ».

Dans l’affaire Mahon, la Commission canadienne des droits de la personne devait décider si l’exigence portant que les agents de la voie ne doivent pas être des diabétiques insulino-dépendants constituait une exigence professionnelle normale au sens de l’alinéa 14a) [Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, art. 14a) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 143, art. 7)] (devenu l’alinéa 15a)) de la Loi. En se fondant sur l’arrêt Etobicoke, le tribunal a conclu que cette exigence n’était pas une exigence professionnelle justifiée au motif que, bien que le refus d’employer des diabétiques instables puisse être justifié, les risques que comportait l’embauche d’un diabétique stable comme M. Mahon n’étaient pas suffisamment grands pour autoriser la société Canadien Pacifique Limitée à refuser de l’engager.

À l’appui de sa demande fondée sur l’article 28, la société Canadien Pacifique Limitée a soutenu que le tribunal n’avait pas appliqué la norme appropriée en statuant ou en tenant pour acquis qu’une exigence professionnelle normale liée à la sécurité devait augmenter la sécurité de façon substantielle.

Le dispositif du jugement du juge Pratte, J.C.A., se trouve aux pages 221 et 222 :

Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la requérante de ne pas employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d’agents de la voie était raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de blessures graves pour la requérante, ses employés et le public, une seule décision s’imposait au regard de la loi, à savoir que le refus de la requérante d’employer Wayne Mahon était fondé sur une exigence professionnelle normale, et qu’en conséquence il ne constituait pas un acte discriminatoire.

Il souligne que cette conclusion découle de l’effet conjoint des arrêt Etobicoke et Bhinder.

Le juge Marceau, J.C.A., a rédigé des motifs concordants distincts. Il a précisé pourquoi il désapprouvait la décision du tribunal [aux pages 222 et 223] :

Le tribunal a conclu, en se fondant sur la preuve, que « les opérations de chemin de fer du C.P.R. sont plus susceptibles d’être sécuritaires si on n’embauche pas de diabétiques insulino-dépendants comme agents de la voie ». Le tribunal n’a toutefois vu dans cette conclusion qu’un point de départ, et il s’est ensuite employé à apprécier à quel point les opérations seraient réellement plus sûres, dans le but d’établir si le danger pour la sécurité était « suffisamment » accru pour justifier une politique de refus d’embaucher des diabétiques comme M. Mahon en qualité d’agents de la voie.

Il a conclu que le tribunal a ainsi tenté de mettre dans la balance, d’une part, le risque accru que courait le public et, d’autre part, les avantages qu’il y aurait pour les diabétiques à avoir les mêmes possibilités d’emploi que les non-diabétiques. À son avis, le tribunal a ainsi attribué à l’alinéa 14a) de la Loi [à cette époque] une portée et un objet qu’il n’avait pas. Il en est venu à cette conclusion après avoir examiné les motifs du juge McIntyre dans les arrêts Etobicoke et Bhinder.

C’est à la page 226 qu’on trouve le dispositif de son jugement :

L’arrêt Bhinder, tel que je le comprends, dit clairement que la bonne façon de s’assurer qu’une exigence professionnelle, adoptée de bonne foi pour des raisons de sécurité, respecte le critère objectif de l’alinéa 14a) comme l’a énoncé l’arrêt Etobicoke est d’examiner les fonctions qui doivent être exercées et les conditions nécessaires à leur bon exercice (ici, les fonctions d’agent de la voie) et de considérer ces exigences en regard des capacités et des limites propres à la catégorie de personnes touchées (en l’occurrence, les diabétiques insulino-dépendants en tant que groupe). Le tribunal en l’espèce, se fondant sur la preuve, a conclu, en premier lieu, que les fonctions d’agent de la voie exigeaient « certaines qualités physiques » dont la diminution, en milieu de travail « peut faire augmenter les risques, en matière se sécurité, pour l’employé, ses collègues de travail et le grand public ». Le tribunal a conclu en second lieu, que les diabétiques insulino-dépendants, même ceux qui sont stables comme M. Mahon, pouvaient subir une telle diminution de leurs capacités physiques (et mentales), possibilité qui est « réelle … ni outrée ni fantaisiste » (aux pages 96 et 97 de la décision). Ces deux conclusions sont, à mon sens, décisives : elles mènent à la conclusion inéluctable que la politique de non-embauchage des diabétiques insulino-dépendants se fonde sur une exigence professionnelle normale. En allant plus loin et en appréciant les capacités physiques de M. Mahon pour en arriver à la conclusion qu’en dépit de sa dépendance de l’insuline, ses limites, bien que réelles, étaient suffisamment contrôlées, le tribunal, à mon avis, a mal appliqué l’alinéa 14a) de la Loi.

Tout comme le juge Pratte, J.C.A., il a annulé la décision du tribunal et renvoyé l’affaire au tribunal pour qu’il la réexamine en tenant compte de ses conclusions.

Selon moi, l’arrêt Mahon n’établit pas un nouveau critère applicable à la question de savoir si la politique visée constitue une exigence professionnelle justifiée. Au contraire, j’estime que l’arrêt Mahon reconnaît le critère énoncé dans l’affaire Etobicoke (et appliqué dans l’affaire Bhinder) et l’a appliqué aux faits de l’espèce.

Certes, le juge Marceau, J.C.A., a fait l’affirmation suivante dans ses motifs [à la page 224] :

Toutefois, lorsque j’interprète cette phrase compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d’autres termes, l’adjectif « suffisant » en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

La formulation de la dernière phrase de cette citation n’est pas très heureuse car le terme « suffisant » renvoie à la notion de degré. Toutefois, j’estime que cette phrase n’a pas pour effet d’annuler la décision rendue dans Mahon pour deux raisons. Premièrement, la majorité des membres du tribunal ne partageaient pas l’opinion du juge Marceau, J.C.A., et, deuxièmement, cette phrase ne semble pas avoir eu quelque incidence que ce soit sur le dispositif.

Je porterai maintenant mon attention sur l’arrêt Dairy Pool dont on a essayé de tirer bien des arguments. Dans cette affaire, il s’agissait de décider si une règle particulière imposée par un employeur à un employé constituait une qualification professionnelle normale en vertu de la Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, et, sinon, si l’employeur pouvait opposer en défense à une accusation de discrimination religieuse qu’il avait composé avec les croyances religieuses du plaignant tant qu’il n’en avait pas résulté pour lui une contrainte excessive.

La Cour a conclu que la règle de l’employeur ne constituait pas une qualification professionnelle normale et que l’employeur ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer qu’il avait composé avec les croyances de l’employé tant qu’il n’en avait pas résulté une contrainte excessive.

Le juge Wilson a rédigé les motifs de la majorité. Dans ses motifs, elle examine les arrêts antérieurs de la Cour relativement aux concepts d’exigence professionnelle normale et de qualification professionnelle normale (qui sont, selon elle, « équivalents et de même portée »), y compris l’arrêt Bhinder parce que, à son avis, « ils pourraient ne pas être totalement compatibles ». Elle a déclaré que, pour apprécier pleinement la portée de l’arrêt Bhinder, il est nécessaire d’examiner en détail la décision du tribunal ainsi que les opinions majoritaires et dissidentes dans cette affaire.

À la page 508, elle énumère les principales conclusions de fait tirées par le tribunal dans l’affaire Bhinder :

Voici les principales conclusions de fait tirées par le tribunal dans l’affaire Bhinder :

(1) La règle du casque de sécurité était utile et raisonnable en ce qu’elle permettait d’accroître la sécurité en réduisant le risque de blessures pour l’employé.

(2) L’employeur avait adopté cette règle pour des raisons d’affaires véritables et sans intention de porter atteinte aux principes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(3) M. Bhinder était en mesure d’effectuer son travail de manière efficace et efficiente sans casque de sécurité.

(4) Le danger que M. Bhinder soit blessé s’il ne portait pas de casque de sécurité était négligeable.

(5) Le danger que des collègues de travail ou le public en général soient blessés si M. Bhinder ne portait pas de casque de sécurité était nul.

(6) La politique de l’employeur en matière de sécurité ne serait pas mise en péril si l’on accordait une exemption à M. Bhinder.

(7) La contrainte financière qu’aurait à subir l’employeur en exemptant M. Bhinder de l’application de la règle du casque de sécurité était minime.

Aux pages 512 et 513, elle affirme :

J’estime, avec le recul, que la majorité de cette Cour s’est peut-être trompée en concluant que la règle du casque de sécurité était une EPN. [cu100]Ce n’est pas que je sois en désaccord avec le critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke ou que j’accepte la thèse des dissidents selon laquelle l’accommodement est une composante essentielle de l’EPN. L’opinion que j’exprime se fonde sur deux autres raisons.

En premier lieu, la règle n’était pas, pour reprendre les termes utilisés dans Etobicoke, « raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général ». Le tribunal a conclu que, dans les faits, le refus de M. Bhinder de porter un casque de sécurité n’influerait pas sur sa capacité de travailler comme électricien d’entretien ni ne constituerait une menace pour la sécurité de ses compagnons de travail ou du public en général. Il a certes admis que le fait de ne pas porter le casque de sécurité accroissait le risque que courait M. Bhinder lui-même, mais très légèrement. Vu ces conclusions de fait du tribunal, il est à mon avis difficile d’appuyer la conclusion de la majorité de cette Cour que la règle du casque de sécurité était raisonnablement nécessaire pour assurer la sécurité de M. Bhinder, de ses compagnons de travail et du public en général. [Non souligné dans le texte original.]

En se fondant sur cet extrait, la requérante prétend que l’arrêt Bhinder a effectivement été écarté pour ce qui est de sa conclusion selon laquelle un risque léger suffisait pour répondre au critère d’appréciation du « risque d’erreur humaine suffisant » établi dans l’arrêt Etobicoke et que l’arrêt Dairy Pool pose un nouveau critère, soit celui du « risque substantiel ». Je rejette cette prétention pour les motifs exposés ci-dessous.

Premièrement, l’extrait sur lequel s’appuie la requérante n’était pas nécessaire au prononcé de la décision dans l’affaire Dairy Pool. Quoi qu’il en soit, ce qu’on peut en tirer, dans le meilleur des cas, c’est que la majorité de la Cour a mal appliqué, dans l’arrêt Bhinder, le critère établi dans l’arrêt Etobicoke, étant donné les conclusions du tribunal portant que le défaut de M. Bhinder de porter un casque ne créait aucun risque de blessure pour ses compagnons de travail ou pour le public, qu’il comportait un risque négligeable de blessure pour lui-même et, que le fait d’exempter M. Bhinder de la politique de port du casque ne compromettrait pas la politique de sécurité de l’employeur. Deuxièmement, aux pages 516 et 517, le juge Wilson résume les résultats de son analyse de l’affaire Bhinder de la façon suivante :

Pour ces motifs, je suis d’avis que l’arrêt Bhinder est bien fondé lorsqu’il énonce que l’accommodement n’est pas un élément du critère de l’EPN et qu’une fois démontrée l’existence d’une EPN, l’employeur n’a pas d’obligation d’accommodement. En revanche, cet arrêt est mal fondé dans la mesure où il applique ce principe à un cas de discrimination indirecte. Il en résulte finalement que, lorsqu’une règle crée une discrimination directe, elle ne peut être justifiée que par une exception légale équivalente à une EPN, c’est-à-dire un moyen de défense qui envisage la règle dans sa totalité. (Je souligne au passage que les codes de droits de la personne au Canada contiennent tous une disposition d’exception fondée sur l’EPN.) Par contre, lorsqu’une règle crée une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l’employeur aurait pu composer avec l’employé lésé sans subir des contraintes excessives.

Si la prétention de la requérante était valable, on s’attendrait à ce que ce résumé fasse état du fait que l’arrêt Bhinder est aussi erroné du fait qu’il a appliqué le critère du « risque suffisant ». En fait, dans l’extrait que j’ai déjà cité, le juge Wilson affirme expressément qu’elle n’est pas en désaccord avec le critère établi dans l’arrêt Etobicoke. Son désaccord se limite, selon moi, uniquement à la façon dont la majorité a appliqué ce critère dans l’affaire Bhinder.

Enfin, il ne faut pas oublier de tenir compte des conséquences de l’obligation de démontrer l’existence d’un « risque substantiel » sur la norme de preuve établie dans l’arrêt Etobicoke. À mon avis, la substitution du terme « substantiel » au terme « suffisant » pourrait bien avoir pour effet d’assujettir la preuve de l’employeur, quant à l’existence d’une exigence professionnelle justifiée dans l’intérêt de la sécurité du public, à une probabilité plus élevée que par application du critère posé dans l’affaire Etobicoke.

Pour conclure, je résume :

1. Ni l’arrêt Bhinder ni l’arrêt Mahon n’ont établi un nouveau critère d’appréciation du « risque suffisant » dans les situations touchant la sécurité publique.

2. Le critère appliqué dans chaque cas était celui établi dans l’arrêt Etobicoke, qui demeure incontesté et entièrement valable.

3. L’arrêt Dairy Pool n’a pas eu pour effet d’écarter les arrêts Bhinder ni Mahon en ce qui a trait au critère du risque suffisant qu’ils auraient établi.

4. L’arrêt Dairy Pool n’a pas posé un nouveau critère, soit celui du « risque substantiel », en remplacement du critère du « risque suffisant » énoncé dans l’arrêt Etobicoke.

Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la majorité n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas le critère du « risque substantiel », prétendument énoncé dans l’arrêt Dairy Pool.

Avant de terminer, je tiens à traiter brièvement des décisions Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209 (C.A.) et Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.), auxquelles s’est référé le juge Robertson dans ses motifs.

En ce qui a trait à l’affaire Carson, je suis d’accord avec le juge MacGuigan, J.C.A., pour affirmer [à la page 232] :

Il ressort donc clairement des décisions citées par le juge McIntyre qu’il n’avait pas l’intention en les invoquant [il s’agit de deux décisions citées à la fin de ses motifs] d’approuver une manière particulière de mesurer le risque.

Je ne peux toutefois souscrire à sa conclusion selon laquelle [à la page 232] :

 … le fait qu’il ait lui-même présenté le litige en affirmant qu’il s’agissait de déterminer s’il existait « un risque d’erreur humaine suffisant », indique la reconnaissance d’un certain degré de risque qui correspond davantage à la notion de risque « acceptable » qu’à celle de risque « minime ».

Premièrement, je ne pense pas que la substitution de l’adjectif « acceptable » à l’adjectif « suffisant » ait pour effet de rendre ce critère plus précis. Deuxièmement, je pense qu’on peut tout aussi bien soutenir que le juge McIntyre a peut-être mentionné les décisions Hodgson v. Greyhound Lines, Inc., 499 F. 2d 859 (7th Cir. 1974); et Little v. Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co. Ltd. (No.2) (1980), 41 N.B.R. (2d) 315 (comm. d’enqu.), simplement pour préciser qu’il avait examiné et rejeté le critère établi dans chacune et formulé un critère différent, soit celui du « risque suffisant ».

En ce qui a trait à l’affaire Rosin, il suffit de dire que, selon moi, les remarques incidentes formulées par le juge Linden, J.C.A., à la page 411, ne justifient en rien une conclusion selon laquelle la Cour aurait « adopté » un critère d’appréciation du caractère suffisant qui diffère de quelque façon que ce soit de celui établi dans l’arrêt Etobicoke. Cette affirmation n’était pas nécessaire au prononcé de la décision et aucune des décisions Bhinder ou Dairy Pool n’a été examinée en détail.

J’examinerai enfin la deuxième plainte de la requérante, savoir que les FAC n’ont pas donné à la plaignante l’occasion de suivre le programme de formation de base afin de déterminer si elle était apte à devenir membre des forces régulières.

Comme il s’agit d’un cas de discrimination directe, la question des caractéristiques personnelles n’était pas pertinente pour déterminer si la norme était justifiée : Dairy Pool, à la page 517; Rosin, à la page 411. La majorité a néanmoins examiné cette question (aux pages D/217 à D/219). La majorité a souligné que la plaignante avait subi un examen personnel quant à sa déficience et que sa vue non corrigée ne satisfaisait pas à la norme acceptable. En fait, la majorité a conclu que la plaignante, à la suite de cet examen, avait été placée dans la catégorie des personnes « aveugles du point de vue du droit ». Elle s’est ensuite penchée sur la question de sa capacité de fonctionner sans verres correcteurs dans un contexte militaire ou musical et a conclu qu’elle avait besoin de verres correcteurs pour fonctionner dans ces deux contextes. Elle a souligné que la question de savoir si la plaignante perdrait ses verres correcteurs dans une situation donnée était une question de hasard plutôt que d’aptitude et qu’aucun examen ne permettrait en conséquence de la trancher efficacement.

La majorité s’est aussi penchée sur la question de savoir si la formation de base des recrues pourrait reproduire les situations d’urgence ou de guerre pour l’évaluation de la plaignante et a conclu que tel n’était pas le cas.

En conséquence, elle a conclu l’examen de cette question par l’affirmation suivante [à la page D/217] :

Cela me persuade que la méthode d’évaluation consistant à faire passer à la plaignante l’épreuve de la formation de base ne permettrait pas efficacement de percevoir si sa déficience particulière l’empêcherait ou non d’accomplir ses tâches militaires de façon efficace et économique, sans se mettre elle-même en danger et sans mettre en danger ses compagnons de travail ou le public en général.

Comme le juge Robertson, je ne constate aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire dans la conclusion qu’a tirée la majorité en se fondant sur la preuve qui lui a été soumise.

Pour les motifs qui précèdent, je répondrais à la deuxième question par la négative et je rejetterais la demande.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Robertson, J.C.A. (dissident) : La demande de contrôle judiciaire vise l’annulation d’une décision du tribunal canadien des droits de la personne (le tribunal), constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée (la Loi). La majorité des membres du tribunal ont conclu que les Forces armées canadiennes (les FAC) n’avaient pas fait preuve de discrimination à l’égard de la plaignante, Julia Husband, en rejetant sa demande d’enrôlement en raison de sa déficience visuelle. La plaignante, qui n’était pas représentée par avocat, a expressément souscrit aux prétentions de la requérante, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission).

I

La plaignante, musicienne d’expérience et de talent, a commencé en 1981 à manifester de l’intérêt pour une carrière musicale au sein des FAC. En avril 1986, un poste de clarinettiste à combler par enrôlement direct s’est libéré. Bien que la plaignante ait satisfait aux exigences professionnelles du poste, sa vue ne répondait pas à la norme minimale d’acuité visuelle sans correction applicable aux recrues du rang des FAC. Avec des verres correcteurs, la vue de la plaignante correspondait à peu près à la norme 20/20. Sans correction, elle est juridiquement aveugle.

Les FAC attribuent une cote à l’acuité visuelle sans correction selon une échelle descendante allant de V-1 à V-6. Les personnes appartenant à la catégorie V-1 ont une vue à peu près « normale », alors que les personnes de la catégorie V-6, soumises à des examens, obtiennent des résultats qui les classent parmi les personnes juridiquement aveugles. Seules les personnes appartenant aux catégories V-1 à V-4 sont admises dans les Forces armées. La catégorie V-5 est réservée aux membres des FAC dont la vue s’est détériorée en deçà de la norme V-4 depuis leur enrôlement. Cette catégorie s’adresse au personnel militaire en service dont la vue non corrigée n’est pas meilleure que celle de la plaignante. Le Conseil médical de révision des carrières des FAC permet à ces personnes de demeurer membres des FAC en raison de leur « mérite ». On tient pour acquis que les membres en service ont acquis une expertise et une expérience suffisantes pour continuer à remplir leurs fonctions militaires de façon satisfaisante. La plaignante a été placée dans la catégorie V-6 et on a refusé de l’admettre dans les FAC pour cette raison.

La plaignante a déposé une plainte à la Commission le 1er septembre 1987. Elle prétendait que les FAC avaient fait preuve, à son égard, de discrimination fondée sur une déficience en contravention des articles 7 et 10 de la Loi. Les FAC ont admis que la norme d’acuité visuelle était de prime abord discriminatoire, mais se sont prévalues de l’article 15 de la Loi. Cette disposition permet aux FAC de démontrer que la norme d’acuité visuelle applicable en cas d’enrôlement est une exigence professionnelle justifiée (EPJ) et ne constitue donc pas un acte discriminatoire. Dans une décision rendue le 2 août 1991, la majorité des membres du tribunal ont reconnu que la norme d’acuité visuelle sans correction, des FAC, est une exigence professionnelle justifiée et ont rejeté la plainte.

Le tribunal s’est référé au critère énoncé par la Cour suprême dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, et a conclu que les personnes appartenant à la catégorie V-6 posent un risque d’erreur humaine suffisant pour justifier leur exclusion des FAC. Après avoir examiné les termes utilisés par la Cour dans la décision Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209 (C.A.) [ci-après appelée Mahon], le tribunal a défini l’expression « risque suffisant d’erreur humaine » de la façon suivante [à la page D/204] :

Le risque suffisant d’erreur humaine s’entend d’un risque réel qui ne repose pas sur des simples conjectures. La « suffisance » se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

Pour décider que la norme d’acuité visuelle d’enrôlement dans les FAC constitue une EPJ, le tribunal a traité de la nature du poste que voulait obtenir la plaignante. À cet égard, il a fait mention de la doctrine de la responsabilité illimitée, plus communément appelée la politique du « soldat d’abord ». Cette politique prévoit que les membres réguliers des FAC peuvent être envoyés n’importe où et sont soumis en permanence à l’obligation de service légitime, conformément aux exigences des FAC. Le fondement législatif de cette doctrine se trouve aux paragraphes 33(1) et 34(1) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 :

33. (1) La force régulière, ses unités et autres éléments, ainsi que tous ses officiers et militaires du rang, sont en permanence soumis à l’obligation de service légitime.

34. (1) Lorsque, dans une déclaration, le gouverneur en conseil a conclu à l’existence ou l’imminence d’une catastrophe présentant un caractère de gravité lui conférant un intérêt national, la force régulière, en tout ou en partie, ou tout officier ou militaire du rang de cette force peuvent être obligés de rendre, relativement à une telle situation, les services autorisés par le ministre; leur action est alors assimilée au service militaire.

Le tribunal a reconnu que l’emploi dans les FAC comprend normalement deux volets. Le travail des membres réguliers comporte toujours un aspect militaire, mais la plupart d’entre eux exercent aussi un métier civil (musicien, cuisinier, avocat). Par conséquent, « les fonctions du métier de musicien » comprennent expressément des tâches militaires reliées à la défense. Bien qu’il soit admis qu’un membre des FAC puisse passer toute sa carrière sans avoir à affronter des crises militaires (motifs du tribunal, aux pages D/204 à D/209), le tribunal a conclu que les fonctions militaires des FAC sont capitales (motifs du tribunal, à la page D/209) :

L’ensemble de la preuve me convainc que le rôle premier des membres réguliers des FAC est de protéger les intérêts du Canada, de sa population et de ses alliés en employant la force si nécessaire. Il se peut que des militaires aient d’autres fonctions en temps de paix, mais le devoir et l’objectif primordiaux des FAC est de se tenir prêtes pour la guerre. Par conséquent, j’estime que l’exigence professionnelle justifiée invoquée en défense doit se rapporter aux aspects militaires de l’appartenance à la force régulière de l’armée autant qu’à l’occupation de musicien des FAC.

Sur ce point, le membre dissident du tribunal a exprimé son opinion en termes non équivoques. Selon lui, la position de la majorité s’applique aux FAC selon le rôle qu’elles sont destinées à jouer plutôt que selon le rôle qu’elles jouent réellement (motifs de dissidence, à la page D/227) :

Je suis d’avis que l’EPJ incriminée découle d’attitudes de longue date et de traditions bien enracinées dans la mentalité militaire. Elle n’est pas justifiée au sens de l’al. 15a) de la Loi parce qu’elle n’a aucun lien avec les compétences véritables requises de nos jours de la part des musiciens œuvrant au sein des FAC. Selon moi, les FAC ne comptent pas sérieusement exiger de leurs musiciens qu’ils s’acquittent des fonctions qui servent en l’espèce à justifier l’exigence professionnelle en cause. Il n’existe aucun fondement rationnel au fait d’exiger d’un musicien qu’il remplisse les exigences professionnelles que les FAC invoquent pour refuser à la plaignante un emploi de musicienne.

On constate que la façon dont la majorité a qualifié le travail que la plaignante voulait obtenir a orienté son analyse juridique. En d’autres termes, elle a appliqué le critère de l’exigence professionnelle justifiée à la plaignante en sa qualité de soldate qui voulait obtenir un poste de musicienne. L’adoption, par la majorité, de la politique du « soldat d’abord » ressort plus particulièrement de son évaluation du caractère raisonnable des normes d’acuité visuelle des FAC.

La preuve soumise au tribunal démontre essentiellement que les membres des FAC sont susceptibles d’être placés dans des situations où ils risquent soit de perdre leurs verres correcteurs soit de ne pas être en mesure de les utiliser. Elle a aussi fait ressortir le risque que les lentilles cornéennes ne remplacent pas adéquatement les verres conventionnels. Le tribunal a conclu que les personnes appartenant à la catégorie V-6 posent un risque inacceptable pour elles-mêmes et pour les autres dans les situations de guerre ou d’urgence. Il a aussi décidé que les FAC n’avaient pas l’obligation de permettre à la plaignante de subir un examen individuel en l’autorisant à suivre le programme de formation de base. Enfin, il a rejeté l’argument selon lequel les normes courantes d’enrôlement devraient être abolies parce que les FAC sont autorisées à renoncer à leur application. Aucun élément de preuve n’a été produit quant aux circonstances dans lesquelles on a déjà renoncé à les appliquer à des recrues. Les parties n’ont pas fait valoir cet argument juridique devant nous.

II

La première prétention de la Commission porte que le tribunal a enfreint les règles de justice naturelle. Sa deuxième et principale prétention veut que la norme d’acuité visuelle sans correction des FAC ne soit pas une exigence professionnelle justifiée. Sur ce point, elle fait valoir deux arguments de fond. D’abord, la Commission soutient que le tribunal a commis une erreur de droit en appliquant un critère inapproprié pour apprécier le risque d’erreur humaine acceptable en droit. Cette question soulève celle de la validité de la politique du « soldat d’abord » et de ses répercussions sur l’évaluation du risque. Ensuite, la Commission affirme que le tribunal a commis une erreur en refusant à la plaignante l’occasion de suivre le programme de formation de base. Elle prétend que cette forme d’« examen individuel » dissiperait les inquiétudes des FAC quant à la possibilité que la vue de la plaignante nuise à l’accomplissement de ses tâches militaires.

a)         La justice naturelle

La Commission a soulevé une objection préliminaire selon laquelle le tribunal aurait enfreint les règles de justice naturelle en prenant connaissance d’office d’événements postérieurs à l’audience sans lui donner l’occasion d’y répondre. Par exemple, le tribunal a traité du rôle moderne des FAC en faisant allusion à la guerre du Golfe persique et aux événements civils de Kahnawake et de Kahnisatake. J’estime, comme l’avocat des FAC, que la preuve abondante soumise au tribunal, sans faire les allusions contestées à ces renseignements, appuyait les conclusions de la majorité.

b)         Le caractère suffisant du risque—Le critère approprié

Dans la décision Etobicoke de la Cour suprême, citée plus haut, le juge McIntyre a établi un critère à deux volets pour l’appréciation de la validité des exigences professionnelles justifiées. En l’espèce, seul est en cause le volet objectif du critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke, soit celui selon lequel l’exigence professionnelle justifiée doit être « raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général » (Etobicoke, à la page 208). L’existence d’une exigence professionnelle justifiée sera démontrée s’il existe un « risque d’erreur humaine suffisant » pour justifier le maintien d’une exigence professionnelle qui serait autrement discriminatoire (Etobicoke, à la page 210). Par conséquent, la question de savoir si l’exigence professionnelle est « raisonnablement nécessaire » dépend, du moins en partie, de celle de savoir si le groupe qui se plaint de discrimination crée un risque suffisant de préjudice pour ses membres et pour les autres en cas d’erreur humaine. La question qui pose manifestement un problème est celle du degré du risque qui constitue un « risque d’erreur humaine suffisant » pour justifier le maintien d’une règle qui serait autrement discriminatoire.

Tant la présente Cour que la Cour suprême ont toujours reconnu qu’il faut à tout le moins démontrer un accroissement du risque du préjudice pour établir l’existence d’une exigence professionnelle justifiée. Toutefois, il existe des divergences quant à la façon d’évaluer ce risque : voir Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209 (C.A.); Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; Mahon, supra; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; et Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.). La Commission soutient que le tribunal a commis une erreur en appliquant l’arrêt Mahon car cette décision a en fait été écartée par l’arrêt Dairy Pool de la Cour suprême.

La jurisprudence révélait auparavant qu’ « un risque plus grand de subir des blessures—quoique seulement légèrement plus grand » suffisait pour qu’une exigence professionnelle justifiée existe (Bhinder, à la page 584). Dans l’arrêt Mahon, la Cour a interprété l’effet combiné des décisions Bhinder et Etobicoke de la façon suivante [aux pages 221 et 224] :

Il ressort donc de ces décisions, à mon sens, qu’à plus forte raison, l’exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnablement nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave au grand public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale.

Toutefois, lorsque j’interprète cette phrase [risque d’erreur humaine suffisant] compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d’autres termes, l’adjectif « suffisant » en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.

On a toujours pu soutenir que l’arrêt Etobicoke n’avait pas établi un critère « minimal » quant à l’accroissement du risque nécessaire pour qu’une exigence professionnelle justifiée existe. Dans l’arrêt Carson, supra, le juge MacGuigan, J.C.A., a interprété le critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke en se référant à la décision rendue par le commissaire enquêteur du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Little v. Saint John Shipbuilding and Dry Dock Co. Ltd. (No.2) (1980), 41 N.B.R. (2d) 315. Dans le jugement Little, cité par la Cour suprême dans l’affaire Etobicoke, le commissaire enquêteur s’est prononcé sur l’âge de la retraite obligatoire pour un grutier. Le commissaire a décidé de réintégrer le plaignant sous réserve d’un examen médical et a déclaré, à la page 337 :

[traduction] Il semblerait qu’il soit nécessaire, même dans les situations les plus propices, d’accepter que l’exécution du travail ne soit pas optimale étant donné certaines données pratiques bien réelles. Tant que les risques créés pour la sécurité du public n’outrepassent pas une norme minimale acceptable, l’abolition de l’âge de la retraite obligatoire ne semblerait pas causer de problèmes démesurés.

Dans l’affaire Carson, le juge MacGuigan, J.C.A., a distingué l’expression « une augmentation minime des risques » de l’expression « un risque minime acceptable » au motif que « cette dernière expression laisse entendre contrairement à la première qu’il est possible de mesurer l’acceptabilité d’un risque » (à la page 231). À la page 232, il ajoute :

Il ressort donc clairement des décisions citées par le juge McIntyre qu’il n’avait pas l’intention en les invoquant d’approuver une manière particulière de mesurer le risque. Néanmoins, le fait qu’il ait lui-même présenté le litige en affirmant qu’il s’agissait de déterminer s’il existait « un risque d’erreur humaine suffisant », indique la reconnaissance d’un certain degré de risque qui correspond davantage à la notion de risque « acceptable » qu’à celle de risque « minime ».

Il semble que, avant l’arrêt Bhinder, la Cour n’était pas disposée à reconnaître qu’une augmentation minime ou insignifiante du risque justifiait une exigence professionnelle normale. La validité du critère « minimal » formulé dans Bhinder a été expressément mise en doute par le juge Wilson, quoique en obiter, dans la décision Dairy Pool, supra, aux pages 512 et 513 :

En premier lieu, la règle n’était pas, pour reprendre les termes utilisés dans Etobicoke, « raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général ». Le tribunal a conclu que, dans les faits, le refus de M. Bhinder de porter un casque de sécurité n’influerait pas sur sa capacité de travailler comme électricien d’entretien ni ne constituerait une menace pour la sécurité de ses compagnons de travail ou du public en général. Il a certes admis que le fait de ne pas porter le casque de sécurité accroissait le risque que courait M. Bhinder lui-même, mais très légèrement . Vu ces conclusions de fait du tribunal, il est à mon avis difficile d’appuyer la conclusion de la majorité de cette Cour que la règle du casque de sécurité était raisonnablement nécessaire pour assurer la sécurité de M. Bhinder, de ses compagnons de travail et du public en général.

Le raisonnement énoncé dans l’affaire Dairy Pool a été adopté par la présente Cour, quoique sous forme de remarque incidente. Dans la décision Rosin, supra, le juge Linden, J.C.A., a déclaré, à la page 411 :

La deuxième plainte du requérant est que, si quelque degré de risque est prouvé, quelque minime soit-il, une EPJ est établie. J’ai déjà indiqué que la preuve n’avait pas convaincu le tribunal de l’existence d’un risque accru. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question. Le cas échéant, il faudrait tenir compte de l’arrêt Central Alberta Dairy Pool, dans lequel le juge Wilson a indiqué que l’arrêt Bhinder était peut-être mal fondé pour le motif que le risque accru dans les circonstances n’était que très léger et, ainsi, n’aurait pas pu fonder la défense d’EPJ.

Je ne pense pas qu’on puisse sérieusement mettre en doute le fait que le prétendu critère « minimal » menace gravement l’atteinte des objectifs qui sous-tendent les lois en matière de droits de la personne. Ce critère pourrait facilement faire échec à l’objet de la Loi et priver des personnes du droit à l’égalité des chances. Par exemple, l’application du critère « minimal » fournirait une justification à l’employeur qui refuserait d’embaucher des personnes qui se déplacent en fauteuil roulant sous prétexte qu’elles représentent un risque additionnel en cas d’incendie, ou au gouvernement qui refuserait de délivrer un permis de conduire à des personnes dont les déficiences sont bien contrôlées : voir Mahon c. Canadien Pacifique Ltée (1985), 7 C.H.R.R. D/3278 (Trib. can.).

En définitive, il faut accepter le fait que les personnes qui ont une déficience représenteront toujours un risque additionnel par rapport aux autres membres de la société. L’appréciation de ce que les personnes déficientes peuvent ou ne peuvent pas faire de façon compétente, ou du risque qu’elles représentent en raison de leur déficience, peut trop facilement être guidée par l’ignorance. L’objectif des lois en matière de droits de la personne est de changer le fait bien réel que les préjugés et les stéréotypes contribuent à priver des personnes de leurs chances d’emploi dans des postes qu’elles peuvent remplir de façon compétente. L’évaluation du risque en fonction d’un critère « minimal » menace de façon importante la réalisation de cet objectif.

Selon moi, le critère approprié, formulé dans Dairy Pool, comprend une augmentation « substantielle » du risque pour la sécurité, dans des limites qui soient tolérables. Le fait que la Cour suprême ait expressément mis en doute le critère formulé dans Bhinder fournit un fondement juridique permettant de déroger à la jurisprudence antérieure sans enfreindre la doctrine du stare decisis. Il n’y aurait aucun avantage à revenir ou à s’accrocher à un critère d’évaluation du risque qui ne reflète pas notre conception évolutive des droits de la personne. Par conséquent, le critère « minimal » auquel le tribunal a eu recours constitue un motif suffisant pour justifier l’annulation de sa décision. C’est une erreur de droit que d’appliquer un critère minimal d’appréciation du risque qui ne correspond pas au droit établi. Une fois reconnu et appliqué le critère approprié, la question de savoir si une situation y correspond est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit.

La portée du raisonnement adopté dans l’affaire Dairy Pool ne clarifie pas la question du seuil du risque « tolérable » ou « substantiel ». L’exemple hypothétique de la société aérienne qui voudrait refuser d’embaucher les personnes souffrant de problèmes cardiaques comme pilotes commerciaux illustre bien la nature de ce problème. La personne à qui il reviendrait de décider si l’absence de problèmes coronariens constitue une exigence professionnelle justifiée devrait évaluer le risque d’erreur humaine en regard de ses conséquences potentiellement catastrophiques et, d’une façon plus générale, soupeser les objectifs des droits de la personne par rapport aux intérêts et aux attentes légitimes du public. À mon avis, ce processus exige qu’on reconnaisse explicitement les facteurs qui ont une incidence sur l’évaluation du risque relativement aux exigences professionnelles justifiées. Les éléments qui suivent vont de soi.

Premièrement, quelle est la nature de l’emploi? Deuxièmement, quelle est la probabilité empirique, et non conjecturale, d’erreur humaine? (Voir Etobicoke, aux pages 211 à 213.) Troisièmement, le risque d’erreur humaine se limite-t-il à des questions de santé et de sécurité? Si le seul risque encouru touche les gains financiers d’un employeur privé, doit-on lui permettre d’invoquer en défense l’exigence professionnelle justifiée? Enfin, quelle est la gravité du préjudice susceptible de découler d’une erreur humaine? Il existe une différence de taille entre un risque sérieux de préjudice (une fracture au bras) et un risque de préjudice sérieux (la mort). Selon moi, il serait irresponsable d’écarter du revers de la main les conséquences de l’erreur humaine sur ses victimes éventuelles. Les tribunaux et les commissions des droits de la personne ne doivent pas être autorisés, ni moralement ni en droit, à se réfugier derrière leur immunité face au contrôle judiciaire pour prendre des décisions dont les résultats pourraient bien, dans un autre contexte, engager leur responsabilité civile. On ne peut poursuivre, de façon responsable, l’objectif louable de la promotion des droits de la personne sans tenir compte de la réalité.

En ce qui a trait aux éléments qui précèdent, je voudrais traiter brièvement de la première question, soit de celle de la véritable nature de l’emploi que veut obtenir la plaignante. Je ne vois aucune objection à adopter la politique du « soldat d’abord » dans le contexte du recrutement. Les personnes qui essaient de s’enrôler dans les FAC doivent tenir pour acquis qu’elles seront appelées à s’acquitter de tâches militaires. Par conséquent, bien qu’on puisse prétendre de façon persuasive que les musiciens ont très peu de chances de se retrouver dans une situation de combat, il ne faut attribuer aucune pertinence à cet élément pour évaluer le risque d’erreur humaine. Le fait que les FAC aient établi une catégorie spéciale (V-5) pour les membres en service dont l’acuité visuelle ne satisfait pas aux normes applicables à l’enrôlement n’y change rien.

Une considération évidente d’ordre pratique confirme la nécessité de fixer des normes minimales sévères pour l’enrôlement dans les FAC. Les aptitudes physiques de la plupart des membres des FAC iront en se détériorant en raison du processus naturel de vieillissement. Compte tenu du mandat particulier primordial des FAC, il faut nécessairement appliquer des normes médicales élevées aux recrues. C’est la prémisse même qui est à l’origine de la norme d’acuité visuelle V-5. Cette catégorie permet aux FAC de composer avec les personnes qui ont peut-être consacré les meilleures années de leur vie à l’armée. Dans ce contexte, j’estime que le traitement différentiel des recrues qui doivent satisfaire à des normes minimales pour être admises dans les FAC repose sur un fondement rationnel compatible avec l’objet de la Loi.

c)         Une mesure de rechange raisonnable—L’examen individuel

Le dernier argument de la Commission porte que la plaignante devrait être autorisée à s’enrôler dans les FAC si elle réussit le programme de formation de base. Les FAC s’y opposent au motif que la plaignante n’a droit à un « examen individuel » qu’en ce qui a trait à son acuité visuelle et que sa déficience visuelle exposerait la plaignante et les autres membres des FAC à des risques au cours du programme de formation de base.

Si, par application du critère du risque « substantiel », la norme d’acuité visuelle sans correction des FAC était considérée comme une exigence professionnelle justifiée, il faudrait néanmoins trancher la question de savoir s’il existe une autre façon, plus fiable, d’évaluer le risque que représente la plaignante. Selon moi, la jurisprudence n’appuie pas la position de la Commission : Canada (Procureur général) c. Saint Thomas et la Commission canadienne des droits de la personne (1993), 162 N.R. 228 (C.A.F.); Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279; et Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297.

Pour accueillir l’argument de la Commission, il faut tenir pour acquis que la formation de base a pour objet et pour résultat de reproduire une situation de guerre. Si tel n’est pas le cas, il ne sert à rien de permettre à la plaignante de suivre ce programme de formation. Sur ce point, le tribunal a déclaré que la « valeur [de la formation de base] en tant qu’instrument d’évaluation du rendement d’une personne dans une situation réelle d’urgence ou de guerre n’est probablement pas très élevée » (motifs du tribunal, aux pages D/216 et D/217). Le tribunal s’est aussi référé à la décision Galbraith c. Canada (Forces armées canadiennes) (1989), 10 C.H.R.R. D/6501 (Trib. can.). Dans cette affaire, le tribunal a statué que « les risques et les tensions de la vie militaire ne peuvent être reproduits » et a conclu que les « évaluations [individuelles] seraient inappropriées en raison de la difficulté, voire de l’impossibilité, de reproduire les conditions qui existent sur le terrain » (Galbraith, aux pages D/6524 et D/6525). En l’espèce, la tribunal a souscrit à ces observations. J’estime qu’elles sont convaincantes.

Même si la formation de base reproduisait assez bien les conditions de guerre pour permettre d’évaluer la capacité de la plaignante de fonctionner efficacement, je n’accepterais pas de mettre en péril sa sécurité et celle des autres membres des FAC. Comme l’a affirmé avec justesse le tribunal dans l’affaire Galbraith, « il n’est pas nécessaire qu’il y ait risque d’erreur humaine pour recueillir des données statistiques à l’égard d’emplois mettant en danger la sécurité du public » (Galbraith, à la page D/6514). Dans les circonstances, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du tribunal portant que la formation de base ne permettrait pas d’évaluer efficacement le risque d’erreur humaine.

V

J’accueillerais la demande, j’annulerais la décision rendue par le tribunal le 2 août 1991 et je renverrais l’affaire au tribunal pour qu’il rende une décision conforme aux présents motifs.

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