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[1994] 1 C.F. 250

A-967-91

Mark Donald Benner (appelant) (requérant)

c.

Le secrétaire d’État du Canada et le greffier de la citoyenneté (intimés) (intimés)

Répertorié : Benner c. Canada (Secrétaire d’État) (C.A.)

Cour d’appel, juges Marceau, Linden et Létourneau, J.C.A.—Vancouver, 10 juin; Ottawa, 30 juin 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Appel contre le rejet de la demande de citoyenneté — L’appelant est né en 1962 aux États-Unis du mariage de sa mère canadienne et de son père américain — La Loi sur la citoyenneté de 1947 prévoyait qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire — La Loi de 1977 prévoit que l’individu né à l’étranger avant 1977 de père canadien est citoyen canadien de droit, et que l’individu né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne et de son père non canadien a maintenant le droit de demander la citoyenneté mais est tenu à certaines formalités supplémentaires — L’appelant a un mauvais casier judiciaire — La distinction entre demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle et demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle vaut-elle discrimination sexuelle interdite par l’art. 15 de la Charte? — La soi-disant discrimination s’est-elle produite au moment de la naissance, sous l’empire de la Loi de 1947, ou au moment de la demande de citoyenneté, faite en 1989 sous le régime de la loi actuelle? — Au cas où le texte de loi serait discriminatoire, peut-il se justifier au regard de l’article premier de la Charte? — Application rétroactive ou rétrospective de la Loi sur la citoyenneté et de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Appel contre le rejet de la demande de citoyenneté — L’appelant est né en 1962 aux États-Unis du mariage de sa mère canadienne et de son père américain — La Loi sur la citoyenneté de 1947 prévoyait qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire — La Loi de 1977 prévoit que l’individu né à l’étranger avant 1977 de père canadien est citoyen canadien de droit, et que l’individu né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne et de son père non canadien a maintenant le droit de demander la citoyenneté mais est tenu à certaines formalités supplémentaires — L’appelant a un mauvais casier judiciaire — L’art. 15 de la Charte s’applique-il? — La soi-disant discrimination découle-t-elle de la Loi de 1947 ou de celle de 1977? — L’événement déterminant de la soi-disant discrimination était-il le traitement accordé à l’appelant en 1989 sous le régime de la loi actuelle ou sa naissance en 1962? — La distinction entre demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle et demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle vaut-elle discrimination sexuelle interdite par l’art. 15 de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — Au cas où la Loi sur la citoyenneté de 1977 opérerait discrimination sexuelle entre demandeurs de filiation maternelle et demandeurs de filiation paternelle du fait que seuls les premiers sont tenus à l’obligation du serment de citoyenneté et de l’enquête sur le casier judiciaire, il échet d’examiner si elle peut se justifier au regard de l’art. 1 de la Charte — Les objectifs visés par les formalités de demande imposées aux demandeurs de filiation maternelle (s’assurer de l’allégeance envers le Canada, garantir la sécurité de la nation et de son peuple) sont-ils suffisamment importants pour justifier la dérogation à un droit protégé par la constitution — La triple condition du critère de proportionnalité a-t-elle été remplie?

Interprétation des lois — Rétroactivité, rétrospectivité — La Loi sur la citoyenneté de 1947 prévoyait qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire — La Loi de 1977 maintient la citoyenneté de droit pour les demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle, mais les demandeurs de filiation maternelle sont tenus à certaines formalités supplémentaires, savoir l’enquête sur le casier judiciaire et la prestation du serment de citoyenneté — L’appelant, né aux États-Unis en 1962, du mariage de sa mère canadienne et de son père américain, a demandé la citoyenneté canadienne — Sa demande a été rejetée en 1989 du fait de son casier judiciaire — Il échet d’examiner si le traitement accordé à l’appelant en 1989 sous le régime de la Loi actuelle ou sa naissance en 1962 était l’événement déterminant de la soi-disant discrimination, c’est-à-dire si la soi-disant discrimination découle de la Loi de 1947 ou de celle de 1977 — Dans le premier cas, il y aurait application rétroactive de la Charte — Il n’y a pas en l’espèce application rétroactive ou rétrospective de la Charte — Une contestation de la constitutionnalité de la Loi de 1977 met-elle en jeu l’application rétroactive de la Charte? — Un texte de loi accordant la citoyenneté aux demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle, ou soumettant les demandeurs de filiation paternelle aux mêmes formalités que les premiers, serait rétroactif parce qu’il changerait l’effet juridique d’un événement ayant eu lieu avant son adoption.

Appel contre le jugement de première instance qui a débouté l’appelant de son recours contre le rejet de sa demande de citoyenneté. L’appelant est citoyen américain, né aux États-Unis en 1962 du mariage de sa mère canadienne et de son père américain. De 1947 à 1977, la Loi sur la citoyenneté prévoyait qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire. Par suite de la modification en 1977 de la même Loi, les individus nés à l’étranger avant 1977 de pères canadiens étaient citoyens canadiens de droit après la déclaration de leur naissance. Quiconque était né à l’étranger avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi, du mariage de sa mère canadienne et de son père non canadien, avait maintenant le droit de demander la citoyenneté mais était tenu à certaines formalités supplémentaires, comme la prestation du serment de citoyenneté et l’enquête sur le casier judiciaire. En outre, il doit satisfaire aux conditions prévues par le Règlement sur la citoyenneté. En 1987, l’appelant a demandé la citoyenneté canadienne, mais sa demande a été rejetée en 1989 du fait de son casier judiciaire, et ce, en application de l’article 22 de la Loi. En appel devant la Section de première instance, l’appelant soutenait que les alinéas 3(1)e), 5(2)b) et l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté ainsi que l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté opéraient discrimination interdite par l’article 15 de la Charte. Le juge de première instance a jugé que la Charte ne s’appliquait pas rétrospectivement et que son article 15 n’avait pas effet avant le 17 avril 1985. Bien qu’une pratique discriminatoire continue n’implique pas l’application rétrospective de la Charte, il n’y avait pas en l’espèce pratique discriminatoire continue puisque la pratique a été rectifiée à partir du 15 février 1977.

L’appelant soutient que la Loi et le Règlement opéraient discrimination sexuelle en ce que les enfants nés à l’étranger du mariage de leur mère sont, pour ce qui est de la citoyenneté de naissance, défavorisés par rapport aux enfants nés à l’étranger du mariage de leur père canadien.

Il échet d’examiner si la distinction entre demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle et demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle vaut discrimination interdite par l’article 15 de la Charte et, dans l’affirmative, si cette justification peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte.

Arrêt (le juge Linden, J.C.A, prononçant des motifs concordants quant au résultat) : l’appel doit être rejeté.

Le juge Marceau, J.C.A. : Les enfants nés à l’étranger du mariage de leur mère canadienne avec un étranger n’étaient pas victimes de discrimination sexuelle du fait que la loi de 1947 ne leur attribuait pas de plein droit la citoyenneté à raison de la naissance, qu’elle prévoyait pour les enfants nés de pères canadiens. Les dispositions de 1947 étaient fondées sur les vues résultant de la traditionnelle conception stéréotypée de la place de la femme qui avaient cours à l’époque sur l’organisation de la société, les effets du mariage et la conception de la cellule familiale. La règle selon laquelle l’enfant légitime né à l’étranger acquérait la nationalité du père n’était directement liée à aucun préjugé relatif au sexe des parents et n’avait rien à voir avec le sexe de l’enfant.

La Loi de 1977 n’opérait pas discrimination sexuelle. Si l’enfant né à l’étranger du mariage d’une mère canadienne et d’un père non canadien, qui voulait acquérir la citoyenneté devait en faire la demande, cet état de choses tenait à ce qu’il n’était pas citoyen de naissance au regard de la Loi en vigueur au moment de sa naissance.

Une loi accordant la citoyenneté canadienne de plein droit à l’enfant né auparavant à l’étranger d’une mère canadienne et d’un père non canadien, aurait été rétroactive car elle aurait changé l’effet juridique d’un fait qui avait eu lieu avant son adoption. La non-acquisition de la citoyenneté canadienne de naissance est un statut juridique définitivement et irréversiblement fixé par la loi en vigueur au moment de la naissance. L’appelant soutient qu’il ne demande pas l’application rétroactive de la Charte, puisque son action ne porte pas sur la Loi de 1947, mais exclusivement sur le traitement qu’il a reçu en 1989 sous le régime de la Loi actuellement en vigueur. Ce n’est pas le moment où le demandeur est effectivement touché par les dispositions d’une loi qu’il faut prendre en considération pour décider s’il demande ou non l’application rétroactive de la Charte; il s’agit plutôt de savoir si la discrimination supposée découle de ces dispositions elles-mêmes ou du statut juridique antérieur qui en fait l’objet. La Charte ne s’applique pas rétroactivement. Les dispositions contestées ont été étendues aux enfants nés de mères canadiennes parce qu’ils ne sont pas citoyens canadiens de naissance.

Le juge Linden, J.C.A. (motifs concordants quant au résultat) : Ce sont le traitement dont il faisait l’objet en 1989 sous le régime de l’actuelle Loi sur la citoyenneté et le statut de la Loi de 1977 qui sont visés dans cet appel, non pas la Loi de 1947.

Il ne s’agit pas d’une application rétroactive de la Charte. Certes la nationalité d’origine de l’appelant fut déterminée à sa naissance, mais il ne revendique pas la citoyenneté rétroactivement à cette date. L’événement déterminant doit être au contraire le rejet en 1989 de sa demande de citoyenneté; c’est à ce moment-là que son droit à l’égalité se serait cristallisé et aurait été violé. L’actuelle Loi sur la citoyenneté est entrée en vigueur le 15 février 1977; elle s’appliquait en 1985 au moment de l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte, et elle s’applique à l’heure actuelle. Elle se prête donc en l’espèce à l’analyse au regard de la Charte, et c’est elle que l’appelant conteste. Juger la validité des dispositions d’une loi en vigueur ne signifie pas application rétroactive de l’article 15; cela est d’autant plus vrai dans les cas où la validité de la loi est remise en question par quelqu’un qui se plaint du traitement dont il fait l’objet sous son régime après l’entrée en vigueur de l’article 15.

La Loi sur la citoyenneté fait une distinction qui prive les demandeurs de filiation maternelle de l’égalité dans la loi et du même bénéfice de la loi. Bien que la Loi sur la citoyenneté de 1977 ait éliminé pour l’avenir la différence de traitement en matière de citoyenneté, entre la filiation maternelle et la filiation paternelle, le nouveau régime qu’elle établit à l’égard des personnes nées avant 1977 maintient cette distinction.

Si la Loi sur la citoyenneté prévoit un traitement différent pour les demandeurs selon qu’ils se réclament de leur filiation paternelle ou de leur filiation maternelle, elle ne fait pas une distinction fondée sur leur sexe. La discrimination contre la mère est injustement portée sur l’enfant. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où un individu essaie de faire valoir les droits garantis par la Charte pour quelqu’un d’autre. Cette action a été intentée par un individu qui se dit personnellement victime de discrimination par suite de son association avec un membre d’un groupe celui des femmes victime de discrimination. La discrimination par association n’est pas moins intolérable que la discrimination directe.

À l’égard des personnes nées avant 1977, la norme différenciatrice instaurée par la Loi sur la citoyenneté de 1977 est discriminatoire. À l’opposé des hommes, les femmes qui sont citoyennes canadiennes ne jouissent pas du même droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants nés à l’étranger. Cette distinction est le fruit des préjugés et des stéréotypes entretenus contre les femmes. Des vestiges du traitement discriminatoire réservé aux femmes se retrouvent dans la Loi actuelle, sous la forme d’un processus, distinct et plus rigoureux, de revendication de la citoyenneté.

Le texte de loi contesté peut cependant se justifier au regard de l’article premier de la Charte. La restriction des droits garantis par l’article 15 de la Charte est en l’espèce raisonnable et peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. (1) Les intimés ont prouvé que l’objectif visé par la restriction est « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution ». Au minimum, un objectif doit se rapporter à des préoccupations « urgentes et réelles » pour être considéré comme suffisamment important. Les objectifs visés par les différents stades du processus de demande à suivre par ceux qui se réclament de leur filiation maternelle visent à assurer l’engagement ou l’allégeance envers le Canada et à garantir la sécurité de la nation et de son peuple. Ils sont donc urgents et réels. (2) Les intimés ont aussi satisfait au critère de proportionnalité qui comporte trois volets. (i) La mesure portant restriction du droit garanti par la Charte présente un lien rationnel avec l’objectif visé. La prestation du serment est un moyen légitime de s’assurer de l’allégeance de l’intéressé envers ce pays. Elle présente donc un lien rationnel avec l’objectif qui est de fixer l’allégeance de l’individu envers le Canada. De même, l’interdiction d’accorder la citoyenneté à quiconque est inculpé ou a été déclaré coupable d’un acte criminel pendant l’instruction de sa demande ou au cours des trois années qui la précèdent, présente un lien rationnel avec l’objectif qui est d’assurer la sécurité de la nation et de son peuple. (ii) Le deuxième volet du critère de proportionnalité, savoir que les mesures restrictives portent atteinte le moins possible à la Charte, a été modifié dans son application aux cas où les droits de différents groupes entrent en conflit et doivent être conciliés. Cette condition dépend de la question de savoir si le législateur « aurait pu raisonnablement choisir un autre moyen qui aurait permis d’atteindre de façon aussi efficace l’objectif identifié ». Il y a conflit entre le droit à la citoyenneté des demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle et les droits à l’égalité des demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle, ce qui appelle l’application de la norme modifiée d’examen. Un régime qui prévoit les mêmes conditions pour les uns et les autres serait nettement supérieur du point de vue de l’égalité, mais le législateur n’avait pas raisonnablement cet autre moyen à sa disposition. Les demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle avaient le droit de faire enregistrer leur citoyenneté sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1947. Pour leur imposer la même obligation du serment de citoyenneté et la même enquête sur le casier judiciaire que pour les demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle, le législateur aurait eu à déroger à leurs droits existants. Afin d’éviter cette injustice, le gouvernement a exempté de ces obligations les demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle. La solution choisie remédie à l’injustice faite aux femmes canadiennes et à leurs enfants nés à l’étranger par la Loi sur la citoyenneté de 1947, sans pour autant porter atteinte aux droits existants des demandeurs qui se réclament de leur filiation paternelle. Le législateur n’aurait pu raisonnablement choisir un autre moyen qui aurait porté moins atteinte au droit en question et qui aurait permis d’atteindre l’objectif identifié de façon tout aussi efficace. (iii) Les effets des mesures prises étaient proportionnels à l’importance de l’objectif visé. Ne pas accorder aux personnes nées avant 1977 de mère canadienne l’exception applicable aux demandeurs qui se réclament de leur filiation paternelle, ne revient pas à porter gravement atteinte à leurs droits à l’égalité, mais permet au gouvernement de poursuivre les objectifs urgents et réels des dispositions applicables de la Loi sur la citoyenneté.

Le juge Létourneau, J.C.A. : La Charte ne s’applique pas en l’espèce. La soi-disant discrimination découle de la Loi sur la citoyenneté de 1947. Une contestation, fondée sur la Charte, de la Loi de 1947 doit poser pour postulat l’application rétroactive de la Charte à une loi antérieure en raison d’un fait antérieur. Il ne faut pas appliquer rétroactivement l’article 15. S’il est indéniable que la Loi sur la citoyenneté de 1977 était destinée à s’appliquer rétrospectivement, il est évident que l’article 15 de la Charte n’est pas rétrospectif. Il n’est entré en vigueur que trois ans après que les diverses législatures eurent le temps d’apporter les modifications nécessaires à leurs lois respectives pour les rendre conformes aux garanties constitutionnelles qu’il prévoit.

La Loi de 1977 est antérieure à la Charte et vise un fait ayant eu lieu avant cette dernière. Pour en contester la constitutionnalité, l’appelant aurait eu à démontrer que la Loi de 1977 est discriminatoire parce qu’elle n’élimine pas la discrimination qui avait cours en 1962 à cause de la Loi sur la citoyenneté de 1947, ce qui nécessiterait une application rétrospective ou rétroactive de la Charte. L’appelant demande que la Loi de 1977 s’applique comme si la disposition de la Loi de 1947 qui prévoyait la différence de traitement n’avait jamais existé. Voilà bien une conclusion rétrospective.

Pour que l’article 15 s’applique, il faut qu’il y ait un acte discriminatoire actuel ou en cours, qui prive l’intéressé de la protection et du bénéfice de la loi, dont jouissent les autres. Le texte de loi discriminatoire a été abrogé en 1977 et la pratique discriminatoire a pris fin puisque la Loi de 1977 a éliminé depuis cette date la source de discrimination. Pour ceux qui, à l’instar de l’appelant, étaient soumis au régime de la Loi de 1947, la discrimination s’est cristallisée à la date de leur naissance dans un pays étranger, date à laquelle ils acquirent la nationalité étrangère puisque la Loi sur la citoyenneté en vigueur à l’époque au Canada ne leur donnait pas le droit d’acquérir la citoyenneté canadienne.

Le traitement réservé à l’appelant sous le régime de la Loi de 1977 n’est pas discriminatoire. C’est plus en raison de leur état matrimonial que de leur sexe que les femmes canadiennes faisaient l’objet d’un traitement différent sous l’empire de l’ancienne loi. Cette différence de traitement n’existe plus à l’égard de l’enfant né à l’étranger après le 14 février 1977, et dont soit le père soit la mère est Canadien. Conscient des répercussions nationales et internationales de l’octroi de la citoyenneté canadienne aux personnes nées avant 1977 à l’étranger, du mariage de leur mère canadienne, le législateur a réservé à ces étrangers la faculté d’acquérir la citoyenneté canadienne et a imposé, à cet égard, certaines conditions minimales à remplir.

L’interdiction, prévue à l’article 22, d’accorder la citoyenneté aux criminels ne s’applique qu’aux étrangers. L’appelant est un étranger et tombe dans le champ d’application de cet article.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 15.

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 146.

Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 12.

Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-29), art. 3, 5, 12, 19, 20, 22 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11).

Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15, art. 5 (devenue par la suite Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, ch. C-19), art. 5.

Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33, art. 5.

Loi sur l’immigration, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 27, 43, 44.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 41, 42.

Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., ch. 400, art. 20.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; (1975), 66 D.L.R. (3d) 449; [1976] CTC 1; 75 DTC 5451; 7 N.R. 401; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; (1985), 66 A.R. 202; 23 D.L.R. (4th) 503; [1986] 1 W.W.R. 193; 41 Alta. L.R. (2d) 97; 22 C.C.C. (3d) 513; 48 C.R. (3d) 193; 18 C.R.R. 1; 62 N.R. 50; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; Glynos c. Canada, [1992] 3 C.F. 691 (C.A.); Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314; (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 81 (C.A.); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887; [1951] 4 D.L.R. 529; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64 C.R. (3d) 297; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; Affaire intéressant la Loi sur la citoyenneté et Noailles, [1985] 1 C.F. 852 (1re inst.); R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; [1991] 2 W.W.R. 385; (1990), 69 Man. R. (2d) 161; 62 C.C.C. (3d) 193; 2 C.R. (4th) 1; 1 C.R.R. (2d) 1; 119 N.R. 161; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115.

DÉCISIONS CITÉES :

Benner c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1988), 93 N.R. 250 (C.A.F.); R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; (1991), 77 D.L.R. (4th) 385; 4 C.R.R. (2d) 60; 120 N.R. 241; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; (1991), 84 D.L.R. (4th) 161; 67 C.C.C. (3d) 193; 38 C.P.R. (3d) 451; 8 C.R. (4th) 145; 7 C.R.R. (2d) 36; 130 N.R. 1; 49 O.A.C. 161; R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669; (1988), 63 O.R. (2d) 635; 40 C.C.C. (3d) 576; [1988] 2 C.T.C. 1; 88 DTC 6273; 85 N.R. 1; conf. (sous l’intitulé de cause R. v. James, Kirsten and Rosenthal) (1986), 55 O.R. (2d) 609; (1986), 27 C.C.C. (3d) 1; [1986] 2 C.T.C. 288; 86 DTC 6432; 15 O.A.C. 319 (C.A.); Davidson et al. v. Davidson (1986), 33 D.L.R. (4th) 161; [1987] 2 W.W.R. 642; 10 B.C.L.R. (2d) 88; 26 C.C.L.I. 134 (C.A.C.-B.).

DOCTRINE

Coté, Pierre-André, Interprétation des lois, 2e éd., Cowansville : Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1990.

Driedger, Elmer A. « Statutes : Retroactive Retrospective Relections » (1978) 56 R. du B. Can. 264.

APPEL contre le jugement de première instance ([1992] 1 C.F. 771; (1991), 43 F.T.R. 180 (1re inst.)) qui a rejeté le recours contre le rejet de la demande de citoyenneté canadienne de l’appelant. Appel rejeté.

AVOCATS :

Richard A. Vanderkooy pour l’appelant (requérant).

Debra M. McAllister et Cheryl D. E. Mitchell pour les intimés (intimés).

PROCUREURS :

Richard A. Vanderkooy, North Vancouver, pour l’appelant (requérant).

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés (intimés).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Marceau, J.C.A. : Je regrette de ne pouvoir partager les motifs du jugement qu’a prononcés mon collègue le juge Linden, J.C.A. À mon avis, le juge de première instance [[1992] 1 C.F. 771] a tiré la conclusion qui s’impose et son analyse me paraît, pour la plus grande partie, fort judicieuse. Mon désaccord avec les vues de mon collègue peut être expliqué en peu de mots.

1. En premier lieu, je ne vois pas comment on peut dire que les enfants nés à l’étranger du mariage de leur mère canadienne étaient, avant 1977, victimes de discrimination sexuelle du fait que la Loi sur la citoyenneté [Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15 (par la suite, S.R.C. 1970, ch. C-19)] de 1947 ne leur attribuait pas de plein droit la citoyenneté à raison de la naissance, qu’elle prévoyait pour les enfants nés de pères canadiens. Il me semble qu’il ne faut pas confondre « sexe » et « filiation », et il ne faut pas oublier non plus que le problème concerne les enfants, non pas leurs mères.

Les dispositions de 1947 étaient manifestement fondées sur les vues qui avaient cours à l’époque sur l’organisation de la société, les effets du mariage et la conception de la cellule familiale. Il est indéniable que ces considérations sociales se sont développées et mises en place sous l’influence de la traditionnelle conception stéréotypée de la place de la femme vis-à-vis de l’homme. Cependant, la règle selon laquelle l’enfant légitime né à l’étranger acquérait la nationalité du père n’était directement liée à aucun préjugé relatif au sexe des parents et, de toute façon, n’avait manifestement rien à voir avec le sexe de l’enfant.

Quant aux dispositions attaquées de la Loi de 1977 [Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-29)], je ne vois pas comment on pourrait y voir, à l’égard de leur objectif ou de leur effet, quelque élément de discrimination sexuelle que ce soit. Si à l’époque, l’enfant, né à l’étranger du mariage d’une mère canadienne et d’un père non canadien, qui voulait acquérir la citoyenneté devait en faire la demande, cet état de choses tenait à ce qu’il n’était pas citoyen canadien de naissance au regard des dispositions de la Loi en vigueur au moment de sa naissance. Ce qui m’amène au second point.

2. Le législateur aurait pu, en 1977, accorder la citoyenneté canadienne de plein droit à l’enfant né auparavant à l’étranger, du mariage d’une mère canadienne et d’un père non canadien, mais une loi dans ce sens aurait été de toute évidence rétroactive, car elle aurait changé l’effet juridique d’un fait qui avait eu lieu avant son adoption, savoir la naissance à l’étranger de l’enfant légitime d’un père non canadien. Il est clair que la non-acquisition de la citoyenneté canadienne de naissance n’est pas une simple « pratique » dont le maintien en vigueur doit être consacré par un texte de loi, mais un statut juridique définitivement et irréversiblement fixé par la loi en vigueur au moment de la naissance. Je ne peux donc voir comment, vu la non-rétroactivité de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], on pourrait l’invoquer pour contester le choix fait par le législateur qui était de ne pas revenir tout à fait en arrière afin d’abolir les effets établis de l’ancienne loi.

L’appelant soutient qu’il ne demande pas l’application rétroactive de la Charte, puisque son action ne porte pas sur la Loi de 1947, mais exclusivement sur le traitement qu’il a reçu en 1989 sous le régime de l’actuelle Loi sur la citoyenneté. Je pense que cet argument tient encore à une autre confusion. Ce n’est pas le moment où le demandeur est effectivement touché par les dispositions d’une loi discriminatoire à ses dires, qu’il faut prendre en considération pour décider s’il demande ou non l’application rétroactive de la Charte; il s’agit plutôt de savoir si la discrimination supposée découle de ces dispositions elles-mêmes ou du statut juridique antérieur qui en fait l’objet. Je répète ce qui est évident à mes yeux : le fait que l’application de l’article 22 de la nouvelle Loi (démêlés avec la justice) et de l’article 20 du Règlement [Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., ch. 400] d’application (prestation du serment) a été étendue aux enfants nés de mères canadiennes avant 1977 est une conséquence directe et nécessaire du fait qu’ils ne sont pas citoyens canadiens de naissance.

Je me prononce pour le rejet de l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. (motifs concordants quant au résultat) : L’appelant se fonde en l’espèce sur l’article 15 de la Charte pour contester certaines dispositions de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, en concluant à discrimination sexuelle du fait qu’en matière de citoyenneté de naissance, les enfants nés à l’étranger du mariage de leur mère canadienne sont défavorisés par rapport aux enfants nés à l’étranger du mariage de leur père canadien. Il s’agit là d’une question importante, étant donné que « [l]a citoyenneté canadienne de naissance est un privilège hautement estimé » (ainsi que l’a conclu le juge Décary, J.C.A., dans Glynos c. Canada, [1992] 3 C.F. 691 (C.A.), à la page 701).

Le juge de première instance de cette Cour a rejeté l’appel formé contre la décision par laquelle le greffier de la citoyenneté avait rejeté la demande de citoyenneté canadienne faite par l’appelant Mark Donald Benner. Celui-ci conteste maintenant la validité des alinéas 3(1)e) et 5(2)b) et de l’article 22 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11] de la Loi sur la citoyenneté, supra, ainsi que de l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté.

EXPLICATION DE LA LÉGISLATION EN CAUSE

De 1947 à 1977, la Loi sur la citoyenneté prévoyait en son alinéa 5(1)b) qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire. Cette disposition étant reconnue comme discriminatoire en ce qu’elle conférait la citoyenneté basée sur la filiation paternelle, mais non la filiation maternelle, une nouvelle Loi sur la citoyenneté a été introduite en 1977 pour remédier à cette distinction injuste. Dès lors les enfants nés de père ou de mère canadiens seraient traités sur le même pied. Dans Glynos c. Canada, supra, aux pages 701 et 702, le juge Décary, après avoir évoqué les travaux préparatoires de cette Loi, est parvenu à la conclusion suivante :

L’alinéa 5(2)b) a été introduit dans la Loi sur la citoyenneté de 1976 précisément pour éliminer la politique discriminatoire à l’égard des femmes découlant de l’ancienne Loi et selon laquelle la femme canadienne mariée ne pouvait transmettre sa citoyenneté à son enfant né à l’étranger.

La nouvelle Loi, afin de remédier à la discrimination passée, en partie tout au moins, permet aussi aux individus nés avant 1977 de demander la citoyenneté en se réclamant de leur filiation maternelle. Elle continue cependant de distinguer, à l’égard des individus nés avant 1977, entre ceux qui se réclament de leur filiation paternelle et ceux qui se réclament de leur filiation maternelle, en prescrivant à l’égard de ces derniers des conditions supplémentaires : serment ou déclaration solennelle, et casier judiciaire vierge. Pour faire ressortir les différences de traitement qu’elle comporte, j’examinerai les dispositions applicables selon que l’intéressé se réclame de sa filiation paternelle ou de sa filiation maternelle.

a)         Filiation paternelle

Les individus nés à l’étranger avant 1977 de pères canadiens étaient citoyens canadiens de droit après la déclaration de leur naissance, selon l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1947, qui prévoyait ce qui suit :

5. (1) Une personne née après le 31 décembre 1946 est un citoyen canadien de naissance,

b) si elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire canadien, et si

(i) son père ou, dans le cas d’un enfant né hors du mariage, sa mère, au moment de la naissance de cette personne, était un citoyen canadien, et si

(ii) le fait de sa naissance est inscrit, en conformité des règlements, au cours des deux années qui suivent cet événement ou au cours de la période prolongée que le Ministre peut autoriser en des cas spéciaux. [Non souligné dans le texte.]

Lorsque la nouvelle Loi sur la citoyenneté fut adoptée en 1977, une disposition y a été incluse qui maintient le droit à la citoyenneté par filiation paternelle. L’alinéa 3(1)e) de la Loi de 1977 cite expressément l’alinéa 5(1)b) de la Loi de 1947 :

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne loi. [Non souligné dans le texte.]

Par suite de l’alinéa 3(1)e) de la Loi sur la citoyenneté de 1977, les individus nés à l’étranger avant 1977 de pères canadiens, sont citoyens canadiens de droit après la déclaration de leur naissance conformément à l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1947.

b)         Filiation maternelle

Les enfants nés à l’étranger avant 1977, du mariage de leur mère canadienne et de leur père non canadien, n’avaient pas droit à la citoyenneté canadienne sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1947. En d’autres termes, il n’y avait pas dans cette dernière une disposition faisant pendant à l’alinéa 5(1)b) au profit de ceux qui se réclamaient de leur filiation maternelle. Conscient de l’injustice de cette contradiction, le législateur s’est expressément penché dans la nouvelle Loi sur le cas des personnes qui pourraient fonder leur demande sur leur filiation maternelle. L’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 prévoit la possibilité de demander la citoyenneté canadienne en vertu de leur filiation maternelle pour ceux qui, nés avant 1977, étaient privés de ce droit par la Loi de 1947. Voici ce qu’il porte :

5.

(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :

b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu’il autorise [ce délai a été prorogé jusqu’au 15 février 1992], à la personne qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’une mère ayant à ce moment-là la qualité de citoyen, n’était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(i) de l’ancienne loi. [Non souligné dans le texte.]

Ainsi donc, ceux qui demandent la citoyenneté canadienne en vertu de leur filiation maternelle et qui, nés avant 1977, tombent dans le champ d’application de l’alinéa 5(2)b) de la nouvelle Loi, n’ont pas droit à l’inscription d’office dont jouissent ceux qui sont également nés avant 1977 mais qui justifient de leur filiation paternelle. Ils sont au contraire tenus par l’alinéa 5(2)b) d’en faire la demande au ministre. Le processus de demande, qui n’est pas exigé de ceux qui se réclament de leur filiation paternelle, comporte certaines formalités auxquelles ceux-ci ne sont pas soumis. Par exemple, l’alinéa 3(1)c) et les paragraphes 12(2) et (3) prévoient l’obligation de prêter le serment de citoyenneté pour ceux qui se réclament de leur filiation maternelle sous le régime de l’alinéa 5(2)b) :

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

c) ayant obtenu la citoyenneté—par attribution ou acquisition—sous le régime des articles 5 ou 11 et ayant, si elle était âgée d’au moins quatorze ans, prêté le serment de citoyenneté.

12.

(2) Le ministre délivre un certificat de citoyenneté aux personnes dont la demande présentée au titre des articles 5 ou 8 ou du paragraphe 11(1) a été approuvée.

(3) Le certificat délivré en application du présent article ne prend effet qu’en tant que l’intéressé s’est conformé aux dispositions de la présente loi et aux règlements régissant la prestation du serment de citoyenneté.

Le paragraphe 12(3) fait aux demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle l’obligation de satisfaire aux conditions à la fois de la Loi sur la citoyenneté et du Règlement sur la citoyenneté. Ce qui signifie que les demandeurs qui invoquent l’alinéa 5(2)b) sont soumis à l’application du paragraphe 20(1) du Règlement sur la citoyenneté qui confirme qu’ils sont tenus de prêter le serment de citoyenneté en jurant ou en faisant une déclaration solennelle. Le paragraphe 20(1) porte :

20. (1) Sous réserve du paragraphe 5(3) de la Loi et de l’article 22 du présent règlement, une personne qui a 14 ans révolus à la date à laquelle elle se voit accorder la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(2), 5(4) ou 10(1) de la Loi doit prêter le serment de citoyenneté en jurant ou en faisant une déclaration solennelle.

Peut-être plus importantes encore que l’obligation de prêter le serment de citoyenneté, imposée aux demandeurs de filiation maternelle mais non aux demandeurs de filiation paternelle, nés avant 1977, sont les conditions relatives à la sécurité nationale et au casier judiciaire, lesquelles pourraient aboutir au refus d’accorder la citoyenneté. Bien qu’il ne soit pas question en l’espèce des dispositions relatives à la « sécurité nationale » des articles 19 et 20, je dois faire remarquer qu’à l’opposé de ceux qui se réclament de leur filiation paternelle, les demandeurs de filiation maternelle sont soumis à une enquête de sécurité et peuvent se voir refuser la citoyenneté canadienne en raison des résultats de cette enquête. Voici les dispositions applicables de ces deux articles :

19.

(2) Le ministre peut, en lui adressant un rapport à cet effet, saisir le comité de surveillance des cas où il est d’avis que l’intéressé devrait se voir refuser l’attribution de citoyenneté prévue à l’article 5 ou au paragraphe 11(1), ou la délivrance du certificat de répudiation prévu à l’article 9, ou encore la prestation du serment de citoyenneté, parce qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il se livrera à des activités qui :

a) soit constituent des menaces envers la sécurité du Canada;

b) soit font partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction punissable par voie de mise en accusation aux termes d’une loi fédérale.

20. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le gouverneur en conseil peut empêcher l’attribution de la citoyenneté demandée au titre de l’article 5 ou du paragraphe 11(1), la délivrance du certificat de répudiation visé à l’article 9 ou la prestation du serment de citoyenneté en déclarant, après avoir étudié le rapport du comité de surveillance visé au paragraphe 19(6), qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la personne visée dans ce rapport se livrera à des activités mentionnées aux alinéas 19(2)a) ou b).

(2) Une telle déclaration vaut rejet de la demande en cause et de tout appel éventuellement interjeté en vertu du paragraphe 14(5).

Si les articles 19 et 20 n’ont pas application en l’espèce, l’interdiction à raison du casier judiciaire, que prévoit l’article 22, s’applique à la demande de l’appelant. L’article 22 de la Loi sur la citoyenneté exclut l’octroi de la citoyenneté canadienne dans un certain nombre de cas, dont le cas où le demandeur est en prison, en probation ou en libération conditionnelle, le cas où il est sous le coup d’une inculpation ou est en cours de jugement pour acte criminel, le cas où il a été déclaré coupable d’un acte criminel au cours des trois années qui précèdent sa demande ou pendant l’instruction de cette demande. Voici ce que porte l’article 22 :

22. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l’article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté :

a) pendant la période où, en application d’une disposition législative en vigueur au Canada :

(i) il est sous le coup d’une ordonnance de probation,

(ii) il bénéficie d’une libération conditionnelle,

(iii) il est détenu dans un pénitencier, une prison ou une maison de correction;

b) tant qu’il est inculpé pour une infraction prévue aux paragraphes 29(2) ou (3) ou pour un acte criminel prévu par une loi fédérale, et ce jusqu’à la date d’épuisement des voies de recours;

c) tant qu’il fait l’objet d’une enquête menée par le ministre de la Justice, la Gendarmerie royale du Canada ou le Service canadien du renseignement de sécurité, relativement à un fait visé au paragraphe 7(3.71) du Code criminel, ou tant qu’il est inculpé pour une infraction relative à ce fait et ce, jusqu’à la date d’épuisement des voies de recours;

d) s’il a été déclaré coupable d’une infraction relative à un fait visé au paragraphe 7(3.71) du Code criminel;

e) s’il n’a pas obtenu l’autorisation du ministre de l’Emploi et de l’Immigration éventuellement exigée aux termes du paragraphe 55(1) de la Loi sur l’immigration pour être admis au Canada et y demeurer à titre de résident permanent.

(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, mais sous réserve de la Loi sur le casier judiciaire, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l’article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté s’il a été déclaré coupable d’une infraction prévue au paragraphe 29(2) ou (3) ou d’un acte criminel prévu par une loi fédérale :

a) au cours des trois ans précédant la date de sa demande;

b) entre la date de sa demande et celle prévue pour l’attribution de la citoyenneté ou la prestation du serment.

Là encore, il y a lieu de noter que l’article 22 régit les demandes de personnes nées avant 1977 du mariage de leur mère canadienne, mais n’affecte pas les demandeurs de filiation paternelle nés à la même époque. Il s’ensuit que non seulement les demandeurs de filiation maternelle sont tenus à des conditions procédurales auxquelles ne sont pas soumis les demandeurs de filiation paternelle, mais ils risquent encore le refus d’octroi de citoyenneté, que ne connaissent pas ces derniers. Cet état de choses découle du principe, tel que l’explique l’avocat représentant la Couronne, que l’enfant du mariage hérite sa nationalité de son père et non de sa mère, principe éminemment sexiste au regard des normes modernes bien qu’il ne le parût peut-être pas par le passé.

Il ressort des dispositions susmentionnées que pour les personnes nées avant 1977, il y a maintenant au Canada deux régimes de citoyenneté distincts : l’un est réservé à ceux qui se réclament de leur filiation paternelle, l’autre, à ceux qui se réclament de leur filiation maternelle. Ces derniers sont soumis à un processus plus rigoureux, avec des conditions plus difficiles et des implications plus graves que pour les premiers.

Il échet donc principalement d’examiner si, dans ce cas d’espèce, ces distinctions valent discrimination interdite par le paragraphe 15(1) et, dans l’affirmative, si cette discrimination peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte. Il y a aussi la question préalable, fort importante, de savoir si la Charte est d’application rétroactive ou non.

LES FAITS DE LA CAUSE

C’est par des voies indirectes et compliquées que l’appelant a cherché à faire instruire sa demande de citoyenneté canadienne. Nombre de détails n’ont aucun rapport direct avec la solution de l’affaire, mais ils permettent de comprendre les obstacles administratifs auxquels pourrait se heurter quelqu’un qui se réclame de sa filiation maternelle pour demander la citoyenneté.

Mark Donald Benner est né le 29 août 1962 aux États-Unis. Au moment de sa naissance, ses père et mère étaient mariés l’un à l’autre, sa mère étant citoyenne canadienne et son père, citoyen des États-Unis. M. Benner fut séparé de ses parents pendant son enfance et il a grandi en Californie. Ayant retrouvé sa mère qui vivait à l’époque à Toronto, il est entré au Canada le 10 octobre 1986. Conformément à l’alinéa 27(2)f) de la Loi sur l’immigration [S.C. 1976-77, ch. 52], une enquête sur son statut au Canada s’est ouverte le 9 juillet 1987, mais, en application de l’article 43 (l’article 41 actuel [L.R.C. (1985), ch. I-2]) de la Loi sur l’immigration, elle a été suspendue par suite d’une revendication de citoyenneté canadienne de la part de M. Benner.

M. Benner s’est adressé à la Cour de la citoyenneté canadienne le 24 septembre 1987, en application de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté. Il appert qu’il n’a pas versé les droits réglementaires, et n’a produit ni l’original ou une copie certifiée du certificat de naissance de sa mère ni sa propre photographie, autant de conditions prévues au Règlement sur la citoyenneté. Il s’ensuit que lorsque Emploi et Immigration Canada envoya le 19 novembre 1987 à la Cour de la citoyenneté l’avis d’ajournement de l’enquête de l’immigration pour vérification de la revendication de la citoyenneté canadienne, le nom de M. Benner n’apparaissait pas à l’index d’enregistrement de la citoyenneté. Par la suite, le secrétaire d’État a prorogé le délai de constitution du dossier pour que M. Benner pût compléter sa demande de citoyenneté. Cependant, la revendication de la citoyenneté ne pouvant être vérifiée, l’enquête de l’immigration a repris six mois après la suspension, conformément au paragraphe 44(2) (le paragraphe 42(2) actuel) de la Loi sur l’immigration. Le 27 janvier 1988, l’arbitre a rendu une ordonnance d’expulsion contre M. Benner.

Le 27 octobre 1988, M. Benner a parfait sa demande de citoyenneté en versant les droits réglementaires et produisant la documentation nécessaire à la Cour de la citoyenneté. Dans le même temps, il a interjeté appel devant cette Cour de la mesure d’expulsion qui était pendante. Le 3 novembre 1988, le juge Mahoney [(1988), 93 N.R. 250 (C.A.F.)] a annulé cette ordonnance, levant ainsi tous les obstacles qui pourraient s’opposer à l’instruction de la demande de citoyenneté de M. Benner.

Dans le cours de l’instruction de cette demande, les recherches sur le casier judiciaire, faites en application des articles 19, 20 et 22 à l’égard des demandeurs de filiation maternelle, révélèrent que l’appelant avait eu des démêlés avec la justice à plusieurs reprises. Il y a lieu de rappeler que la loi n’impose pas la vérification des antécédents judiciaires à l’égard de ceux qui se réclament de leur filiation paternelle. Entre mai et août 1989, les informations suivantes ont été révélées au sujet des antécédents de M. Benner :

1) Condamnation pour vol au-dessus de 1 000 $ (verdict subséquemment porté en appel et désistement de la Couronne);

2) Inculpation pendante de meurtre au deuxième degré;

3) Inculpation pendante d’entrave à la justice et de supposition de personne;

4) Quatre mandats de dépôt pendants.

Le 31 août 1989, le greffier de la citoyenneté canadienne informa M. Benner que les preuves versées au dossier interdisaient l’instruction de sa demande par application de l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté, mais que cette demande serait gardée en suspens pendant 30 jours pour lui permettre de démontrer qu’il n’était pas inadmissible à la citoyenneté canadienne. M. Benner ne donnant pas de réponse, le greffier l’informa le 17 octobre 1989 que la demande de citoyenneté canadienne qu’il faisait sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté avait été rejetée conformément à l’article 22 de cette Loi. (Bien que cela n’ait aucun rapport avec l’instance, la Cour a été informée que M. Benner avait été par la suite déclaré coupable d’homicide involontaire et condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans, qui sera purgée en décembre 1993. En outre, une mesure de renvoi a été prise contre l’appelant à la suite de sa condamnation.)

M. Benner porta la décision du greffier en appel devant la Section de première instance, pour contester la validité des alinéas 3(1)e) et 5(2)b) et de l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, ainsi que de l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté, relatifs à la nationalité des personnes nées à l’étranger de mères canadiennes. Son recours ayant été rejeté le 9 juillet 1991, il a interjeté appel devant la Cour.

LA CHARTE EST-ELLE RÉTROACTIVE OU PROSPECTIVE?

Le juge de première instance, estimant que M. Benner concluait à l’application rétroactive de l’article 15 de la Charte, s’est prononcé en ces termes [aux pages 787 à 789] :

Je ne suis pas convaincu que la Charte s’applique en l’espèce.

Essentiellement, le requérant demande à cette Cour de déterminer si le traitement préférentiel accordé aux personnes nées à l’étranger entre le 1er janvier 1946 et le 15 février 1977 du mariage de leur mère canadienne va suffisamment loin pour respecter les droits actuellement reconnus par la Charte. Il ne fait aucun doute que l’extension du droit d’un individu depuis la date d’entrée en vigueur de la Loi sur la citoyenneté de 1977, de réclamer la citoyenneté canadienne en raison de ses antécédents parentaux n’est pas contraire à la Charte. Ce qui est contesté, toutefois, c’est l’étendue des droits accordés rétroactivement aux personnes non visées par la Loi sur la citoyenneté de 1947, abrogée, qui s’appliquait jusqu’au 15 février 1977.

Il est clair que la Charte n’est pas censée s’appliquer rétrospectivement et que le paragraphe 15(1) en particulier ne devait pas avoir effet avant le 17 avril 1985 … Bien que je puisse convenir qu’une pratique discriminatoire continue visée à l’article 15 n’impliquerait généralement pas l’application rétrospective de la Charte, selon les faits de l’espèce, il n’y a pas pratique discriminatoire continue. De fait, la pratique discriminatoire alléguée a clairement été rectifiée à partir du 14 février 1977.

La demande devrait par conséquent être rejetée.

Il ressort du passage ci-dessus que selon le juge de première instance, l’appelant attaque le traitement réservé aux personnes qui revendiquaient la citoyenneté canadienne en se réclamant de leur filiation maternelle avant 1977, et son attaque présuppose l’application rétroactive de l’article 15 de la Charte. Telle n’est cependant pas la conclusion de l’appelant en l’espèce. Au contraire, il soutient que la Loi sur la citoyenneté de 1977 est actuellement discriminatoire et qu’elle avait un effet discriminatoire à son égard le 17 octobre 1989, le jour où il s’est vu refuser la citoyenneté canadienne. Le juge de première instance n’a pas considéré cet argument, mais s’est contenté de présumer que la Loi sur la citoyenneté de 1977 n’est pas discriminatoire. En fait, il a conclu qu’à la date du 15 février 1977, la nouvelle Loi a remédié à ce qu’il appelait la « pratique discriminatoire alléguée » sous le régime de l’ancienne Loi.

Que le juge de première instance ait raison ou non sur ce point, il n’aurait pas dû focaliser son attention sur l’ancienne Loi. L’appelant ne demandait pas la citoyenneté en application de la Loi de 1947, ni ne prétendait qu’il faisait l’objet d’un traitement discriminatoire sous son régime. Cela eût-il été le cas, il est probable que l’argument de rétroactivité eût été accueilli. Au contraire, les conclusions de l’appelant sont exclusivement fondées sur le traitement dont il faisait l’objet en 1989 sous le régime de l’actuelle Loi sur la citoyenneté. C’est ce traitement et le statut de la Loi de 1977 qui sont visés dans cet appel, non pas la Loi de 1947.

La Cour suprême s’est prononcée à diverses reprises sur la question de l’application rétrospective ou rétroactive de la Charte. Mais avant d’évoquer la jurisprudence, il serait utile de bien distinguer ces deux concepts. La distinction classique entre rétroactivité et application rétrospective est expliquée dans l’article de Driedger, « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. Can. 264, aux pages 268 et 269 :

[traduction] Une loi rétroactive est une loi dont l’application s’étend à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur.

Il ne faut pas oublier à la lecture de cette utile explication que le professeur Driedger parlait des lois et non de la Constitution. La question de l’effet rétrospectif est plus compliqué lorsqu’il s’agit de la Charte, parce que ce sont les lois elles-mêmes, et non seulement les faits, qui lui sont subordonnées.

La Cour suprême a conclu catégoriquement que, le cas échéant, la Charte s’applique effectivement d’une manière qu’on peut qualifier de rétrospective, bien que ce ne soit pas réellement le cas. Il en est ainsi en particulier s’il y a discrimination continue ou effet discriminatoire continu. Dans R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, aux pages 625 à 627, Madame le juge Wilson a fait cette observation au sujet de l’application rétrospective de la Charte :

Selon la formulation tant des juges formant la majorité que de ceux formant la minorité dans l’arrêt Stevens, la question cruciale devient : quel est l’événement qui serait contraire à la Charte? À quel moment l’événement qui porte atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne se produit-il?

En abordant cette question, il me semble préférable que les tribunaux évitent d’adopter l’approche tout ou rien qui divise artificiellement la chronologie des événements dans les catégories mutuellement exclusives d’avant et d’après la Charte. Pour l’évaluer pleinement, il faut souvent replacer une prétendue violation actuelle de la Charte dans le contexte des événements qui lui ont donné naissance avant la Charte.

Les normes de la Charte ne peuvent s’appliquer à des événements qui se sont produits avant sa proclamation, mais ce serait folie, à mon avis, de soustraire à l’examen du tribunal des événements cruciaux antérieurs à la Charte.

Il se peut qu’une réparation fondée sur la Constitution, pour être vraiment convenable et juste, doive tenir compte d’événements antérieurs à la Charte.

Une autre considération cruciale est la nature du droit constitutionnel particulier qui serait violé. Je suis d’accord avec l’affirmation du juge Borins de la Cour de comté, dans la décision R. v. Dickson and Corman (1982), 3 C.C.C. (3d) 23, à la p. 29 :

[traduction] En vérité, il se peut que la Constitution défie toute qualification doctrinale stricte comme étant une loi exclusivement rétroactive, rétrospective ou prospective car, comme je l’ai laissé entendre dans le paragraphe précédent, des faits différents peuvent engendrer des interprétations différentes. La façon dont la Constitution s’applique dans différentes affaires fera sans aucun doute entrer en ligne de compte des considérations fort différentes.

Ce point de vue me semble conforme à la façon générale d’interpréter les droits constitutionnels, qui consiste à examiner l’objet visé. Des droits et des libertés différents, selon leur objet et les intérêts qu’ils visent à protéger, se cristalliseront et protégeront l’individu à différents moments. Nos décisions antérieures sur l’application rétroactive de la Charte sont compatibles avec un point de vue qui tient compte des différences d’objet des droits et libertés applicables. Par exemple, les droits en matière de procédure se cristallisent au moment où la procédure se déroule : Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181. Les droits à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives se cristallisent au moment de la fouille, de la perquisition ou de la saisie en question : R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669. Les garanties, sur le plan du fond, que l’inculpé profite de son erreur de fait subjective se cristallise au moment où l’infraction est commise : R. c. Stevens, précité. Le droit à la protection contre l’utilisation d’un témoignage auto-incriminant se cristallise au moment où l’on cherche à utiliser ce témoignage dans une instance même si, à l’origine, il a été donné bien avant l’entrée en vigueur de la Charte : Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.

Et, en page 628, cette conclusion au sujet de l’article 15 en particulier :

Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d’être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d’interdire certaines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours. La question du délai avant le procès, aux termes de l’al. 11b), en est un bon exemple … L’article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Morden a reconnu, dans l’arrêt Re McDonald and The Queen (1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu’une pratique discriminatoire continue, cela existe et relève de l’art. 15 de la Charte.

Donc, avant d’examiner si la cause en instance concerne « des conditions ou une situation en cours », il nous faut examiner si les événements dont s’agit appellent l’application rétroactive de l’article 15 de la Charte. L’appelant conclut-il réellement à l’application rétroactive de la Charte ou seulement à une application qui tienne compte des « événements antérieurs à la Charte »? Pour répondre à cette question, il nous faut identifier l’événement pertinent puis décider, eu égard aux faits de la cause, à quel moment le droit à l’égalité de l’appelant, que lui garantit l’article 15, s’est cristallisé.

La question de savoir à quel moment un droit se cristallise a été examinée dans Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, affaire dans laquelle la Couronne a produit, dans une instance postérieure à la date d’entrée en vigueur de la Charte, un témoignage donné au cours d’une procédure antérieure à cette date. Examinant si le droit, que garantit l’article 13 de la Charte, d’être protégé contre les témoignages incriminants antérieurs n’a pas été violé dans le cas de M. Dubois, le juge Lamer (tel était son titre à l’époque), s’est prononcé en ces termes en pages 359 et 360 :

L’existence d’un témoignage antérieur n’est rien de plus qu’une condition requise pour l’application de l’art. 13. Pour citer le juge Martin dans l’arrêt R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97 aux pp. 102 et 103 :

[traduction] Toutefois, une disposition législative ne s’applique pas rétroactivement parce qu’une partie des conditions requises pour son application est tirée d’une période précédant son entrée en vigueur ni parce qu’elle tient compte d’événements passés :

Comme l’article 13 garantit le droit d’une personne contre l’auto-incrimination, plutôt que les droits d’un témoin qui dépose, il ne s’applique à un individu qu’au moment où l’on tente d’utiliser un témoignage antérieur pour incriminer son auteur. Étant donné qu’en l’espèce on a tenté d’utiliser le témoignage antérieur de Dubois après l’entrée en vigueur de la Charte, la question de la rétroactivité ne se pose pas.

En d’autres termes, que la Charte s’applique rétroactivement ou non, cela dépend du fait en cause et de la question de savoir si ce fait s’est produit avant son entrée en vigueur.

En l’espèce, l’intimé soutient que la date de naissance de l’appelant est la date déterminante, puisque c’est à cette date que M. Benner acquit sa nationalité d’origine. L’appelant soutient de son côté que la date du rejet de sa demande de citoyenneté est celle qui compte. Certes la nationalité d’origine de l’appelant fut déterminée à sa naissance, le 29 août 1962, mais il ne revendique pas la citoyenneté rétroactivement à cette date. La Loi sur la citoyenneté de 1977 ne prévoit pas le changement rétroactif de citoyenneté, ce que ne conteste pas l’appelant. Il ne conteste pas non plus sa citoyenneté à cette date; il reconnaît qu’il était alors, et demeure aujourd’hui, citoyen américain. Ce qu’il a fait, c’était de demander, le 17 octobre 1989, la citoyenneté canadienne. Le fait que M. Benner n’était pas citoyen canadien avant 1989 a un rapport indirect avec sa demande de citoyenneté faite en 1989, dans la mesure où il explique pourquoi il a fait cette demande. C’est là la seule signification de sa nationalité d’avant 1989, puisqu’il ne dit pas qu’il s’est vu injustement refuser la citoyenneté canadienne à quelque moment que ce fût avant 1989. Donc, si la Cour peut bien prendre acte de la nationalité de l’appelant à sa naissance, il ne s’agit pas là d’un facteur à prendre en considération pour examiner si la Charte s’applique rétroactivement. L’événement déterminant doit être au contraire le rejet, le 17 octobre 1989, de la demande de citoyenneté de M. Benner. C’est à ce moment-là que son droit à l’égalité s’est cristallisé et aurait été, à ses dires, violé. J’en conviens. En conséquence, appliquer la Charte à cet événement ne signifierait pas qu’elle rétroagit.

De même que l’événement en question n’implique pas application rétroactive de la Charte, de même appliquer la Charte aux règles de droit en cause ne signifie pas qu’elle rétroagit. L’actuelle Loi sur la citoyenneté est entrée en vigueur le 15 février 1977; elle s’appliquait en 1985 au moment de l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte, et elle s’applique à l’heure actuelle. Elle se prête donc en l’espèce à l’analyse au regard de la Charte. C’est cette Loi plus précisément ses alinéas 3(1)e) et 5(2)b) et son article 22 ainsi que l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté—que l’appelant conteste. Juger la validité des dispositions d’une loi en vigueur savoir la Loi sur la citoyenneté—ne signifie pas application rétroactive de l’article 15 de la Charte. Cela est d’autant plus vrai dans les cas où, comme en l’espèce, la validité de la loi est remise en question par quelqu’un qui se plaint du traitement dont il fait l’objet sous son régime après l’entrée en vigueur de l’article 15, le 17 avril 1985. Il ne s’agit donc pas d’une application rétroactive de la Charte. En conséquence, les questions soulevées au regard de ce texte doivent être examinées en l’espèce.

LE PARAGRAPHE 15(1)

L’appelant se fonde sur le paragraphe 15(1) de la Charte pour contester la validité des alinéas 3(1)e) et 5(2)b) et de l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté de 1977 ainsi que de l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté. Le paragraphe 15(1) de la Charte porte ce qui suit :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

L’application correcte de ce paragraphe a été résumée en ces termes par le juge en chef Lamer dans R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la page 992 :

La cour doit d’abord déterminer si le plaignant a démontré que l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité a été violé (i.e. l’égalité devant la loi, l’égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d’autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d’imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres. De plus, pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s’assurer que la plainte correspond à l’objectif général de l’art. 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.

La première question à examiner au regard de l’article 15 est de savoir s’il y a eu distinction, intentionnelle ou non, qui porte atteinte à l’un des quatre droits à l’égalité. Il ressort de la législation en cause qu’il y a eu pendant longtemps une différence de traitement en matière de citoyenneté, entre la filiation maternelle et la filiation paternelle. Cette différence de traitement a été éliminée pour l’avenir par la Loi sur la citoyenneté de 1977. Il se trouve néanmoins que cette Loi, malgré son objectif admirable qui est de réduire les distinctions, établit, à l’égard des personnes nées avant 1977, un nouveau régime qui continue à distinguer entre ceux qui se réclament de leur filiation paternelle et ceux qui se réclament de leur filiation maternelle. Les conditions de procédure exigées de ces derniers sont plus difficiles que les conditions minimum exigées des premiers, à l’opposé desquels ils risquent de se voir refuser la citoyenneté canadienne. La Loi sur la citoyenneté fait donc une distinction qui prive les demandeurs de filiation maternelle de l’égalité dans la loi et du même bénéfice de la loi.

Bien entendu, toutes les distinctions faites par la loi ne vont pas à l’encontre du paragraphe 15(1); seules les distinctions discriminatoires seront jugées contraires à cette disposition. Pour examiner si une distinction est discriminatoire, il faut vérifier en premier lieu si la contestation tombe dans le champ d’application de l’article 15 du fait que la distinction tient à l’un des motifs énumérés ou à un motif analogue.

L’avocat de l’appelant soutient qu’il y a en l’espèce discrimination sexuelle. Le sexe est l’un des motifs de distinction interdits par le paragraphe 15(1). Il est maintenant reconnu que les femmes ont été traditionnellement désavantagées sur le plan social, politique et juridique dans notre société. Bien qu’elles soient numériquement majoritaires au Canada, elles forment à tous les autres égards une « minorité discrète et isolée », victime de préjugés et de stéréotypes, directs et indirects. Dans nombre de domaines juridiques, elles se sont vu assigner, par le passé, un statut inférieur à celui des hommes. Elles n’étaient jadis pas habiles à agir en justice en matière délictuelle ou contractuelle, n’avaient pas droit de vote, n’étaient pas admissibles à devenir sénateurs et, jusqu’en 1977, n’étaient pas habilitées par la loi à transmettre leur nationalité à leurs enfants, dans le cas de la femme mariée à un étranger et donnant naissance à son enfant à l’étranger. Comme nous l’avons vu, la Loi sur la citoyenneté de 1977 prévoit maintenant le droit pour elles de transmettre leur nationalité à leurs enfants nés à l’étranger. Cette Loi maintient cependant la différence de traitement à l’égard des enfants nés à l’étranger avant 1977, selon qu’ils étaient nés de père canadien ou de mère canadienne.

En l’espèce, le juge de première instance a conclu que la Loi sur la citoyenneté n’opère pas discrimination sexuelle [aux pages 794 et 795] :

Par conséquent, bien qu’il existe une « distinction » entre le groupe de personnes qui avaient auparavant droit d’obtenir la citoyenneté de façon préférentielle avant le 14 février 1977 et ceux à qui on a conféré un droit préférentiel plus restreint à la citoyenneté s’ils sont nés avant la date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi, cette distinction n’est pas fondée sur les caractéristiques personnelles des individus concernés. Elle tient plutôt à leurs mérites et à leurs capacités et, en tout état de cause, on ne saurait dire qu’elle s’appuie sur des distinctions personnelles non pertinentes.

Le requérant aussi bien que toutes les autres personnes visées par l’alinéa 5(2)b) sont traitées de façon égale, qu’elles soient du sexe masculin ou féminin, mariées ou célibataires. La seule caractéristique qu’elles ont en commun, c’est qu’elles sont nées avant le 14 février 1977 et qu’on ne leur avait pas accordé un statut préférentiel sous le régime de la loi sur la citoyenneté antérieure.

Il se trouve cependant que cette analyse passe sous silence le fait que l’appelant et tous ceux qui sont soumis à l’alinéa 5(2)b) se réclament de leur filiation maternelle pour revendiquer la citoyenneté canadienne. Ceux qui le font en se réclamant de leur filiation paternelle sont régis par l’alinéa 3(1)e), et ne sont pas soumis à l’alinéa 5(2)b) ni aux conditions supplémentaires qu’il prévoit. En omettant ce fait crucial, le juge de première instance ne reconnaît pas que le sexe de la mère de l’appelant est un facteur déterminant qui distingue ce dernier et tous ceux qui sont soumis à l’alinéa 5(2)b) d’une part, et les autres demandeurs, d’autre part.

Il est vrai que l’analyse faite par le juge de première instance met en relief le fait que si la Loi sur la citoyenneté prévoit un traitement différent pour les demandeurs selon qu’ils se réclament de leur filiation paternelle ou de leur filiation maternelle, elle ne fait pas une distinction fondée sur leur sexe. En effet, le demandeur de citoyenneté en l’espèce est de sexe masculin, alors que sa plainte de discrimination est que la Loi en cause réserve aux femmes un traitement défavorable en restreignant ou déniant leur droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants. La question se pose donc de savoir si M. Benner peut affirmer à juste titre que la Loi sur la citoyenneté opère discrimination sexuelle contre les femmes dont les enfants revendiquent la citoyenneté, d’une manière qui l’affecte indirectement.

Cette Cour a récemment jugé qu’une femme dont l’enfant s’est vu refuser la citoyenneté canadienne par application de l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté pourrait contester cette disposition. Dans Glynos c. Canada, [1992] 3 C.F. 691 (C.A.), à la page 701, le juge Décary a conclu qu’une femme dont l’enfant s’est vu refuser la citoyenneté par application de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, a « un intérêt, à titre de femme et de mère canadienne, à savoir si son fils peut être déclaré citoyen de naissance et à prendre part à une procédure visant l’obtention d’un jugement déclaratoire à cet effet ». Il y a cependant lieu de noter que si une femme a un intérêt dans la détermination de la nationalité de son enfant, c’est l’enfant lui-même qui est le plus directement affecté par le surcroît de conditions et un refus possible de citoyenneté découlant des dispositions relatives aux demandeurs de filiation maternelle. Dans ce cas, la discrimination contre la mère est injustement portée sur l’enfant. Pareille discrimination est certainement aussi injuste que si elle vise l’enfant directement. Je dois rappeler qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où un individu essaie de faire valoir les droits garantis par la Charte pour quelqu’un d’autre. Cette action a été intentée par un individu qui se dit personnellement victime de discrimination par suite de son association avec un membre d’un groupe—celui des femmes—victime de discrimination.

Si le fait d’être victime de discrimination par association n’est pas la même chose que le fait de souffrir directement des préjugés et des stéréotypes, il n’en est pas moins intolérable. Il convient de noter que cette vue est consacrée à l’article 12 du Code des droits de la personne [L.R.O. 1990, ch. H.19] de l’Ontario, aux termes duquel :

Discrimination pour des raisons fondées sur l’association

12. Constitue une atteinte à un droit reconnu dans la partie I le fait d’exercer une discrimination fondée sur des rapports, une association ou des activités avec une personne ou un groupe de personnes identifiées par un motif illicite de discrimination.

Cette Cour est parvenue à une conclusion semblable dans une affaire de réfugié, Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.), où il a été jugé que l’enfant d’une femme souffrant de persécution en tant que membre d’un groupe social—celui des femmes qui ont plus d’un enfant en Chine et qui sont en proie à la stérilisation forcée—risquait la persécution pour la même raison du fait de sa filiation. Conformément à cette jurisprudence, j’estime que l’appelant peut contester les alinéas 3(1)e) et 5(2)b) et l’article 22 de la Loi sur la citoyenneté ainsi que l’article 20 du Règlement sur la citoyenneté, par ce motif que ces dispositions opèrent discrimination sexuelle à son égard, en violation de l’article 15 de la Charte.

Reste à examiner si cette Loi et ce Règlement sont en fait discriminatoires. La définition de discrimination au regard du paragraphe 15(1) a été donnée par le juge McIntyre dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la page 174 :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société.

En appliquant cette définition, il faut examiner la distinction alléguée à la lumière des circonstances du groupe affecté (R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la page 1332). Si un groupe désavantagé sur le plan social, politique ou historique, pâtit d’une distinction faite par la loi, un verdict de discrimination s’imposera normalement de façon plus ou moins automatique (Andrews, supra; Turpin, supra; Swain, supra). J’ai rappelé que les femmes forment un groupe désavantagé en soi dans notre société. J’ai également montré que la Loi sur la citoyenneté et le Règlement sur la citoyenneté restreignent l’accès à la citoyenneté canadienne à l’égard de ceux qui se réclament de leur filiation maternelle, alors que les mêmes restrictions ne sont pas imposées à ceux qui se réclament de leur filiation paternelle. À l’opposé des hommes, les femmes qui sont citoyennes canadiennes ne jouissent pas du même droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants nés à l’étranger. Cette distinction est le fruit des préjugés et des stéréotypes entretenus contre les femmes. La Loi sur la citoyenneté de 1947 ne permettait pas aux femmes de transmettre leur nationalité à leurs enfants nés à l’étranger (à moins qu’elles ne fussent célibataires à ce moment-là). Ainsi que le montrent les travaux préparatoires évoqués supra, la Loi sur la citoyenneté de 1977 visait à remédier à cette discrimination manifeste.

Malgré ces bonnes intentions, des vestiges du traitement discriminatoire réservé par la Loi de 1947 aux femmes se retrouvent dans la Loi actuelle, sous la forme d’un processus, distinct et plus rigoureux, de revendication de la citoyenneté. Je conclus qu’à l’égard des personnes nées avant 1977, la norme différenciatrice instaurée par la Loi sur la citoyenneté de 1977 est discriminatoire. Le régime institué par cette dernière prévoit un simple enregistrement pour ceux qui se réclament de leur filiation paternelle, alors que pour ceux qui se réclament de leur filiation maternelle, il impose une procédure complexe de demande comportant la prestation du serment de citoyenneté, une enquête de sécurité, une enquête sur le casier judiciaire et même l’exclusion possible en cas d’inculpation pour certaines infractions. Cette différenciation est discriminatoire à l’égard des femmes et, de ce fait, va à l’encontre du paragraphe 15(1).

L’ARTICLE PREMIER DE LA CHARTE

L’article premier de la Charte porte :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Le cadre fondamental de l’analyse au regard de l’article premier, défini dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, demeure en place mais a été clarifié par des décisions subséquentes. Pour prouver que la restriction d’un droit garanti par la Charte est raisonnable et peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique, la partie qui défend cette restriction doit satisfaire à deux conditions. En premier lieu, elle doit prouver que l’objectif poursuivi par la restriction est « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution » (R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 352). Au minimum, un objectif doit se rapporter à des préoccupations « urgentes et réelles dans une société libre et démocratique » pour être considéré comme suffisamment important (R. c. Oakes, supra, à la page 139).

Une fois cette condition remplie, la seconde condition met en jeu le critère de proportionnalité, lequel comporte trois volets. En premier lieu, la mesure portant restriction du droit garanti par la Charte doit présenter un lien rationnel avec l’objectif visé. En d’autres termes, elle doit être soigneusement conçue de façon à atteindre cet objectif sans être arbitraire, inique ou fondée sur des considérations irrationnelles. En deuxième lieu, elle doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte. Cette condition a été modifiée par des décisions postérieures à l’arrêt Oakes, supra (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; et Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139). Cependant, la Cour n’a pas tranché définitivement la question de savoir dans quel cas s’applique la version modifiée de la condition de l’atteinte minimum du critère de proportionnalité et dans quel cas il faut observer le modèle classique de l’arrêt Oakes (V. McKinney c. Université de Guelph, supra, aux pages 398 à 405; R. c. Chaulk, supra, aux pages 1388 à 1395, Madame le juge Wilson; et R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, à la page 260, Madame le juge McLachlin). Il est cependant généralement reconnu que la version modifiée de l’atteinte minimum peut s’appliquer dans les cas où les droits de différents groupes entrent en conflit et doivent, dans une certaine mesure, être conciliés. Dans cette approche, la condition de l’atteinte minimum dépend de la question de savoir si le législateur « aurait pu raisonnablement choisir un autre moyen qui aurait permis d’atteindre de façon aussi efficace l’objectif identifié » (Chaulk, supra, à la page 1341, le juge en chef Lamer). En troisième lieu, les effets des mesures prises doivent être proportionnels à l’importance de l’objectif visé. Un objectif qui est juste urgent et réel ne devrait pas l’emporter sur un droit garanti par la Charte, si le moyen utilisé pour y parvenir a pour effet de compromettre gravement les droits d’un individu ou d’un groupe. Une disposition portant limitation d’un droit garanti par la Charte et qui ne satisfasse pas à l’un quelconque de ces critères ne se justifiera pas au regard de l’article premier.

En l’espèce, la première question qui demande une réponse est de savoir si les objectifs visés par les dispositions attaquées sont « urgents et réels dans une société libre et démocratique » (R. c. Oakes, supra, à la page 139). Les objectifs visés par ces dispositions sont-ils importants au point de l’emporter sur les droits à l’égalité des femmes? Les objectifs visés par les différents stades du processus de demande à suivre par ceux qui se réclament de leur filiation maternelle sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi peuvent être généralement interprétés comme visant à assurer l’engagement ou l’allégeance envers le Canada et à garantir la sécurité de la nation et de son peuple. Vus sous cet angle, les objectifs visés par les dispositions attaquées sont, à mon avis, urgents et réels.

Le premier stade d’application du critère de proportionnalité consiste à examiner si la mesure portant limitation du droit garanti par la Charte présente un lien rationnel avec l’objectif visé. Les conditions modérées que prescrit la Loi sur la citoyenneté ont été soigneusement conçues de façon à atteindre leur objectif sans être arbitraires, iniques ou motivées par des considérations irrationnelles. La prestation du serment du citoyen est un usage observé dans un grand nombre de pays à titre de condition préalable de la naturalisation. Il s’agit essentiellement d’une mesure destinée à s’assurer que l’intéressé s’engage vis-à-vis du pays et partage les principes ou les idéaux fondamentaux sur lesquels celui-ci est bâti. Au Canada, le « Serment (ou Affirmation solennelle) de citoyenneté » que doivent répéter les intéressés est le suivant :

Je jure fidélité et sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs et je jure d’observer fidèlement les lois du Canada et de remplir loyalement mes obligations de citoyen canadien. [ou] J’affirme solennellement que je serai fidèle et porterai sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs, que j’observerai fidèlement les lois du Canada et que je remplirai loyalement mes obligations de citoyen canadien.

Voilà certainement un moyen légitime de s’assurer de l’allégeance de l’intéressé envers ce pays. Il présente donc un lien rationnel avec l’objectif qui est de fixer l’allégeance de l’individu envers le Canada.

De même, l’interdiction prévue à l’alinéa 22(1)b) de la Loi d’accorder la citoyenneté à quiconque est inculpé d’un acte criminel, et au paragraphe 22(2) de l’accorder à quiconque a été déclaré coupable d’un acte criminel pendant l’instruction de sa demande ou au cours des trois années qui la précèdent, présente un lien rationnel avec l’objectif qui est d’assurer la sécurité de la nation et de son peuple. Le législateur peut légitimement refuser la citoyenneté à quiconque représente une menace pour le Canada ou pourrait compromettre la sécurité des Canadiens. Dans Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887, la Cour suprême a jugé que le Parlement avait compétence pour légiférer en matière de citoyenneté. Le juge Rand s’est prononcé à ce propos en ces termes, aux pages 918 et 919 :

[traduction] La première réalisation fondamentale de la Loi constitutionnelle a été la création d’une organisation politique unifiée de sujets de Sa Majesté dans les limites géographiques du Dominion, dont le postulat fondamental était l’institution de la citoyenneté canadienne. La citoyenneté est l’appartenance à un État, et en le citoyen s’incarnent les droits et obligations, corollaires de l’allégeance et de la protection, qui constituent le fondement de ce statut.

La Loi ne prévoit pas expressément que la citoyenneté relève de la compétence législative du Dominion ou des provinces; mais étant donné que la citoyenneté se trouve à la base même de l’organisation politique et qu’elle revêt un caractère national, et vu la rubrique 25 de l’article 91, « La naturalisation et les aubains », il faut conclure qu’elle relève des pouvoirs résiduels du Dominion. [Référence omise.]

La portée du pouvoir législatif du Parlement en la matière a été analysée par le juge Dubé dans un contexte qui présente un rapport direct avec l’affaire en instance. Dans Affaire intéressant la Loi sur la citoyenneté et Noailles, [1985] 1 C.F. 852 (1re inst.), à la page 855, il a tiré la conclusion suivante :

Après tout, l’état canadien a le droit de se protéger en refusant le privilège de la citoyenneté à celui qui ne répond pas aux critères légitimement établis par une loi du Parlement. Il est tout à fait juste et raisonnable que nul ne puisse recevoir la citoyenneté si au cours des trois années précédant sa demande il a été déclaré coupable d’une infraction, ou d’un acte criminel prévu par une loi du Parlement.

Une fois reconnue la compétence du Parlement en matière de conditions de citoyenneté, il est manifeste qu’en adoptant les dispositions en question, il a exercé sa compétence d’une manière qui présente un lien rationnel avec la réalisation de l’objectif qui est d’assurer la sécurité du Canada et des Canadiens.

Ce qui nous amène au deuxième volet du critère de proportionnalité : celui de l’atteinte minimum. En l’espèce, il y a conflit entre les intérêts de deux groupes différents, ce qui appelle l’application de la norme modifiée d’examen. Nous le verrons plus clairement un peu plus loin mais, pour le moment, il suffit de dire qu’il y a conflit entre le droit à la citoyenneté des demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle et les droits à l’égalité des demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle. Là où il faut mettre dans la balance des droits contradictoires, la juridiction saisie peut s’en remettre à la norme moins rigoureuse de la version révisée de l’atteinte minimum. Dans cette approche modifiée, il s’agit de demander si le législateur aurait pu raisonnablement choisir un autre moyen qui porterait moins atteinte au droit en question ou n’y porterait pas atteinte du tout, mais qui aurait permis d’atteindre l’objectif de façon tout aussi efficace. Certainement, l’objectif qui est d’assurer l’engagement envers le Canada et de protéger la sécurité de ce pays et de son peuple aurait pu être réalisé plus efficacement si les individus nés avant 1977 et revendiquant la citoyenneté en vertu de leur filiation paternelle étaient également tenus de prêter serment ou de faire une affirmation solennelle, et soumis aux mêmes enquêtes de sécurité et enquêtes sur le casier judiciaire et aux exclusions subséquentes que ceux qui sont nés avant cette date et qui se réclament de leur filiation maternelle. Étant donné qu’il n’y a manifestement aucune preuve que les demandeurs se réclamant de leur filiation maternelle, pris dans leur ensemble, sont moins loyaux envers le Canada ou ont des tendances criminelles plus marquées, il n’y a aucune raison de les traiter différemment de ceux qui se réclament de leur filiation paternelle. En conséquence, un régime qui prévoit les mêmes conditions pour les uns et les autres serait nettement supérieur du point de vue de l’égalité.

Cependant, même si l’égalité veut que les demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle, nés avant 1977, soient soumis aux mêmes conditions que ceux qui se réclament de leur filiation maternelle, le législateur n’avait pas raisonnablement cet autre moyen à sa disposition. La possibilité pour les premiers de faire enregistrer leur citoyenneté a été instituée par la Loi sur la citoyenneté de 1947 et se poursuit de nos jours en vertu de l’ancienne Loi. L’alinéa 3(1)e) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 cite expressément l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne Loi, préservant ainsi leurs droits existants. S’il avait voulu leur imposer l’obligation du serment de citoyenneté et l’enquête sur le casier judiciaire, le législateur aurait eu à déroger à leurs droits existants. Afin d’éviter cette injustice, il a exempté de ces obligations les demandeurs se réclamant de leur filiation paternelle et qui tombent dans le champ d’application de l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1947. C’est là une solution imparfaite, qui institue une distinction discriminatoire allant regrettablement à l’encontre du paragraphe 15(1). Néanmoins, face à une alternative dont chaque branche est aussi imparfaite que l’autre, je ne peux pas dire que le législateur ait fait un mauvais choix dans ce contexte.

En essayant de mettre fin au traitement injuste dont souffraient les femmes canadiennes et leurs enfants sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1947, le législateur n’a pas été en mesure d’atteindre l’objectif d’assurer l’engagement envers le Canada et de protéger la sécurité de son peuple tout en instituant la pleine égalité sans pour autant déroger aux droits existants des demandeurs de filiation paternelle, nés avant 1977. La solution choisie remédie à l’injustice faite aux femmes canadiennes et à leurs enfants nés à l’étranger par la Loi sur la citoyenneté de 1947, sans pour autant porter atteinte aux droits existants des demandeurs qui se réclament de leur filiation paternelle. Dans ce contexte, je ne pense pas que le législateur ait pu raisonnablement choisir un autre moyen qui aurait porté moins atteinte au droit en question et qui aurait permis d’atteindre l’objectif identifié de façon tout aussi efficace. Voilà qui règle la question du deuxième volet du critère de proportionnalité.

Le troisième volet concerne la question de savoir si les effets des mesures prises sont proportionnels à l’importance de l’objectif visé. C’est toujours une tâche difficile et imprécise que de mettre dans la balance un objectif visé par la loi et le degré d’atteinte aux droits que garantit la Charte à un individu. Les dispositions en question visent à assurer l’engagement envers le Canada et à protéger la sécurité de la nation et du peuple du Canada. L’importance de ces objectifs plutôt généraux est évidente. Par contraste, il n’y a pas eu atteinte grave au droit en question, lequel n’a été compromis que de façon périphérique et indirecte. Il ne s’agit pas d’un cas où il y a préjudice grave ou déni d’un important bénéfice dont jouissent les autres. Les personnes nées avant 1977 du mariage de leur mère canadienne sont tenus aux conditions normales, exigées de tous les autres demandeurs, et ne se voient privées que d’une exemption spéciale accordée aux demandeurs qui se réclament de leur filiation paternelle. Les droits existants de ceux de ces derniers qui sont nés avant 1977 ont été respectés, à titre d’exemption continue de conditions ordinaires auxquelles tous les autres sont soumis. Ne pas accorder la même exemption aux personnes nées avant 1977 du mariage de leur mère canadienne ne revient pas à porter gravement à leurs droits à l’égalité, mais permet au gouvernement de poursuivre les objectifs urgents et réels des dispositions applicables de la Loi sur la citoyenneté. Je conclus en conséquence que les mesures adoptées ne sont pas disproportionnées par rapport à l’importance des objectifs visés.

Ayant conclu qu’il a été satisfait au critère de l’article premier de la Charte, j’estime que l’atteinte au paragraphe 15(1) peut se justifier au regard de cet article premier. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’envisager les mesures de redressement possibles. Par ces motifs, je me prononce pour le rejet de l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je conviens avec mon collègue le juge Linden, J.C.A., que si cet appel doit être jugé à la lumière de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, il faut le rejeter conformément aux motifs de son jugement. Cependant, je ne pense pas que cet article puisse ou doive être invoqué car, à mon avis, la Charte ne s’applique pas aux faits de la cause et il n’y a pas eu en l’espèce discrimination au sens de son article 15.

Il est inutile que je rappelle les faits en détail puisque mon collègue le juge Linden, J.C.A., les a parfaitement résumés, en particulier les faits qui éclairent mes conclusions. Il suffit de rappeler que l’appelant est un citoyen américain purgeant actuellement sa peine dans un pénitencier canadien pour homicide involontaire coupable. Il revendique le droit à la citoyenneté canadienne du fait qu’il était né aux États-Unis du mariage de sa mère canadienne, se fondant sur l’article 15 de la Charte et se disant victime de discrimination. Né en Californie en 1962, il est arrivé en 1986 au Canada où il a vécu sous deux noms différents, « Martin Sarkissian » et « Claudio Carbone ».

L’article 15 de la Charte s’applique-t-il en l’espèce et est-il rétrospectif ou rétroactif?

Appliquer la Charte aux faits de la cause reviendrait, à mon avis, à lui donner un effet rétrospectif ou rétroactif, à l’encontre de la jurisprudence établie par la Cour suprême[1]. Il est constant que la Loi sur la citoyenneté de 1977 ne distingue plus entre enfants nés à l’étranger après le 14 février 1977, qu’ils le soient de père canadien ou de mère canadienne. Tels sont le sens et l’effet de l’alinéa 3(1)b)[2]. Ainsi donc, les enfants nés après le 14 février 1977 ne peuvent se plaindre de différence de traitement ou de discrimination au sens de l’article 15 de la Charte. Ils ont le même droit à la citoyenneté canadienne : ils sont tous citoyens canadiens en raison de leur filiation soit paternelle soit maternelle.

Nul doute que sous le régime de l’ancienne Loi, savoir la Loi sur la citoyenneté de 1947, et avant l’entrée en vigueur de la Loi actuelle, savoir la Loi sur la citoyenneté de 1977, il y avait une différence de traitement entre l’enfant né à l’étranger de père canadien et l’enfant né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne. L’un, l’enfant né de père canadien, pouvait obtenir la citoyenneté canadienne. L’autre, né du mariage de sa mère canadienne, ne le pouvait pas[3] et était un étranger aux yeux de la loi. Mentionnons en passant que si l’enfant était né à l’étranger d’une mère canadienne célibataire, il pouvait obtenir la citoyenneté canadienne. Je reviendrai sur ce point dans le contexte de la plainte de discrimination. Les modifications apportées à la Loi en 1977 au sujet des enfants nés avant le 15 février 1977 visaient à éliminer cette différence. Dès lors, l’enfant né du mariage de sa mère canadienne avait la possibilité d’obtenir la citoyenneté canadienne[4] sous certaines conditions. Ainsi donc, les dispositions relatives aux enfants nés avant le 15 février 1977 du mariage de leur mère canadienne, savoir l’alinéa 5(2)b), avaient pour objet de remédier à une situation antérieure.

L’avocat de l’appelant soutient que l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977 est d’application rétrospective puisque qu’il définit pour l’avenir l’effet juridique d’un fait antérieur, c’est-à-dire la naissance de l’appelant, qui avait eu lieu en 1962, donc quelque 15 ans avant l’adoption de cette Loi. Pour reprendre ses propres termes, l’alinéa 5(2)b) est à la fois prospectif et rétrospectif, en ce que l’application qui en est prospective se rapporte à un fait antérieur. Je ne mets pas en doute cette assertion qui constitue la première étape de son raisonnement visant à démontrer que l’application de l’article 15 de la Charte aux faits de la cause n’est nullement rétrospective. Il ajoute que l’article 15 n’entre pas en jeu à l’égard du fait antérieur, c’est-à-dire de la naissance de l’appelant, mais à l’égard des effets de la Loi de 1977, c’est-à-dire de son application prospective aux personnes nées à l’étranger avant le 15 février 1977 du mariage de leur mère. Il en conclut que l’application de l’article 15 de la Charte aux faits de la cause ne constitue pas une application rétrospective. Cet argument, aussi attrayant qu’il puisse paraître à première vue, n’est pas valide.

Ce dont l’appelant se plaint réellement, c’est le fait qu’il s’est vu refuser la citoyenneté canadienne parce qu’il est né en 1962 à l’étranger d’un mariage de sa mère canadienne et non pas d’un père canadien. La cause de cette soi-disant discrimination est indubitablement le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi sur la citoyenneté de 1947, et non pas la Loi de 1977 qui, au contraire, vise à remédier aux effets de l’ancienne Loi. Si en 1977 le législateur n’avait réparé l’injustice invoquée qu’à l’égard des personnes nées après le 15 février et avait ignoré le cas de l’appelant et des personnes se trouvant dans la même situation, et s’il n’avait pris aucune mesure pour réparer les torts passés, l’appelant aurait à contester maintenant la Loi de 1947 qui lui déniait le droit à la citoyenneté. Tout comme dans la cause R. c. Stevens[5] où il était soutenu que le paragraphe 146(1) du Code criminel [S.R.C. 1970, ch. C-34], adopté avant la Charte, violait l’article 7 de cette dernière, l’appelant soutient en l’espèce que le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi sur la citoyenneté de 1947 va à l’encontre de l’article 15 de la Charte. Tout comme dans la cause Stevens, il est indubitable que cet appel vise à l’application rétrospective de la Charte à une loi antérieure en raison d’un fait antérieur (sa naissance en 1962).

Il en est de même de la Loi de 1977. En premier lieu, ce n’est pas cette Loi qui est la cause de la soi-disant discrimination ou qui faisait de l’appelant un étranger; c’est le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi de 1947 qui a eu cet effet. La nouvelle Loi ne fait qu’essayer de remédier à cette situation. Elle prend acte de la nationalité étrangère de l’appelant et ne fait que le prendre en charge dans l’état où la Loi de 1947 l’a laissé, celui d’un étranger qui, à partir de ce moment, se voit donner le droit et la possibilité d’acquérir la citoyenneté canadienne sous un régime qui ne lui était pas accessible auparavant. En second lieu, la Loi de 1977 est antérieure à la Charte et vise un fait ayant eu lieu avant cette dernière. En outre, si la Loi sur la citoyenneté de 1977 avait été muette quant au cas du demandeur et n’avait prévu aucune mesure pour remédier à la discrimination passée, celui-ci, à supposer qu’il puisse en attaquer la constitutionnalité, aurait à démontrer qu’elle est discriminatoire du fait qu’elle ne s’applique pas rétroactivement ou rétrospectivement à son cas. Autrement dit, que la Loi de 1977 est discriminatoire parce qu’elle n’élimine pas la discrimination qui avait cours en 1962 à cause de la Loi sur la citoyenneté de 1947. Quelle que soit la façon dont j’envisage la Loi de 1977, je ne vois pas comment une attaque contre ce texte au regard de la Charte ne serait pas rétrospective ou serait moins rétrospective qu’une attaque du même genre logée contre la Loi de 1947 à partir d’un même fait qui eut lieu en 1962.

Si la Loi de 1977 n’avait pas prévu de mesures correctives pour remédier aux torts causés auparavant par l’ancienne Loi de 1947, je pense que l’appelant n’aurait eu aucun fondement pour invoquer la Charte, car celle-ci ne s’appliquerait pas pour supprimer les conséquences juridiques attachées par la Loi de 1947 à sa naissance en 1962. Ce serait ironique si, par suite des mesures correctives prévues par la Loi de 1977, des étrangers comme l’appelant pouvaient maintenant prétendre à un fondement pour invoquer la Charte, alors qu’ils n’en auraient eu aucun si la Loi de 1977 les avait complètement ignorés!

En fait, ce que demande maintenant l’appelant en s’appuyant sur la Charte, c’est que la Loi de 1977 s’applique comme si la disposition de la Loi de 1947 qui prévoyait la différence de traitement n’avait jamais existé. Si ce n’est pas là une conclusion rétrospective, demandant que la Charte soit appliquée rétrospectivement, on se demande bien ce qui le sera. L’observation suivante du professeur Côté explique parfaitement, à mon avis, ce qu’est la règle en la matière et ce que demande l’appelant en l’espèce :

En résumé : lorsque se pose la question de savoir si l’application d’un texte produit un effet rétroactif, il faut envisager successivement la question de la rétroactivité positive du texte, puis celle de sa rétroactivité négative. Le principe de la non-rétroactivité de la loi s’applique en effet quelle que soit la forme de rétroactivité en cause. Il faut en conséquence se demander, premièrement, si la règle que le texte énonce s’appliquera ou non sur le fondement de faits survenus entièrement avant son entrée en vigueur (y a-t-il rétroactivité positive?) puis, deuxièmement, si la suppression de règle qui découle de l’adoption du nouveau texte entraînera ou non la remise en cause des effets déjà produits en vertu des règles supprimées (y a-t-il rétroactivité négative?)[6]. [C’est moi qui souligne.]

Pour emprunter les termes employés par le juge Dickson [alors juge puîné] dans Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, l’appelant demande que la Charte

… s’immisce dans le passé et [signifie] qu’à une date antérieure, il [faut] considérer que le droit ou les droits des parties étaient ce qu’ils n’étaient pas alors[7].

Ma conclusion, savoir que l’application de l’article 15 de la Charte aux faits de la cause reviendrait à donner à ce texte un effet rétrospectif, est conforme à la décision R. c. Gamble[8] où, rendant le jugement majoritaire de la Cour suprême du Canada, Madame le juge Wilson s’est prononcée en ces termes :

Des droits et des libertés différents, selon leur objet et les intérêts qu’ils visent à protéger, se cristalliseront et protégeront l’individu à différents moments. Nos décisions antérieures sur l’application rétroactive de la Charte sont compatibles avec un point de vue qui tient compte des différences d’objet des droits et libertés applicables. Par exemple, les droits en matière de procédure se cristallisent au moment où la procédure se déroule : Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 1981. Les droits à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives se cristallisent au moment de la fouille, de la perquisition ou de la saisie en question : R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669. Les garanties, sur le plan du fond, que l’inculpé profite de son erreur de fait subjective se cristallisent au moment où l’infraction est commise : R. c. Stevens, précité. Le droit à la protection contre l’utilisation d’un témoignage auto-incriminant se cristallise au moment où l’on cherche à utiliser ce témoignage dans une instance même si, à l’origine, il a été donné bien avant l’entrée en vigueur de la Charte : Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.

Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d’être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d’interdire certaines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours. La question du délai avant le procès, au termes de l’al. 11b), en est un bon exemple : R. v. Antoine. L’article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Morden a reconnu, dans l’arrêt Re McDonald and The Queen (1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu’une pratique discriminatoire continue, cela existe et relève de l’art. 15 de la Charte[9].

Il ressort de la conclusion ci-dessus qu’il est important de déterminer le moment où le droit à l’égalité sans discrimination, que garantit l’article 15, se cristallise. Et qu’il se peut qu’il y ait une pratique discriminatoire persistante qui appellerait l’application de l’article 15 de la Charte, encore que cette application puisse obliger la Cour à prendre acte de faits antérieurs à la Charte. Cela ne revient cependant pas à dire que l’article 15 s’applique chaque fois que le plaignant peut prouver qu’il souffre encore d’une discrimination passée. Pour que l’article 15 s’applique, il faut qu’il y ait un acte discriminatoire actuel ou en cours, qui prive l’intéressé de la protection et du bénéfice de la loi, dont jouissent les autres. Il ne suffit pas au demandeur de dire qu’il souffre encore des effets d’un acte discriminatoire qui s’est produit ou d’une loi discriminatoire qui existait avant la Charte. Autrement, tous les cas de discrimination depuis le début du siècle pourraient être portés en justice sous le régime de l’article 15, à condition que la victime souffre encore des effets de la discrimination passée.

En l’espèce, le texte de loi discriminatoire, savoir le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi sur la citoyenneté de 1947, a été abrogé en 1977 et la pratique discriminatoire a pris fin puisque l’alinéa 3(1)b) de la Loi de 1977 a éliminé depuis cette date la source de discrimination. Pour ceux qui, à l’instar de l’appelant, étaient soumis au régime de la Loi de 1947, la discrimination s’est cristallisée à la date de leur naissance dans un pays étranger, date à laquelle ils acquirent la nationalité étrangère puisque la Loi sur la citoyenneté en vigueur à l’époque au Canada ne leur donnait pas le droit d’acquérir la citoyenneté canadienne. Dans le cas de l’appelant, cette date était le 29 août 1962. C’est à cette date que la Loi sur la citoyenneté de 1947 attachait des conséquences juridiques à cet événement momentané.

En conclusion, la Charte ne s’applique pas en l’espèce.

Faut-il appliquer rétrospectivement l’article 15 de la Charte aux faits de la cause?

La Cour conclurait-elle que l’application de la Charte aux faits de la cause serait une application rétrospective, l’appelant soutient que, l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 étant rétrospectif, il faut que la Charte soit aussi rétrospective ou s’applique rétrospectivement au texte de loi rétrospectif. Cependant, l’un n’entraîne pas nécessairement l’autre.

Selon la règle fondamentale et rationnelle d’interprétation qu’a rappelée le juge Dickson dans Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national[10],

… les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation[11].

Il est indéniable que l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 était destiné à s’appliquer rétrospectivement. Par contre il est évident que l’article 15 de la Charte n’est pas rétrospectif, puisqu’il n’est pas entré en vigueur en 1982 en même temps que les autres dispositions du même texte. En effet, il n’est entré en vigueur qu’en 1985 afin de donner aux diverses législatures le temps d’apporter les modifications nécessaires à leurs lois respectives pour les rendre conformes aux garanties constitutionnelles qu’il prévoit[12]. Voilà qui ne s’accorde pas avec le genre de rétroactivité auquel conclut l’appelant.

Le traitement réservé à l’appelant sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1977 est-il discriminatoire?

Quand bien même je me serais trompé sur la question de la rétroactivité et quand bien même l’article 15 de la Charte s’appliquerait aux faits de la cause, je conclus que le traitement réservé à l’appelant sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 n’est pas discriminatoire.

En premier lieu, tous les cas de différence de traitement ne signifient pas nécessairement qu’il y a inégalité[13]. De même, comme mon collègue le juge Linden, J.C.A., l’a fait remarquer, toutes les distinctions faites par la loi ne vont pas à l’encontre du paragraphe 15(1). Il faut que ce soit une distinction discriminatoire au regard de l’un des motifs qui y sont énumérés ou d’un motif analogue.

L’appelant soutient devant la Cour qu’il y a eu discrimination sexuelle puisque sa mère, qui est Canadienne, n’a pu lui transmettre sa nationalité alors que, si son père avait été Canadien, lui-même se serait vu attribuer la citoyenneté canadienne. Sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1947, si l’appelant avait eu pour mère une femme canadienne célibataire, il aurait pu acquérir la nationalité canadienne de sa mère[14]. Autrement dit, la mère canadienne pouvait transmettre sa nationalité à un enfant né hors mariage, mais non à un enfant légitime, alors que le père canadien, qu’il fût marié ou non, pouvait toujours transmettre sa nationalité. Ainsi donc, c’est plus en raison de leur état matrimonial que de leur sexe que les femmes canadiennes faisaient l’objet d’un traitement différent sous l’empire de l’ancienne Loi. Tout cela n’a plus maintenant aucune importance puisque, comme noté supra, cette différence de traitement n’existe plus dans la Loi sur la citoyenneté de 1977 à l’égard de l’enfant né à l’étranger après le 14 février, et dont soit le père soit la mère est Canadien[15].

Ce qu’il faut réellement examiner maintenant, c’est le traitement réservé à l’appelant en 1977 sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977. Il convient de se rappeler que, par l’effet de la Loi de 1947, l’appelant était un étranger au moment de l’adoption de la Loi sur la citoyenneté de 1977. Face à cet état de choses en 1977, le législateur avait trois options : (1) ignorer tout simplement la question; (2) accorder la citoyenneté canadienne à tous les étrangers nés à l’étranger avant le 15 février 1977, du mariage de leur mère canadienne; ou (3) leur donner la possibilité d’acquérir la citoyenneté canadienne.

Le législateur était bien conscient de la deuxième option qui consistait à attribuer et à imposer rétroactivement la citoyenneté canadienne à des étrangers. Cette mesure aurait éliminé la distinction créée en 1947 entre l’enfant né du mariage de sa mère canadienne et l’enfant né d’un père canadien, dont la citoyenneté canadienne était légalement maintenue par l’alinéa 3(1)e) de la Loi de 1977[16]. Le législateur avait cependant conscience des répercussions nationales et internationales aussi bien que personnelles pour l’intéressé, que pourrait avoir une loi rétroactive. Par exemple, l’intéressé pourrait perdre sa nationalité étrangère si son pays d’origine n’autorisait pas la double nationalité. Ou il pourrait se soustraire au service militaire obligatoire. En d’autres termes, l’intéressé pourrait se libérer de toutes les obligations imposées par son pays d’origine ou pourrait se voir imposer, par suite de la nouvelle nationalité qu’on lui impose, toutes sortes d’obligations dont il ne voudrait pas nécessairement.

Que le législateur fût déterminé à assumer ses obligations internationales et à ne pas s’ingérer dans le statut politique des étrangers ni dans quelque chose d’aussi fondamental et d’aussi stable[17] que la citoyenneté, ressort de cette réponse du secrétaire d’État de l’époque à une question posée à ce sujet par un député :

[traduction] Nous avons bien reçu votre lettre du 28 février 1975 au sujet de la non-rétroactivité de l’alinéa 3(1)b) du projet de loi C-20 à l’égard de l’enfant né à l’étranger du mariage d’une femme canadienne et d’un homme non canadien.

En matière de législation sur la nationalité et la citoyenneté, la question de la rétroactivité a été examinée à plusieurs reprises et nous y avons réfléchi longuement. À cet égard, l’effet de l’attribution automatique de la citoyenneté à un individu par voie de loi rétroactive doit, au-delà de son application nationale, être examiné sur le plan international. Les lois sont le fruit de l’usage et du consentement. En termes généraux, il est établi qu’en matière de nationalité, il est facile de voir dans une loi rétroactive une forme d’ingérence despotique portant préjudice à un statut existant, c’est-à-dire une nationalité étrangère qui pourrait se perdre ou d’un privilège dont jouit un individu en sa qualité de citoyen d’un autre pays, mais dont il ne jouirait pas s’il avait la double nationalité en raison de la loi rétroactive.

Le fondement moral de la non-rétroactivité tient à ce qu’il ne faut pas faire aux gens des « faveurs » non voulues et non sollicitées : ce que quelqu’un peut considérer comme une faveur, quelqu’un d’autre peut le considérer comme un « tort ». En outre, on ne peut jamais prédire les conséquences possibles de l’attribution rétroactive de la citoyenneté à des gens qui n’en veulent peut-être pas[18]. [Non souligné dans le texte.]

C’est ce qui explique pourquoi, en fin de compte, le législateur a laissé à ces étrangers la faculté d’acquérir la citoyenneté canadienne et a imposé, à cet égard, des conditions essentielles à remplir. À mon avis, la solution qu’a adoptée le législateur en 1977 par la Loi sur la citoyenneté n’instituait aucune discrimination. Au contraire, eu égard aux conséquences sociales, nationales et internationales de la citoyenneté, elle représentait une solution juste et judicieuse aux problèmes posés par la législation antérieure. En sa qualité d’étranger, l’enfant né à l’étranger avant le 15 février 1977 du mariage de leur mère canadienne est traité sur le même pied que les autres étrangers. À vrai dire, on lui réserve même un traitement préférentiel par rapport à ces derniers. Il ne lui est pas nécessaire d’être légalement admis au Canada à titre de résident permanent, ni d’y avoir résidé au moins trois ans au cours des quatre années précédant la date de sa demande[19].

L’article 22 de la Loi sur la citoyenneté de 1977 est-il discriminatoire et contraire à l’article 15 de la Charte?

L’appelant soutient que l’interdiction d’accorder la citoyenneté aux criminels, que prévoit l’article 22 de la Loi de 1977, est discriminatoire[20]. En d’autres termes, que le criminel né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne doit être traité sur le même pied que le criminel né à l’étranger de père canadien. Qu’il faut accorder la citoyenneté aux criminels de la première catégorie, et qu’on ne peut l’accorder à ceux qui se réclament de leur filiation paternelle tout en la refusant à ceux qui se réclament de leur filiation maternelle.

L’argument de l’appelant serait fondé si les enfants de l’une et l’autre catégories qui sont subséquemment devenus criminels étaient citoyens canadiens. L’article 22 ne lui est cependant d’aucun secours car il oblige à poser la question même que la Cour doit trancher : l’enfant né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne est-il un citoyen canadien ou un étranger? L’article 22 s’applique aux étrangers. Si l’appelant n’est pas un étranger, cet article ne s’applique pas à son égard. Si, au contraire, il en est un, il tombe dans son champ d’application. Il est indubitable que le législateur est fondé à refuser d’admettre au Canada des étrangers qui ont un casier judiciaire ou qui manifestent un comportement criminel. Dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[21], le juge Sopinka a tiré cette conclusion :

Donc, pour déterminer la portée des principes de justice fondamentale en tant qu’ils s’appliquent en l’espèce, la Cour doit tenir compte des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration. Or, le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer. En common law, les étrangers ne jouissent pas du droit d’entrer au pays ou d’y demeurer : R. c. Governor of Pentonville Prison, [1973] 2 All E.R. 741; Prata c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1976] 1 R.C.S. 376.

Le juge La Forest a répété ce principe dans l’arrêt récent Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), précité, à la p. 834 :

Le gouvernement a le droit et le devoir d’empêcher des étrangers d’entrer dans notre pays et d’en expulser s’il le juge à propos. Évidemment, ce droit existe indépendamment de l’extradition. Si un étranger dont le dossier criminel grave est notoire tente d’entrer au Canada, on peut lui refuser l’entrée. De la même façon, il pourrait être déporté une fois entré au Canada.

S’il en était autrement, le Canada pourrait devenir un refuge pour les criminels et les autres personnes que, légitimement, nous ne voulons pas avoir parmi nous.

L’une des conditions auxquelles le législateur fédéral a assujetti le droit d’un résident permanent de demeurer au Canada est qu’il ne soit pas déclaré coupable d’une infraction punissable d’au moins cinq ans de prison. Cette condition traduit un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d’un cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non-citoyen de rester au pays[22].

Ce choix est d’autant plus légitime pour ce qui est de l’octroi de la citoyenneté, qui est, pour un étranger légalement admis au Canada à titre de résident permanent, le couronnement de son cheminement vers la qualité de citoyen du Canada. En l’espèce, l’appelant est un étranger, et l’article 22, validement adopté, de la Loi sur la citoyenneté de 1977, s’applique à son égard.

Conclusion

Par ces motifs, je me prononce pour le rejet de l’appel avec dépens.



[1] R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669, confirmant (1986), 55 O.R. (2d) 609 (C.A.).

[2] L.R.C. (1985), ch. C-29.

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

b) née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance.

[3] Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33.

5. (1) Une personne, née après le 31 décembre 1946, est un citoyen canadien de naissance,

a) si elle est née au Canada ou sur un navire canadien; ou

b) si elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire canadien, et si

(i) son père ou, dans le cas d’un enfant né hors du mariage, sa mère, au moment de la naissance de cette personne, était un citoyen canadien, et si

(ii) le fait de sa naissance est enregistré, d’après les règlements, au cours des deux années qui suivent l’événement ou au cours de la période prolongée que le Ministre peut, en vertu des règlements, autoriser dans des cas spéciaux.

[4] L.R.C. (1985), ch. C-29.

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne loi.

5.

(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :

b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu’il autorise, à la personne qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’une mère ayant à ce moment-là qualité de citoyen, n’était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(i) de l’ancienne loi.

[5] Supra, note 1.

[6] P. A. Côté, Interprétation des lois, 2e éd., Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1990, à la p. 135.

[7] [1977] 1 R.C.S. 271, à la p. 279.

[8] [1988] 2 R.C.S. 595.

[9] Idem, aux p. 627 et 628.

[10] Supra, note 7.

[11] Id., à la p. 279.

[12] Davidson et al. v. Davidson (1986), 33 D.L.R. (4th) 161 (C.A.C.-B.), à la p. 171.

[13] Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.

[14] Voir l’art. 5(1)b)(i), supra, note 3.

[15] Supra, note 2.

[16] Supra, note 4.

[17] Dans Andrews c. Law Society of British Columbia, supra, note 13, le juge La Forest évoque l’« immutabilité » de la citoyenneté, en ces termes [à la p. 195] :

La citoyenneté est une caractéristique qui, normalement, ne relève pas du contrôle de l’individu et, dans ce sens, elle est immuable. La citoyenneté est, temporairement du moins, une caractéristique personnelle qu’on ne peut modifier par un acte volontaire et qu’on ne peut, dans certains cas, modifier qu’à un prix inacceptable.

[18] Dossier d’appel, à la p. 42.

[19] Voir l’art. 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977, L.R.C. (1985), ch. C-29.

[20] L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 22, texte reproduit dans les motifs de jugement prononcés par le juge Linden, J.C.A.

[21] [1992] 1 R.C.S. 711.

[22] Id., aux p. 733 et 734.

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