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[1994] 3 C.F. 603

A-405-90

Searle Canada Inc. (appelante)

c.

Novopharm Limitée (intimée)

A-776-90

Searle Canada Inc. (appelante)

c.

Novopharm Limitée (intimée)

Répertorié : Searle Canada Inc. c. Novopharm Limitée (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Linden et McDonald, J.C.A.—Toronto, 25 mai; Ottawa, 15 juin 1994.

Marques de commerce — Passing-off — Médicament pour le traitement d’affections cardio-vasculaires — L’intimée vendait des comprimés génériques identiques à ceux de l’appelante quant à l’apparence — Le juge des requêtes a rejeté l’injonction interlocutoire en concluant qu’aucune des parties ne subirait un préjudice plus grave que l’autre — L’appel était fondé sur la décision rendue par la CSC dans Ciba-Geigy Canada Limited c. Apotex Inc., où il avait été décidé qu’il était erroné d’exclure les patients en tant que clients dans une action en passing-off se rapportant à des médicaments — Il s’agissait de savoir si le juge des requêtes avait commis une erreur en se prononçant sur la prépondérance des inconvénients, en estimant que le fondement de la cause de l’appelante n’était pas « très solide » — Les principes régissant l’action en passing-off existant en common law s’appliquent à l’art. 7c) de la Loi sur les marques de commerce — Preuve à présenter pour avoir gain de cause en vertu de cette disposition — L’injonction interlocutoire n’est pas accordée lorsque l’issue du litige est incertaine.

Injonctions — Injonction interlocutoire — Action en passing-off fondée sur la Loi sur les marques de commerce — Circonstances dans lesquelles la Cour d’appel peut modifier la décision rendue par le juge des requêtes dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire — Question de savoir si les critères établis dans American Cyanamid ont été appliqués de la manière appropriée — Question sérieuse à trancher — Pour satisfaire au critère préliminaire, il n’est pas nécessaire de démontrer que la partie aura gain de cause à l’instruction — Le juge n’a pas commis d’erreur en examinant la force relative de la preuve de chaque partie après avoir conclu que le préjudice subi par les deux parties serait aussi grave dans un cas que dans l’autre — Aucune injonction n’est rendue lorsque des questions de droit difficiles se posent et que l’issue de l’affaire est incertaine.

L’appelante fabriquait et vendait un médicament délivré sur ordonnance, sous forme de comprimés, destiné à être utilisé pour le traitement de certaines affections cardio-vasculaires. L’intimée, qui avait obtenu la licence obligatoire nécessaire, fabriquait et vendait ses propres préparations du médicament, contenant les mêmes ingrédients actifs. Ses comprimés étaient identiques à ceux de l’appelante quant à l’apparence. L’appelante, dans le cadre d’une action en passing-off et visant à l’obtention d’autres mesures de redressement prise contre l’intimée en raison de présumées violations des alinéas 7b) et (c) de la Loi sur les marques de commerce, a présenté une requête dans laquelle elle sollicitait, entre autres, une injonction interlocutoire empêchant l’intimée de créer de la confusion entre leurs produits respectifs et l’empêchant en outre de faire passer son produit pour le sien. Cette première requête a été rejetée pour le motif qu’une question sérieuse avait été soulevée, que ni l’une ni l’autre des parties n’avait démontré qu’elle subirait un préjudice plus grave que l’autre et que, en ce qui concerne la question de la prépondérance des inconvénients, rien ne faisait pencher la balance d’un côté ou de l’autre. L’appelante a ensuite présenté une seconde requête, qui visait en fait à l’obtention d’un nouvel examen de la première ordonnance. Cette requête a également été rejetée. Il s’agissait d’un appel de ces deux décisions, fondé sur la décision subséquemment rendue par la Cour suprême du Canada dans Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., où il a entre autres été statué que, pour les besoins d’une action en passing-off, la clientèle des laboratoires pharmaceutiques n’était pas exclusivement composée de professionnels de la santé, et qu’on avait tort d’exclure les patients de la clientèle visée par l’action en passing-off comme le juge des requêtes l’avait fait, sous le prétexte que ceux-ci n’avaient aucun choix quant au produit.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Dans des circonstances bien précises, la Cour d’appel a le droit de modifier la décision rendue par le juge des requêtes dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’une demande d’injonction interlocutoire. Il ne suffit pas que la Cour d’appel aurait exercé son pouvoir discrétionnaire différemment. Cependant, la décision peut être annulée si le juge a fondé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sur une mauvaise interprétation du droit ou si les circonstances ont tellement changé depuis que l’ordonnance a été rendue qu’elles justifieraient l’octroi d’une demande de modification.

La Cour a pris l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., comme point de départ pour examiner les critères à appliquer, dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire, les critères établis dans cet arrêt ayant été adoptés par la Cour suprême du Canada. Le juge des requêtes a correctement appliqué le critère préliminaire, en statuant qu’il y avait une question sérieuse à trancher. Cela n’était pas incompatible avec la déclaration qu’il avait faite, après avoir examiné l’affaire au fond, à savoir que le fondement de la cause de l’appelante n’était pas très solide, étant donné qu’au stade préliminaire, cette dernière n’avait pas à établir qu’elle aurait gain de cause à l’issue de l’instruction. Compte tenu du dossier déposé devant lui, le juge des requêtes pouvait raisonnablement conclure que le préjudice subi par les deux parties serait aussi grave dans un cas que dans l’autre. Il n’y avait pas non plus lieu d’intervenir en ce qui a trait à l’opinion formulée par le juge des requêtes, à savoir que, indépendamment du bien-fondé de la thèse respective des parties, aucun facteur ne faisait jouer de façon marquante la prépondérance des inconvénients dans un sens ou dans l’autre.

À la lumière de l’arrêt Ciba-Geigy, le juge des requêtes a commis une erreur en ne faisant aucun cas des patients lorsqu’il a examiné la question du caractère distinctif et de la confusion. Cependant, cela ne réglait pas la question. L’application des principes généraux se rapportant à l’action en passing-off existant en common law à une affaire de passing-off visée par l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce montrait que l’appelante devait encore établir comment sa présentation était associée à celle de l’appelante ou d’un fabricant quelconque dans l’esprit du public et que l’intimée était « coupable » de passing-off. Pour avoir gain de cause en vertu de l’alinéa 7b), l’appelante devait établir qu’il existait de la confusion. Ces questions pouvaient uniquement être tranchées lors de l’instruction. En outre, les questions de droit soulevées n’étaient pas de nature à être tranchées au stade interlocutoire. Par conséquent, bien que le juge des requêtes eût commis une erreur sur un point, il n’était pas du tout certain que l’appelante aurait gain de cause à l’instruction. Cela dépendrait de la preuve et des observations juridiques présentées au juge des faits. Dans ces conditions, la Cour aurait tort si, dans les faits, elle tranchait l’affaire sommairement en faveur de l’appelante sur le fondement des éléments dont elle avait été saisie, mais qui n’avaient pas été appréciés.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, L.O. 1986, ch. 28.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4.

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 7b),c).

O. Reg. 690/86.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1733.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120; (1992), 95 D.L.R. (4th) 385; 143 N.R. 241; inf. (1990), 75 O.R. (2d) 589; 32 C.P.R. (3d) 555; 45 O.A.C. 356 (C.A.); conf. (1986), 12 C.P.R. (3d) 76 (H.C. Ont.); Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1983] A.C. 191 (H.L.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; (1987), 38 D.L.R. (4th) 321; [1987] 3 W.W.R. 1; 46 Man. R. (2d) 241; 25 Admin. L.R. 20; 87 CLLC 14,015; 18 C.P.C. (2d) 273; 73 N.R. 341; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; (1994), 111 D.L.R. (4th) 385; 164 N.R. 1; Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451; (1989), 22 C.I.P.R. 172; 24 C.P.R. (3d) 1; 91 N.R. 341 (C.A.); Eng Mee Yong v. Letchumanan s/o Velayutham, [1980] A.C. 331 (P.C.); Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd. et autres, [1982] 1 R.C.S. 494; (1982), 134 D.L.R. (3d) 271; 20 C.C.L.T. 113; 64 C.P.R. (2d) 1; 41 N.R. 553; Cayne v Global Natural Resources plc, [1984] 1 All ER 225 (C.A.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. v. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366; 146 D.L.R. (3d) 93; 72 C.P.R. (2d) 57 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Perry v. Truefitt (1842), 49 E.R. 749; Singer Manufacturing Company v. Loog (1880), 18 Ch. D. 395 (C.A.); conf. par (1882), 8 App. Cas. 15 (H.L.); Reckitt & Colman Products Ltd v Borden Inc, [1990] 1 All ER 873 (H.L.); John Wyeth & Bro. Ltd. v. M. & A. Pharmachem Ltd., [1988] F.S.R. 26 (Ch. D.); N.W.L. Ltd. v. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294 (H.L.).

DOCTRINE

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Toronto : Canada Law Book, 1993.

APPELS d’ordonnances de la Section de première instance ((1990), 31 C.P.R. (3d) 1; 37 F.T.R. 177 et [1991] 1 C.F. 292; (1990), 33 C.P.R. (3d) 336; 37 F.T.R. 220) rejetant une requête en injonction interlocutoire fondée sur des violations présumées des alinéas 7b) et c) de la Loi sur les marques de commerce. Appels rejetés.

AVOCATS :

Glen A. Bloom pour l’appelante.

Malcolm S. Johnston et Brigitte J. M. Fouillade pour l’intimée.

PROCUREURS :

Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour l’appelante.

Malcolm Johnston & Associates, Toronto, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Stone, J.C.A. : Il s’agit d’appels d’ordonnances rendues par la Section de première instance les 9 mai 1990 [(1990), 31 C.P.R. (3d) 1] et 24 septembre 1990 [[1991] 1 C.F. 292]. La première ordonnance rejette une requête en injonction interlocutoire et d’autres mesures de redressement présentée dans le cadre d’une action en « passing-off » prise contre l’intimée en raison de présumées violations des alinéas 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13. Des affidavits ont été produits tant pour étayer que pour contester la requête et les déposants ont fait l’objet d’un contre-interrogatoire avant qu’elle ne soit entendue par le juge des requêtes. La seconde ordonnance concerne le rejet d’une demande fondée sur la Règle 1733 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] visant, dans les faits, à obtenir un nouvel examen de la première ordonnance. Cette demande était appuyée par des affidavits dont les déposants n’ont pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire. En l’espèce, l’appelante se fonde en grande partie, sinon exclusivement, sur ces éléments de preuve additionnels.

CONTEXTE

La question en litige porte sur la vente et la distribution au Canada du médicament vérapamil, un antagoniste du calcium utilisé pour le traitement de certaines affections cardio-vasculaires. En 1981, l’appelante a conclu avec une société allemande une entente selon laquelle cette dernière s’est engagée à fabriquer et à fournir à l’appelante les préparations posologiques orales de ce médicament en vue de sa vente au Canada. L’appelante vend ces préparations sous la marque de commerce « Isoptin » qui appartient à la société allemande et dont l’appelante est un usager inscrit au Canada.

Le médicament de l’appelante est vendu au Canada sous la forme de deux comprimés, qui ont été très bien décrits par le juge des requêtes comme « une sphère aplatie de 80 milligrammes de couleur jaune clair et … une sphère aplatie de 120 milligrammes de couleur blanche[1]. » Avant qu’elle puisse vendre ces préparations à la population, l’appelante devait demander un avis de conformité à la Direction générale de la protection de la santé du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, ce qu’elle a fait le 14 décembre 1981.

Le 25 avril 1989, l’intimée, qui détenait alors une licence obligatoire délivrée sous le régime de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, l’autorisant à fabriquer et à vendre au Canada ses propres préparations du médicament, a obtenu un avis de conformité de la Direction générale de la protection de la santé lui permettant de procéder à ces activités. Peu de temps après, l’intimée a commencé à vendre et à distribuer au Canada ses propres préparations du médicament sous la forme de deux comprimés : l’un de 80 milligrammes et l’autre de 120 milligrammes. Le juge des requêtes en est arrivé à la conclusion suivante en ce qui concerne ces préparations[2] :

Ses comprimés, qui sont vendus sous le nom de « Novo-Veramil », sont identiques à ceux de la demanderesse quant à l’apparence, aux dimensions et à la forme.

Il n’est pas contesté que le comprimé de 80 milligrammes de l’intimée est de couleur jaune et que son comprimé de 120 milligrammes est de couleur blanche. Les parties reconnaissent que leurs comprimés respectifs sont d’apparence identique. Le juge des requêtes a également signalé ce qui suit[3] :

Il est reconnu que les ingrédients actifs sont les mêmes dans les comprimés des deux entreprises, mais que les excipients sont un peu différents.

Par exemple, le produit de l’appelante pourrait contenir du lactose tandis qu’il est possible que celui de l’intimée en soit dépourvu.

En juillet 1989, l’appelante a présenté au registraire des marques de commerce une demande visant l’enregistrement de la marque de commerce « dessin d’un comprimé jaune » à l’égard de ses comprimés renfermant 80 milligrammes de chlorhydrate de vérapamil, d’une part, et de la marque « dessin d’un comprimé blanc » à l’égard de ses comprimés de 120 milligrammes, d’autre part. L’appelante soutient qu’elle emploie ces marques de commerce en liaison avec la vente et la distribution de ses comprimés depuis qu’elle a commencé à les distribuer au Canada en janvier 1982.

Dans son premier avis de requête modifié portant sur la demande d’injonction interlocutoire, l’appelante a tenté de faire interdire diverses activités de l’intimée, dont les suivantes :

[traduction] … autrement appeler l’attention du public sur ses préparations posologiques orales de chlorhydrate de vérapamil de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre ces préparations et les préparations posologiques orales de chlorhydrate de vérapamil de la demanderesse contrairement à l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce.

… de façon à inciter ou à autoriser d’autres personnes à faire passer leurs préparations posologiques orales de chlorhydrate de vérapamil pour les préparations de la demanderesse qui sont commandées ou demandées, contrairement aux dispositions de l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce.

Dans sa déclaration modifiée, l’appelante demande à la fois une injonction interlocutoire et une injonction permanente visant à empêcher qu’on se livre aux présumées activités. De plus, l’appelante demande à notre Cour de déclarer que ces activités contreviennent aux dispositions des alinéas 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce[4].

Lorsque la Direction générale de la protection de la santé a délivré l’avis de conformité à l’intimée, elle ne s’est aucunement prononcée sur l’interchangeabilité du médicament de cette dernière avec un autre médicament, comme celui de l’appelante, ou sur le fait qu’il puisse être substitué à un tel médicament. En effet, il s’agit là de questions qui doivent être tranchées à la lumière des dispositions législatives provinciales applicables. Le juge des requêtes a résumé ainsi l’effet que produisent les divers textes législatifs provinciaux en matière d’interchangeabilité[5] (les deux parties reconnaissent l’exactitude de cette description) :

En Colombie-Britannique, en Alberta et à l’Île-du-Prince-Édouard, un médicament générique est présumé être interchangeable avec un autre qui renferme les mêmes ingrédients actifs une fois que la Direction générale de la protection de la santé a délivré un avis de conformité à l’égard de ce médicament générique. La décision de remplacer un produit original par un médicament générique est laissée à la discrétion du pharmacien. Au Québec, cette décision est également laissée à la discrétion du pharmacien. Au Manitoba et au Nouveau-Brunswick, il est nécessaire que le producteur du médicament générique demande l’inscription de son médicament au formulaire provincial; la principale condition exigée pour l’inscription est que le médicament générique renferme la même quantité des mêmes ingrédients actifs que le médicament original. En Ontario, en Saskatchewan et en Nouvelle-Écosse, il est nécessaire de demander l’inscription du médicament dans le formulaire et les fonctionnaires provinciaux doivent être convaincus de la bioéquivalence entre le produit générique et le produit original. Le médicament Novo-Veramil produit par la défenderesse a automatiquement été reconnu comme un produit interchangeable avec le médicament « Isoptin » dans certaines provinces; il a été inscrit dans les formulaires de certaines autres, parce qu’il renferme les mêmes ingrédients actifs que le médicament « Isoptin » et, dans d’autres provinces, la demande est en cours. Bien entendu, la défenderesse a fait des démarches à cet égard auprès des divers ministères provinciaux. La reconnaissance de l’interchangeabilité revêt une importance vitale pour les producteurs de médicaments génériques, parce qu’elle leur permet de vendre leurs médicaments aux établissements publics. Dans certaines provinces, elle permet aux pharmaciens qui fournissent des médicaments aux malades de remplacer le produit original par le médicament générique et, au Manitoba, le pharmacien est obligé de remplacer le médicament en question par le médicament générique, si celui-ci est moins coûteux que le médicament original prescrit. Toutes ces substitutions sont assujetties à la condition que le médecin ayant prescrit le médicament n’ait pas précisé dans l’ordonnance que le produit original ne peut être remplacé.

Les parties s’entendent sur le fait que, en Ontario et en Saskatchewan, les préparations de l’intimée n’étaient pas inscrites aux formulaires établis pour janvier 1990 et que, en Nouvelle-Écosse, l’inscription était toujours en instance au 11 janvier 1990. Quant aux provinces de la Colombie-Britannique, d’Alberta, de Québec et de l’Île-du-Prince-Édouard, elles ne constituent pas des marchés importants pour les préparations du médicament faites par l’intimée.

Les parties reconnaissent également que le client ultime—le patient—ne peut avoir accès à ce médicament qu’au moyen d’une ordonnance du médecin qui doit être remise à un pharmacien à qui on vend le médicament en vrac. Le patient auquel le médecin prescrit le médicament a simplement à présenter l’ordonnance au pharmacien. L’assistant de ce dernier prend alors le nombre prescrit de comprimés dans le récipient qui est clairement identifié par le nom du fabricant puis les place dans un tube de plastique transparent et prépare une étiquette mentionnant le nom du médecin, le nom de la pharmacie, le nom du médicament et le nom codé du distributeur. Une fois ces opérations terminées, le pharmacien s’assure qu’il s’agit bien du produit prescrit puis vérifie et appose l’étiquette.

DÉCISIONS PRISES PAR LE JUGE DES REQUÊTES

Le juge des requêtes a conclu, en ce qui concerne la première requête, qu’on avait soulevé une « question sérieuse », mais que ni l’une ni l’autre des parties n’avait établi « qu’elle subira[it] un préjudice beaucoup plus grave que l’autre, si l’injonction est accordée ou refusée ». Voici ce qu’il déclare à la page 6 de ses motifs :

À la lumière de la preuve, je ne suis pas convaincu que l’une ou l’autre des parties a démontré qu’elle subira un préjudice beaucoup plus grave que l’autre, si l’injonction est accordée ou refusée. Les deux parties sont importantes et on n’a pas sous-entendu que l’une ou l’autre serait incapable de payer une indemnité. De la même façon, aucune n’a tenté de démontrer que l’octroi ou le refus d’une demande d’injonction, selon le cas, entraînerait la fermeture de son entreprise. Les deux ont décrit les préjudices possibles; à mon avis, certains de ceux-ci sont quantifiables, d’autres ne le sont pas et d’autres sont purement spéculatifs. Effectivement, l’étendue du préjudice prédit par chacune d’elles m’apparaît tout aussi spéculative dans un cas que dans l’autre. Je ne puis donc trancher le litige d’après le caractère irréparable du préjudice que l’une ou l’autre des parties subira.

Quant à la question de la prépondérance des inconvénients, le juge des requêtes a estimé qu’il ne pouvait « trouver de facteurs qui permettent de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre[6] ». Compte tenu de cette situation, il a jugé nécessaire d’« examiner jusqu’à un certain point le fond du litige[7] ». Le juge a ensuite procédé à une étude minutieuse du bien-fondé de la demande en se penchant sur les différents éléments énoncés dans la déclaration modifiée et en vertu desquels l’appelante réclame des mesures de redressement. Comme les appels dont nous sommes saisis ne visent que le refus du juge des requêtes d’accorder une injonction pour les présumées violations des alinéas 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce, il suffit en l’espèce de renvoyer au passage où ce dernier apprécie le bien-fondé de ces demandes[8] :

En ce qui a trait aux allégations de « passing-off » selon le paragraphe 7b) de la Loi sur les marques de commerce, la demanderesse devra prouver, à l’instruction, que sa marque de commerce (c’est-à-dire la couleur, la forme et les dimensions de ses comprimés jaunes et blancs, sur lesquels aucun mot ou lettre n’apparaît) est différente. À cet égard, je ne puis voir de différence, en principe, entre une demande fondée sur le paragraphe 7b) de la Loi sur les marques de commerce et une action en « passing-off » sous le régime de la common law. Selon l’interprétation appropriée du paragraphe 7b), la demanderesse doit, pour réussir, démontrer que les actions de la défenderesse créent ou sont susceptibles de créer de la confusion entre les marchandises de la demanderesse et ses propres marchandises, compte tenu de la définition du mot « confusion » qui apparaît à l’article 6 de la Loi sur les marques de commerce  : Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd. et autre (1987), 14 C.P.R. (3d) 314 à la p. 330, 38 D.L.R. (4th) 544, [1987] 3 F.C. 544 (C.A.F.). Pour établir cette confusion dans un cas semblable au présent litige, il faut démontrer que l’apparence des comprimés de la demanderesse est liée de façon distinctive à son produit, de sorte qu’il est possible de confondre les autres comprimés de chlorydrate de vérapamil dont la couleur, la forme et les dimensions sont identiques avec ceux de la demanderesse. Dans Ayerst, McKenna & Harrison Inc. c. Apotex Inc. (1983), 72 C.P.R. (2d) 57 aux p. 66 et 67, 146 D.L.R. (3d) 93, 41 O.R. (2d) 366 (C.A.), où il s’agissait d’une action en « passing-off », il a été mentionné, dans une remarque incidente dans un appel concernant des faits très semblables au présent cas (hormis le fait que les comprimés de chaque producteur, bien que par ailleurs semblables en apparence, comportaient des mots différents gravés sur eux), que la demanderesse doit prouver, dans une action de cette nature, que ses comprimés comportent un élément distinctif qui leur a permis d’acquérir une certaine réputation et de se faire connaître par cette apparence. Il a également été reconnu que la demanderesse peut démontrer que les comprimés ont acquis un « sens secondaire », de sorte que les consommateurs les associeront, non pas au médicament lui-même, mais au fabricant. Cependant, le juge Cory, J.A., a fait remarquer que la demanderesse aurait beaucoup de mal à démontrer un élément distinctif ou un sens secondaire créant de la confusion entre ses produits et ceux de la défenderesse, compte tenu de la structure de réglementation du Canada, selon laquelle seuls les médecins et dentistes peuvent délivrer des ordonnances pour des médicaments et seuls ces professionnels ainsi que les pharmaciens peuvent fournir des médicaments prescrits par une ordonnance. Il a souligné que ces professionnels n’étaient pas portés à associer tous les médicaments ayant une apparence semblable à une préparation ou un fabricant ou à croire, à tort, que les produits génériques utilisés en remplacement proviennent de l’entreprise qui a créé le produit original.

Un raisonnement semblable a été adopté dans plusieurs causes de l’Ontario : voir, par exemple, Syntex Inc. v. Novopharm Ltd. (1983), 74 C.P.R. (2d) 110 (H.C.); Smith, Kline & French Canada Ltd v. Novopharm Ltd. (1983), 72 C.P.R. (2d) 197 (H.C.); CIBA-GEIGY Canada Ltd. v. Novopharm Ltd. (1986), 12 C.P.R. (3d) 76 (H.C.). Le raisonnement suivi dans ces causes-là m’apparaît convaincant et directement pertinent en l’espèce. En conséquence, il est peu probable, selon moi, que la demande de la requérante fondée sur le paragraphe 7b) de la Loi sur les marques de commerce serait accueillie.

En ce qui a trait à la demande de la demanderesse qui est fondée sur le paragraphe 7c) de cette même Loi, cette demande ne m’apparaît pas fondée. Selon cette disposition, nul ne peut

c) faire passer d’autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;

La demanderesse ne soutient pas que la défenderesse elle-même remplace les comprimés de la demanderesse par les siens lorsqu’elle remplit des ordonnances. Elle allègue plutôt que la défenderesse permet aux pharmaciens de remplir des ordonnances en remplaçant l’Isoptin par le Novo-Veramil et les incite peut-être à le faire. Aucune preuve admissible n’a été présentée à l’appui de cette affirmation. Bien entendu, il est vrai que, dans bon nombre de provinces, les pharmaciens sont maintenant autorisés et même incités par la loi provinciale à faire cette substitution. Cela ne ressort pas des agissements de la défenderesse. En outre, d’après la preuve, les pharmaciens doivent indiquer sur le contenant du médicament prescrit qui est remis au malade le nom du fabricant, ou, du moins, le code. Dans la mesure où un malade s’intéresse à ces questions, il peut incontestablement demander qu’on lui explique le code. Le fait qu’il peut y avoir des pharmaciens malhonnêtes quelque part au Canada n’est pas un motif suffisant pour justifier la délivrance d’une injonction contre la défenderesse. Après tout, le fabricant qui produit des comprimés blancs ou jaunes d’apparence semblable ou même des bonbons dont les dimensions et la forme sont similaires pourrait être tout aussi responsable, puisqu’il permet à un pharmacien malhonnête de remplacer sans autorisation l’Isoptin par d’autres produits.

Le 4 août 1990, l’appelante a déposé sa deuxième requête qui vise l’obtention d’une ordonnance modifiant celle rendue le 9 mai 1990. Elle demande au tribunal de « prononcer une injonction interlocutoire » interdisant la perpétration de certains actes qu’on avait tenté de faire interdire dans le cadre de la première requête. Dans ses motifs, le juge des requêtes a résumé ainsi l’effet de la preuve soumise par affidavit à l’appui de la seconde requête[9] :

À l’appui de cet avis de requête, la demanderesse a produit plusieurs affidavits qui n’ont pas fait l’objet d’aucun contre-interrogatoire. La défenderesse n’a produit aucune contre-preuve. Les affidavits décrivent les enquêtes effectuées par la demanderesse dans la province de Québec et à Toronto aux mois d’avril et de mai 1990. Dans chaque cas, la compagnie ou ses représentants ont obtenu des ordonnances de médecins (manifestement à l’égard de maladies ou de patients fictifs) pour se procurer le comprimé Isoptin et ces ordonnances devaient être remplies par différentes pharmacies. Les comprimés fournis ont alors été testés pour le compte de la demanderesse afin de déterminer si Isoptin avait réellement été fourni par les pharmaciens. Sur quatre-vingt-neuf ordonnances achetées dans la province de Québec où les pharmaciens ont identifié les comprimés « Isoptin » sur l’étiquette, neuf ne contenaient pas de lactose et il faut par conséquent présumer qu’il ne s’agissait pas d’Isoptin. Sur trois ordonnances remplies à Toronto et étiquetées par des pharmaciens sous la marque « Isoptin », deux ne contenaient pas de lactose. Bien que l’avocat de la défenderesse ait suggéré différentes hypothèses pour tenter d’expliquer ce phénomène, je pense qu’on peut conclure de prime abord en l’absence d’autres éléments de preuve que dans certains de ces cas tout au moins, il y a eu un mauvais étiquetage intentionnel. (Il faut remarquer bien sûr que les pharmaciens québécois ont parfaitement le droit de remplacer l’Isoptin par Novo-Veramil même s’ils n’ont pas le droit de l’étiqueter sous la marque Isoptin.) Il faut également garder à l’esprit, bien sûr, qu’il n’y a eu aucun échantillonnage systématique et on peut même concevoir que les comprimés fournis n’étaient pas le produit de la défenderesse. Il n’y avait aucun élément de preuve nouveau établissant que la défenderesse avait encouragé ce faux étiquetage.

Le juge des requêtes a ensuite fait l’observation suivante au sujet de la seconde requête[10] :

J’estime que les nouveaux éléments de preuve ne pourraient être pertinents que dans le cadre d’une demande fondée sur l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce. Il ressort de l’extrait ci-haut mentionné de mon ordonnance qu’en ce qui concerne le redressement visé aux termes de ce paragraphe, j’étais d’avis que si les comprimés de forme et de couleur identiques ne devaient vraisemblablement pas causer de confusion chez les pharmaciens et les médecins, il ne saurait alors y avoir de réclamation en vertu de l’alinéa 7c), puisqu’il appartenait à ces professionnels de décider en fait quel est le médicament reçu par le consommateur ultime. Pour arriver à cette conclusion, je me suis appuyé en grande partie sur une série d’arrêts de tribunaux ontariens2 où il a été dit que le consommateur de médicaments prescrits par ordonnance est à toutes fins utiles le pharmacien ou le médecin qui les a prescrits et que la « confusion » doit être mesurée selon la probabilité que ces professionnels soient induits en erreur quant à la provenance d’un médicament donné. Au cours du débat portant sur la présente requête, l’avocat de la demanderesse a voulu établir une distinction avec ces arrêts en tenant compte du fait que chacun d’eux portait sur deux préparations de différents fabricants qui, même si elles étaient semblables, pouvaient être distinguées à première vue. En toute déférence, je pense que cela n’a rien à voir avec l’idée fondamentale de savoir qui est le « consommateur » des médicaments. Je n’étais pas convaincu au mois de mai, et je ne le suis pas davantage au mois de septembre, que ces professionnels se contentent d’identifier des médicaments à vue sans tenir compte de leur provenance. Suivant le raisonnement que j’ai adopté dans mes motifs originaux, le fait qu’il puisse y avoir des pharmaciens qui étiquettent mal le produit de la défenderesse intentionnellement en le faisant passer pour celui de la demanderesse n’a aucun effet sur la responsabilité de la défenderesse. Si mon raisonnement est faux, il faudrait alors interjeter appel de ma décision et non me demander de rejeter ce raisonnement par une requête visant à modifier l’ordonnance originale.

L’avocat de la demanderesse m’a cité plusieurs causes3 où l’on disait qu’un fabricant qui adopte une façon de présenter son produit de façon à permettre aux détaillants d’induire en erreur le consommateur ultime est lui-même responsable de cette tromperie. Aucune de ces affaires n’est récente et trois d’entre elles sont des décisions anglaises du dix-neuvième siècle. Je n’y suis pas lié. J’ai préféré le raisonnement plus récent adopté par les tribunaux ontariens en ce qui concerne la position spéciale des fabricants pharmaceutiques à l’égard des pharmaciens et des médecins.

À la lumière de ce raisonnement, la nouvelle preuve n’aurait fait aucune différence si elle avait été présentée au moment de l’audience originale. La demande est par conséquent rejetée avec dépens.

2  Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. v. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366 (C.A.), aux p. 374 à 376; Syntex Inc. v. Novopharm Ltd. et al. (1983), 74 C.P.R. (2d) 110 (H.C. Ont.); Smith, Kline & French Canada Ltd. v. Novopharm Ltd. (1983), 72 C.P.R. (2d) 197 (H.C. Ont.); Ciba-Geigy Canada Ltd. v. Novopharm Ltd. (1986), 12 C.P.R. (3d) 76 (H.C. Ont.).

3 Reddaway v. Banham, (1896), 13 R.P.C. 218 (H.L.); Parke, Davis & Co. Ltd. v. Empire Laboratories Ltd., [1964] R.C.É. 399; Lever v. Goodwin (1887), 4 R.P.C. 492 (C.A.); Johnston v. Orr Ewing (1882), 7 App. Cas. 219 (H.L.).

C’est dans le contexte de ces faits et de ces actes de procédure qu’on nous demande d’intervenir. La raison précise pour laquelle on a interjeté appel repose sur l’arrêt rendu le 29 octobre 1992 par la Cour suprême du Canada dans Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Il est nécessaire de résumer les faits de cette affaire ainsi que le fondement sur lequel s’est appuyée la Cour suprême du Canada pour trancher les points en litige.

L’ARRÊT CIBA-GEIGY

Cette affaire porte sur la vente et la distribution au Canada du médicament tartrate de métoprolol. La société Ciba-Geigy Canada Ltd. fabrique et vend ce médicament sous le nom commercial de « Lopresor ». Les médecins le prescrivent dans les cas d’hypertension et d’angine. Ce médicament est offert en deux doses : un comprimé allongé rose pour la dose de 50 milligrammes et un comprimé de couleur bleue, aussi de forme allongée, pour la dose de 100 milligrammes. Dans cette affaire, les deux intimées détenaient des licences délivrées sous le régime de la Loi sur les brevets pour fabriquer et vendre du tartrate de métoprolol au Canada. En 1986, les intimées vendaient ce médicament dans les mêmes deux doses et avec les mêmes présentations que celui offert par Ciba-Geigy. Par ailleurs, les comprimés ont été désignés interchangeables selon la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance, L.O. 1986, ch. 28.

En 1986, devant les tribunaux ontariens, Ciba-Geigy a intenté deux actions en passing-off sous le régime de la common law, soit une contre chaque intimée, au motif que ses comprimés de tartrate de métoprolol avaient une présentation unique en raison de leur taille, de leur forme et de leur couleur et que cette présentation était devenue représentative de son produit. La demande d’injonction interlocutoire présentée par Ciba-Geigy afin d’empêcher l’une des intimées de fabriquer et de vendre des comprimés ayant la même présentation que la sienne a été refusée par la Cour suprême de l’Ontario [(1986), 12 C.P.R. (3d) 76]. La permission d’interjeter appel à la Cour divisionnaire de l’Ontario a également été refusée. Les intimées ont alors présenté des motions visant à obtenir un jugement sommaire au motif qu’il n’y avait pas réellement matière à litige. En effet, elles soutenaient que Ciba-Geigy était incapable de prouver que les médecins et les pharmaciens prescrivent ou délivrent le tartrate de métoprolol à cause de son apparence ou qu’ils sont induits en erreur dans le choix de la marque de métoprolol à fournir au patient à cause de la similarité d’apparence entre les comprimés offerts. Subsidiairement, les intimées ont demandé à la Cour suprême de l’Ontario de se prononcer sur la question suivante dans l’éventualité où l’action intentée par Ciba-Geigy serait rejetée :

[traduction] … en ce qui concerne la commercialisation des médicaments délivrés sur ordonnance, un demandeur, dans une action en prétendue commercialisation trompeuse d’un médicament délivré sur ordonnance, doit établir que la conduite reprochée risque de semer la confusion dans l’esprit des médecins et des pharmaciens lorsqu’ils doivent choisir de prescrire ou de délivrer soit le produit du demandeur, soit celui du défendeur.

Les motions ont été refusées, mais le juge a répondu par l’affirmative à la question posée. Cette décision a ensuite été confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario [(1990), 75 O.R. (2d) 589]. Dans cette affaire, tant le juge des motions que la Cour d’appel de l’Ontario se sont appuyés sur la décision rendue par ce dernier tribunal dans l’arrêt Ayerst, McKenna & Harrison, Inc. v. Apotex Inc. (1983), 41 O.R. (2d) 366, à la page 376, où le juge Cory, J.C.A., maintenant juge à la Cour suprême du Canada, a fait la déclaration suivante au nom du tribunal :

[traduction] Les problèmes que connaît Ayerst sont accentués par les lois et règlements fédéraux et provinciaux auxquels doivent se conformer les fabricants de médicaments délivrés sur ordonnance. Un fabricant ne peut faire de la publicité pour son produit auprès du grand public. Seuls les médecins et les dentistes peuvent prescrire des médicaments et seuls les pharmaciens peuvent délivrer des médicaments sur ordonnance. La demanderesse doit alors établir que son produit a, en raison de sa forme, de sa taille et de sa couleur, acquis une notoriété propre auprès des médecins, des dentistes et des pharmaciens.

Il existe toujours un élément de supercherie dans les actions en passing-off. Habituellement, l’apparence semblable des produits vise spécifiquement à encourager le consommateur à acheter les produits du défendeur, tout en croyant que ce sont ceux du demandeur. Ce n’est pas le cas en l’espèce car il s’agit de comprimés délivrés sur ordonnance et non de produits en vente libre. Les médecins, les dentistes et les pharmaciens (les clients de la demanderesse) ne sont pas susceptibles d’attribuer une notoriété propre à la taille, à la forme et à la couleur du produit de la demanderesse. Ils ne seront pas non plus confus, induits en erreur ni trompés par le produit générique fabriqué et vendu sous forme de comprimés de grosseur, de forme et de couleur semblables à ceux de la demanderesse.

Dans son commentaire portant sur ces passages, le juge Gonthier a affirmé ce qui suit au nom de la Cour suprême du Canada, à la page 144 :

Il est clair, d’après ces propos, que la clientèle des laboratoires pharmaceutiques, pour les besoins d’une action en passing-off, est exclusivement constituée des professionnels de la santé. Le patient qui utilise le produit n’en fait pas partie.

Le juge Gonthier a ensuite procédé à l’analyse des opinions formulées par le juge Cory, J.C.A., dans l’affaire Ayerst, McKenna & Harrison. Il s’est particulièrement intéressé à la question de savoir si le patient (client ultime) conserve un choix entre une marque de médicament plutôt qu’une autre sous le régime de la Loi de 1986 sur la réglementation des prix des médicaments délivrés sur ordonnance et du O. Reg. 690/86, dont les textes prévoient l’interchangeabilité. De l’avis du juge Gonthier, les patients conservent, dans une certaine mesure, la possibilité de choisir. Voici ce qu’il a déclaré, aux pages 149 et 150 :

Cette absence de choix quant à la marque du produit n’ôte cependant pas au consommateur le droit de refuser qu’on lui vende un autre médicament que celui indiqué par le médecin.

Cette conclusion l’a amené à ajouter, à la page 150, que le fait d’« exclure le patient de la clientèle visée par l’action en passing-off sous prétexte qu’il n’aurait pas le choix quant à la marque du produit est donc tout à fait erroné. » Plus loin, à la page 157, le juge Gonthier a explicitement rejeté les opinions formulées par le juge Cory, J.C.A., dans la décision Ayerst, McKenna & Harrison, citées ci-dessus :

Dans la présente affaire, la réelle question n’était pas de savoir si les propos du juge Cory étaient des obiter dicta mais plutôt de déterminer si cette opinion, limitant la clientèle des laboratoires pharmaceutiques en vue d’une action en passing-off aux seuls professionnels de la santé, est exacte en droit. Pour les raisons que j’ai exposées, ce n’est pas mon avis.

MODIFICATION D’UNE DÉCISION RENDUE PAR LE JUGE DES REQUÊTES DANS L’EXERCICE DE SON POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE

L’appelante estime que le résultat obtenu dans l’arrêt Ciba-Geigy est déterminant et que cette décision nous oblige à rejeter l’analyse du bien-fondé de la thèse de chacune des parties qu’a effectuée le juge des requêtes et que j’ai déjà exposée. Selon l’appelante, cette erreur nous justifierait également de modifier la décision rendue par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et d’exercer notre propre pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Il ne fait aucun doute que, dans des circonstances bien précises, les tribunaux d’appel ont le droit d’écarter une décision prise par un juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’une demande d’injonction interlocutoire. C’est d’ailleurs ce qu’a conclu lord Diplock dans la décision Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1983] A.C. 191 (H.L.), à la page 220 :

[traduction] Avant d’en venir à la preuve produite devant le juge et aux éléments de preuve supplémentaires dont disposait la Cour d’appel, je crois qu’il convient de rappeler à vos Seigneuries le rôle limité d’un tribunal d’appel dans un appel de ce genre. Une injonction interlocutoire est un redressement discrétionnaire et c’est le juge de la Haute Cour saisi de la demande visant à obtenir ce redressement qui détient le pouvoir discrétionnaire de l’accorder ou de ne pas l’accorder. Lorsque la décision du juge d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire est portée en appel, la tâche du tribunal d’appel, que ce soit la Cour d’appel ou cette Chambre, ne consiste pas à exercer un pouvoir discrétionnaire indépendant qui lui est propre. Ce tribunal doit déférer à la décision prise par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et ne doit pas modifier cette décision simplement parce que ses membres auraient exercé le pouvoir discrétionnaire différemment. Au départ, le tribunal d’appel n’a qu’une fonction de révision. Il peut annuler la décision rendue par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, soit pour le motif que cette décision repose sur une erreur de droit ou sur une interprétation erronée de la preuve produite devant lui ou sur une conclusion à l’existence ou à l’inexistence de certains faits, conclusion dont, bien qu’elle puisse avoir été justifiée par la preuve produite devant le juge, le caractère erroné peut être démontré par des éléments de preuve supplémentaires dont on dispose au moment de l’appel, soit pour le motif qu’après que le juge a rendu son ordonnance, les circonstances ont changé d’une manière qui aurait justifié qu’il accède à une demande en modification de cette ordonnance. Puisque les raisons données par les juges pour accorder ou refuser des injonctions interlocutoires se révèlent parfois sommaires, il peut à l’occasion y avoir des cas où, bien qu’on ne puisse découvrir aucune conclusion erronée de droit ou de fait, la décision du juge d’accorder ou de refuser l’injonction est à ce point aberrante qu’elle doit être infirmée pour le motif qu’aucun juge raisonnable conscient de son obligation d’agir judiciairement aurait pu la rendre. Ce n’est que si le tribunal d’appel a conclu que la décision rendue par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire doit être écartée pour l’une ou l’autre raison susmentionnée qu’il est autorisé à exercer son propre pouvoir discrétionnaire.

CRITÈRES APPLICABLES EN MATIÈRE D’INJONCTION INTERLOCUTOIRE

Je prends la décision rendue par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), comme point de départ pour examiner les critères qui doivent être appliqués pour établir si une injonction interlocutoire doit être accordée ou refusée. De façon générale, il faut en premier lieu déterminer si le demandeur a convaincu le tribunal que la question à trancher est sérieuse ou, en d’autres termes, qu’elle n’est ni futile ni vexatoire. En deuxième lieu, on doit établir si le demandeur subirait un préjudice irréparable, c’est-à-dire si les dommages-intérêts accordés sous le régime de la common law constitueraient une mesure de redressement suffisante dans le cas où le tribunal refusait d’accorder l’injonction. Enfin, il est nécessaire de se demander si la prépondérance des inconvénients joue en faveur de l’octroi de l’injonction. Comme ce redressement est de nature discrétionnaire, il ne fait aucun doute que les critères énumérés ci-dessus ont été élaborés pour être appliqués avec une certaine souplesse. En dernière analyse, cette souplesse est obtenue par l’application de facteurs qui ont pour rôle de faire jouer la prépondérance des inconvénients en faveur de l’une ou l’autre des parties. Les critères fixés dans la décision American Cyanamid ont été suivis par la Cour suprême du Canada dans deux arrêts, Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, qui portent sur des demandes visant à surseoir à l’exécution de jugements portés en appel devant ce tribunal en attendant qu’une décision finale soit rendue. Ces critères ont également été appliqués par notre Cour dans un certain nombre de décisions rendues en matière d’injonction interlocutoire, notamment l’affaire Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.). Dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance (2e éd.) (Toronto, 1993), au paragraphe 2.190, M. Robert J. Sharpe explique comment ces critères doivent être appliqués :

[traduction] Premièrement, comme on l’a précisé, le tribunal doit se demander si le demandeur a présenté une preuve qui n’est ni frivole ni vexatoire, mais qui soulève une question sérieuse à trancher. Deuxièmement, l’octroi de dommages- intérêts à la partie demanderesse constituera-t-il un redressement adéquat? Dans l’affirmative, aucune injonction ne doit être accordée. Troisièmement, dans la négative, est-ce que la promesse de verser des dommages-intérêts constituerait un dédommagement suffisant pour la partie défenderesse, dans l’éventualité où elle obtiendrait gain de cause à l’issue du procès, pour les pertes qu’elle subirait à cause de l’injonction interlocutoire? Dans l’affirmative, il existe alors de sérieux arguments militant en faveur de l’octroi d’une injonction interlocutoire. Quatrièmement, lorsque le caractère approprié d’une réparation sous forme de dommages-intérêts est douteux pour les deux parties, l’issue de l’affaire repose sur la prépondérance des inconvénients. Cinquièmement, à ce stade, selon lord Diplock, on peut tenir compte de la prévision du tribunal quant à l’issue de l’action, mais uniquement dans des cas particuliers.

Le juge a décidé que le critère préliminaire relatif à l’existence d’une « question sérieuse à trancher » était inapplicable dans certaines circonstances. L’application d’un critère plus exigeant (comme l’« apparence de droit ») a été reconnue par lord Diplock lui-même dans l’arrêt N.W.L. Ltd. v. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294 (H.L.), à la page 1307. Dans la décision Turbo Resources, aux pages 467 et 468, le tribunal a renvoyé à l’exception faite, dans l’affaire Woods, relativement au critère fixé dans l’arrêt American Cyanamid. Cette exception de même qu’une autre exception éventuelle au critère de la « question sérieuse » ont été examinées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-Macdonald, aux pages 338 à 340. Dans les autres cas, les critères fixés dans l’arrêt American Cyanamid doivent être appliqués. En l’espèce, on n’a jamais laissé entendre que le juge des requêtes avait erré en appliquant les critères établis dans l’arrêt American Cyanamid.

ANALYSE

Il n’est pas contesté que l’espèce doit être réglée à la lumière des critères élaborés dans l’arrêt American Cyanamid. Le véritable point en litige consiste plutôt à déterminer si ces critères ont été correctement appliqués par le juge des requêtes.

« Question sérieuse » et bien-fondé de la thèse de chacune des parties

Je suis convaincu que le juge des requêtes a appliqué de façon appropriée le critère préliminaire et relativement souple de la « question sérieuse » qui a été énoncé par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid. À la page 407 de ce jugement, lord Diplock a rejeté la « prétendue règle » voulant que les tribunaux ne tiennent pas compte de la prépondérance des inconvénients [traduction] « à moins d’être d’abord convaincus que, si l’affaire était jugée à la seule lumière de la preuve dont ils sont saisis lors de l’audition de la demande, la partie demanderesse pourrait obtenir un jugement accordant une injonction permanente ». Comme l’a déclaré lord Diplock :

[traduction] À mon avis, vos Seigneuries devraient saisir l’occasion de déclarer qu’une telle règle est inexistante. Des expressions comme « une probabilité », « une présomption » ou « une forte présomption », employées relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’accorder une injonction interlocutoire, créent de la confusion quant à l’objet de ce recours temporaire. Sans doute, le tribunal doit être convaincu que la demande n’est ni futile ni vexatoire, ou, en d’autres termes, que la question à trancher est sérieuse.

En l’espèce, le juge des requêtes a déclaré que l’existence d’une « question sérieuse » avait été établie et, plus tard, que le fondement de l’action ne lui semblait pas « très solide », ce qui a fait jouer la prépondérance des inconvénients contre l’octroi d’une injonction interlocutoire. L’avocat de l’intimée a admis qu’il trouvait difficile de concilier ces deux opinions parce qu’elles lui paraissaient peut-être incompatibles. Je ne suis pas de cet avis. Les questions examinées par le juge des requêtes ont été soulevées à deux étapes distinctes. Il s’est tout d’abord demandé si l’appelante avait satisfait au critère préliminaire de l’existence d’une question sérieuse à trancher. À mon avis, le juge des requêtes a simplement appliqué le critère préliminaire qui devait être appliqué en l’occurrence et conclu qu’il existait une question sérieuse à trancher. Il n’était pas nécessaire pour l’appelante d’établir à ce stade qu’elle obtiendrait gain de cause à l’issue du procès. En effet, dans un passage de la décision Eng Mee Yong v. Letchumanan s/o Velayutham, [1980] A.C. 331 (P.C.), auquel on renvoie dans l’arrêt Turbo Resources, à la page 467, lord Diplock déclare ce qui suit à la page 337 :

[traduction] celui qui demande le prononcé d’une injonction interlocutoire n’a pas à convaincre la cour de l’existence d’une « probabilité », ni à établir une « apparence de droit » ou une « forte apparence de droit » : il n’a pas à démontrer qu’il aura gain de cause si son action est instruite; avant cependant que ne puisse se poser la question de la répartition des inconvénients, la partie qui sollicite l’injonction doit convaincre la cour que sa demande n’est ni futile ni vexatoire; en d’autres termes, cette partie doit établir que les éléments de preuve présentés à la cour révèlent l’existence d’une question sérieuse à trancher. [Non souligné dans l’original.]

Une fois le critère préliminaire satisfait, le juge des requêtes devait alors tenir compte de deux facteurs additionnels d’ordre général pour établir s’il y avait lieu d’accorder ou de refuser l’injonction : le caractère approprié des dommages-intérêts à titre de mesure de redressement et la partie en faveur de laquelle joue la prépondérance des inconvénients. Comme il était d’avis que les deux parties subiraient un préjudice aussi irréparable dans un cas que dans l’autre, le juge des requêtes a ensuite évalué le bien-fondé relatif de la thèse présentée par chacune des parties, mais uniquement à l’étape de l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Il m’est impossible de dire que le processus suivi par le juge des requêtes pour rendre sa décision ne respecte pas celui fixé par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid. Je souscris aux opinions émises à cet égard par M. Sharpe, au paragraphe 2.200 de son ouvrage :

[traduction] Selon l’approche adoptée dans la décision Cyanamid, le bien-fondé de la thèse de chacune des parties n’intervient initialement que dans la mesure nécessaire pour établir que la demande du demandeur n’est ni futile ni vexatoire. Le critère primordial à appliquer est la prépondérance des inconvénients. Ce n’est que dans les cas où le tribunal n’est pas en mesure d’apprécier adéquatement la prépondérance des inconvénients qu’il pourra tenir compte du bien-fondé relatif de la thèse présentée par chacune des parties et, encore, seulement lorsque la balance penche nettement d’un côté.

À mon avis, voilà ce que lord Diplock avait à l’esprit lorsqu’il a énoncé ce qui suit, à la page 409 de la décision American Cyanamid :

[traduction] … et s’il n’y a pas de différence importante en ce qui a trait à la mesure dans laquelle les inconvénients subis par chaque partie ne peuvent pas être compensés, il serait opportun de tenir compte, dans l’appréciation des préjudices, du bien-fondé relatif de la thèse de chaque partie à la lumière des affidavits présentés lors de l’audition de la requête.

Préjudice irréparable

Dans l’arrêt RJR-Macdonald, à la page 341, la Cour suprême du Canada a illustré la notion de « préjudice irréparable » de la façon suivante :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry (1988), 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C.-B.)). Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages-intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).

Malgré les arguments présentés par chacune des parties, je ne suis pas convaincu que le juge des requêtes a commis une erreur lorsqu’il a décidé qu’elles auraient toutes deux subi un préjudice selon que l’injonction interlocutoire soit accordée ou refusée. Le juge des requêtes a estimé que certains dommages que subiraient les parties ne sont pas « quantifiables », ce que j’interprète comme le préjudice que causerait l’octroi ou le refus de l’injonction à la réputation et à l’achalandage des parties. Compte tenu du dossier déposé devant lui, il était légitime pour le juge des requêtes d’en arriver à cette conclusion. La preuve n’était pas entièrement de nature spéculative. En outre, je suis d’avis qu’il serait impossible de prouver ou de quantifier certains des dommages. Je ne considère donc pas opportun d’intervenir en ce qui concerne la conclusion générale à laquelle en est arrivé le juge des requêtes quant à cet aspect de l’affaire.

Prépondérance des inconvénients

De même, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’intervenir en ce qui a trait à l’opinion formulée par le juge des requêtes voulant que, indépendamment du bien-fondé de la thèse respective des parties, aucun facteur ne fasse jouer la prépondérance des inconvénients dans un sens ou dans l’autre de façon marquante. Sans doute, comme la Cour suprême l’a signalé dans l’arrêt RJR-Macdonald, à la page 342, les facteurs dont on doit tenir compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients sont « nombreux ». Il n’a pas été prouvé, à mon avis, que le juge des requêtes a omis de prendre en considération un facteur important ou qu’il a, d’une autre manière, commis une erreur de principe lorsqu’il a rendu sa décision.

Cependant, il faut encore se demander si le juge des requêtes a eu raison d’estimer que le fondement de la demande de l’appelante n’était pas [cad171]très solide[cad187], puis de tenir compte de ce facteur pour faire jouer la prépondérance des inconvénients contre cette dernière. Avec le recul et à la lumière de l’arrêt Ciba-Geigy, on peut effectivement considérer que l’analyse du bien-fondé relatif de la thèse de chacune des parties effectuée par le juge des requêtes est erronée compte tenu du fait qu’elle s’appuie sur la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Ayerst, McKenna & Harrison. Dans l’arrêt Ciba-Geigy, le juge Gonthier précise clairement ce qui suit, à la page 157 :

… le consommateur final du produit doit être pris en compte pour déterminer si un délit de passing-off est commis.

Évidemment, cette opinion va à l’encontre de celle formulée par le juge Cory, J.C.A., dans la décision Ayerst, McKenna & Harrison et par le juge des requêtes. En conséquence, les questions fondamentales relatives au caractère distinctif et à la confusion, que la Cour suprême du Canada a également déclaré essentielles pour obtenir gain de cause dans une action en passing-off, ne doivent pas être tranchées exclusivement sur la foi des témoignages de médecins ou de pharmaciens. Il faut aussi tenir compte des clients ultimes (les patients).

Dans l’arrêt Ciba-Geigy, le juge Gonthier a procédé à un bref examen des principes généraux régissant l’action en passing-off fondée sur la common law. Je ne doute aucunement que ces mêmes principes s’appliquent à une action en passing-off intentée en vertu de l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce. Aux pages 131 et 132 de cet arrêt, le juge Gonthier précise que le concept de l’action en passing-off a été énoncé dans la décision Perry v. Truefitt (1842), 49 E.R. 749. Il traite ensuite de deux décisions rendues subséquemment en Angleterre : Singer Manufacturing Company v. Loog (1880), 18 Ch. D 395 (C.A.); conf. par (1882), 8 App. Cas. 15 (H.L.) et Reckitt& Colman Products Ltd v Borden Inc, [1990] 1 All ER 873 (H.L.). Il renvoie également au jugement prononcé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd. et autres, [1982] 1 R.C.S. 494, où, dans ses termes [à la page 133], le tribunal « précise que dans toute action en passing-off, le demandeur, pour réussir, doit établir que son produit a acquis une notoriété propre ». Le juge Gonthier ajoute ce qui suit, à la page 133 :

Dans Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583, cette Cour rappelle, à la p. 601, que les exigences de l’action en passing-off ont légèrement évolué depuis une centaine d’années :

… il faut se rappeler que cette règle est fondée sur le délit civil de tromperie et, bien que depuis le milieu du dix-neuvième siècle l’intention de tromper ne soit plus nécessaire, il faut à tout le moins que la confusion dans l’esprit du public soit une conséquence probable de la vente ou de la mise en vente par le défendeur d’un produit non fabriqué par le demandeur et que l’on fait passer pour le produit du demandeur ou l’équivalent.

Un fabricant doit donc éviter de créer, volontairement ou non, une confusion dans l’esprit du public par une présentation identique à celle d’un produit qui a acquis une notoriété propre en raison de sa présentation.

Pour avoir gain de cause dans une action en passing-off prise en vertu de l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce, l’appelante doit établir que la présentation de son produit a acquis une notoriété ou une réputation propres dans l’esprit du public de telle sorte que ce dernier identifie la présentation à l’appelante ou, à tout le moins, à un fabricant quelconque (à ce sujet, voir par exemple la décision John Wyeth & Bro. Ltd. v. M. & A. Pharmachem Ltd., [1988] F.S.R. 26 (Ch. D.), à la page 29). Elle doit également montrer qu’il existe de la confusion dans l’esprit du public. En outre, il est nécessaire d’établir que l’intimée a incité d’autres personnes à faire passer ses préparations posologiques orales pour celles de l’appelante ou qu’elle leur en a donné les moyens. Pour obtenir gain de cause dans le cadre d’une action intentée sous le régime de l’alinéa 7b), l’appelante doit montrer que l’intimée a appelé l’attention du public sur ses préparations posologiques orales de façon à « causer ou à vraisemblablement causer de la confusion » au Canada entre ces préparations et celles de l’appelante. Le témoignage d’un des pharmaciens porte sur certaines inquiétudes formulées par des patients à qui on a délivré un médicament identique mais d’une couleur différente de celle à laquelle ils étaient habitués1111 Contre-interrogatoire de J. Sokoloff, dossier d’appel, annexe I, vol. 2, aux p. 216 à 219. . Toutefois, la preuve n’établit pas de manière évidente si les patients associent une présentation particulière à l’effet d’un médicament ou à ses origines commerciales. Le juge Gonthier a d’ailleurs traité ce point dans l’arrêt Ciba-Geigy, à la page 156, où il affirme qu’il s’agit d’une « question de faits dont l’examen doit être laissé au juge des faits ». Du seul point de vue des faits, toutes les questions mentionnées ci-dessus soulèvent des difficultés considérables qui ne peuvent être résolues que lors de l’instruction.

Si on met ces difficultés de côté, je suis d’avis que les questions de droit en cause ne sont pas de nature à être tranchées à un stade interlocutoire. Dans l’affaire American Cyanamid, à la page 407, lord Diplock nous met en garde contre une telle démarche dans les cas où les éléments de preuve sont contradictoires ou lorsqu’il existe des [traduction] « épineuses questions de droit qui nécessitent des plaidoiries plus poussées et un examen plus approfondi ». À mon avis, cette mise en garde est particulièrement pertinente en l’espèce, surtout à la lumière d’une lecture globale de l’arrêt Ciba-Geigy rendu par la Cour suprême du Canada et encore plus spécialement de la déclaration faite par le juge Gonthier, aux pages 150 et 151 :

Il ne faut pas oublier que dans des cas comme celui qui nous intéresse, le traitement médical est en général de longue durée. L’hypertension est souvent traitée pendant plusieurs années, si ce n’est toute la vie. Les patients prenant un médicament depuis un certain temps peuvent y être habitués et tenir à cette marque. En général, lorsqu’on est satisfait d’un produit, on a tendance à y être fidèle. Ce principe est d’autant plus vrai dans le domaine de la santé où—c’est compréhensible—les patients sont peu enclins à tenter des expériences et peut-être encore plus particulièrement lorsqu’ils sont atteints de malaises comme l’hypertension. Il y a donc des motifs que je pourrais qualifier de psychologiques pour tenir à telle ou telle marque de médicaments. Il y a certainement aussi des raisons physiologiques. Il est tout à fait concevable que les excipients, la partie non médicinale du médicament qui entoure le principe actif, n’aient pas, chez tous les fabricants, les mêmes qualités ou ne produisent pas les mêmes effets au niveau de l’ingestion, la digestion, etc. La forme du comprimé peut également jouer un rôle dans les préférences du patient; une autre raison pour que le patient puisse tenir à une marque donnée et demande à son médecin de l’inscrire sur l’ordonnance.

En outre, le contrôle de la qualité peut ne pas être identique d’un laboratoire à l’autre ou la qualité elle-même ne pas être perçue comme telle.

Conclure que le juge des requêtes a commis une erreur dans son analyse du bien-fondé de la thèse de l’appelante ne revient pas à dire qu’une injonction interlocutoire doit être accordée. Pour que le bien-fondé de la thèse fasse jouer la prépondérance des inconvénients en faveur de l’octroi d’une injonction, il faudrait que je sois convaincu que l’appelante a de bonnes chances d’obtenir gain de cause à l’instruction. La difficulté que je rencontre est de prédire de façon sûre l’issue du litige dans l’éventualité où l’appelante choisirait de poursuivre l’affaire jusqu’à l’instruction. Même si la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ciba-Geigy est susceptible d’encourager l’appelante, on ne peut en conclure qu’elle aura gain de cause ni même que les chances sont en sa faveur. Tout dépendra de la preuve et des observations juridiques présentées au juge de première instance. La preuve déposée à l’appui de la deuxième requête n’a pas été évaluée. Devant nous, cette preuve a été qualifiée d’essentielle pour régler l’affaire dont notre Cour est saisie. Cependant, la preuve est incomplète. Même si la question soulevée est sérieuse, l’issue du litige à l’instruction demeure incertaine. Je souscris aux justes propos énoncés par le lord juge Kerr dans la décision Cayne v Global Natural Resources plc, [1984] 1 All ER 225 (C.A.), à la page 236 :

[traduction] En l’espèce, je suis d’avis que le tribunal aurait entièrement tort si, dans les faits, il se trouvait à trancher sommairement, en faveur des parties demanderesses, la totalité du litige qui oppose les parties, sur le fondement des éléments dont nous sommes saisis mais qui n’ont pas été appréciés. Ces éléments, sur le fond, ne jouent pas d’une façon déterminante en faveur des parties demanderesses, et ne comportent aucun motif impérieux justifiant le prononcé immédiat d’une injonction sans qu’un procès ait lieu. Il y a simplement une question susceptible de faire l’objet d’un débat judiciaire dont la conclusion est problématique; cette question doit être jugée à l’issue d’un procès, et non être tranchée sommairement.

L’injonction interlocutoire est une mesure de redressement rare et exceptionnelle. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’une affaire où une injonction interlocutoire doit être accordée, malgré le fait que, pour les raisons déjà énoncées, j’aie le droit d’exercer un pouvoir discrétionnaire qui m’est propre.

DISPOSITIF

Par conséquent, je rejette les appels avec dépens.

Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] (1990), 31 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.), à la p. 3.

[2] Ibid., à la p. 3.

[3] Ibid., aux p. 3 et 4.

[4] Les art. 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce sont ainsi rédigés :

7. Nul ne peut :

b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;

c) faire passer d’autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;

[5] Ibid., aux p. 4 et 5.

[6] Ibid, à la p. 6.

[7] Ibid, à la p. 6.

[8] Ibid., aux p. 6 à 8.

[9] [1991] 1 C.F. 292 (1re inst.), aux p. 295 et 296.

[10] Ibid., aux p. 296 à 298.

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