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[1994] 2 C.F. 154

T-2281-92

Sa Majesté la Reine (demanderesse)

c.

Melville Neuman (défendeur)

Répertorié : M.R.N. c. Neuman (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Winnipeg, 21 octobre; Ottawa, 14 décembre 1993.

Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Dividendes — Appel de la décision par laquelle la Cour de l’impôt a statué que les dividendes versés à l’épouse du défendeur ne devaient pas être attribués à ce dernier — Le défendeur a constitué une société, et a élu son épouse comme seule administratrice, en vue de fractionner le revenu d’une autre société — Le défendeur détenait la seule action assortie d’un droit de vote — Suivant la recommandation du défendeur, l’épouse de ce dernier a fait verser des dividendes par la société — Conformément à l’art. 56(2), le MRN a établi une nouvelle cotisation à l’égard du défendeur, en incluant dans son revenu les dividendes versés à son épouse — Deux conditions d’application de l’art. 56(2) : les dividendes auraient autrement été versés au contribuable à l’égard duquel une nouvelle cotisation est établie; le versement est un « avantage » pour lequel il n’y a eu aucune contrepartie suffisante — L’art. 56(2) ne s’applique pas aux dividendes en général car la première condition n’a pas été remplie puisque, tant qu’ils ne sont pas déclarés, les dividendes appartiennent à la société — Aucune distinction entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application de l’art. 56(2) — La condition d’application de l’art. 56(2), à savoir que le bénéficiaire n’est pas assujetti à l’impôt à l’égard du montant reçu lorsque le contribuable à l’égard duquel est établie une nouvelle cotisation n’avait aucun droit au versement, n’est pas remplie — Rien dans le régime de la Loi n’interdit le fractionnement du revenu.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour de l’impôt avait conclu que les dividendes versés à l’épouse du défendeur en 1982 ne devaient pas être attribués à ce dernier. En 1981, le défendeur a constitué Melru Ventures Inc., dont il est devenu le premier administrateur, à des fins de planification fiscale, en vue de partager avec son épouse tout revenu tiré d’une autre société dans laquelle il détenait des actions et de laisser toute augmentation de son avoir dans cette dernière échoir à son épouse. Le défendeur a reçu une action ordinaire assortie du droit de vote et des actions de catégorie « G » en contrepartie du même nombre d’actions de l’autre société. Il a donc transféré à Melru les autres intérêts qu’il détenait dans l’autre société. Son épouse a acheté 99 actions sans droit de vote de catégorie « F » de Melru avec son propre argent, mais n’a pas fait d’autre contribution à la société et n’a assumé aucun risque. Le défendeur, qui était le seul actionnaire détenant un droit de vote, s’est démis de ses fonctions d’administrateur et a élu son épouse comme seule administratrice de la société. En 1982, Melru a touché des dividendes de 20 000 $. Suivant la recommandation du défendeur, et conformément aux dispositions concernant le dividende discrétionnaire figurant dans les statuts de la société, l’épouse du défendeur a déclaré 14 800 $ de dividendes, qui lui ont été versés par Melru, sur ses actions de catégorie « F », et 5 000 $ de dividendes, versés au défendeur, sur les actions de catégorie « G » que celui-ci détenait. Le défendeur a immédiatement emprunté les 14 800 $ de sa femme, lesquels il n’avait pas remboursés au moment du décès de cette dernière, en 1988. Le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard du défendeur en incluant dans son revenu les dividendes de 14 800 $ versés à l’épouse de celui-ci. Le paragraphe 56(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit que tout paiement fait, suivant les instructions d’un contribuable, à toute autre personne au profit du contribuable ou à titre d’avantage que le contribuable désirait voir accorder à l’autre personne, doit être inclus dans le calcul du revenu du contribuable dans la mesure où il le serait si ce paiement ou transfert avait été fait au contribuable.

Jugement : l’appel doit être rejeté.

Il y a deux conditions d’application du paragraphe 56(2); (1) le dividende aurait autrement été versé au contribuable à l’égard duquel une nouvelle cotisation est établie, et (2) le versement est un « avantage » pour lequel il n’y a eu aucune contrepartie suffisante. Si l’une ou l’autre condition n’est pas remplie, le paragraphe 56(2) ne s’applique pas.

Dans l’arrêt McClurg c. Canada, la Cour suprême du Canada a statué que le paragraphe 56(2) ne s’applique pas aux dividendes en général parce que, tant qu’ils ne sont pas déclarés, les dividendes appartiennent à la société, et non à un autre actionnaire. La première condition d’application du paragraphe 56(2) n’a donc pas été remplie. Les remarques que le juge en chef a faites dans l’arrêt McClurg au sujet de la véritable nature commerciale de l’opération était destinées à constituer un motif supplémentaire et indépendant, compatible avec la conclusion qu’il avait tirée. Indépendamment de la relation administrateur-actionnaire qui était décisive quant à la question soulevée, le versement effectué à la femme dans cette affaire-là n’était pas un avantage et la seconde condition n’était donc pas remplie elle non plus.

Si, comme en l’espèce, la déclaration du dividende constituait une tentative de fractionner le revenu, et que le versement était un « avantage » et non un paiement pour une contrepartie suffisante, il est nécessaire de répondre à la question préliminaire de savoir si une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application du paragraphe 56(2). Dans l’arrêt McClurg, la Cour d’appel fédérale a statué que rien dans le paragraphe 56(2) ne donnait à penser que cette disposition établissait une distinction entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance. Cette conclusion était compatible avec l’opinion de la Cour suprême dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine, à savoir que les contribuables ayant ou non un lien de dépendance pouvaient utiliser tout moyen légal possible pour réduire au minimum leurs obligations fiscales. L’arrêt McClurg n’a pas eu pour effet de modifier le droit qui avait été énoncé dans l’arrêt Stubart. Par conséquent, aucune distinction ne s’imposait entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application du paragraphe 56(2). Il n’y avait pas de raison de se demander si, dans une situation où il existe un lien de dépendance, l’actionnaire avait fourni un apport à une société au point qu’un versement de dividendes ne serait pas considéré comme un « avantage » aux termes du paragraphe 56(2).

Selon une condition d’application du paragraphe 56(2), le bénéficiaire n’est pas assujetti à l’impôt à l’égard du montant qu’il a reçu lorsque le contribuable à l’égard duquel est établie une nouvelle cotisation n’avait aucun droit au versement. L’épouse du défendeur a reçu le versement à titre d’actionnaire et non d’épouse. On n’a pas allégué que le versement du dividende était le fruit d’un trompe-l’oeil. Toutes les formalités propres aux sociétés ont été suivies. L’épouse du défendeur était assujettie à l’impôt à l’égard des dividendes qu’elle avait reçus. Le défendeur n’avait aucun droit au versement effectué à sa femme. La condition d’application n’a pas été remplie.

Rien dans le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu dans son ensemble n’interdit le fractionnement du revenu. Pour qu’une opération ayant pour résultat de fractionner le revenu soit contestée avec succès par le ministre, elle doit contrevenir à une disposition applicable de la Loi. Le paragraphe 56(2) n’était pas destiné à empêcher le genre de fractionnement du revenu effectué par le défendeur et son épouse.

Cela ne veut pas dire que le paragraphe 56(2) ne pourrait jamais s’appliquer dans le contexte d’une relation administrateur-actionnaire et d’une déclaration de dividendes. Il pourrait bien s’appliquer si une opération entraînant le versement de dividendes était une frime, auquel cas l’apparence de la relation administrateur-actionnaire serait différente de la véritable relation unissant les parties. Il pourrait également s’appliquer dans les cas où la déclaration d’un dividende d’une catégorie d’actions est à bon droit attribuable à d’autres catégories d’actions, ou dans les cas où le bénéficiaire visé par une déclaration de dividendes remettrait le dividende à une autre personne. À part ces exceptions restreintes, le paragraphe 56(2) n’est pas la disposition que le ministre doit invoquer pour contester un fractionnement du revenu dans le contexte d’une relation administrateur-actionnaire et d’une déclaration de dividendes.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Business Corporations Act, R.S.S. 1978, ch. B-10.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 56(2) (mod. par L.C. 1987, ch. 46, art. 15), 86 (mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 26, art. 50; 1980-81-82-83, ch. 48, art. 46).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

McClurg c. Canada, [1990] 3 R.C.S. 1020; (1990), 76 D.L.R. (4th) 217; [1991] 2 W.W.R. 244; [1991] 1 C.T.C. 169; 91 DTC 5001; 119 N.R. 101; Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; [1984] CTC 294; (1984), 84 DTC 6305; 53 N.R. 241; Canada c. McClurg, [1988] 2 C.F. 356; [1988] 1 C.T.C. 75; (1987), 18 F.T.R. 80; 88 DTC 6047; 84 N.R. 214 (C.A.); conf. [1986] 1 C.T.C. 355; [1986], 86 DTC 6128; 2 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Winter c. Canada, [1991] 1 C.F. 585 (C.A.); Smith, D.N. c. La Reine (1993), 93 DTC 5351 (C.A.F.); Snook v. London & West Riding Investments, Ltd., [1967] 1 All E.R. 518 (C.A.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Champ (W) c. La Reine, [1983] CTC 1; (1982), 83 DTC 5029 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION CITÉE :

Miller, Alex v. Minister of National Revenue, [1962] R.C.É. 400; [1962] C.T.C. 199; (1962), 62 DTC 1139.

DOCTRINE

Gower, L. C. B. Gower’s Principles of Modern Company Law, 4th ed. London : Stevens & Sons, 1979.

Krishna, Vern and J. Anthony VanDuzer, « Corporate Share Capital Structures and Income Splitting : McClurg v. Canada » (1992-93), 21 Can. Bus. L.J. 335.

Welling, Bruce. Corporate Law in Canada : The Governing Principles, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1991.

APPEL de la décision de la Cour de l’impôt (Neuman (M.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2074; (1992), 92 DTC 1652) selon laquelle les dividendes versés à l’épouse du défendeur en 1982 ne doivent pas être attribués au défendeur. Appel rejeté.

AVOCATS :

Robert W. McMechan et Robert M. Gosman pour la demanderesse.

Ralph D. Neuman pour le défendeur.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.

Taylor, McCaffrey, Winnipeg, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Rothstein : La présente affaire est soumise à la Cour par voie d’appel à l’encontre d’une décision par laquelle le juge Sarchuk de la Cour canadienne de l’impôt a, le 19 mai 1992, conclu en faveur du défendeur [[1992] 2 C.T.C. 2074]. La demanderesse interjette appel de cette décision.

Il s’agit en l’espèce de déterminer si les dividendes de 14 800 $ versés à l’épouse du défendeur en 1982 devraient être attribués à ce dernier en application du paragraphe 56(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, modifiée. En 1982, le paragraphe 56(2) était ainsi libellé[1] :

56.

(2) Tout paiement ou transfert de biens fait, suivant les instructions ou avec l’accord d’un contribuable, à toute autre personne au profit du contribuable ou à titre d’avantage que le contribuable désirait voir accorder à l’autre personne, doit être inclus dans le calcul du revenu du contribuable dans la mesure où il le serait si ce paiement ou transfert avait été fait au contribuable.

Le défendeur est avocat et, à l’époque concernée, il était associé au sein du cabinet d’avocats Newman, MacLean, à Winnipeg. Lui et ses associés détenaient les actions de Newmac Services (1973) Ltd., qui avait conclu un contrat de gestion avec Newman, MacLean, et qui possédait des biens à usage commercial au centre-ville de Winnipeg.

Le 29 avril 1981, le défendeur a constitué en personne morale Melru Ventures Inc., dont il est devenu le premier administrateur, à des fins de planification fiscale, particulièrement en vue de partager entre lui et son épouse Ruby Neuman tout revenu tiré de Newmac et de geler son avoir dans cette dernière, laissant toute augmentation échoir à son épouse[2]. Le défendeur a souscrit et reçu une action ordinaire assortie du droit de vote et 1 285,714 actions de catégories « G » de Melru, en contrepartie du même nombre d’actions de Newmac. Il a donc transféré ses intérêts dans Newmac à Melru. Ruby Neuman, qui n’était pas intéressée dans Newmac, a souscrit et reçu 99 actions sans droit de vote de catégorie « F » de Melru, pour lesquelles elle a versé 99 $ de son propre argent.

Lors de la première assemblée annuelle des actionnaires de Melru tenue le 12 août 1982, le défendeur, alors seul actionnaire de Melru détenant un droit de vote, s’est démis de ses fonctions d’administrateur de Melru et a élu son épouse comme seule administratrice de la société. Il cherchait ainsi notamment à se distancier du processus décisionnel de Melru et à avoir par conséquent un meilleur argument si le ministre du Revenu national rejetait les dispositions qu’il avait prises pour fractionner son revenu.

Au cours de l’année civile 1982, Newmac a versé à Melru des dividendes de 20 000 $. Le défendeur a indiqué qu’il avait offert à son épouse ses conseils à titre d’expert quant à la déclaration de dividendes que Melru devrait effectuer, conseils qu’elle a suivis. Suivant la recommandation du défendeur, Ruby Neuman, unique administratrice de Melru, a déclaré 14 800 $[3] de dividendes, qui lui ont été versés par Melru sur ses actions de catégories « F », et 5 000 $ de dividendes, versés par Melru au défendeur sur ses actions de catégories « G ». La somme de 14 800 $ versée à Ruby Neuman a immédiatement été empruntée par le défendeur qui a garanti cet emprunt par un billet à demande, dont l’intérêt était remboursable sur demande seulement. Ruby Neuman est décédée le 2 octobre 1988 sans qu’aucune demande de remboursement n’ait été faite.

Dans un avis de nouvelle cotisation du 1er octobre 1984, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard du défendeur en incluant dans le calcul de son revenu les dividendes de 14 800 $ versés par Melru à Ruby Neuman.

L’avocat de la demanderesse soutient que le versement de dividendes à Ruby Neuman constituait une tentative d’évitement fiscal (fractionnement du revenu) et non le fruit d’une entente commerciale conclue pour une contrepartie suffisante. Il soutient que l’arrêt McClurg c. Canada, [1990] 3 R.C.S. 1020, appuie la proposition portant que le paragraphe 56(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu s’applique aux dividendes versés conformément au pouvoir des administrateurs de verser des dividendes discrétionnaires lorsqu’un actionnaire lié n’a fourni aucun apport à la société. Dans la présente affaire, l’avocat de la demanderesse soutient que Ruby Neuman, qui du fait qu’elle était l’épouse du défendeur avait un lien dépendance avec lui, n’a fourni aucun apport à Melru. Par conséquent, le paragraphe 56(2) devrait à bon droit s’appliquer de façon à ce que les dividendes qui ont été versés à l’épouse soient inclus dans le revenu du défendeur aux fins de l’impôt.

L’avocat du défendeur soutient que Ruby Neuman a pris la décision de déclarer des dividendes elle-même, et non suivant les instructions ou avec l’accord du défendeur. En outre, l’avocat du défendeur invoque l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, à l’appui de la prétention suivant laquelle le contribuable peut prendre des dispositions de façon à réduire au minimum les incidences sur le plan fiscal. Il soutient que Melru a été constituée en personne morale à des fins de planification fiscale et de fractionnement du revenu, mais il cite l’arrêt Stubart pour appuyer l’argument portant qu’une opération peut être effectuée à des fins purement fiscales et qu’il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’un objectif commercial indépendant. L’avocat du défendeur invoque également l’arrêt McClurg, précité, pour soutenir qu’en général, les dividendes ne sont pas visés par le paragraphe 56(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

La preuve dans la présente affaire m’amène à faire les conclusions et les observations suivantes quant aux faits :

(1) Melru a été constituée en personne morale à des fins de planification fiscale et de fractionnement du revenu. Elle n’avait aucun autre objectif commercial indépendant.

(2) La déclaration de dividendes par Ruby Neuman sur ses propres actions de catégorie « F » et sur les actions de catégorie « G » du défendeur était conforme aux dispositions relatives aux dividendes discrétionnaires énoncées dans les statuts constitutifs de Melru[4]. Les dividendes de 14 800 $ sur ses actions de catégorie « F » et de 5 000 $ sur les actions de catégorie « G » du défendeur étaient des montants arbitraires qui tenaient uniquement compte du fait que Melru avait tiré de Newmac des revenus sous forme de dividendes de 20 000 $, qui pouvaient être distribués. En revanche, la répartition de 14 800 $ aux actions de catégorie « F » et de 5 000 $ aux actions de catégories « G » était arbitraire.

(3) Ruby Neuman n’a fourni aucun apport à Melru, ni assumé de risques pour le compte de la société.

(4) En déclarant les dividendes, Ruby Neuman agissait-elle « suivant les instructions ou avec l’accord » du défendeur, au sens du paragraphe 56(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu ? Le défendeur a témoigné que, lorsque son épouse a été élue administratrice de Melru, il lui a expliqué en quoi consistaient ses devoirs, à savoir gérer la société, respecter son obligation envers celle-ci et prendre les décisions. Le défendeur a indiqué qu’il avait fait à son épouse des recommandations qu’elle a suivies, et que la décision de déclarer des dividendes était toutefois celle de son épouse.

L’avocat de la demanderesse souligne qu’il s’agit d’une société familiale dont les actionnaires sont l’époux et l’épouse. Par ailleurs, l’époux dans la présente affaire détenait l’unique action assortie d’un droit de vote et pouvait démettre son épouse de ses fonctions d’administratrice si elle ne déclarait pas des dividendes conformément à ses souhaits.

À titre d’administratrice d’une société, Ruby Neuman était représentante fiduciaire, et par conséquent tenue d’agir au mieux des intérêts de la société. Elle devait son obligation fiduciaire d’administratrice à la société et non aux actionnaires (voir B. Welling, Corporate Law in Canada : The Governing Principles (2e éd.), aux pages 381 et 442). L’obligation fiduciaire de l’administrateur consiste notamment à exercer un jugement indépendant et libre. Cette théorie a été énoncée à maintes reprises (voir par exemple L.C.B. Gower, Gower’s Principles of Modern Company Law (4e éd.), à la page 582).

Il me semble que la conclusion que Ruby Neuman agissait suivant les instructions ou avec l’accord du défendeur impliquerait, nonobstant le témoignage du défendeur, que dans le cas d’un époux et de son épouse, il existe une présomption que l’administrateur (l’épouse en l’espèce) viole l’obligation fiduciaire à laquelle il est tenu envers la société en agissant suivant les instructions de son conjoint et non de façon indépendante.

À mon sens, il est évident qu’il arrive fréquemment au sein de petites et de grandes sociétés que les administrateurs sollicitent les conseils ou les recommandations de conseillers en gestion ou de conseillers professionnels lorsqu’ils prennent des décisions relatives à la déclaration de dividendes. S’ils suivent ces conseils ou recommandations, ces administrateurs agissent-ils suivant les instructions ou avec l’accord des conseillers, violant ainsi leur obligation fiduciaire envers leur société? Je ne crois pas. De même, je ne vois aucune raison de présumer, en l’absence d’une preuve contraire, que l’administrateur qui suit la recommandation de son conjoint relativement à la déclaration de dividendes agit suivant les instructions ou avec l’accord de ce dernier.

S’il fallait conclure, du fait que le défendeur détient l’unique action assortie d’un droit de vote et peut démettre Ruby Neuman de ses fonctions d’administratrice, que cette dernière agissait suivant les instructions ou avec l’accord du défendeur, la distinction entre la société et l’actionnaire ayant un droit de vote serait estompée. On ne m’a soumis aucune jurisprudence portant que, si des actionnaires particuliers dirigent l’élection du conseil d’administration, les administrateurs sont présumés agir suivant les instructions et avec l’accord de ces actionnaires majoritaires lorsqu’ils déclarent des dividendes.

Pour ces motifs, j’hésiterais à présumer que Ruby Neuman agissait suivant les instructions ou avec l’accord du défendeur lorsqu’à titre d’administratrice, elle a déclaré des dividendes pour le compte de Melru. La conclusion que Ruby Neuman n’agissait pas suivant les instructions ou avec l’accord du défendeur serait déterminante en l’espèce. Toutefois, puisque cette question n’a pas été débattue en profondeur par les avocats, je ne souhaite pas trancher l’affaire sur cette question, et mes commentaires devraient être considérés comme purement incidents. Sans trancher cette question donc, j’analyserai l’arrêt McClurg, précité, et son application à la présente affaire.

L’arrêt McClurg, précité, mettait en cause des faits semblables à ceux de la présente affaire, à une seule exception importante près que Ruby Neuman n’a fourni aucun apport à Melru, alors que Mme McClurg a véritablement fourni un apport à la société qui lui a versé des dividendes. En fait, le traitement de la présente affaire a été retardé sur le consentement des avocats afin que l’affaire McClurg soit d’abord entendue devant les tribunaux. La détermination du droit applicable à la présente affaire nécessite l’examen des conclusions tirées par la Cour suprême dans l’arrêt McClurg.

Wilma McClurg, l’épouse du contribuable à l’égard duquel une nouvelle cotisation avait été établie, Jim McClurg, a reçu des dividendes d’une compagnie de camionnage, Northland Trucks (1978) Ltd., dont les McClurg et une autre famille étaient propriétaires. Le ministre a sans succès tenté d’invoquer le paragraphe 56(2) pour imposer Jim McClurg comme s’il avait reçu une partie des dividendes versés à Wilma McClurg.

La décision de la Cour suprême du Canada à la majorité portait sur deux questions, l’une relative aux sociétés et l’autre à la fiscalité. La première visait la validité d’une clause de dividendes discrétionnaires énoncée dans les statuts constitutifs de Northland. La seconde était de savoir si le paragraphe 56(2) s’appliquait aux dividendes en général ou aux dividendes dans cette affaire en particulier.

En ce qui concerne la question relative aux sociétés, le ministre a soutenu que, puisque Wilma et Jim McClurg détenaient tous deux des actions ordinaires de la compagnie, bien que de catégories différentes, il existait en common law une présomption d’égalité de traitement à l’égard de ces actions. Conformément à cette présomption, et puisque Jim McClurg détenait 400 actions ordinaires de catégorie « A » et que Wilma McClurg détenait 100 actions ordinaires de catégorie « B », les dividendes de 10 000 $ versés à Wilma McClurg auraient dû être attribués ainsi : 8 000 $ à Jim McClurg et 2 000 $ à Wilma McClurg.

Le juge en chef Dickson a conclu que les statuts constitutifs de Northland conféraient aux administrateurs une discrétion illimitée quant à la répartition des dividendes entre les différentes catégories d’actions et constituaient une dérogation valide à la présomption d’égalité reconnue en common law relativement à la distribution des dividendes. Par ailleurs, rien dans la Business Corporations Act de la Saskatchewan, R.S.S. 1978, ch. B-10, modifiée, n’interdisait l’existence d’une clause de dividende discrétionnaire dans les statuts constitutifs d’une société.

S’exprimant au nom de la minorité de la Cour suprême, le juge La Forest s’est dit d’avis que la clause de dividende discrétionnaire était invalide en common law en raison du principe suivant lequel les administrateurs ne sont pas autorisés à favoriser une catégorie d’actionnaires au dépens des autres.

Par suite de l’arrêt McClurg, précité, le droit actuel reconnaît que la clause de dividende discrétionnaire énoncée dans les statuts constitutifs est valide (à moins, on le présume, qu’elle soit interdite par la loi), et réfute la présomption d’égalité de traitement reconnue en common law entre les catégories d’actionnaires.

Dans la présente affaire, la déclaration de dividendes par Ruby Neuman à titre d’administratrice de Melru et conformément aux clauses de dividende discrétionnaire énoncées dans les statuts constitutifs de Melru constituait par conséquent une répartition valide des dividendes entre ses actions de catégories « F » et celles de catégorie « G » du défendeur.

Quant à la question fiscale, le juge en chef Dickson a, au nom de la majorité de la Cour suprême, analysé l’objet et le but du paragraphe 56(2), qu’il a puisés dans des jugements antérieurs, particulièrement dans l’opinion du juge Thurlow (tel était alors son titre) dans l’arrêt Miller, Alex v. Minister of National Revenue, [1962] R.C.É. 400 et du juge Strayer dans l’arrêt McClurg, [1986] 1 C.T.C. 355 (C.F. 1re inst.). À la page 1051, le juge en chef Dickson a indiqué ceci :

Ce paragraphe vise manifestement à empêcher le contribuable d’éviter le paiement de l’impôt en versant à un tiers les recettes qu’il aurait autrement touchées … on ne peut raisonnablement croire que le législateur a voulu que cette disposition s’applique aux avantages conférés moyennant une contrepartie suffisante dans le cadre d’une relation d’affaires légitime.

Il m’apparaît que ces deux conditions d’application du paragraphe 56(2)—le dividende aurait autrement été versé au contribuable à l’égard duquel une nouvelle cotisation est établie et le versement est un avantage pour lequel il n’y a eu aucune contrepartie suffisante—sont primordiales à l’analyse du juge en chef Dickson de la réalité commerciale et de la nature pratique de l’opération en cause dans l’arrêt McClurg. À mon avis, chaque condition est indépendante de l’autre. Par conséquent, si un contribuable peut démontrer que l’une ou l’autre condition n’est pas remplie, le paragraphe 56(2) ne s’appliquera pas.

Le juge en chef Dickson a d’abord conclu, relativement à la question fiscale, que le paragraphe 56(2) ne s’applique pas aux dividendes en général. À la page 1052, il dit :

Bien qu’il soit toujours loisible aux tribunaux de « percer le voile corporatif » afin d’empêcher les parties de profiter de techniques d’évitement fiscal de plus en plus complexes, je suis d’avis que le versement d’un dividende n’est pas visé par le par. 56(2).

Et il poursuit :

Ce dernier a pour objet d’assurer que les paiements qui auraient autrement été reçus par le contribuable ne soient pas détournés au profit d’un tiers comme technique d’évitement fiscal. Cet objet n’est pas contrecarré parce que, dans le contexte du droit des sociétés, les profits appartiennent à la société en sa qualité de personne juridique tant qu’un dividende n’est pas déclaré : Welling, précité, aux pp. 609 et 610. Si aucun dividende n’avait été déclaré ni versé à un tiers, il n’aurait pas non plus été touché par le contribuable. Ce montant aurait plutôt simplement fait partie des bénéfices non distribués de la société. Par conséquent, en règle générale, le versement d’un dividende ne peut raisonnablement être considéré comme un avantage détourné par un contribuable en faveur d’un tiers au sens du par. 56(2).

Plus loin à la page suivante, rejetant la notion que, sans le versement d’un dividende à un tiers, l’administrateur-actionnaire toucherait le versement, il a indiqué :

… le dividende continuerait à faire partie des bénéfices non distribués de la société, si ce n’était de la déclaration du dividende (et de sa répartition). On ne peut légitimement considérer que telle était l’intention du législateur au par. 56(2). Si notre Cour devait conclure le contraire, les administrateurs des sociétés pourraient vraisemblablement être tenus responsables des incidences fiscales de toute déclaration de dividendes faite à un tiers. À l’instar des juges Urie et Strayer des tribunaux d’instance inférieure, je conviens qu’il s’agirait alors d’une interprétation irréaliste ne respectant ni l’objet, ni l’esprit de ce paragraphe. Cela violerait les principes fondamentaux du droit des sociétés ainsi que les réalités des pratiques commerciales, et cela irait au-delà de l’intention du législateur.

Le raisonnement du juge en chef était en partie que le paragraphe 56(2) s’applique aux versements qui autrement auraient appartenu au contribuable à l’égard duquel une nouvelle cotisation a été établie. Dans le cas de dividendes toutefois, ils continueraient à faire partie des bénéfices non distribués de la compagnie s’ils n’étaient pas versés à un actionnaire. Ils n’appartiendraient pas automatiquement à un autre actionnaire. La phrase « [c]ela violerait les principes fondamentaux du droit des sociétés » fait clairement ressortir que le juge en chef croyait fermement que le paragraphe 56(2) ne vise pas les dividendes.

Cette conclusion a tranché la question fiscale dans l’arrêt McClurg puisque Jim McClurg n’aurait pas autrement touché le versement effectué à Wilma McClurg. En effet, si le versement n’avait pas été effectué à cette dernière, les dividendes auraient continué à faire partie des bénéfices non distribués de Northland. La première condition d’application du paragraphe 56(2) énoncée par le juge en chef Dickson n’a donc pas été remplie.

Le juge en chef Dickson s’est toutefois ensuite penché sur ce qu’il a appelé « la véritable nature commerciale de cette opération particulière »[5]. Aux pages 1053 et 1054, il a souscrit à la conclusion du juge Strayer de la Section de première instance de la Cour fédérale que Wilma McClurg a fourni un apport réel à la mise sur pied de Northland Trucks et a joué un rôle actif dans l’exploitation de l’entreprise. Il a conclu que les dividendes qui lui avaient été versés représentaient une contrepartie légitime et non simplement une tentative d’éviter le paiement d’impôts[6].

La question est la suivante : quel sens doit-on attribuer aux commentaires du juge en chef concernant la véritable nature commerciale de la situation dans l’arrêt McClurg? Cette question est particulièrement pertinente relativement à la présente affaire puisque, contrairement à Wilma McClurg, Ruby Neuman n’a fourni aucun apport à Melru, et les dividendes lui ont été versés sur ses actions de catégories « F » à titre d’actionnaire de Melru seulement, à des fins de fractionnement du revenu.

À mon avis, les commentaires du juge en chef à la page 1053 sur la véritable nature commerciale de l’opération en question dans l’arrêt McClurg ont réglé le sort de la seconde condition d’application du paragraphe 56(2)—à savoir si un « avantage », au sens du paragraphe, a été conféré à Wilma McClurg. Ces commentaires étaient destinés à constituer un motif supplémentaire et indépendant, compatible avec la conclusion qu’il avait déjà tirée, à savoir que le paragraphe 56(2) ne s’applique généralement pas dans le contexte d’une relation administrateur-actionnaire et que cela est décisif quant à la question en litige. De plus, je doute qu’il ait souhaité que ses commentaires sur la véritable nature commerciale de l’opération résolvent la question, et ce, pour les motifs suivants :

(1) Le juge en chef a dit ceci à la page 1053 :

… son application [le par. 56(2)] serait également contraire à la véritable nature commerciale de cette opération particulière. [C’est moi qui souligne.]

Son utilisation du mot « également » me donne à penser que sa conclusion que le paragraphe 56(2) ne s’applique pas à la déclaration de dividendes de façon générale suffisait à trancher la question soulevée dans l’affaire.

(2) Le juge en chef a indiqué qu’il convenait avec le juge Desjardins (exprimant l’opinion minoritaire de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c. McClurg, [1988] 2 C.F. 356, à la page 370) que « les dividendes représentent le rapport d’un investissement ». Il a toutefois ajouté que, dans ce cas, ils « représentaient une contrepartie légitime et non simplement une tentative d’éviter le paiement de l’impôt » (à la page 1054). À mon avis, le renvoi à « contrepartie » est lié à la condition portant que le paragraphe 56(2) n’est applicable que si le versement effectué est un « avantage » et non le versement d’une contrepartie suffisante. Il me semble que le juge en chef indiquait que, bien qu’il reconnaisse que les dividendes ont été versés uniquement à titre de rapport d’un investissement dans les actions de la compagnie et que la relation administrateur-actionnaire était décisive quant à la question, et même si les dividendes étaient visés par le paragraphe 56(2), il n’y avait manifestement pas d’« avantage » dans l’arrêt McClurg, comme le requiert ce paragraphe, puisqu’il existait une contrepartie suffisante pour le paiement effectué à Mme McClurg. Il n’a donc pas été satisfait à la seconde condition d’application du paragraphe 56(2).

(3) Le juge en chef a reconnu que les efforts déployés par Wilma McClurg dans l’exploitation de Northland Trucks n’étaient « pas décisifs quant à la question soulevée dans le présent pourvoi » (à la page 1054).

À mon avis, les commentaires du juge en chef dans l’arrêt McClurg sur la véritable nature commerciale de l’opération visaient à démontrer qu’indépendamment de la relation administrateur-actionnaire qui, comme il l’avait déjà conclu, était décisive quant à la question soulevée, le versement effectué à Wilma McClurg n’était pas un avantage au sens du paragraphe 56(2). Par conséquent, aucune des deux conditions indépendantes et essentielles d’application du paragraphe 56(2) n’étaient présentes dans l’arrêt McClurg.

Je me penche maintenant sur l’extrait des motifs du juge en chef Dickson, à la page 1054, que le ministre a invoqués :

À mon avis, si une distinction s’impose dans l’application du par. 56(2) entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance, il faut la faire entre l’exercice du pouvoir discrétionnaire de répartir les dividendes lorsque l’actionnaire ayant un lien de dépendance n’a fourni aucun apport à la société (auquel cas le par. 56(2) peut s’appliquer) et les cas où un rapport légitime a été fourni. Dans ce dernier cas, dont le présent pourvoi constitue un exemple, je ne crois pas que l’on puisse affirmer que le partage des dividendes ne visait pas un objectif légitime.

Je dois admettre que j’éprouve une certaine difficulté à concilier ce passage avec les propos antérieurs du juge en chef portant que la conclusion que les dividendes sont visés par le paragraphe 56(2) « violerait les principes fondamentaux du droit des sociétés ainsi que les réalités des pratiques commerciales, et cela irait au-delà de l’intention du législateur » [à la page 1053]. Quoi qu’il en soit, le passage soulève trois questions. La première est de savoir si, dans l’application du paragraphe 56(2), une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance. La seconde est la suivante : dans les situations où il existe un lien de dépendance, et où un dividende a été déclaré conformément à une clause de dividende discrétionnaire, l’actionnaire a-t-il fourni un apport à la société? Et enfin, si aucun apport n’a été fourni par l’actionnaire, le paragraphe 56(2) s’applique-t-il?

Vue de cet angle, la question préliminaire de savoir si, dans l’application du paragraphe 56(2), une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance n’a manifestement pas été tranchée par la Cour suprême du Canada. Sans répondre à la question, le juge en chef n’a pas hésité à conclure dans l’arrêt McClurg que, compte tenu des faits, Wilma McClurg a effectivement fourni un apport à la société. À mon avis, les propos du juge en chef signifient que, même si, dans l’application du paragraphe 56(2), une distinction était établie entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance (à laquelle question il n’a pas répondu), les faits de l’affaire étaient tels qu’il n’y avait pas d’ »avantage », et que le paragraphe 56(2) ne pouvait s’appliquer pour ce motif, même si le ministre pouvait l’invoquer pour contester le versement de dividendes dans les cas où il existe un lien de dépendance.

Toutefois, si, comme en l’espèce, la preuve établit que la déclaration d’un dividende constituait une tentative de fractionner le revenu, et que le versement effectué à Ruby Neuman était un « avantage » et non un paiement pour une contrepartie suffisante, dans le sens où on l’entend dans l’arrêt McClurg, il est nécessaire de répondre à la question préliminaire de savoir si une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application du paragraphe 56(2). Si la Cour suprême du Canada n’a pas résolu cette question dans l’arrêt McClurg, la Cour d’appel fédérale y a répondu par la plume du juge Urie dans l’arrêt Canada c. McClurg, [1988] 2 C.F. 356. Dans ses motifs, le juge en chef Dickson n’a pas modifié cette conclusion de la Cour d’appel fédérale. La décision de cette dernière sur la question de savoir si une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application du paragraphe 56(2) lie bien entendu la Section de première instance de cette Cour.

Au nom de la Cour d’appel fédérale, le juge Urie a conclu que rien dans le paragraphe 56(2) ne donne à penser qu’il établit une distinction entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance. Aux pages 363 et 364, il a écrit :

Il est à noter, de plus, que le paragraphe en question, s’il devait s’appliquer à une société, ne fait aucune distinction entre des transferts effectués avec ou sans lien de dépendance.

Si le législateur avait voulu qu’elle ne s’applique qu’aux administrateurs de petites sociétés familiales fermées, il aurait pu trouver les mots adéquats pour obtenir le résultat souhaité. Mais à mon avis il n’est pas justifiable d’employer le libellé général du paragraphe 56(2) pour arriver au résultat recherché par le fisc, comme c’est le cas en l’espèce.

En des termes plus généraux, la Cour suprême s’est demandée, dans l’arrêt bien connu Stubart Investments Ltd. c. La Reine, précité, si la Loi de l’impôt sur le revenu établit une distinction entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance. Dans cet arrêt, le juge Estey a rejeté une telle distinction. Et on a conclu que les contribuables ayant ou non un lien de dépendance pouvaient utiliser tout moyen légal possible pour réduire au minimum leurs obligations fiscales. Aux pages 570 à 572, il écrit :

Dans ce contexte, il faut analyser une autre question subsidiaire : les effets fiscaux de l’opération sont-ils modifiés si le vendeur et l’acquéreur sont liés? Il y a, cela va de soi, plusieurs réponses en pratique et en principe. Pour analyser cette question, il faut prendre connaissance des nombreux exemples contenus dans la Loi et de l’application que le Ministère en fait et qui nient la distinction. Par exemple, la présente loi approuve les prêts entre époux qui permettent le fractionnement réel des revenus et la réduction de l’impôt qui s’ensuit. Voir le bulletin d’interprétation IT-258R2 du ministère du Revenu national. Il y a d’autres exemples, notamment la transformation de surplus investis par une société d’obligations en actions lorsque les opérations commerciales de la société passent d’une situation déficitaire à une situation profitable. Ni dans l’un ni dans l’autre de ces exemples, il n’existe d’objet commercial véritable au transfert ou à la transformation de l’actif, les deux opérations étant faites exclusivement ou manifestement pour réduire ou éliminer l’impôt.

D’autres articles de la Loi de l’impôt sur le revenu permettent à une société ou à ses actionnaires de réduire l’impôt lors de la distribution de surplus accumulés, par exemple l’art. 85 de l’ancienne loi. En se conformant au texte de loi, ce revenu que l’actionnaire retirerait autrement et qui serait imposable au taux maximum de l’impôt personnel, peut être versé aux actionnaires à des taux réduits, même à des taux réduits « facticement » si l’on considère l’artifice prescrit par le législateur dans ces articles.

La Loi comporte bien d’autres exemples de mécanismes de réduction de l’impôt, dont la plupart, par définition, se fondent sur des rapports entre des personnes liées. Le contribuable peut se prévaloir de la totalité de l’exemption de personne mariée pour toute l’année civile en se mariant le 31 décembre plutôt que le 1er janvier de l’année suivante. Si le choix est fait uniquement pour des motifs fiscaux, le droit du contribuable n’en est pas pour autant mis en péril. La même chose s’applique aux personnes qui se prévalent des régimes enregistrés d’épargne-logement, que le contribuable le fasse à cause de la réduction d’impôt ou à cause d’une intention véritable et permanente d’accumuler des sommes en vue d’acquérir une propriété. Prenons également l’exemple d’entreprises qui se lancent dans un projet par voie de coparticipation plutôt que par voie de participation minoritaire. La motivation n’apparaît nulle part comme une condition préalable à l’admissibilité. La même chose s’applique à la décision d’un contribuable de se constituer en société commerciale ou d’exploiter une entreprise en association avec une société commerciale. Que ces choix soient faits uniquement en fonction de l’avantage fiscal ou non, chaque fois que la Loi de l’impôt sur le revenu prescrit des taux d’imposition différents pour différentes formes d’entreprises, le contribuable est certainement libre de choisir le mode d’opération qui convient le mieux à ses plans.

À mon sens, la conclusion du juge Urie J.C.A. dans l’arrêt McClurg, portant que le paragraphe 56(2) n’établit aucune distinction entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance, est compatible avec l’opinion du juge Estey dans l’arrêt Stubart.

En se prononçant dans l’arrêt McClurg, le juge en chef n’a pas négligé l’arrêt Stubart puisqu’il en a fait mention lui-même en posant le cadre de son analyse dans cette affaire (aux pages 1049 et 1050). Dans l’arrêt Stubart, qui portait directement sur la question de l’évitement fiscal, on a conclu qu’en soi, l’évitement fiscal dans un contexte où il existe un lien de dépendance était ni offensant ni abusif au point de devoir être restreint par les tribunaux. Je ne crois pas que, par ses commentaires, le juge en chef ait, dans l’arrêt McClurg, cherché implicitement à modifier le droit que la Cour suprême avait unanimement énoncé dans l’arrêt Stubart. S’il en avait eu l’intention, il est raisonnable de présumer qu’il aurait utilisé des termes clairs et non équivoques[7].

Compte tenu des décisions de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt McClurg et de la Cour suprême dans l’arrêt Stubart, je dois conclure que la question préliminaire de savoir si une distinction s’impose entre les opérations effectuées avec ou sans lien de dépendance dans l’application du paragraphe 56(2) doit être répondue par la négative. Compte tenu de ma conclusion, il n’y a pas de raison de se demander si, dans une situation où il existe un lien de dépendance, l’actionnaire a fourni un apport à une société à tel point qu’un versement de dividendes ne serait pas considéré comme un « avantage » aux termes du paragraphe 56(2).

Bien que ce ne soit pas essentiel à ma décision en l’espèce, j’ajouterais que l’avocat de la demanderesse a eu l’amabilité d’attirer mon attention sur une condition d’application du paragraphe 56(2) que la Cour d’appel fédérale a énoncée dans l’arrêt Winter c. Canada, [1991] 1 C.F. 585, à la page 594. Selon cette condition, lorsque le contribuable à l’égard duquel est établie une nouvelle cotisation n’a lui-même aucun droit au versement effectué au bénéficiaire, la validité de la cotisation dans le cadre du paragraphe 56(2) de la Loi est assujettie à la condition que le bénéficiaire de l’avantage n’ait pas été assujetti à l’impôt à l’égard de l’avantage reçu. Ce principe a été appliqué dans l’arrêt Smith D.N. c. La Reine (1993), 93 DTC 5251 (C.A.F.).

L’avocat de la demanderesse soutient que cette condition n’a pas été mentionnée par le juge en chef dans l’arrêt McClurg, mais je ne crois pas que le principe s’en trouve invalidé, particulièrement puisque l’arrêt Winter a été rendu le 20 novembre 1990, après que la Cour suprême eut entendu les plaidoiries dans l’affaire McClurg, mais seulement un mois avant qu’elle rende sa décision, le 20 décembre 1990.

L’avocat de la demanderesse soutient également que Ruby Neuman n’était pas assujettie à l’impôt à l’égard du versement de son dividende puisque ce n’est pas à titre d’actionnaire, mais d’épouse, qu’elle a touché le paiement. Cette forme de distinction a été établie par le juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Winter, précité. À mon avis toutefois, en l’espèce, Ruby Neuman a de fait reçu le versement à titre d’actionnaire et non d’épouse. On n’a pas allégué que le versement du dividende était le fruit d’un trompe-l’oeil. Selon la preuve produite devant moi, toutes les formalités propres aux sociétés ont été suivies. Ruby Neuman était assujettie à l’impôt à l’égard des dividendes qu’elle a reçus. Le défendeur n’avait aucun droit au versement effectué à Ruby Neuman. Suivant les arrêts Winter et Smith, précités, il n’a pas été satisfait en l’espèce à la condition d’application du paragraphe 56(2), portant que la bénéficiaire du paiement ne doit pas être assujettie à l’impôt à l’égard du montant qu’elle a reçu si le contribuable à l’égard duquel est établie une nouvelle cotisation n’a aucun droit au paiement effectué à la bénéficiaire.

Il convient peut-être également que je remarque que rien dans le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu dans son ensemble n’indique une intention générale d’interdire le fractionnement du revenu. Dans leur article intitulé « Corporate Share Capital Structures and Income Splitting : McClurg v. Canada » (1992-93), 21 The Canadian Business Law Journal 335[8], Vern Krishna et J. Anthony VanDuzer ont écrit, à la page 367 :

[traduction] Le régime fiscal canadien repose sur l’hypothèse que chaque contribuable, dont les sociétés, représente une entité distincte sur le plan fiscal et, à l’exception des dispositions expresses comme le paragraphe 56(2), qui interdit le détournement du revenu, aucun mécanisme général n’empêche le fractionnement du revenu. Certes, le paragraphe 56(2) et l’article 74.1 reflètent tous deux une philosophie sous-jacente portant qu’un contribuable ne devrait pouvoir détourner son revenu vers un autre contribuable pour réduire son taux marginal d’imposition. Ces dispositions sont toutefois extrêmement techniques et spécifiques dans leur portée et elles ne reflètent aucune philosophie générale qui puisse être attribuée à la Loi « lue dans son ensemble ».

Pour qu’une opération ayant pour résultat de fractionner le revenu soit contestée avec succès par le ministre, elle doit contrevenir à un article applicable de la Loi de l’impôt sur le revenu. Compte tenu de l’arrêt McClurg, rendu par la Cour suprême, je conclus que le paragraphe 56(2) n’est pas destiné à empêcher le genre de fractionnement du revenu effectué par Ruby Neuman et Melville Neuman dans la présente affaire.

Ma conclusion n’implique pas que le paragraphe 56(2) ne peut jamais s’appliquer dans le contexte d’une relation administrateur-actionnaire et d’une déclaration de dividendes. Si une opération entraînant le versement de dividendes était une frime, au sens de la définition qu’en a donnée le lord juge Diplock dans l’arrêt Snook v. London& West Riding Investments, Ltd., [1967] 1 All E.R. 518 (C.A.), à la page 528, soit :

[traduction] … dans l’intention de faire croire à des tiers ou à la cour qu’ils créent entre les parties des obligations et droits légaux différents des obligations et droits légaux réels (s’il en est) que les parties ont l’intention de créer.

J’estime que le paragraphe 56(2) pourrait très bien s’appliquer. Dans de telles circonstances, l’apparence de la relation administrateur-actionnaire serait différente de la véritable relation qui unit les parties. Dans la présente affaire, l’avocat de la demanderesse a expressément mentionné que le ministre n’alléguait pas ni ne donnait à entendre que l’opération grâce à laquelle Ruby Neuman a reçu des dividendes était un trompe-l’oeil.

Le paragraphe 56(2) pourrait également s’appliquer dans les cas où la déclaration d’un dividende sur une catégorie d’actions est à bon droit attribuable à une catégorie différente d’actions également. Le paragraphe 56(2) a été appliqué dans l’arrêt Champ (W) c. La Reine, [1983] CTC 1 (C.F. 1re inst.), où le versement d’un dividende à une catégorie d’actions était, selon les statuts constitutifs, attribuable également à une seconde catégorie d’actions. Dans cette affaire, on a invoqué le paragraphe 56(2) pour attribuer les dividendes aux deux catégories d’actions conformément aux exigences énoncées dans les statuts. En l’espèce, les dividendes ont été déclarés conformément à une clause de dividende discrétionnaire valide énoncée dans les statuts constitutif, et la présomption d’égalité de traitement entre les actions a été réfutée.

Le paragraphe 56(2) pourrait également s’appliquer dans une affaire où le bénéficiaire visé par une déclaration de dividendes remettrait le dividende à une autre personne. En l’espèce, il n’en fut rien.

À l’exception de catégories restreintes d’exceptions, le paragraphe 56(2) n’est à mon avis pas la disposition que le ministre doit invoquer pour contester un fractionnement du revenu dans le contexte d’une relation administrateur-actionnaire et d’une déclaration de dividendes.

L’appel est rejeté avec dépens.



[1] L’art. 56(2) a été modifié par S.C. 1987, ch. 46, art. 15(4), afin d’exclure les versements effectués dans le cadre de certains régimes de retraite.

[2] Le gel successoral est visé à l’art. 86 [mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 26, art. 50; 1980-81-82-83, ch. 48, art. 46(1)] de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[3] Les parties n’étaient pas certaines du montant exact des dividendes versés à Mme Neuman. Dans certains documents produits devant moi, le chiffre mentionné était 14 652 $. Au procès, les avocats ont convenu que la somme devrait être 14 800 $.

[4] Les statuts constitutifs conféraient expressément aux administrateurs un pouvoir discrétionnaire à l’égard du montant des dividendes à verser sur les actions de catégorie « G ». Les détenteurs d’actions de catégorie « F » n’avaient le droit de recevoir de dividendes qu’après le versement de dividendes déclarés sur les actions de catégories « G ». Les dividendes sur les actions de catégorie « F » étaient déclarés selon une formule plutôt complexe, mais, essentiellement, le montant des dividendes sur les actions de catégorie « F » était également laissé à la discrétion des administrateurs puisque les dividendes sur les actions de catégorie « G », qui relevaient du pouvoir discrétionnaire des administrateurs, devaient être versés en premier.

[5] Plus tôt dans ses motifs, le juge en chef a conclu qu’il avait été en partie satisfait au critère de la réalité économique étant donné sa conclusion que les clauses de dividende discrétionnaire sont valides et qu’il n’y a eu aucune allégation que le versement de dividendes à Wilma McClurg était feint (à la p. 1050).

[6] S’exprimant au nom de la minorité, le juge La Forest a conclu que l’apport de l’actionnaire n’était pas pertinent pour les fins de l’application de l’art. 56(2). À la page 1073, il a indiqué :

En toute déférence, ce fait [la justification du versement de dividendes en raison des efforts que Wilma McClurg a déployés pour le compte de la compagnie] n’est pas pertinent pour les fins du litige dont nous sommes saisis. C’est mal interpréter la nature d’un dividende que de lier le versement d’un dividende à la somme des efforts déployés par le bénéficiaire pour le compte de la société payante. Comme nous l’avons dit auparavant, le versement d’un dividende résulte de la propriété du capital-actions d’une société. Selon un principe fondamental du droit des sociétés, un dividende est le rapport du capital qui se rattache à une action et ne dépend d’aucune façon de la conduite d’un actionnaire donné.

[7] Il va de soi que mes commentaires sur le droit énoncé dans l’arrêt Stubart sont sujets aux modifications apportées subséquemment à la Loi de l’impôt sur le revenu telles que les règles révisées relatives à l’attribution et la règle générale d’évitement fiscal. Comme les faits en l’espèce portent sur l’année civile 1982, ces modifications subséquentes, sur les effets desquels je ne fais aucun commentaire, n’auraient aucune pertinence en l’espèce.

[8] Cet article m’aide à comprendre les incidences de l’arrêt McClurg sur le plan des sociétés et de la fiscalité.

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