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[1994] 1 C.F. 340

A-1239-92

Dimitry Bovbel (requérant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration et la Section du statut de réfugié de la Commission de l’Immigration et du statut du réfugié (intimés)

Répertorié : Bovbel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rouleau—Ottawa, 15 et 26 novembre 1993.*

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — La procédure prévue dans la Politique de révision des motifs de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié consiste à soumettre le dossier entier à des conseillers juridiques afin qu’ils révisent l’ébauche des motifs — La plupart, sinon toutes les ébauches de motifs sont soumises à la révision — Cette pratique crée une crainte raisonnable de manque d’indépendance — Comme ils ont accès à l’ensemble du dossier, les conseillers sont en mesure de réviser et d’évaluer la preuve produite à l’audition sans garantie que cette révision n’aura aucune influence sur le conseil qu’ils donneront ensuite à l’auteur des motifs — La directive portant que l’ébauche des motifs comportant les commentaires du conseiller juridique ne doit pas être retirée du dossier puisqu’il se peut que ces commentaires suscitent un doute chez d’autres membres du tribunal, est une tentative flagrante d’influencer l’auteur — Elle soulève un doute quant à l’intégrité du processus et viole le principe de justice naturelle.

Il s’agit d’une demande visant à annuler la décision par laquelle la section du statut de réfugié a déterminé que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention. En 1991, le requérant, un citoyen de l’ancienne URSS, a déserté un bateau de pêche à Halifax. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention sur le fondement de ses opinions politiques. Le Guide à l’intention des commissaires indique que les motifs rédigés par les membres de la Section du statut de réfugié peuvent être soumis sous forme d’ébauche préliminaire au conseiller juridique avant leur transmission aux parties concernées. L’ébauche et le dossier du cas, dont les transcriptions ou les enregistrements de l’audience elle-même, sont envoyés aux conseillers juridiques pour qu’ils les révisent. Le président de l’audience révise les motifs retournés, fait dactylographier les motifs définitifs, les signe et transmet le dossier aux autres membres du tribunal pour signature ou pour rédaction de motifs concordants. Le requérant soutient que les procédures énoncées dans la Politique de révision des motifs de la Commission violent le principe qui sous-tend les règles de justice naturelle, portant que « celui qui décide doit entendre ». Il soutient en outre qu’un examen des procédures actuelles permet de conclure que les commissaires sont susceptibles d’être influencés par un conseiller juridique qui n’a pas entendu les témoignages. À tout le moins, a-t-on laissé entendre, ces procédures suscitent une crainte raisonnable que la décision n’a pas été prise librement ou de façon indépendante. Les intimés soutiennent que les procédures n’offensent pas les principes de justice naturelle puisque la politique concernant la révision des motifs n’est pas obligatoire; les conseillers juridiques ne révisent l’ébauche des motifs qu’à la demande du commissaire; le commissaire a le loisir d’accepter ou d’écarter le conseil qu’il reçoit; le processus se limite à la révision des questions de droit et de principe; les nouveaux éléments de preuve et les nouvelles questions ne sont considérés que si la partie concernée a l’occasion d’y répondre; le conseiller juridique peut clarifier l’ébauche, mais il ne rédige pas indépendamment de celle-ci. Le commissaire demeure donc l’auteur des motifs.

Il s’agit de déterminer si la Politique concernant la révision des motifs de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié viole un principe de justice naturelle.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La consultation forme une partie importante du processus décisionnel de tout tribunal spécialisé, en particulier de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui doit faire face à un volume énorme de dossiers soulevant de nombreuses questions complexes. La consultation est non seulement acceptable, mais elle est souhaitable dans la mesure où elle garantit l’uniformité au sein des décideurs. Toutefois, cette consultation ne doit pas constituer une entrave à la liberté du commissaire de trancher selon sa conscience et ses opinions. Même s’il n’entrave pas la liberté réelle des décideurs, le processus doit être conçu de façon telle qu’il ne suscite aucune apparence de partialité ou de manque d’indépendance.

En pratique, la plupart, sinon toutes les ébauches de motifs, sont soumises à la révision. Par son libellé actuel, la politique donne l’impression que, règle générale, l’ébauche des motifs doit être révisée, ce qui, à mon sens, crée une crainte raisonnable de manque d’indépendance.

La pratique qui consiste à donner aux conseillers juridiques accès au dossier entier viole également les principes de justice naturelle. Bien qu’elle soulève des questions de droit, la décision quant à savoir si une personne est un réfugié au sens de la Convention est en grande partie une décision de fait. Seule cette Cour est compétente pour vérifier si les conclusions de fait de la Commission sont appuyées par la preuve. Bien que, conformément aux directives, les conseillers juridiques doivent restreindre leur révision aux questions de droit et de principe, comme ils ont accès à l’ensemble du dossier, ils sont en mesure de réviser et d’évaluer la preuve produite à l’audition sans garantie que cette révision n’aura aucune influence sur le conseil qu’ils pourraient ensuite donner à l’auteur des motifs. D’autre part, si le conseiller n’avait pas accès au dossier entier, il devrait accepter tels quels les faits énoncés dans l’ébauche des motifs. Son avis subséquent sur les questions de droit et de principe soulevées par ces faits ne serait pas altéré par sa propre perception des faits, qui peut différer de celle de l’auteur véritable de la décision. En matière d’intégrité du processus décisionnel, l’apparence d’injustice suffit à susciter une crainte.

La directive portant que l’ébauche des motifs comportant les commentaires du conseiller juridique ne doit pas être retirée du dossier puisqu’il se peut que ces commentaires suscitent un doute chez d’autres membres du tribunal, les poussant à rédiger des motifs dissidents ou des motifs concordants, ou même à convaincre l’auteur des motifs d’y apporter d’autres modifications, est une tentative flagrante d’influencer l’auteur. La plupart des commissaires de la section du statut n’ont aucune formation juridique. Une personne renseignée pourrait raisonnablement présumer que le commissaire qui ne possède aucune formation juridique accorderait énormément de valeur au conseil d’un avocat, lequel pourrait influer sur la décision finale du commissaire. Cette directive soulève également un doute quant à l’intégrité du processus, créant ainsi une crainte raisonnable de partialité. Elle viole par conséquent les principes fondamentaux de justice naturelle.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; (1990), 68 D.L.R. (4th) 524; 42 Admin. L.R. 1; 90 CLLC 14,007; 38 O.A.C. 321; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; (1992), 90 D.L.R. (4th) 609; 3 Admin. L.R. (2d) 173; 136 N.R. 5; 47 Q.A.C. 169.

DÉCISION EXAMINÉE :

Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 330 (C.A.).

DOCTRINE

Nations Unies. Bureau du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, 1979.

DEMANDE visant à annuler la décision refusant au requérant le statut de réfugié au sens de la Convention pour le motif que la procédure exposée dans la Politique de révision des motifs de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié viole les principes de justice naturelle. Demande accueillie.

AVOCATS :

Ian E. Fine pour le requérant.

Anne Turley pour les intimés.

PROCUREURS :

Gold, Gulliver, Ottawa, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rouleau : Le 9 avril 1991 à Halifax, le requérant, un citoyen de l’ancienne URSS âgé de 27 ans, a déserté un bateau de pêche. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention sur le fondement de ses opinions politiques. Le 11 février 1992, la section du statut de réfugié (la SSR) a déterminé qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

La SSR a jugé exagérée la prétention du requérant qu’il avait été persécuté; elle a conclu qu’en dépit de la discrimination dont il aurait été l’objet à compter de 14 ans, ses droits de la personne n’ont pas subi les types de restrictions énoncés dans le Guide du HCNUR [Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés] et assimilés à la persécution. Au contraire, le dossier indique que le requérant a fréquenté une école anglaise prestigieuse, qu’il a été reçu ingénieur et qu’il a obtenu un visa de marin convoité.

La SSR a également conclu que ses [traduction] « références politiques » n’étaient pas aussi sérieuses que ce qu’il avait indiqué. Elle a estimé peu probable qu’en sa qualité de secrétaire du Komsomol, il ait dénoncé le parti communiste aussi ouvertement qu’il le prétendait; en outre, elle a estimé qu’il n’aurait pas reçu un visa de marin si les opinions politiques dont il se dit tenant avaient été connues. Bref, a-t-elle déterminé, son témoignage n’était pas crédible.

Même si elle avait cru son récit, elle était d’avis que [traduction] « le risque [qu’il soit persécuté s’il retournait] en Russie ou au Belarus était [tout au plus] infime ». Elle a remarqué que ses opinions politiques sont maintenant courantes au Belarus et en Russie; que, même s’il devait être tenu de compenser les propriétaires du navire de pêche pour les pertes économiques qu’ils ont subies en raison de sa désertion, il ne s’agirait pas là de persécution. En outre, la preuve documentaire indique qu’aucune peine pour sortie illégale n’a été imposée depuis 1988, à l’exception d’un cas, signalé par Amnistie Internationale, où une peine d’un an a été imposée. Enfin, aucune preuve crédible n’appuyait la conclusion qu’il serait l’objet d’une poursuite du fait de sa complicité présumée dans l’évasion de M. Popov. Pour tous ces motifs, la SSR a déterminé qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

La présente demande soulève deux questions : La SSR a-t-elle commis une erreur de fait ou de droit en déterminant que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention, au sens où l’entend le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1)]? La SSR a-t-elle violé un principe de justice naturelle en appliquant la Politique concernant la révision des motifs de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission)?

La première question porte sur le bien-fondé même de la revendication du requérant. Comme je l’ai expliqué aux parties lorsqu’elles ont comparu devant moi, j’ai été convaincu, sur examen du dossier, que s’il s’agissait là de la seule question à trancher, la demande serait refusée. En ce qui concerne la seconde question, les deux parties ont admis qu’indépendamment du fait que la Politique concernant la révision des motifs de la Commission n’a peut-être pas été appliquée au cas du requérant, il s’agit de déterminer au fond si cette politique viole les règles de justice naturelle. Les arguments du requérant à cet égard sont fondés et forment le fondement de ma décision d’accueillir le présent appel.

Le requérant soutient que les procédures énoncées dans la Politique de révision des motifs de la Commission violent le principe qui sous-tend les règles de justice naturelle, portant que « celui qui décide doit entendre ». Il soutient en outre qu’un examen minutieux des procédures actuelles permet de conclure que les commissaires sont susceptibles d’être influencés par un conseiller juridique qui n’a pas entendu les témoignages. On a donné à entendre qu’à tout le moins, ces procédures suscitent une crainte raisonnable que la décision ne soit pas prise librement ou de façon indépendante.

Les deux parties ont admis que le critère applicable est celui de savoir si « [u]ne personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, ne percevrait pas [la pratique qui consiste à soumettre l’ébauche des motifs à la révision par des conseillers juridiques] … comme une atteinte à son droit [à ce qu’une décision soit prise par un tribunal indépendant] … et ainsi comme une violation de ce principe de justice naturelle. » : SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, à la page 335.

La consultation forme une partie importante du processus décisionnel de tout tribunal spécialisé, en particulier de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui doit faire face à un volume énorme de dossiers soulevant de nombreuses questions complexes. Dans un tel contexte, la consultation est à mon avis non seulement acceptable, mais elle est souhaitable dans la mesure où elle garantit l’uniformité au sein des décideurs. Après tout, l’issue d’une revendication du statut de réfugié ne devrait pas reposer sur l’identité des personnes qui l’entendent. Toutefois, cette consultation ne doit pas constituer une entrave à la liberté du commissaire de trancher selon sa conscience et ses opinions. Même s’il n’entrave pas la liberté réelle des décideurs, le processus doit être conçu de façon telle qu’il ne suscite aucune apparence de partialité ou de manque d’indépendance.

Les objectifs et la raison d’être de la Politique concernant la révision des motifs peuvent être résumés ainsi :

1. Aider les commissaires en leur donnant des directives sur les questions juridiques soulevées dans l’ébauche des motifs.

2. Informer les commissaires de questions juridiques qui n’ont pas été traitées dans les motifs.

3. Informer les commissaires lorsque les motifs s’écartent des décisions de la Cour fédérale et d’autres décisions pertinentes.

4. Porter à l’attention des commissaires les incompatibilités interne des motifs.

5. Tenir la Commission au courant des nouvelles tendances dans la jurisprudence de la section du statut de réfugié et de la section d’appel de l’immigration ainsi que de toutes incompatibilités dans la jurisprudence.

Ce n’est pas la politique elle-même qui me préoccupe, mais plutôt les procédures établies pour mettre en œuvre ses objectifs. L’avocate des intimés soutient que les procédures actuelles n’offensent pas les principes de justice naturelle pour les motifs suivants :

— la politique concernant la révision des motifs n’est pas obligatoire; les conseillers juridiques ne révisent l’ébauche des motifs qu’à la demande du commissaire;

— le commissaire a le loisir d’accepter ou d’écarter le conseil qu’il reçoit;

— le processus se limite à la révision des questions de droit et de principe;

— les nouveaux éléments de preuve et les nouvelles questions ne sont considérés que si la partie concernée a l’occasion d’y répondre;

— le conseiller juridique peut clarifier l’ébauche, mais il ne rédige pas indépendamment de celle-ci. Le commissaire demeure donc l’auteur des motifs.

En ce qui concerne le premier argument, portant que la révision est facultative, l’avocate des intimés m’a renvoyé aux pages 34 et 35 du Guide à l’intention des commissaires :

Les motifs rédigés par les commissaires de la Section du statut de réfugié peuvent être soumis sous forme d’ébauche préliminaire au conseiller juridique avant leur transmission aux parties concernées. Celui-ci les examine en tenant compte de certains objectifs, notamment :

a) s’assurer que les motifs abordent les questions à traiter;

b) s’assurer que les décisions qui s’éloignent de précédents sont prises en connaissance de cause et après un examen minutieux de la jurisprudence. [C’est moi qui souligne.]

En réponse, l’avocat du requérant m’a renvoyé à la page 38 du même guide :

ACHEMINEMENT DES MOTIFS ÉCRITS :

Voici, à l’heure actuelle, les étapes qui suivent la rédaction de l’ébauche des motifs par un commissaire :

1. L’ébauche et le dossier du cas sont envoyés aux conseillers juridiques régionaux. Certains dossiers peuvent être transmis aux conseillers juridiques d’Ottawa pour qu’ils les révisent. [C’est moi qui souligne.]

Le Guide de traitement des cas de la CISR, qui sert de guide opérationnel à tous les employés de la Commission qui traitent les cas soumis à la SSR, énonce les directives suivantes à la page 9 du chapitre 6 :

[traduction] Décision et motifs rédigés—Rédaction définitive des décisions prises en délibéré, et décisions rendues à l’audience, les motifs étant à suivre :

1. Le président de l’audience inscrit la décision dans le registre des décisions de la SSR et veille à ce qu’elle soit datée et signée par lui et l’autre commissaire. Il inscrit toute conclusion relative à l’absence d’un « minimum de fondement », que la décision doit refléter.

2. Le président de l’audience rédige des motifs et les transmet à son ou sa secrétaire qui les dactylographie.

3. Le ou la secrétaire du commissaire dactylographie l’ébauche des motifs, la retourne au commissaire pour vérification, et la transmet, de même que le dossier, aux Services juridiques pour révision.

4. Les Services juridiques retournent les motifs et le dossier à la secrétaire du commissaire.

5. Le président de l’audience révise les motifs retournés par les Services juridiques, fait dactylographier les motifs définitifs (que le commissaire a corrigés), les signe et transmet le dossier aux autres membres du tribunal pour signature ou pour rédaction de motifs concordants. [C’est moi qui souligne.]

On a également invoqué une note de service transmise le 8 décembre 1989 par le directeur des Services juridiques de la Commission à tous les conseillers juridiques principaux, laquelle note indiquait que les ressources des services juridiques étaient grevées par le seul volume des ébauches de motifs reçus, et que des mesures temporaires visant à alléger la Politique concernant la révision des motifs étaient prises afin d’éviter un arriéré.

Il me semble que, bien qu’en théorie cette politique soit facultative, en pratique, la plupart, sinon toutes les ébauches de motifs, sont soumises à la révision. Cette pratique suscite des craintes non pas à l’égard de l’influence qu’elle est susceptible d’avoir sur les commissaires, mais plutôt quant à savoir si elle restreint la capacité des commissaires de trancher librement et selon leur conscience.

Dans l’arrêt Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952, il était question d’une procédure de consultation mise en place par la Commission des affaires sociales. Selon la procédure en question, le quorum pouvait suggérer qu’il y ait discussion en réunion générale d’un problème donné. Le président pouvait également renvoyer une question pour discussion sans l’approbation du quorum chargé de trancher la question. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Gonthier a fait les commentaires suivants à la page 974 :

À mon avis, la simple possibilité que le président réfère, de son propre chef, une question pour discussion en plénière peut en soi constituer une contrainte pour les décideurs. Dans un tel contexte, ceux-ci ne se sentiront peut-être pas libres de refuser de soumettre une question à la « table des consensus » lorsque le président le suggère. De plus, la loi prévoit clairement que ce sont les décideurs qui doivent trancher la question. Ce sont donc ces décideurs qui doivent garder l’initiative de la consultation; la leur imposer équivaut à agir d’autorité envers eux et nier le choix exprès du législateur.

La Commission souhaite de toute évidence, par ce mécanisme, mettre à la disposition de ses membres l’ensemble de l’expertise de la Commission et les informer de la jurisprudence existante. Il s’agit là d’un but louable. Le quorum, fort de l’expérience et des opinions de ses collègues, sera peut-être en mesure de rendre une décision plus mûrie. C’est cependant le quorum, et le quorum seul, qui a la responsabilité de rendre la décision. S’il ne souhaite pas consulter, il doit être vraiment libre de ne pas le faire. Cette contrainte, subjective pour les décideurs, pourra également donner lieu à une apparence de partialité objective du point de vue du justiciable. Une consultation imposée crée à tout le moins une apparence de manque d’indépendance, sinon une contrainte réelle.

En l’espèce, aucune autorité extérieure ne peut ordonner la révision des motifs. Toutefois, par son libellé actuel, la politique donne effectivement l’impression que, règle générale, l’ébauche des motifs doit être révisée, ce qui, à mon sens, crée une crainte raisonnable de manque d’indépendance.

Je ne crois pas que cette conclusion seule permette de conclure que les principes de justice naturelle sont violés. Toutefois, ayant déterminé que la plupart, sinon tous les motifs, sont soumis à la révision, je souhaite maintenant me pencher sur les doutes que suscitent chez moi d’autres aspects de la procédure de révision.

Comme on peut le voir à partir des passages de différents guides reproduits ci-dessus, les conseillers juridiques reçoivent non seulement une copie de l’ébauche de motifs, mais également le dossier entier, dont les transcriptions ou les enregistrements de l’audience elle-même. Ils ont donc le pouvoir de réviser ces transcriptions. Lorsque des mesures temporaires ont été prises en décembre 1989 afin d’alléger le mécanisme de révision, les conseillers juridiques ont reçu la consigne suivante :

[traduction] Ne consacrez pas trop de temps à la vérification des faits et des noms; il importe de rechercher les incompatibilités qui signalent l’existence d’un problème quant aux faits avant d’entreprendre une révision de la transcription, laquelle demande beaucoup de temps.

Dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, précité, à la page 337, la Cour suprême du Canada a établi une distinction entre les discussions portant sur des questions de fait et celles qui portent sur des questions de droit ou de principe. La Cour a indiqué que, compte tenu du résumé des faits, certaines questions de droit ou de principe peuvent être soulevées qui font appel à l’analyse des lois, des décisions antérieures et des besoins sociaux perçus. Bien qu’une décision de droit ou de principe puisse avoir une certaine incidence sur l’issue d’une plainte, en fait, cette décision ne dépend pas de l’intérêt immédiat des parties; ce sont les décisions factuelles qui déterminent l’issue de l’affaire. La Cour a estimé que les discussions portant sur les questions de droit ou de principe pourraient être justifiées. Aux pages 335 et 336 de ses motifs, elle a fait les remarques suivantes à l’égard des discussions portant sur des questions de fait :

La détermination et l’évaluation des faits sont des tâches délicates qui dépendent de la crédibilité des témoins et de l’évaluation globale de la pertinence de tous les renseignements présentés en preuve. En général, les personnes qui n’ont pas entendu toute la preuve ne sont pas à même de bien remplir cette tâche et les règles de justice naturelle ne permettent pas à ces personnes de voter sur l’issue du litige. Leur participation aux discussions portant sur ces questions de fait pose moins de problèmes quand elles ne participent pas à la décision finale. Cependant, j’estime que ces discussions violent généralement les règles de justice naturelle parce qu’elles permettent à des personnes qui ne sont pas parties au litige de faire des observations sur des questions de fait alors qu’elles n’ont pas entendu la preuve. [C’est moi qui souligne.]

Bien qu’elle soulève des questions de droit, la décision quant à savoir si une personne est un réfugié au sens de la Convention est en grande partie une décision de fait. Seule cette Cour est compétente pour vérifier si les conclusions de fait de la SSR sont appuyées par la preuve.

Bien que, conformément aux directives, les conseillers juridiques doivent restreindre leur révision aux questions de droit et de principe, comme ils ont accès à l’ensemble du dossier, ils sont en mesure de réviser et d’évaluer la preuve produite à l’audition sans garantie que cette révision n’aura aucune influence sur le conseil qu’ils pourraient ensuite donner à l’auteur des motifs. Je peux penser à des situations où cela pourrait se produire. D’autre part, si le conseiller n’avait pas accès au dossier entier, il devrait accepter tels quels les faits énoncés dans l’ébauche des motifs. Son avis subséquent sur les questions de droit et de principe soulevées par ces faits ne serait pas altéré par sa propre perception des faits, qui peut différer de celle de l’auteur véritable de la décision.

En matière d’intégrité du processus décisionnel, l’apparence d’injustice suffit à susciter une crainte. Je suis donc d’avis que la pratique qui consiste à donner aux conseillers juridiques accès au dossier entier viole les principes de justice naturelle.

Un second aspect de la politique me préoccupe. Il s’agit de la directive qui figure à la page 38 du Guide à l’intention des commissaires :

Lorsque le processus de révision est complété et que l’auteur est satisfait des motifs, ceux-ci et le dossier du cas seront transmis à tout membre du tribunal. L’auteur des motifs ne doit pas retirer du dossier l’ébauche des motifs comportant les commentaires du conseiller juridique. Il se peut que ces commentaires suscitent un doute chez d’autres membres du tribunal, les poussant à rédiger des motifs dissidents ou des motifs concordants, ou même à convaincre l’auteur des motifs d’y apporter d’autres modifications. [C’est moi qui souligne.]

Cette disposition choquante paraît être une tentative flagrante d’influencer l’auteur.

Certes, la plupart des commissaires de la section du statut n’ont aucune formation juridique. Comme le juge Mahoney, J.C.A., l’a fait remarquer dans l’arrêt Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 F.C. 330 (C.A.) à la page 337 :

La Section du statut se compose de membres à temps plein et à temps partiel nommés par le gouverneur en conseil. Ils sont nommés pour un mandat maximal de sept ans, et au moins dix pour cent d’entre eux sont obligatoirement des avocats depuis au moins cinq ans. Que l’un ou l’autre membre d’un tribunal qui entend une revendication soit juridiquement qualifié ne serait que pure coïncidence.

Une personne renseignée pourrait raisonnablement présumer que le commissaire qui ne possède aucune formation juridique accorderait énormément de valeur au conseil d’un avocat, lequel pourrait influer sur la décision finale du commissaire. J’estime que cette directive soulève également un doute quant à l’intégrité du processus et viole par conséquent les principes fondamentaux de justice naturelle.

Enfin, la Cour d’appel a eu l’occasion de se prononcer sur la Politique concernant la révision des motifs dans l’arrêt Weerasinge, précité. Dans cette affaire, l’appel a été accueilli pour d’autres motifs, de sorte que la Cour n’a pas eu à se pencher sur la question de la légalité de la décision en regard de la politique. Le juge Mahoney, J.C.A., a apporté les commentaires suivants aux pages 337 et 338 de ses motifs :

Le processus de l’examen des motifs, qu’il soit limité, comme le décrit la note de service, ou complet, comme il est suggéré, pourrait certes entraîner des abus, et les avocats réviseurs pourraient influencer sur les décisions auxquelles les motifs se rapportent, mais, à mon avis absolument rien permet de conclure qu’il y a eu effectivement abus du processus soit dans l’affaire qui nous est soumise, soit de façon générale. Toute consultation par l’auteur d’une décision avant de publier celle-ci, notamment la consultation d’un auxiliaire juridique par un juge, pourrait entraîner des abus. Quant à savoir s’il paraît y avoir outrage à nos notions de justice naturelle, il me semble qu’il s’agit de savoir lorsque l’on prétend par exemple qu’il existe une crainte raisonnable de partialité, si la personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste, pratique et exhaustive, estimerait vraisemblable que la décision du tribunal suivant laquelle un demandeur est ou n’est pas un réfugié au sens de la Convention a été influencée par l’opinion des avocats qui en ont examiné les motifs. À mon sens, cette personne estimerait une telle possibilité peu vraisemblable.

Bien qu’il ait souscrit à l’issue de l’affaire, le juge suppléant Henry a exprimé des réserves quant à l’analyse de la Politique concernant la révision des motifs du juge Mahoney, J.C.A. À la page 339 de ses motifs, il écrit ceci :

Dans la présente affaire, les circonstances révélées laissent entière la question du rôle (le cas échéant), dans la décision du tribunal, des conseillers juridiques du Ministère, auquel renvoie la note de service citée par le juge Mahoney. Celle-ci révèle l’existence d’un processus d’examen de la décision du tribunal qui risque d’entraîner une erreur réformable pour violation des principes de justice naturelle. À mon avis, cette Cour est tenue de superviser ce processus et d’examiner les points soulevés par l’avocat de l’appelant, dont l’admission d’une preuve accessoire, pertinente relativement à la question en litige.

La possibilité de superviser ce processus m’a été offerte, et je suis d’avis qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, percevrait comme une violation des principes de justice naturelle la pratique qui consiste à donner aux conseillers juridiques qui révisent les motifs accès à l’ensemble du dossier. Pour les mêmes motifs, je conclus que la directive portant que les copies de l’ébauche des motifs et les commentaires du conseiller juridique doivent être transmis aux autres membres du tribunal, met également en doute l’intégrité du processus et crée une crainte raisonnable de partialité.

La demande est accueillie. Il n’y aura pas adjudication des dépens.



* Note de l’arrêtiste : Cette décision a été infirmée en appel. Les motifs de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale seront publiés dans le Recueil des arrêts de la Cour fédérale.

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