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[1994] 2 C.F. 79

93-A-292

Douglas Penate et Hilda Lorena Canales de Penate (requérants)

c.

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Penate c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Reed—Toronto, 15 novembre; Ottawa, 26 novembre 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Exclusion, fondée sur des raisons sérieuses de penser que le requérant avait commis des crimes internationaux, en application de l’art. 2(1) de la Loi sur l’immigration et de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés — Degré de participation qui constitue la complicité — Il y a eu complicité du fait que le requérant savait que l’armée salvadorienne, dont il faisait partie, avait commis des crimes internationaux, ne s’était pas dissocié de l’armée et avait accepté des postes de plus grande responsabilité, savoir qu’il avait enseigné, planifié et effectué des opérations de contre-insurrection.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Revendication accessoire de la requérante — Comment statuer sur une telle revendication lorsque le principal requérant était sujet à exclusion pour des crimes internationaux — Revendication devant être examinée indépendamment de celle du demandeur principal, ne tombant pas automatiquement avec le rejet de la revendication principale.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Changement de conditions au pays d’origine dans le contexte de la revendication du statut de réfugié — Examen des critères proposés dans Hathaway : The Law of Refugees Status — Il suffit que les tribunaux de la SSR mettent en balance la preuve du changement de conditions au pays d’origine et tous les autres éléments de preuve dans l’examen d’une revendication — Le caractère durable, efficace et réel est pertinent.

Le requérant Douglas Penate s’est joint à l’armée salvadorienne en 1978 alors qu’il avait treize ans. Il est resté dans l’armée jusqu’en 1988. Petit à petit, il s’est élevé jusqu’au grade de sergent. Il a reçu une formation en matière de contre-insurrection pour lutter contre les guérilleros dans les montagnes, et, plus tard, il a enseigné cette matière. Alors qu’il était instructeur, il a continué à participer à des missions de combat, étant responsable du plan d’action et de l’attaque. L’armée salvadorienne a commis des crimes internationaux au cours de la guerre civile.

La demande de statut de réfugié au sens de la Convention présentée par le requérant et celle de sa femme, toutes deux fondées sur la crainte de persécution, ont été rejetées.

L’appel soulève trois questions. 1) La section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) a-t-il appliqué le bon critère pour déterminer que le principal requérant était exclu de la protection conférée par le statut de réfugié au sens de la Convention, parce que le tribunal avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis des crimes internationaux (selon la définition de réfugié au sens de la Convention figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés)? 2) Le tribunal a-t-il commis une erreur, dans l’examen de la revendication accessoire de la femme du requérant, en n’appréciant pas la revendication du principal requérant séparément et explicitement sans tenir compte de l’exclusion de ce dernier de la protection conférée par le statut de réfugié? 3) Le tribunal a-t-il appliqué le mauvais critère pour déterminer si les circonstances avaient changé à l’égard de la revendication de la femme?

Jugement : l’appel doit être rejeté.

1) Appliquant les principes dégagés par la jurisprudence »raisons sérieuses de penser, responsabilité par voie de complicité, participation personnelle et consciente »le tribunal était fondé à conclure qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le principal requérant avait commis des crimes internationaux ou avait été complice dans la perpétration de ceux-ci. Il existait suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que, bien que le requérant fût au courant des crimes internationaux, il ne s’était à aucun moment dissocié de l’armée, mais qu’il avait accepté des postes comportant une plus grande responsabilité.

2) À propos de l’arrêt Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), où la Cour d’appel fédérale a dit que « il se peut fort bien que, dans certains cas [revendications de statut de réfugié d’un conjoint et d’une personne à charge], la Commission soit légalement tenue de se prononcer sur la revendication du statut de réfugié, sans tenir compte de l’applicabilité de la disposition d’exclusion », arrêt cité par le requérant, il a été noté tout d’abord que le ton de la déclaration était loin d’être impératif et que, en deuxième lieu, ces commentaires étaient des opinions incidentes. Le tribunal n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas la question de savoir si le principal requérant aurait eu droit au statut de réfugié au sens de la Convention s’il n’avait pas appartenu à la catégorie décrite à la section F de l’article premier de la Convention. Un tel examen n’était pas nécessaire pour se prononcer sur la revendication accessoire faite par sa femme. Le tribunal a examiné le bien-fondé de la revendication accessoire, tenant compte des circonstances sur lesquelles reposait la principale revendication. L’approche adoptée par le tribunal pour examiner la revendication de l’épouse correspond à la préoccupation exprimée par la Cour d’appel dans l’affaire Moreno.

3) Les critères d’évaluation du changement de conditions au pays d’origine dans les cas où il s’agit de savoir s’il y a lieu de révoquer le statut de réfugié au sens de la Convention sont différents des critères appliqués dans les cas tels que l’espèce où il faut examiner s’il y a lieu d’accorder le statut. L’examen de la jurisprudence confirme qu’il suffit que, pour examiner une revendication, le tribunal apprécie la preuve du changement de conditions au pays d’origine avec tous les autres éléments de preuve dont il dispose. Le caractère durable, effectif et réel est toujours pertinent.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 69.2 (édicté, idem, art. 18).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306; (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298; (1993), 159 N.R. 210 (C.A.); Sivakumar c. Canada (Ministre de L’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Mileva c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 398; (1991), 81 D.L.R. (4th) 244; 50 Admin. L.R. 269; 15 Imm. L. R. (2d) 204; 129 N.R. 262 (C.A.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Paszkowska (1991), 13 Imm. L. R. (2d) 262 (C.A.F); Canada (Ministre de L’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.); Boateng c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 64 F.T.R. 197 (C.F. 1re inst.); Boateng et autre c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); Nkrumah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 20 Imm. L. R. (2d) 246 (C.F. 1re inst.); Ahmed c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 156 N.R. 221 (C.A.F.); Cuadra c. Canada (Solliciteur général) (1993), 157 N.R. 390 (C.A.F.); Tawfik c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 93-A-311, juge MacKay, jugement en date du 23-8-93, C.F. 1re inst., encore inédit.

DÉCISION EXAMINÉE :

Mahmoud c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), A-237-92, juge Nadon, ordonnance en date du 26-10-93, C.F. 1re inst., encore inédit.

DÉCISION CITÉE :

Villalta c. Canada (Solliciteur général), A-1091-92, juge Reed, jugement en date du 8-10-93, C.F. 1re inst., encore inédit.

DOCTRINE

Bassiouni, M. Cherif. Crimes Against Humanity in International Criminal Law. Dordrecht : Martinus Nijhoff, 1992.

Hathaway, James C. The Law of Refugee Status. Toronto : Butterworths, 1991.

APPEL de la décision par laquelle la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le requérant Douglas Penate était exclu de la protection conférée par le statut de réfugié au sens de la Convention, parce qu’il existait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis des crimes internationaux, et a rejeté la revendication accessoire du statut de réfugié présentée par la requérante Hilda Penate. Appel rejeté.

AVOCATS :

Marie E. L. Chen pour les requérants.

Alice L. Abbott pour l’intimé.

PROCUREURS :

Hoppe, Jackman, Toronto, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Reed : Le présent appel soulève trois questions. La première est de savoir si la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (« le tribunal ») a appliqué le bon critère pour déterminer que le requérant, Douglas Penate, était exclu de la protection conférée par le statut de réfugié au sens de la Convention, parce que le tribunal avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis un crime ou des crimes internationaux[1]. La seconde est de savoir si le tribunal a commis une erreur, dans l’examen de la revendication accessoire de Hilda Lorena Canales de Penate, la femme du requérant, en n’appréciant pas la revendication du requérant séparément et explicitement, sans tenir compte de l’exclusion du requérant de la protection conférée par le statut de réfugié. La troisième est de savoir si le tribunal a appliqué le mauvais critère pour déterminer si les circonstances avaient changé à l’égard de la revendication de la femme.

Application et critère de l’exclusion prévue à la section F de l’article premier

Le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] prévoit l’exclusion suivante de la définition de « réfugié au sens de la Convention » :

2.

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l’annexe de la présente loi.

La partie applicable de la section F de l’article premier de la Convention, figurant dans l’annexe de la Loi, est ainsi rédigée :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes.

L’avocate des requérants a cité trois décisions qui ont interprété cette disposition : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).

Je ne pense pas qu’il y ait litige concernant les principes énoncés dans ces trois décisions :

1. La norme de la preuve que le ministre doit faire pour démontrer que la Convention ne s’applique pas à un particulier est une norme moindre que la prépondérance des probabilités. Cela veut dire qu’il n’est pas nécessaire que la personne ait été déclarée coupable ni même accusée d’une infraction internationale. Cette idée découle de la formulation du texte qui exige seulement qu’il y ait des « raisons sérieuses de penser » que l’individu a commis un acte du type décrit. Subsidiairement, on pourrait considérer cette condition comme une question préliminaire à l’égard de laquelle l’existence des « raisons sérieuses de penser » doit être prouvée selon la prépondérance des probabilités. Or, rien ne repose sur la question de savoir si le critère constitue une norme de preuve ou un critère préliminaire[2].

2. Le complice d’une infraction est tout aussi responsable de l’infraction que l’auteur de celle-ci. En conséquence, ne pourra obtenir le statut de réfugié, par application de la section F de l’article premier, celui dont on a des raisons sérieuses de penser qu’il a été complice d’une infraction internationale.

3. Le complice d’une infraction internationale doit y avoir participé personnellement et sciemment. La complicité dans la perpétration d’une infraction repose sur une intention commune.

Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n’implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l’organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d’une personne sur les lieux d’une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d’elle une complice. Mais sa présence, alliée à d’autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s’il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l’appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l’opération.

Dans l’affaire Ramirez, le requérant avait surveillé des prisonniers à plusieurs reprises et assisté à leur torture sans intervenir. Le juge MacGuigan a fait remarquer qu’il ne s’agissait pas d’un cas de participation limite. Il s’agissait d’un exemple très clair de participation directe. D’après lui, le fait que la personne se soit trouvée présente dans de nombreux cas de persécution et qu’elle ait partagé la fin visée par l’armée constituait à l’évidence une complicité.

L’affaire Moreno concernait un jeune de seize ans forcé de s’enrôler, qui avait été témoin d’actes de torture et d’autres atrocités dont l’auteur était le groupe persécuteur et qui avait reçu l’instruction de tirer sur des civils, mais qui avait déserté l’armée à la première occasion. Il a été décidé que l’intention commune n’existait pas.

Dans l’affaire Sivakumar, la Cour a discuté de la complicité découlant de la partcipation à la direction d’une organisation. Le juge Linden a fait remarquer que l’association avec une personne ou une organisation responsable d’infractions internationales pouvait emporter complicité s’il y avait participation personnelle ou volontaire à ces infractions ou leur tolérance. Il a déclaré que plus on se rapproche des échelons de direction ou de commandement d’une organisation, plus il est facile de conclure à la connaissance des infractions commises et à la participation à leur planification. Le juge Linden a cité (page 345) un extrait de l’ouvrage de Cherif Bassiouni intitulé Crimes Against Humanity in International Criminal Law (1992) :

[traduction] … plus la personne participe de près à la prise de décisions et moins elle cherche à combattre ou à prévenir la décision prise, ou à s’en dissocier, plus il est vraisemblable que sa responsabilité pénale est en cause.

Lorsque l’espèce a été tranchée, l’affaire Ramirez avait été jugée mais non les affaires Moreno et Sivakumar. Le tribunal a soigneusement analysé les faits de l’espèce en se référant aux principes énoncés dans l’affaire Ramirez. Je ne vois aucune erreur dans la formulation des principes que les membres du tribunal ont adoptés ni dans leur application aux faits de l’espèce. Il en est ainsi non seulement à la lumière de la décision Ramirez, mais également compte tenu des décisions ultérieures Moreno et Sivakumar.

L’intéressé en l’espèce était un soldat de carrière dans l’armée salvadorienne. Il savait que des atrocités étaient commises. Il a lui-même témoigné qu’il avait vu la perpétration d’au moins une infraction internationale, le meurtre de deux femmes. Le tribunal a clairement estimé que l’intéressé en savait bien davantage sur les infractions internationales commises par l’armée salvadorienne qu’il ne voulait l’admettre :

[traduction] Il ressort du témoignage rendu à l’audience que le requérant savait que l’armée salvadorienne était responsable de crimes commis pendant la guerre civile. Dans sa déposition, il a reconnu qu’il avait été témoin du meurtre de deux femmes en 1982, et qu’il savait également que des escadrons de la mort existaient et étaient liés à l’armée. Il savait que, parfois, des prisonniers étaient torturés ou disparaissaient.

Le tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que le requérant en savait bien davantage sur les crimes commis par l’armée salvadorienne qu’il ne le reconnaît. En 1982, il avait reçu une formation particulière dans le domaine des droits de la personne, aux fins de former d’autres membres de l’armée salvadorienne et de promouvoir le respect des droits des civils dans les zones de combat. Il avait également souvent participé à des opérations sur le terrain et, en tant qu’officier qui commandait des unités chargées des opérations de contre-insurrection, le requérant devait avoir eu connaissance des crimes que les médias et les organismes de protection des droits de la personne ont largement rapportés. Comme il avait reçu une formation particulière dans le domaine du respect des droits de la personne, le demandeur pouvait clairement reconnaître les activités qui violaient ces droits…

L’avocate des requérants prétend que le principal requérant n’a pas été [traduction] « témoin » du meurtre des deux femmes. Bien que le requérant ait dit à un moment qu’il avait vu cet événement, il a déclaré à un autre moment qu’il avait seulement vu les deux femmes enlevées de la patrouille, entendu les coups de fusil lorsque ces femmes étaient à environ 200 mètres de lui, et qu’on lui avait dit que celles-ci avaient été abattues. Dans ces circonstances, je ne pense pas que la question de savoir s’il a réellement [traduction] « vu » la tuerie soit importante. Il savait ce qui se passait et ce qui avait eu lieu; il a entendu les coups de fusil; il a vu qu’on enlevait les femmes. Le tribunal a raison de dire que le requérant a été témoin de l’événement.

Le principal requérant s’est joint à l’armée salvadorienne en 1978. Son oncle, qui était son tuteur, l’y a mis lorsqu’il avait treize ans. Il est resté dans l’armée volontairement et y a fait carrière, promu tout d’abord caporal puis sergent. En mai 1984, il a reçu au Honduras une formation en matière de contre-insurrection. Cette formation avait pour but d’apprendre à lutter contre les guérilleros dans les montagnes. Il a reçu une autre formation au Salvador, au Bataillon de riposte immédiate d’Atlacatl, en vue d’être en mesure d’enseigner à des soldats expérimentés des manœuvres tactiques et le maniement des armes. Il a agi comme instructeur au Bataillon d’Atlacatl pendant une période de six à huit mois au cours de laquelle il a formé environ 2 000 soldats. Alors qu’il était instructeur, il a continué à participer à des missions de combat. Il était responsable du plan d’action et de l’attaque. En 1984-1985, il était le chef d’une patrouille de combat, commandant quatorze hommes. Sa zone d’opération se trouvait dans les parties orientales et septentrionales du Salvador. Le tribunal s’est référé à la preuve documentaire dont il disposait et qui indiquait que, en décembre 1981, le Bataillon d’Atlacatl était responsable du massacre de 794 personnes et, en 1989, du meurtre de six prêtres jésuites et de deux femmes. À la date même de ces événements, le requérant ne faisait pas partie de ce bataillon ni n’y était lié.

Le principal requérant n’a quitté l’armée qu’en 1988 parce qu’il voulait consacrer plus de temps à sa famille. Il s’était marié au début de 1988. Il a été honorablement rendu à la vie civile en décembre 1988, tout en demeurant réserviste. Compte tenu de tous ces éléments de preuve, le tribunal a conclu que, bien que le requérant sût que des infractions internationales étaient commises, il ne s’était à aucun moment dissocié de l’armée, et qu’il avait accepté des postes qui comportaient une plus grande responsabilité. Je cite une partie des conclusions tirées par le tribunal à cet égard :

[traduction] Il ne s’est pas dissocié de l’armée à cette époque. Au contraire, il a accepté des postes qui comportaient une plus grande responsabilité, à savoir la formation des membres du Bataillon d’Atlacatl, la planification des opérations ou le commandement d’unités sur le champ de bataille, ce qui fait croire au tribunal que le demandeur a accepté la position de l’armée, s’est associé avec les commandants des forces armées et, en mettant à contribution sa connaissance technique et ses énergies, a volontairement coopéré à la planification et à l’exécution des opérations, sachant qu’elles pourraient donner lieu à la perpétration de crimes internationaux, et que, en fait, elles ont parfois entraîné la perpétration de ces crimes. Il ressort des déclarations du demandeur à son audience qu’il était un officier de grade moyen dont les connaissances, l’expérience et le dévouement à son travail faisait de lui le membre d’un groupe limité de personnes permettant à l’armée de fonctionner.

Le tribunal a pris en considération le fait que l’armée n’est pas une organisation qui « visait principalement des fins limitées et brutales ». En fait, il croit que l’armée salvadorienne exerce une fonction légitime, celle de défendre le pays contre l’agression, qu’elle soit interne ou externe. En conséquence, le simple fait qu’une personne fasse partie de l’armée ne signifie pas nécessairement qu’elle participe personnellement et sciemment à des actes de persécution. Toutefois, étant donné que le demandeur a participé à des opérations de contre-insurrection, et en particulier, à la planification des ces opérations, et que les crimes internationaux commis par l’armée étaient liés à des opérations de contre-insurrection et parfois relevaient de la stratégie utilisée dans l’exécution des opérations de contre-insurrection, il est permis de conclure que le demandeur était complice des crimes commis par l’armée. Même si le demandeur, d’après sa déposition, n’a pas fait de mal à personne de ses propres mains, le tribunal conclut que, en épousant les buts visés par l’armée et en y donnant son soutien efficace, il a également accepté les aspects plus sombres des opérations effectuées par l’armée et est devenu complice des crimes internationaux commis par celle-ci. [Renvois omis.]

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, je ne pense pas que le tribunal ait commis une erreur en concluant à l’existence de raisons sérieuses de penser que le requérant avait commis des infractions internationales ou avait été complice de la perpétration de celles-ci.

Examen de la revendication accessoire de la requérante

L’avocate des requérants soutient que le tribunal a commis une erreur parce qu’il n’avait pas examiné la question de savoir si le requérant aurait eu droit au statut de réfugié au sens de la Convention s’il n’avait pas appartenu à la catégorie décrite à la section F de l’article premier de la Convention. Elle prétend que le tribunal doit procéder à un tel examen pour se prononcer sur la revendication accessoire faite par sa femme. Il en est ainsi, prétend-elle, étant donné l’arrêt Moreno, précité, de la Cour d’appel fédérale. Dans cette affaire, le tribunal n’avait pas examiné la revendication accessoire de la requérante indépendamment de l’application de l’exclusion à son mari. Aux pages 326 à 328 se trouvent les déclarations suivantes :

E)   La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en ne se prononçant pas sur l’admissibilité de l’appelant dans le cadre de la disposition d’inclusion?

Puisque j’ai conclu que le comportement de l’appelant ne justifie aucunement du point de vue juridique l’application de la disposition d’exclusion, il n’est pas nécessaire que je me penche sur cette question fondamentale. Il n’y a pas lieu non plus de trancher la question accessoire de savoir si la Commission a le pouvoir discrétionnaire d’apprécier la nature des crimes contre l’humanité par rapport au sort qui attend le demandeur qui aurait été déclaré réfugié au sens de la Convention n’eut été de l’application de la disposition d’exclusion. On peut formuler de nouveau la question de la façon suivante : La Commission a-t-elle commis une erreur en n’appréciant pas la preuve qui soutenait l’application de la disposition d’exclusion par rapport à celle qui appuyait l’application de la disposition d’inclusion? Il sera répondu à ces questions à un autre moment; voir l’arrêt Ramirez, précité, mais voir également l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Mehmet, [1992] 2 C.F. 598 (C.A.), les motifs du juge Marceau, aux pages 607 et 608.

J’estime utile de souligner qu’il aurait été préférable que la Commission se prononce à l’égard de la revendication du statut de réfugié de l’appelant malgré sa décision d’appliquer la disposition d’exclusion, et ce, pour trois raisons.

D’une part, du point de vue pratique, il est extrêmement difficile de distinguer les motifs sur lesquels le demandeur fonde sa revendication du statut de réfugié des circonstances qui pourraient entraîner l’application de la disposition d’exclusion …

D’autre part, si la Commission commet une erreur relativement à l’application de la disposition d’exclusion mais qu’elle se prononce également sur l’application de la disposition d’inclusion, il peut être inutile de lui renvoyer l’affaire. Il en est de même si la Commission se prononce sur la disposition d’inclusion, tire une conclusion défavorable et rejette la revendication sans se pencher sur le critère d’exclusion. Les facteurs tels le temps et le coût sont toujours éloquents dans l’élaboration de directives pratiques. Je remarque que certaines formations de la Commission ont déjà reconnu les avantages des décisions subsidiaires; voir Ramirez, précité, et Caballero c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), A-266-91, juges Marceau, Desjardins et Létourneau, J.C.A., jugement en date du 13-5-93, C.A.F., encore inédit.

Enfin, indépendamment des considérations pratiques, il se peut fort bien que, dans certains cas, la Commission soit légalement tenue de se prononcer sur la revendication du statut de réfugié, sans tenir compte de l’applicabilité de la disposition d’exclusion. Cette possibilité survient dans le contexte des revendications de statut de réfugié d’un conjoint et d’une personne à charge, et sera analysée ci-après.

La probabilité que l’appelante soit persécutée n’est pas éteinte simplement du fait que la disposition d’exclusion rend la revendication de l’appelant irrecevable.

En l’espèce, il importe d’exposer la façon dont le tribunal s’est penché sur la revendication accessoire de la femme :

[traduction] Après avoir examiné tous les éléments de preuve fournis par la demanderesse et le demandeur, ainsi que la preuve documentaire soumise à l’audience, le tribunal n’est pas persuadé que la demanderesse a raison de craindre d’être persécutée pour l’un quelconque des motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention, si elle devait retourner au Salvador.

Elle a déclaré que sa crainte de persécution reposait sur ses opinions politiques et sur son appartenance à un groupe social particulier. Elle n’avait pas exprimé d’opinions politiques lorsqu’elle était au Salvador. Les éléments de preuve présentés à l’audience n’indiquent pas qu’on prêtait à la demanderesse des opinions politiques du fait de son lien avec son mari. Le tribunal estime qu’il existe tout au plus la simple possibilité que cela arrive dans l’avenir, étant donné l’accord de paix entre le gouvernement salvadorien et les guérilleros, qui a mis fin à la confrontation armée et diminué la tension entre les deux groupes.

Le tribunal s’est également demandé si la demanderesse a raison de craindre d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social particulier, à savoir son lien matrimonial avec le demandeur. Elle a déclaré craindre d’être persécutée au Salvador par l’armée, les membres de la guérilla et par les escadrons de la mort.

Le tribunal conclut qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée au Salvador par l’armée. Elle n’avait jamais exprimé d’opinions politiques défavorables au gouvernement salvadorien, ni agi de façon à donner à l’armée un motif de la persécuter.

Pour justifier sa crainte d’être persécutée par l’armée, elle a invoqué le fait qu’elle avait épousé un ancien officier de l’armée, qui était recherché par celle-ci après qu’il eut quitté le Salvador. Le tribunal est disposé à accepter le témoignage selon lequel les télégrammes reçus par les grand-parents du demandeur lui ordonnaient de se présenter à l’armée; il est également disposé à accepter l’autre témoignage selon lequel des membres de l’armée s’étaient présentés chez les grands-parents du demandeur pour se renseigner sur celui-ci, et les soldats avaient à une occasion rudoyé le grand-père du demandeur.

Toutefois, la conclusion du demandeur qu’on le recherchait pour le persécuter n’est que de la spéculation. Vu qu’il avait honorablement été rendu à la vie civile, qu’il n’avait pas connu de problèmes pendant son service actif dans l’armée ni pendant qu’il résidait au Salvador après sa libération, il semble plus logique de croire que le demandeur était recherché par l’armée parce qu’il était réserviste et était tenu de se présenter lorsqu’on l’appelait.

Le fait que l’armée ne se soit pas mise en rapport avec la demanderesse alors qu’elle se trouvait au Salvador, à un moment où son mari était censément recherché par l’armée, convainc encore le tribunal qu’elle ne risque pas raisonnablement d’être persécutée au Salvador par celle-ci. Elle est demeurée au Salvador pendant cinq mois après le départ de son mari et s’y trouvait lorsque les télégrammes ont été envoyés aux grands-parents de celui-ci. On n’a pas pris contact avec elle, même si son adresse à Santa Tecla figurait dans les dossiers militaires de son mari après leur mariage en mars 1988. Elle a quitté cette adresse seulement six semaines environ avant son départ du Salvador en juillet 1989.

En outre le tribunal n’est pas persuadé que la demanderesse a raison de craindre d’être persécutée par les guérilleros. La preuve n’indique pas qu’elle était recherchée par ceux-ci. Il appert que les guérilleros auraient pu la trouver facilement, vu son témoignage selon lequel les gens de son quartier savaient qu’elle était mariée à un officier de l’armée. Même si elle a déménagé après son mariage, en mars 1988, la demanderesse ne s’est pas cachée et elle a continué de travailler à son lieu de travail habituel. Elle a témoigné qu’elle avait déménagé dans un autre quartier pour y vivre pendant six semaines environ, et qu’elle n’avait pas pour autant abandonné son travail.

Il y a lieu de croire encore que la demanderesse ne craint pas avec raison d’être persécutée parce qu’un accord de paix a été signé entre la guérilla et le gouvernement salvadorien, mettant fin à la guerre civile. Le tribunal est persuadé qu’il n’est pas sérieusement possible que la femme d’un ancien officier de l’armée soit persécutée par les guérilleros, à un moment où les anciens combattants collaborent à l’application du processus de paix.

Il ressort de la preuve documentaire que des actes de violence continuent d’avoir lieu au Salvador, bien que le cessez-le-feu n’ait pas été violé et que le processus de paix continue, quoique d’une façon plus lente que prévu. La preuve documentaire convainc le tribunal que, actuellement, le changement de circonstances au Salvador est substantiel sur le plan politique et est durable.

Considérant que les hostilités ont cessé entre les parties impliquées dans la guerre, il est simplement possible que la demanderesse soit persécutée du fait de ses opinions politiques ou de son lien matrimonial avec un ancien officier de l’armée.

Par tous ces motifs et après examen de tous les éléments de preuve, le tribunal décide que la demanderesse ne craint pas avec raison d’être persécutée pour l’un quelconque des motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention, si elle devait retourner au Salvador. Le tribunal statue en conséquence que Hilda Lorena Canales de Penate n’est pas une réfugiée au sens de la Convention. [Renvois omis.]

Dans l’affaire Moreno, le tribunal de la SSR a déclaré le principal requérant exclu du statut de réfugié au sens de la Convention pour le motif prévu à la section F de l’article premier. Le tribunal a rejeté la revendication de la femme, présumant que celle-ci tombait avec le rejet de la revendication dont elle dépendait. C’est dans ce contexte qu’ont été faits les commentaires cités ci-dessus tirés de l’affaire Moreno.

Je note tout d’abord que le passage de la décision Moreno invoqué par l’avocate du requérant disait seulement [à la page 327] « il se peut fort bien que, dans certains cas, la Commission soit légalement tenue de se prononcer sur la revendication du statut de réfugié, sans tenir compte de l’applicabilité de la disposition d’exclusion. Cette possibilité survient dans le contexte des revendications de statut de réfugié d’un conjoint ou d’une personne à charge » (c’est moi qui souligne). Ainsi donc, l’obligation d’examiner la revendication du principal requérant n’est pas une obligation générale ou impérative, mais une obligation qui « peut survenir … dans certains cas ». En deuxième lieu, les commentaires faits dans le contexte de la décision Moreno étaient des opinions incidentes. La Cour d’appel a conclu dans cette affaire que le principal requérant n’aurait pas dû être exclu pour les motifs énoncés à la section F de l’article premier. La Cour d’appel n’avait donc pas à effectuer l’analyse nécessaire à un tribunal pour se prononcer sur une revendication accessoire lorsque le principal requérant est sujet à exclusion. Chose plus importante encore, l’approche adoptée par le tribunal pour examiner la revendication de l’épouse en l’espèce correspond entièrement à la préoccupation exprimée par la Cour d’appel dans l’affaire Moreno. Le tribunal a examiné la revendication de la femme séparément, mais en tenant compte des situations factuelles dont le mari avait fait état dans sa revendication. Il a examiné le bien-fondé de la revendication accessoire. Pour ce faire, il a pris en considération les circonstances sur lesquelles reposait la principale revendication. Je ne pense pas que le tribunal ait commis une erreur de droit en agissant de la sorte.

Changement de conditions au pays d’origine—Critère d’examen

L’avocate des requérants soutient que le tribunal a eu tort d’évaluer l’importance du changement de conditions au pays d’origine à l’égard de la revendication de l’épouse, parce qu’il n’a ni adopté ni abordé les critères énoncés par le professeur Hathaway dans son ouvrage The Law of Refugee Status (1991), aux pages 200 à 203. Pour prouver qu’il aurait dû le faire, l’avocate des requérants a cité la décision récemment rendue par le juge Nadon dans l’affaire Mahmoud c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (encore inédit, A-237-92, 26 octobre 1993, C.F. 1re inst.).

Par contre, l’avocate de l’intimé soutient que cette Cour, tant la Section d’appel que la Section de première instance, a uniformément statué que les critères énoncés par Hathaway n’étaient pas limitatifs à l’égard de l’évaluation du changement de conditions au pays d’origine dans le contexte d’une revendication du statut de réfugié.

J’estime qu’il importe d’examiner la jurisprudence et le contexte législatif auquel celle-ci se rapporte parce que, à mon avis, les incompatibilités que l’on voit entre les diverses décisions de cette Cour sont plus apparentes que réelles. Je note tout d’abord les deux procédures distinctes concernant le statut de réfugié prévues dans la Loi sur l’immigration : 1) la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confère le statut de réfugié au sens de la Convention à une personne qui en fait la demande et, à cet égard, le demandeur de statut a le fardeau de la preuve; 2) la Commission révoque le statut de quelqu’un lorsque le ministre le demande, et le fardeau de la preuve à cet égard incombe au ministre. Cet aspect est prévu à l’article 69.2 [édicté, idem, art. 18] de la Loi. Il semblerait que, sauf dans des cas de fraude ou de fausse indication, on recoure rarement à la procédure de révocation de statut prévue à l’article 69.2.

À part les deux procédures mentionnées, le paragraphe 2(2) [mod., idem, art. 1] de la Loi prévoit :

2.

2) Une personne perd le statut de réfugié au sens de la Convention dans les cas où :

a) elle se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont elle a la nationalité;

b) elle recouvre volontairement sa nationalité;

c) elle acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) elle retourne volontairement s’établir dans le pays qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée;

e) les raisons qui lui faisaient craindre d’être persécutée dans le pays qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée ont cessé d’exister.

On retrouve ces éléments dans la section C de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can. no 6, en vigueur le 22 avril 1954.

Les parties applicables de l’ouvrage du professeur Hathaway qui sont si souvent citées par cette Cour et qui semblent causer beaucoup de difficultés se lisent notamment (pages 199 à 203) :

[traduction] La disposition [section C de l’article premier] visait à permettre à un État de se défaire du « fardeau » de la protection lorsque le gouvernement du pays d’origine est jugé être devenu le gardien compétent des droits de ses expatriés involontaires.

Le fait que les rédacteurs insistent sur le retour à la démocratie souligne l’ampleur du changement qui devrait exister avant qu’on examine s’il y a lieu de décider de la perte de statut. Tout d’abord, le changement doit être d’une importance politique substantielle, c’est-à-dire que la structure du pouvoir dans laquelle la persécution était réputée être une possibilité réelle n’existe plus …

En deuxième lieu, il doit y avoir lieu de croire que le changement politique substantiel est vraiment efficace … on ne devrait pas présumer qu’un changement officiel sera nécessairement d’une efficacité immédiate :

En troisième lieu, on doit prouver que le changement de circonstances est durable. Le retrait du statut de réfugié n’est pas une décision à prendre à la légère sur la base des changements transitoires dans le paysage politique, mais on devrait la réserver à des cas où il y a lieu de croire qu’il est probable que la transformation positive de la structure du pouvoir durera. [C’est moi qui souligne; renvois omis.]

Ainsi donc, les critères dont parle le professeur Hathaway s’inscrivent dans le cadre de la perte de statut, c’est-à-dire le retrait de ce statut après qu’il a été octroyé. À cet égard, le ministre et non l’intéressé a le fardeau de la preuve, ainsi qu’il a été noté. À mon avis, lorsqu’il s’agit de décider initialement s’il y a lieu d’octroyer le statut, la question n’est plus la même. La question qui se pose alors n’est pas de savoir quel type de changement de conditions au pays d’origine s’impose pour justifier le retrait du statut. La question est de savoir si et comment le changement de circonstances particulier se rapporte à la revendication du requérant.

À mon avis, si on prétend que la preuve du changement de conditions au pays d’origine ne peut entrer en ligne de compte avant que les critères énoncés par le professeur Hathaway dans son ouvrage n’aient été respectés, on demande alors au tribunal de déterminer tout d’abord si le statut aurait été octroyé en l’absence du changement de conditions, à supposer que cette détermination ait été faite avant le changement de circonstances, puis de déterminer s’il y a néanmoins eu perte de statut en raison de ce changement. Je ne pense pas que les tribunaux de la SSR doivent se livrer à ce type d’analyse conceptuelle. À mon avis, il leur suffit, pour examiner la revendication du requérant, d’apprécier la preuve du changement de conditions au pays d’origine avec tous les autres éléments de preuve dont ils disposent. Ainsi que je l’ai noté, l’incompatibilité que l’on voit entre les décisions des membres de cette Cour est plus apparente que réelle. Par exemple, lorsqu’un tribunal met en balance le changement de conditions au pays et tous les éléments de preuve concernant le cas du requérant, le caractère durable, effectif et réel est toujours pertinent. Plus le changement est durable selon la preuve, plus il joue en défaveur du requérant. En outre, si un tribunal a en fait décidé qu’il y aurait eu lieu d’octroyer le statut n’eût été le changement de circonstances (c’est-à-dire s’il a volontairement adopté ce type d’analyse conceptuelle), il convient probablement d’apprécier de façon plus rigoureuse le changement de conditions selon les critères énoncés par le professeur Hathaway. Par souci de clarté à cet égard, je crois que je dois corriger une erreur qui existe dans les motifs de jugement prononcés dans l’affaire Mahmoud c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (précitée). Il y est fait mention de la décision Villalta c. Canada (Solliciteur général) (encore inédit, A-1091-92, 8 octobre 1993, C.F. 1re inst.). L’arrêt Mahmoud considère que la décision du tribunal de la SSR qui faisait l’objet du contrôle judiciaire dans l’arrêt Villalta avait rejeté la revendication du requérant principalement parce que la situation avait changé au Salvador. Il ne s’agit pas là d’une description entièrement exacte de la décision du tribunal. Dans l’affaire Villalta, la décision du tribunal reposait également, comme l’ont précisé les motifs de cette affaire, sur la conclusion que « dans les conditions antérieures, le requérant n’avait pas réellement été d’un grand intérêt pour l’armée », c’est-à-dire que le tribunal dans l’affaire Villalta a tenu compte du changement de circonstances comme un facteur parmi tant d’autres pour peser tous les éléments de preuve dont il disposait.

J’aborde maintenant la jurisprudence. J’estime qu’il convient d’examiner en premier lieu la décision Mileva c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 398 (C.A.). Cette décision porte sur la question de savoir si un tribunal chargé d’établir l’existence du minimum de fondement d’une revendication pouvait tenir compte du changement de conditions pour décider s’il y avait lieu de déférer la revendication à la section du statut de réfugié. La requérante venait de Bulgarie et, entre la date de son arrivée au Canada et celle de l’audience, la situation dans ce pays avait changé. La Cour a statué que le tribunal était en droit de tenir compte de cette preuve et elle a établi les critères qu’il devait appliquer pour examiner celle-ci. Cet aspect de la décision n’est plus pertinent puisqu’il n’existe plus de procédure à deux stades, et que, en tout état de cause, la présente demande ne se rapporte pas à une audience en matière de minimum de fondement. Toutefois, le juge Pratte, en examinant le rôle du tribunal, a aussi étudié celui de la section du statut elle-même. Il s’est prononcé en ces termes à la page 402 :

La section du statut doit donc prendre connaissance de preuves relatives à des faits passés ou présents qui concernent le revendicateur, sa famille et son pays d’origine. Ces preuves, la section du statut doit les apprécier comme le ferait n’importe quel autre tribunal, en tenant compte de leur crédibilité et de leur force probante, et décider quels sont les faits que ces preuves établissent. La section du statut doit ensuite juger si les faits ainsi prouvés sont tels qu’ils permettent de conclure que le revendicateur courrait vraiment le risque d’être persécuté pour des motifs prévus à la Convention s’il devait retourner dans son pays.

Madame le juge Desjardins a tenu les propos suivants aux pages 417 et 418 :

Le paragraphe 46(3) de la Loi sur l’immigration est rédigé en termes généraux. Les changements politiques dans le pays d’origine constituent, selon moi, un des éléments essentiels de la définition du terme « réfugié au sens de la Convention » que l’on retrouve à l’alinéa b ) de cette définition, lequel incorpore, par voie d’adoption, le paragraphe 2(2) de la Loi. Devant le tribunal d’accès, le revendicateur, qui n’ignore certainement pas lui-même les changements survenus dans son pays d’origine, a la charge de démontrer, devant une preuve contraire mais également sans cette preuve contraire, que les raisons qui lui faisaient craindre d’être persécuté n’ont pas cessé d’exister. Il peut également à ce stade se prévaloir du paragraphe 2(3) [mod., idem, art. 1] de la Loi qui stipule :

2.

(3) Une personne ne perd pas le statut de réfugié pour le motif visé à l’alinéa (2)e) si elle établit qu’il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée.

Bref, le revendicateur doit toujours démontrer le bien-fondé de sa crainte. [C’est moi qui souligne; renvois omis.]

Dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Paszkowska (1991), 13 Imm. L. R. (2d) 262, la Cour d’appel a répété que tant le tribunal chargé d’établir l’existence du minimum de fondement de la revendication que la section du statut étaient tenus d’apprécier la preuve de la situation au pays d’origine d’un demandeur à compter de la date de leurs audiences respectives.

Dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.), le point litigieux se rapportait principalement au paragraphe 2(3) [mod., idem] de la Loi sur l’immigration et consistait à savoir si le tribunal chargé d’établir l’existence du minimum de fondement de la revendication pouvait tenir compte des facteurs décrits dans le paragraphe en question. Pour ce qui est du changement de conditions au pays d’origine, la décision dit simplement que le changement de conditions est une question à examiner pour trancher une demande de statut de réfugié au sens de la Convention.

Dans l’affaire Boateng c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 64 F.T.R. 197 (C.F. 1re inst.), le juge Noël a infirmé une décision de la section du statut de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié parce que celle-ci avait fait mention des changements survenus dans le pays d’origine du requérant mais ne semblait pas les avoir appréciés (page 198) :

À mon avis, lorsqu’on dit que le « changement » de la situation est une considération importante, on ne parle pas de n’importe quel changement. La Commission ne doit pas se contenter de simplement noter que des changements ont eu lieu, mais elle doit évaluer les répercussions de ces changement sur la personne du requérant.

Cette décision s’est appuyée sur l’arrêt Mileva de la Cour d’appel fédérale.

Le juge McKeown a adopté le même point de vue dans l’arrêt Boateng et autre c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.) (page 82) :

La Section du statut de réfugié s’est fondée en second lieu sur le fait que la situation au Ghana a changé, même à supposer que le témoignage de la requérante soit crédible. Là encore, la preuve est contradictoire quant à la mesure dans laquelle le gouvernement ghanéen a encouragé l’établissement du multipartisme et de la démocratie. De l’avis du tribunal, la prépondérance de la preuve documentaire démontre clairement une amélioration en ce qui concerne le respect des droits de la personne au Ghana. L’avocat de la requérante prétend que ce n’est pas là le critère qu’il convient d’appliquer et s’est référé à plusieurs écrits doctrinaux dans ce domaine d’où ressort la nécessité de prouver l’existence de changements fondamentaux et importants d’une durabilité établie. J’adopte toutefois le raisonnement du juge Pratte dans l’arrêt Mileva c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1991] 3 C.F. 398; 129 N.R. 262; 81 D.L.R. (4th) 244, à la p. 404.

Le juge MacKay a également fait sienne cette approche dans l’affaire Nkrumah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 20 Imm. L. R. (2d) 246 (C.F. 1re inst.).

La Cour d’appel a ensuite statué sur les affaires Ahmed c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 156 N.R. 221 (C.A.F.) et Cuadra c. Canada (Solliciteur général) (1993), 157 N.R. 390 (C.A.F.). Dans l’affaire Ahmed, la Cour a conclu que la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ne contenait pas suffisamment de détails et d’explications pour permettre à la Cour d’être convaincue que les conclusions tirées par la Commission à partir des faits étaient appropriées. Il s’agissait de conclusions relatives à la fois à l’existence d’une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays et à celle du changement de conditions au pays. Pour ce qui est de ce changement, la Cour a déclaré, à la page 224 :

De même, le simple fait qu’il y a eu un changement de gouvernement ne suffit manifestement pas pour satisfaire à la condition d’un changement dans les circonstances à la suite duquel la crainte authentique devient déraisonnable et, partant, dénuée de fondement …

 … les simples déclarations du gouvernement mis en place il y a quatre mois, selon lesquelles il était en faveur de la loi et de l’ordre ne peuvent être considérées comme une indication sans équivoque du changement réel et effectif qui est nécessaire pour éliminer le fondement objectif de la crainte de l’appelant, si l’on tient compte de l’origine de cette crainte et des antécédents de ce gouvernement pour ce qui est de la violation des droits de la personne. Mais, quoi qu’il en soit, à supposer même que les conclusions du tribunal soient correctes, nous n’acceptons pas qu’elles puissent être invoquées sans autre explication pour établir que les principes juridiques en jeu ont été appliqués. La revendication du demandeur n’a pas été convenablement instruite, et la décision du tribunal ne saurait être confirmée.

L’affaire Cuadra porte également sur une décision de la Commission, décision dont la Cour a trouvé qu’elle ne contenait pas suffisamment d’explications (pages 391 et 392) :

Le tribunal décida que si l’appelant avait une crainte subjective de persécution, cette crainte n’était pas objectivement fondée. Le principal facteur de la conclusion sur le fondement objectif de la revendication était le changement dans la situation au Nicaragua et, en particulier, l’élection de Chamarro. Le tribunal s’est demandé si le maintien d’Ortega à la tête de l’armée constituait une menace pour les anciens Contras, menace qu’aurait sciemment tolérée le gouvernement. Il conclut, à la lumière de preuves documentaires, que le gouvernement Chamarro agissait avec prudence, ce qui ne signifiait pas que le régime oppressif des Sandinistas restait en place. Le tribunal reconnut que l’appelant avait été brutalisé par ses geôliers en juillet 1990 et que les Sandinistas continuaient à jouer un rôle dans l’armée et dans la vie politique du Nicaragua. Cependant, le gouvernement Chamarro avait pris des mesures concrètes pour diminuer leur influence. Il s’ensuit que la revendication était dénuée de fondement objectif.

Nous concluons que cette décision de la Commission ne saurait être confirmée. Elle renferme trop de conclusions contradictoires pour être acceptable. Comme noté supra, le tribunal a trouvé l’appelant parfaitement crédible; il a donc ajouté foi sans réserve à son témoignage selon lequel il avait été capturé et brutalisé par des soldats à cause de son appartenance antérieure aux Contras. Le tribunal s’est contenté de dire que cet état de choses ne constituait pas un fondement pour la revendication du statut de réfugié du fait que [traduction] « le demandeur était une victime malheureuse du zèle excessif des forces militaires ». Nul doute que des explications plus détaillées étaient nécessaires. Le gouvernement Chamarro pourrait-il mettre un frein à ce « zèle excessif » alors que les Sandinistas gardaient le contrôle de l’armée? Qui plus est, après avoir affirmé que les Sandinistas continuaient à jouer un rôle dans l’armée et la vie politique du Nicaragua, le tribunal a conclu qu’un changement dans les circonstances affaiblissait la revendication par ce motif que [traduction] « il ressort des preuves documentaires que des mesures concrètes ont été prises et des progrès réalisés dans ce sens [la diminution de l’influence des Sandinistas] ». Là encore, une analyse plus détaillée des preuves contradictoires au sujet d’un changement dans les circonstances était nécessaire pour satisfaire à la condition que le changement soit suffisamment réel et effectif pour faire de la crainte authentique de l’appelant une crainte déraisonnable et, partant, non fondée. Voir la conclusion dans le même sens de Ahmed c. M.E.I. (1993), 156 N.R. 221 (C.A.F.).)

Je n’interprète pas les commentaires faits par le juge Marceau dans l’affaire Cuadra comme dérogeant à la méthode d’analyse établie par la Cour d’appel dans l’affaire Mileva. À mon avis, ils constituent simplement une application du principe établi dans cette affaire, dans le contexte d’une affaire où la Commission semble avoir décidé que, en l’absence de changement de conditions au pays d’origine, l’intéressé aurait été jugé être un réfugié au sens de la Convention.

Dans l’arrêt Tawfik c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (encore inédit, 93-A-311, 23 août 1993, C.F. 1re inst.), le juge MacKay a suivi la décision rendue par le juge McKeown dans l’affaire Boateng en refusant d’adopter les critères énoncés par Hathaway dans son ouvrage et en suivant à la place l’approche de l’affaire Mileva. Ces décisions ont été suivies par les arrêts Villalta c. Canada (Solliciteur général) (précité) et Mahmoud c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (précité).

En bref, je ne pense pas que le tribunal ait commis une erreur dans l’approche qu’elle a suivie. Il a apprécié la preuve du changement de conditions au pays d’origine comme un aspect de la preuve pertinente. Il a mis en balance cette preuve et tous les autres éléments de preuve concernant la revendication de la femme, et il a tiré sa conclusion.

Conclusion

Pour les motifs invoqués, le présent appel sera rejeté.

Question à certifier?

On m’a demandé de certifier la question suivante :

[traduction] Pour ce qui est du principe voulant qu’on puisse davantage conclure à la complicité d’une personne dans les crimes internationaux commis par l’organisation dont elle est membre si cette personne y occupe un poste d’importance ou de direction,

Quel(s) principe(s) doit-on appliquer pour déterminer le niveau auquel une personne doit se trouver dans une organisation pour qu’il y ait lieu à responsabilité pénale en l’absence de sa participation active ou passive à la perpétration d’actes de persécution pouvant s’assimiler à des crimes internationaux.

Je ne suis pas convaincue que ce soit là le type de question qui devrait être certifié. Cette question est d’une portée trop générale et demande que la Cour établisse des critères sans se référer à un fondement factuel particulier. Je refuse donc de la certifier.



[1] Dans Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), le juge MacGuigan a qualifié de crimes internationaux l’activité dont il est question à la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]. J’adopterai donc cette terminologie aux fins des présents motifs.

[2] Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.), aux p. 310 et 311.

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