Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1994] 1 C.F. 684

A-1342-92

La procureure générale du Canada (requérante)

c.

Michel Brissette (intimé)

Répertorié : Canada (Procureure générale) c. Brissette (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, Décary et Létourneau, J.C.A.—Montréal, 8 décembre 1993.

Assurance-chômage — L’art. 28(1) de la Loi sur l’assurance-chômage exclut le droit aux prestations d’assurance-chômage dans le cas où le prestataire a perdu son emploi en raison de sa propre inconduite — L’intimé est chauffeur de camion — Le permis de conduire est une condition essentielle de son emploi — L’intimé a perdu son permis de conduire pour avoir conduit (en dehors des heures de travail) un véhicule automobile alors qu’il était en état d’ébriété — Le juge-arbitre décide qu’il ne s’agit pas d’inconduite — Il a commis une erreur en statuant que l’inconduite doit survenir à l’égard de l’employeur ou dans le cadre de la relation de travail — Il n’est pas nécessaire que l’inconduite survienne au travail, sur les lieux du travail ou dans le cadre de l’emploi — L’inconduite doit être volontaire, délibérée et insouciante au point d’équivaloir à un geste délibéré — Il doit y avoir un lien causal entre l’inconduite et le congédiement — La perte du permis de conduire en raison d’une infraction criminelle constitue un manquement à l’obligation expresse du contrat d’emploi de posséder un permis de conduire — Le manquement est le résultat direct de l’inconduite.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un juge-arbitre, selon laquelle la conduite de l’intimé ne constituait pas une inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi sur l’assurance-chômage. L’intimé était chauffeur de camion. La possession d’un permis de conduire valide était une condition essentielle de son emploi. L’employé a perdu son permis pour avoir conduit en état d’ivresse un véhicule automobile (en dehors des heures de travail). Le paragraphe 28(1) exclut du bénéfice de prestations d’assurance-chômage l’employé qui a perdu son emploi en raison de sa propre inconduite. Le juge-arbitre a statué que l’inconduite exige un geste délibéré ou volontaire posé par un employé à l’égard de son employeur, ou posé dans le cadre de la relation de travail qu’il a avec l’employeur. La question en litige consiste à déterminer si un manquement à une obligation découlant du contrat de travail d’un employé constitue une inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi si ce manquement a eu lieu en dehors des heures de travail.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le juge-arbitre a commis une erreur dans l’interprétation et dans l’application du paragraphe 28(1) de la Loi, et en ce qui concerne le concept d’inconduite dont il y est fait mention.

Pour qu’un geste puisse constituer de l’inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi, il faut que le geste reproché ait un caractère volontaire ou délibéré, ou qu’il résulte d’une insouciance ou d’une négligence telle qu’il frôle le caractère délibéré. La décision de conduire, sachant que l’on peut enfreindre les dispositions du Code criminel, est volontaire et revêt une telle insouciance qu’elle frôle le propos délibéré. L’intimé, en toute connaissance de cause et délibérément, a pris le risque de perdre son permis de conduire. L’inconduite dont il est question au paragraphe 28(1) peut prendre la forme d’une infraction à la loi, un règlement ou une règle éthique, et elle peut signifier qu’une condition essentielle au maintien de l’emploi n’est plus respectée, résultant dans le congédiement. Il peut s’agir d’une condition morale ou matérielle explicite ou implicite. Il doit y avoir aussi une relation causale entre l’inconduite et le congédiement. L’inconduite doit causer la perte de l’emploi, elle doit en être une cause opérante. Il faut de plus que l’inconduite survienne alors que l’employé est à l’emploi de l’employeur, et qu’elle constitue un manquement à une obligation résultant expressément ou implicitement du contrat de travail. Il n’est pas nécessaire que cette inconduite survienne au travail, sur les lieux du travail ou dans le cadre de la relation de travail avec l’employeur.

L’employé devait, comme condition matérielle essentielle de son emploi, détenir un permis de conduire valide. En le perdant par sa faute, il a manqué à une obligation explicite du contrat de travail.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Loi sur l’assurance-chômage, L.R.C., (1985), ch. U-1, art. 28(1), 77.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Procureur général) c. Tucker, [1986] 2 C.F. 329; (1986), 11 C.C.E.L. 129; 66 N.R. 1 (C.A.); Tanguay c. Canada (Commission d’assurance-chômage) (1985), 10 C.C.E.L. 239; 68 N.R. 154 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES :

Raphael Fuller, CUB-4503, décision en date du 4-2-77; Canada (Procureure générale) c. Nolet, A-517-91, juge Pratte, J.C.A., jugement en date du 19-3-92, C.A.F., non publié.

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE d’une décision rendue par un juge-arbitre, statuant que la conduite d’un véhicule automobile par l’intimé alors qu’il était en état d’ébriété (en dehors des heures de travail) ayant eu pour résultat la perte de son permis de conduire, dont la possession était une condition essentielle de son emploi à titre de chauffeur de camion, ne constituait pas une inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi sur l’assurance-chômage. Demande accueillie.

AVOCATS :

Francisco Couto pour la requérante.

Paul Thiffault pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour la requérante.

Dupont, Landreville et Associés, Joliette (Québec) pour l’intimé.

Voici les motifs du jugement de la Cour prononcés en français à l’audience par

Le juge Létourneau, J.C.A. :

1.         Procédure et question en litige

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un juge-arbitre agissant en cette qualité en vertu des articles 77 et suivants de la Loi sur l’assurance-chômage, L.R.C. (1985), ch. U-1.

La question en litige consiste à déterminer si un manquement à une obligation résultant du contrat de travail d’un employé, survenu alors que celui-ci est à l’emploi de son employeur, constitue une inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi[1] et ce même si ce manquement a eu lieu en dehors des heures de travail. Plus précisément en l’espèce, il s’agit de savoir si l’intimé, qui a échoué un test d’ivressomètre subi en fin de semaine alors qu’il était en congé et qui, de ce fait, a perdu son permis de conduire et son emploi de chauffeur de camion auprès d’une entreprise de transport, peut être exclu du bénéfice de prestations d’assurance-chômage parce qu’il a perdu son emploi en raison de sa propre inconduite.

2.         Les arguments des parties

Le procureur de l’intimé soutient que le congédiement par l’employeur a eu lieu parce que l’employé avait perdu son permis de conduire, qu’un geste commis en dehors des heures de travail ne peut constituer de l’inconduite et que l’inconduite exige « la présence d’un élément psychologique, soit un caractère délibéré soit une conduite à ce point insouciante qu’elle frôle le caractère délibéré ». Il fonde cette dernière prétention sur l’arrêt de cette Cour dans Canada (Procureur général) c. Tucker, [1986] 2 C.F. 329 (C.A.), à la page 342. Il prétend également que la Commission avait le fardeau de prouver que le geste de l’intimé constituait de l’inconduite au sens de la Loi et qu’elle a échoué dans sa tentative de faire cette preuve. Il conclut que le juge-arbitre n’a commis aucune erreur de droit et n’a tiré aucune conclusion de fait arbitraire ou déraisonnable qui justifie l’intervention de cette Cour.

Pour sa part, le procureur de la requérante soumet que le juge-arbitre s’est mépris quant à l’interprétation du terme « inconduite » prévu à l’article 28 de la Loi et qu’en l’espèce, le manquement par l’intimé « à une obligation résultant expressément ou implicitement du contrat de travail » (Canada (Procureure générale) c. Nolet, C.A.F., A-517-91, 19 mars, 1992), à savoir la nécessité de détenir un permis de conduire valide, constitue de l’inconduite au sens de la Loi. Il ajoute que le fait que l’acte de l’intimé ait été commis en dehors des heures de travail n’enlève pas pour autant à cet acte son caractère d’inconduite dans la mesure où il constitue un manquement à une obligation expresse ou implicite du contrat de travail.

3.         La décision du juge-arbitre

Il est clair dans l’esprit du juge-arbitre que la Commission a failli dans sa tentative de prouver devant le conseil arbitral que le geste de l’intimé constituait de l’inconduite au sens de la Loi. Il est aussi indubitable que le juge-arbitre a conclu que le geste de l’intimé, en l’espèce la conduite d’un véhicule automobile en dehors des heures de travail alors que le taux d’alcoolémie de l’intimé dépassait la norme légale permise, ne constituait pas de l’inconduite au sens de la Loi. Qu’il me suffise de citer cet extrait de la décision qui apparaît à la page 28 du dossier d’appel :

En l’instance, la Commission a manifestement failli de faire cette preuve (inconduite justifiant l’exclusion du droit aux prestations) devant le conseil arbitral … Par ailleurs, j’estime que la notion d’inconduite implique la présence d’un geste délibéré ou volontaire d’un employé vis-à-vis de son employeur ou dans sa relation de travail avec celui-ci. La simple occurrence d’un fait extérieur qui met l’emploi en péril ou justifie le congédiement ne constitue pas pour autant une forme d’inconduite.

4.         L’analyse de cette décision et des prétentions des parties

Avant de procéder à l’analyse des questions juridiques soulevées par le présent débat, il importe de rappeler une donnée factuelle non contestée et d’importance première dans la solution de ce litige : l’intimé occupait un emploi de chauffeur de camions et la détention par l’intimé d’un permis de conduire valide était une condition essentielle de son emploi.

Il est vrai comme le prétend le procureur de l’intimé et pour reprendre les termes de l’arrêt Tucker (précité) que, pour qu’un geste puisse constituer de l’inconduite au sens de l’article 28 de la Loi, il faut que l’acte reproché ait un caractère volontaire ou délibéré ou résulte d’une insouciance ou d’une négligence telle qu’il frôle le caractère délibéré. Cette proposition énoncée dans l’arrêt Tucker n’est, cependant, pas aussi absolue que le prétend ce dernier surtout lorsqu’on la replace à la fois dans le contexte des faits mêmes de la cause et dans le contexte où elle apparaît dans le jugement, c’est-à-dire au terme et comme résumé d’une discussion beaucoup plus nuancée sur la question comme il appert de cet extrait qui la précède à la page 341 :

Dans le cas du paragraphe 41(1) [maintenant le paragraphe 28(1)] de la présente Loi, tous les facteurs qu’il m’a été possible d’isoler viennent appuyer l’interprétation du juge Reed. Tout d’abord, la définition tirée du Black’s Law Dictionary qui met l’accent sur le fait que l’employé « néglige volontairement ou gratuitement les intérêts de l’employeur ». Il y a également le syntagme possessif « sa propre » précédant le mot inconduite, qui laisse sous-entendre la responsabilité et par conséquent le caractère intentionnel ou l’insouciance. Il y a le parallélisme avec le fait que l’on exige que l’employé quitte « volontairement » son emploi sans justification. Signalons également l’expression française « sa propre inconduite » qui a une connotation semblable à celle de l’expression anglaise. Il y a un dernier élément, qui est peut-être le plus important, c’est la raison d’être de l’ensemble de la disposition qui consiste à imposer une exclusion à titre de « pénalité » pour un comportement indésirable qui n’équivaut pas exactement au véritable chômage auquel la Loi entend remédier.

Quoiqu’il en soit, à notre avis, la conduite en état d’ébriété ou alors que le taux d’alcoolémie dépasse la norme légale permise revêt ce caractère requis par l’arrêt Tucker. En effet, la décision de conduire est un acte volontaire. Celle de conduire alors qu’on a consommé de l’alcool l’est tout autant. Celle de conduire dans ces conditions, sachant que l’on peut, même sans le vouloir, enfreindre les dispositions de la loi et du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46], l’est également ou revêt une telle insouciance qu’elle frôle le propos délibéré. Comme le disait notre collègue le juge Pratte, J.C.A., dans l’arrêt Tanguay c. Canada (Commission d’assurance-chômage) (1985), 10 C.C.E.L. 239 (C.A.F.), à la page 244, en rapport avec le paragraphe 28(1) (à l’époque paragraphe 41(1) [S.C. 1970-71-72, ch. 48]) :

Ce paragraphe est une disposition importante d’une loi qui établit un système d’assurance contre le chômage et ses termes doivent être interprétés en ayant égard à l’obligation qui pèse normalement sur tout assuré de ne pas provoquer délibérément la réalisation du risque.

L’intimé risquait de perdre son permis de conduire et en conséquence son emploi en conduisant après avoir consommé une quantité d’alcool excédentaire à la norme permise : il a provoqué consciemment et délibérément la réalisation du risque.

Au surplus, nous n’avons aucune hésitation à conclure que le geste qui constitue une infraction ou un acte criminel et débouche sur une condamnation en vertu du Code criminel est une inconduite au sens du paragraphe 28(1) de la Loi. L’inconduite dont il est fait mention à cet article peut s’extérioriser par une violation de la loi, d’un règlement ou d’une règle de déontologie et faire en sorte qu’une condition essentielle à l’emploi cesse d’être satisfaite et entraîne le congédiement. Il peut s’agir d’une condition morale ou matérielle explicite ou implicite.

Par exemple, le policier ou le caissier de la banque qui est trouvé coupable de vol et qui est de ce fait congédié perd son emploi pour son inconduite parce qu’il ne rencontre désormais plus cette condition d’intégrité exigée du titulaire d’un poste fiduciaire. Il ne rencontre plus alors les normes de comportement que l’employeur a le droit d’exiger de ses employés en pareil cas (voir Tucker précité, à la page 339). De même, le pilote d’avion ou de navire qui, par son inconduite, perd son permis d’opérer ne rencontre plus cette condition matérielle exigée par la loi ou par l’employeur pour un tel emploi.

Ceci dit, le fait qu’un geste puisse constituer une inconduite sous le paragraphe 28(1) ne veut pas dire cependant qu’il en résulte nécessairement une exclusion du droit aux prestations d’assurance-chômage. Il faut tout d’abord une relation causale entre l’inconduite et le congédiement. Il ne suffit pas, pour que l’exclusion joue, que l’inconduite ne serve que de simple excuse ou prétexte pour le renvoi (voir Raphaël Fuller, CUB-4503, 4 février, 1977, juge Mahoney). Il faut qu’elle cause la perte d’emploi et qu’elle en soit une cause opérante. Il n’est pas nécessaire pour les fins du présent litige de déterminer si elle doit être la seule cause opérante du renvoi.

À cet égard, rappelons que le procureur de l’intimé soutient que la perte de l’emploi fut occasionnée par la perte du permis de conduire. À notre avis, c’est se livrer à une analyse et à une interprétation trop étroites de la situation et du paragraphe 28(1) de la Loi que de conclure que la perte de l’emploi résulte de la perte du permis et non de l’inconduite de son titulaire. Prenons par exemple le cas d’un employé qui, sur les lieux mêmes du travail, viole délibérément et systématiquement les conditions de son emploi de sorte que l’employeur exaspéré le congédie. Peut-on sérieusement prétendre qu’il n’est pas congédié pour son inconduite, mais seulement pour son défaut de respecter les conditions de son emploi? Il est évident qu’il faut examiner la cause du défaut de respecter les conditions de l’emploi. Un employé peut faire défaut de respecter les conditions de l’emploi parce qu’il est malade, incompétent, sans permis d’opérer ou parce qu’il se conduit mal.

Il faut également, en plus de la relation causale, que l’inconduite soit commise par l’employé alors qu’il était à l’emploi de l’employeur et qu’elle constitue un manquement à une obligation résultant expressément ou implicitement du contrat de travail (Canada (Procureure générale) c. Nolet, C.A.F., A-517-91, 19 mars 1992).

Contrairement à ce que prétend l’intimé, il n’est pas, selon nous, nécessaire que cette inconduite soit commise au travail, sur les lieux du travail ou dans le cadre de la relation de travail avec l’employeur. Dans l’exemple déjà mentionné du policier ou du caissier condamné pour vol, il serait absurde d’exiger, pour que la condition d’intégrité exigée par l’employeur et par l’emploi soit violée, que la victime du vol soit l’employeur lui-même. Il en va de même d’une condition matérielle de l’emploi telle la nécessité de détenir un permis d’opération. Il serait absurde et irréaliste de conclure que la perte de permis n’existe que si elle survient alors que la faute est commise par l’employé durant ses heures de travail. Enfin, que dire de l’employé qui est condamné à purger une peine d’emprisonnement de six mois et qui, en conséquence, se voit congédier par son employeur si ce n’est que la perte d’emploi résulte de sa propre inconduite, laquelle l’empêche de satisfaire à une condition matérielle essentielle du contrat de travail, soit la prestation du service? Encore là, il importe peu que le crime ait été ou non commis par l’employé contre son employeur ou dans le cadre de sa relation de travail avec l’employeur.

Dans le présent cas, l’employé devait, comme condition matérielle essentielle de son emploi, détenir un permis de conduire valide. En le perdant par sa faute, il a manqué à une obligation explicite du contrat de travail. Ce manquement découle directement de son inconduite.

En conclusion, nous croyons que le juge-arbitre s’est mépris sur l’interprétation et la portée du paragraphe 28(1) de la Loi et sur la notion d’inconduite qui y apparaît. Au surplus, nous sommes d’avis que la preuve de l’inconduite de l’employé a été établie sans équivoque. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du juge-arbitre sera cassée et le dossier lui sera renvoyé afin qu’il décide en tenant pour acquis que l’intimé avait perdu son emploi en raison de sa propre inconduite.



[1] 28. (1) Un prestataire est exclu du bénéfice des prestations versées en vertu de la présente partie s’il perd son emploi en raison de sa propre inconduite ou s’il quitte volontairement son emploi sans justification.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.