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[1994] 2 .C.F. 464

A-616-93

Procureur général du Canada et La Commission nationale des libérations conditionnelles (appelants) (intimés)

c.

James Ralph Macinnis (intimé) (requérant)

Répertorié : Macinnis c. Canada (Procureur général) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Décary et Robertson, J.C.A.—Ottawa, 3 février 1994.

Contrôle judiciaire — Appel d’une directive qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme une action conformément à l’art. 18.4(2) pour le motif qu’elle comporte des questions de fait et de droit complexes — Appel accueilli — L’art. 18.4(1) requérant qu’il soit statué à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes présentées en vertu de l’art. 18.1, il ne faut s’écarter de la règle générale que lorsqu’on a des « motifs très clairs » — Le recours à l’art. 18.4(2), permettant d’instruire une demande de contrôle judiciaire comme si c’était une action, est exceptionnel et ne doit être utilisé que lorsque la preuve par affidavit n’est pas appropriée, c.-à-d. lorsqu’il faut obtenir une preuve de vive voix pour évaluer l’attitude et la crédibilité des témoins ou pour permettre à la Cour de saisir l’ensemble de la preuve — La Cour doit, en tenant compte du rôle qu’elle doit jouer dans les procédures de contrôle judiciaire, déterminer si la preuve présentée au moyen d’affidavits sera suffisante — Les litiges où la Charte est invoquée doivent être traités comme n’importe quel autre litige — La complexité des questions de droit et de faits, la possibilité que la preuve déposée lors d’un procès puisse être supérieure, le temps nécessaire pour présenter l’affaire de même que le désir d’une partie de déposer de vive voix et d’avoir son heure de gloire n’entrent pas en ligne de compte — La question principale est de déterminer si la preuve nécessaire pour trancher le litige peut être valablement produite par affidavit.

Pratique — Plaidoiries — Requête en radiation — Condamné constestant la légalité des procédures adoptées lors de l’audience tenue en 1991 par la Commission nationale des libérations conditionnelles et que cette dernière se proposait d’utiliser lors de l’audience de 1993 — En vertu de la Règle 1602(4), l’avis de requête introductive d’instance ne peut valoir que pour l’une des décisions seulement — La demande se rapportant à la décision de 1991 a été présentée en retard — Il n’y a aucune raison de contester la décision rendue en 1991, étant donné que, si l’on détermine que les procédures étaient illégales en 1991, ou qu’elles le sont à la reprise de l’audience de 1993, les procédures appropriées seront suivies.

Il s’agit d’un appel interjeté de la directive donnée par le juge des requêtes qu’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale soit instruite comme une action conformément au paragraphe 18.4(2). L’intimé, un détenu du pénitencier de Kingston, a présenté une demande relativement à un certain nombre de déclarations concernant la légalité des procédures suivies par la Commission nationale des libérations conditionnelles lors de l’audience tenue en 1991, et que la Commission se proposait d’adopter lors de son audience de 1993. Dans sa contestation, l’intimé allègue que la Commission a outrepassé sa compétence et que les droits que lui confèrent les articles 7, 9 et 15 de la Charte ont été violés. Après avoir déposé sa demande, l’intimé a demandé une ordonnance portant que la demande qu’il venait de déposer soit instruite comme s’il s’agissait d’une action. Le paragraphe 18.4(1) de la Loi sur la Cour fédérale requiert qu’il soit statué sur les demandes présentées en vertu des articles 18.1 à 18.3 selon une procédure sommaire, mais le paragraphe 18.4(2) permet qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action si la Section de première instance estime que cela est indiqué. Le juge des requêtes a accueilli la requête pour le motif que l’affaire comportait des questions de droit et de fait complexes.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’article 18.4 est la règle générale, et le paragraphe 18.4(2), l’exception. Le Parlement a voulu qu’il soit statué sur les demandes de contrôle judiciaire le plus tôt possible et avec le moins possible d’obstacles et de retards du type de ceux qu’il est fréquent de rencontrer dans les procès. On ne devrait avoir recours au paragraphe 18.4(2) que lorsque les faits ne peuvent pas être correctement établis ou considérés au moyen d’affidavits. L’utilisation de ce paragraphe se limite aux cas où l’on a des « motifs très clairs », c.-à-d. lorsqu’il faut obtenir une preuve de vive voix pour évaluer l’attitude et la crédibilité des témoins, ou pour permettre à la Cour de saisir l’ensemble de la preuve lorsqu’elle considère que l’affaire requiert tout l’appareillage d’un procès tenu en bonne et due forme. La pertinence d’utiliser la preuve par affidavit doit être considérée par rapport à la vraie nature des questions auxquelles la Cour doit répondre dans une procédure de contrôle judiciaire (c.-à-d. examiner la décision rendue par le décideur). La seule complexité des faits ne saurait être prise en considération si les affidavits contradictoires des experts qui s’appuient sur ces faits se rapportent aux questions soumises au tribunal plutôt qu’aux questions soumises à la Cour. Supposer qu’on pourra mettre au jour une preuve cachée n’est pas une raison suffisante pour ordonner la tenue d’un procès. Le vrai critère que le juge doit appliquer est de se demander si la preuve présentée au moyen d’affidavits sera suffisante, et non de se demander si la preuve qui pourrait être présentée au cours d’un procès pourrait être supérieure.

Les litiges où la Charte est invoquée peuvent être valablement tranchés sans avoir recours à un procès. La qualité de la preuve n’a pas à être supérieure lorsqu’il s’agit d’une question liée à la Charte. Le juge ne conclura à la nécessité d’avoir un procès pour trancher des questions liées à la Charte que lorsqu’il aura des raisons de croire que la preuve déposée au moyens d’affidavits sera insuffisante. La présentation d’une requête fondée sur une preuve par affidavit n’équivaut pas à procéder dans un « vide factuel ». Des arrêts innombrables ont été rendus sur des questions liées à la Charte, à la suite d’une demande ou d’un autre moyen sommaire.

Ni la complexité des questions juridiques ni le temps comme tels ne peuvent justifier de transformer une procédure de demande en une action. Le volume de la preuve qui sera déposée par affidavit et le temps dont on aura besoin pour présenter l’affaire n’ont pas de relation avec la façon dont l’instance est tenue. Les motifs subjectifs qu’une partie pourrait avoir de désirer que la preuve soit présentée de vive voix ne sont pas pertinents. Le désir d’une partie d’avoir son heure de gloire au prétoire n’est pas, non plus, un motif pour accorder un procès.

La question principale est de déterminer si la preuve nécessaire pour trancher le litige peut être valablement produite par affidavit. Une audience tenue de façon sommaire n’empêcherait pas la Cour d’instruire de façon appropriée la demande de contrôle judiciaire. Les motifs de plainte de l’intimé sont entièrement liés à la procédure suivie par la Commission. Les questions de procédure sont très précisément de la compétence de la Cour, et elles ne sont pas complexes au point de nécessiter tout l’appareillage d’un procès.

Les paragraphes de l’avis de requête introductive d’instance qui se rapportent à l’audience de 1991 devraient être radiés. En vertu de la Règle 1602(4), l’avis de requête introductive d’instance de l’intimé ne pouvait valoir que pour l’une des décisions seulement. La demande se rapportant à la décision de 1991 n’a pas été présentée dans le délai de 30 jours fixé par le paragraphe 18.1(2), que seul un juge de la Section de première instance peut prolonger. Il n’y avait pas non plus de motifs de contester la décision de 1991. La Commission se proposait d’adopter en 1993 les mêmes procédures qu’elle avait suivies en 1991. La question en litige portait sur le droit de la Commission d’agir de cette façon. Si la Cour décide que ces procédures étaient illégales en 1991, ou qu’elles seraient illégales à la reprise de l’audience de 1993, l’intimé obtiendra une audience où les procédures appropriées seront adoptées.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 9, 15(1).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 761.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), 18.4 (édicté, idem).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 1602(4) (édictées par DORS/92-43, art. 19), 1603(3) (édictée, idem), 1606(1) (édictée, idem), 1614(1) (édictée, idem).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Office des pommes de terre (I.P.-É) c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1992), 56 F.T.R. 150 (C.F. 1re inst.); Derrickson et autre c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1993), 63 F.T.R. 292 (C.F. 1re inst.); Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1992] 3 C.F. 42 (1re inst).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bayer AG et Miles Canada Inc. c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social et Apotex Inc., A-389-93, juge Mahoney, J.C.A., jugement en date du 25-10-93, C.A.F., encore inédit; Bayer AG et autre c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) et autre (1993), 66 F.T.R. 137 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Canadien Pacifique Limitée c. Bande indienne de Matsqui, [1993] 2 C.F. 641; (1993), 153 N.R. 307 (C.A.); Edwards c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1992), 53 F.T.R. 265 (C.F. 1re inst.); Oduro c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), IMM-903-93, juge McKeown, ordonnance en date du 9-12-93, C.F. 1re inst., encore inédite.

APPEL de la directive du juge de première instance (Macinnis c. Canada (Procureur général), T-1931-93, juge Cullen, ordonnance en date du 18-10-93, C.F. 1re inst., encore inédite) que la demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action. Appel accueilli.

AVOCATS :

John B. Edmond, pour les appelants.

Ronald R. Price, c.r., pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada, pour les appelants.

Ronald R. Price, c.r., Kingston (Ontario), pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

Le juge Décary, J.C.A. : Le présent appel donne à la Cour sa première occasion d’examiner les critères qui doivent être pris en considération par le juge des requêtes lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] (la Loi) et qu’il ordonne qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action[1].

L’intimé, un détenu du pénitencier de Kingston, a présenté une demande à la Section de première instance de la présente Cour relativement à un certain nombre de déclarations se rapportant à deux audiences que la Commission nationale des libérations conditionnelles (la Commission) a tenues le 20 novembre 1991 (l’audience de 1991) et le 8 juillet 1993 (l’audience de 1993). Douze de ces déclarations se rapportent à l’audience de 1991, qui s’est terminée par le refus d’accorder la libération conditionnelle à l’intimé. Les trois autres se rapportent à l’audience de 1993, qui a été ajournée sine die à la requête de l’intimé, à la suite des décisions que la Commission a rendues sur des questions de procédure, rejetant les requêtes présentées pour le compte de l’intimé.

Comme personne condamnée à la détention pour une période indéterminée, l’intimé avait droit, conformément à l’article 761 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46], à ce que la Commission examine ses « antécédents et [sa] situation » à tous les deux ans « afin d’établir s’il y a[vait] lieu de [le] libérer … et, dans l’affirmative, à quelles conditions ». L’intimé conteste la légalité de la procédure suivie par la Commission lors de l’audience de 1991, et il réitère son attaque de cette même procédure que la Commission s’apprêtait à suivre lors de l’audience de 1993.

Les raisons de cette attaque se partagent en deux groupes. Le premier groupe se rattache à l’allégation que la Commission a outrepassé sa compétence en ne pesant pas le pour et le contre des évaluations professionnelles partagées qui lui ont été présentées, en ne permettant pas à l’intimé de convoquer à l’audience aux fins de les interroger les auteurs des rapports cliniques sur lesquels la Commission avait l’intention de s’appuyer et, de façon plus générale, en faisant une évaluation qui n’était pas fondée sur la preuve. Le second groupe se rattache à l’allégation que les droits conférés à l’intimé par les articles 7 et 9 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) ont été violés.

Après le dépôt de sa demande, l’intimé a présenté une requête en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi pour obtenir par ordonnance que sa demande, présentée en vertu de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5], soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

Le juge des requêtes [T-1931-93, le juge Cullen, ordonnance en date du 18-10-93, C.F. 1re inst., encore inédite] a accueilli la requête, principalement pour les raisons suivantes :

La présente affaire, complexe et unique, met en cause un individu affligé d’une maladie inhabituelle. Les antécédents du requérant devant cette Cour sont bien documentés, de même que ses conflits avec la Commission et le Service correctionnel du Canada. L’avis de requête introductif d’instance soulève de nombreuses questions épineuses, dont plusieurs sont relatives à la Charte. Ce sont ces questions qui me portent à croire qu’il ne convient pas que l’affaire suive la procédure qui régit la demande de contrôle judiciaire[2].

Je le répète, la présente affaire est complexe et pose un ensemble de questions de droit complexes. Outre les questions relatives à la Charte, il y a le fait que la Commission n’a pas permis au requérant d’être représenté par un avocat lors de ses audiences. À lui seul, ce refus ne résisterait probablement pas à un contrôle judiciaire. Toutefois, c’est l’existence de questions de droit complexes, alliée à la nécessité d’obtenir des renseignements factuels détaillés, qui justifie que la présente affaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action, conformément au paragraphe 18.4(2) et à la Règle 1601(2). Par conséquent, la requête est accueillie. Je souhaite cependant souligner que les demandes qui soulèvent des arguments fondés sur la Charte ne seront pas systématiquement instruites comme s’il s’agissait d’actions. Chaque cas doit être examiné en fonction de son bien-fondé, conformément à l’intention de l’article 18.4 et aux commentaires du juge Muldoon exprimés dans l’arrêt P.E.I. Potato Board, précité[3].

Toute tentative d’interprétation du paragraphe 18.4(2) doit commencer par la prise en considération de l’affirmation que le juge Muldoon a faite relativement au point de vue qui doit être adopté lorsqu’on veut mettre ce paragraphe en application[4] :

L’article 18.4 de la Loi sur la Cour fédérale dispose clairement qu’en règle générale, une demande de contrôle judiciaire ou un renvoi présenté à la Section de première instance est instruit comme s’il s’agissait d’une requête. En vertu de cet article, ces matières doivent être entendues et jugées « à bref délai et selon une procédure sommaire ». Exceptionnellement, le paragraphe 18.4(2) prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire peut être instruite comme s’il s’agissait d’une action. Cependant, c’est dorénavant par voie de requête qu’il est préférable de procéder et il ne faut pas déroger à ce principe en l’absence de motifs très clairs.

Il est intéressant de se rappeler, à l’instar du juge Reed[5] :

… [qu’] en matière de contrôle judiciaire le rôle du tribunal consiste à examiner la décision contestée, mais non à se substituer à l’instance qui l’a rendue.

Il faut aussi noter les commentaires du juge Strayer[6] :

Pour ces motifs, je ne souscris pas à l’argument des intimés, à savoir qu’il y a des questions de fait techniques difficiles à trancher, lesquelles nécessiteront des plaidoiries et un procès ainsi que le contre-interrogatoire d’experts et d’autres personnes. En l’espèce, il n’incombe pas à la Cour de devenir une académie des sciences se prononçant sur des prévisions scientifiques contradictoires, ou d’agir en quelque sorte à titre de Haute assemblée pesant les préoccupations manifestées par le public et déterminant quelles préoccupations devraient être respectées. Indépendamment de la question de savoir si la société serait bien servie si la Cour assumait l’un ou l’autre de ces rôles, ce dont je doute sérieusement, il ne s’agit pas de rôles qui ont été confiés à la Cour dans l’exercice du contrôle judiciaire prévu par l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7].

Par conséquent, je ne vais pas ordonner que cette affaire soit entendue à titre d’action. Je crois qu’il est possible de répondre à de nombreuses préoccupations des intimés si les parties mettent l’accent sur les questions véritables.

En général, c’est seulement lorsque les faits, de quelque nature qu’ils soient, ne peuvent pas être évalués ou établis avec satisfaction au moyen d’un affidavit que l’on devrait envisager d’utiliser le paragraphe 18.4(2) de la Loi. Il ne faudrait pas perdre de vue l’intention clairement exprimée par le Parlement, qu’il soit statué le plus tôt possible sur les demandes de contrôle judiciaire, avec toute la célérité possible, et le moins possible d’obstacles et de retards du type de ceux qu’il est fréquent de rencontrer dans les procès. On a des « motifs très clairs » d’avoir recours à ce paragraphe, pour utiliser les mots du juge Muldoon, lorsqu’il faut obtenir une preuve de vive voix soit pour évaluer l’attitude et la crédibilité des témoins ou pour permettre à la Cour de saisir l’ensemble de la preuve lorsqu’elle considère que l’affaire requiert tout l’appareillage d’un procès tenu en bonne et due forme[7]. L’arrêt rendu par la présente Cour dans l’affaire Bayer AG et Miles Canada Inc. c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social et Apotex Inc.[8], où le juge Mahoney, J.C.A. s’est montré jusqu’à un certain point en désaccord avec la décision rendue par le juge Rouleau dans la même affaire[9], est un exemple récent de l’hésitation de la Cour à instruire une affaire par voie d’action plutôt qu’au moyen d’une demande.

Le juge Strayer, dans l’arrêt Vancouver Island Peace Society, et le juge Reed dans l’arrêt Derrickson, ont mentionné qu’il est important de se rappeler la vraie nature des questions auxquelles la Cour doit répondre dans une procédure de contrôle judiciaire, et de considérer la pertinence d’utiliser la preuve déposée par affidavit pour répondre à ces questions. Par conséquent, un juge commettrait une erreur en acceptant qu’une partie puisse seulement présenter la preuve qu’elle veut au moyen d’un procès si cette preuve n’était pas liée aux questions très précises auxquelles la Cour doit répondre. La complexité, comme telle, des questions de faits ne saurait être prise en considération si les affidavits contradictoires des experts qui s’appuient sur ces faits se rapportent aux questions soumises au tribunal plutôt qu’aux questions soumises à la Cour. Par conséquent, supposer qu’on pourra mettre au jour une preuve cachée n’est pas une raison suffisante pour ordonner la tenue d’un procès[10]. Un juge peut être justifié de statuer autrement s’il a de bonnes raisons de croire qu’une telle preuve ne pourrait être mise au jour qu’au moyen d’un procès. Mais le vrai critère que le juge doit appliquer est de se demander si la preuve présentée au moyen d’affidavits sera suffisante, et non de se demander si la preuve qui pourrait être présentée au cours d’un procès pourrait être supérieure.

Nous ne croyons pas que la qualité de la preuve requise varie selon qu’il s’agisse d’une question liée à la Charte ou à d’autres questions. Il est exact que les faits constitutionnels sont inhabituels, en ce qu’ils se rapportent souvent à des tendances sociales. Mais avant qu’un juge conclue que des questions liées à la Charte nécessitent un procès, il faut des raisons de croire que la preuve déposée au moyen d’affidavits sera insuffisante. La présentation d’une requête n’équivaut pas à procéder dans un « vide factuel », puisque la preuve par affidavit est possible. L’affirmation que les questions liées à la Charte ne peuvent être correctement tranchées qu’au moyen d’un procès bat en brèche les arrêts innombrables rendus par la présente Cour, la Cour suprême du Canada et d’autres cours à la suite d’une demande ou d’un autre moyen sommaire, ou lors de l’appel de ces décisions. Il n’y a absolument aucun motif d’accorder un traitement spécial aux litiges où la Charte est invoquée.

La complexité, comme telle, des questions de droit n’est pas un motif suffisant. Cette complexité reste la même, que ces questions soient débattues lors de l’instruction d’une demande ou d’une action.

Le temps, comme tel, n’est pas non plus un motif suffisant pour transformer une demande en action. Le volume de la preuve qui sera déposée par affidavit et le temps dont les avocats ont besoin pour présenter leur affaire n’ont pas de relation avec la façon dont l’instance est tenue. Nous sommes conscients que les demandes ont pris de plus en plus du temps de la Section de première instance, et que ce qui n’était pour un juge que le jour des requêtes est devenu plus souvent qu’autrement la semaine des requêtes. Le système a clairement besoin d’être adapté aux nouvelles exigences de l’ère post-Charte; mais la solution ne saurait être, parce que l’on battrait alors en brèche la volonté du Parlement, de diminuer le fardeau du juge des requêtes en transformant les demandes en actions.

Les motifs subjectifs qu’une partie pourrait avoir de désirer que la preuve soit présentée de vive voix ne sont pas non plus pertinents. Le désir d’une partie d’avoir son heure de gloire au prétoire n’est pas un motif pour accorder un procès.

En l’espèce, et en toute déférence, le juge des requêtes était, d’une part, trop préoccupé par la complexité des questions soulevées et par le fait qu’il y avait des questions liées à la Charte et, d’autre part, pas assez préoccupé par ce qui aurait dû être la question principale, à savoir si la preuve nécessaire pour trancher le litige pouvait être valablement produite par affidavit. Il y a là clairement matière à intervention de notre Cour.

Nous avons examiné les plaidoiries et les dossiers des deux demandes présentées antérieurement à la Section de première instance et sur lesquelles l’intimé a appuyé sa présente demande. Il y a effectivement des questions et des faits complexes, mais on ne nous a pas convaincus qu’une audience tenue de façon sommaire empêcherait les parties et la Cour d’instruire de façon appropriée la demande de contrôle judiciaire. Au contraire, il nous semble que les motifs de plainte de l’intimé sont entièrement liés à la procédure suivie par la Commission. Les questions de procédure étant très précisément de la compétence de la Cour, elles ne sont pas complexes au point de nécessiter la production de documents ou leur communication, des témoignages faits de vive voix et comportant contre-interrogatoire et, finalement, l’appareillage complet d’un procès.

Les appelants ont soulevé une autre question en ce qui concerne la contestation de la décision rendue par la Commission le 22 novembre 1991. Ils allèguent que, en vertu de la Règle 1602(4) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19)], l’avis de requête introductive d’instance de l’intimé ne pouvait valoir que pour l’une des décisions seulement; ils allèguent aussi que la demande se rapportant à la décision du 22 novembre 1991 ne pouvait pas être accueillie, étant donné qu’elle n’a pas été présentée dans le délai de 30 jours fixé par le paragraphe 18.1(2) de la Loi et que seul un juge de la Section de première instance peut accorder un nouveau délai. Ces deux points sont très justes.

Ceci dit, il ne semble y avoir aucun besoin pour l’intimé de contester la décision de 1991. Les procédures suivies par la Commission lors de l’audience de 1991 étaient celles qu’elle se serait apprêtée à suivre lors de l’audience de 1993. La question que la Cour doit trancher est donc en fait celle-ci : la Commission peut-elle utiliser en 1993 les mêmes procédures qu’elle a utilisées en 1991? Si la Cour décide que ces procédures étaient illégales en 1991, ou qu’elles seraient illégales à la reprise de l’audience, l’intimé obtiendra une audience où les procédures appropriées seront adoptées. Nous devons par conséquent ordonner que les paragraphes a) à l) de l’avis de requête introductive d’instance, qui se rapportent à l’audience de 1991, soient radiés.

Les appelants ont soumis que, si l’appel était accueilli, le délai prescrit par la Règle 1603(3) [édictée, idem] pour le dépôt de leur affidavit devrait, conformément à la Règle 1614(1) [édictée, idem], être prolongé à 30 jours à partir de la date du présent jugement, et que le délai prescrit par la Règle 1606(1) [édictée, idem] pour le dépôt et la signification du dossier de l’intimé devrait être prolongé à 60 jours à partir de la date du présent jugement. Nous en donnerons l’ordre.

L’appel sera accueilli, l’ordonnance rendue par la Section de première instance, annulée, et la requête présentée en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur la Cour fédérale, rejetée; les délais prescrits par les Règles 1603(3) et 1606(1) débuteront à partir de la date du présent jugement et les paragraphes a) à l) de l’avis de requête introductive d’instance seront radiés.



[1] L’art. 18.4 est rédigé de la façon suivante :

18.4 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Section de première instance statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3.

(2) La Section de première instance peut, si elle l’estime indiqué, ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il agissait d’une action.

Cet article a été ajouté par la L.C. 1990, ch. 8, art. 5 et est entré en vigueur le 1er février 1992.

[2] Dossier d’appel, à la p. 332.

[3] Dossier d’appel, à la p. 334.

[4] Office des pommes de terre (I.P.-É.) c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1992), 56 F.T.R. 150 (C.F. 1re inst.), à la p. 152.

[5] Derrickson et autre c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1993), 63 F.T.R. 292 (C.F. 1re inst.), à la p. 298.

[6] Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1992] 3 C.F. 42 (1re inst.), à la p. 51.

[7] Voir Canadien Pacifique Ltée. c. Bande indienne de Matsqui, [1993] 2 C.F. 641 (C.A.), aux p. 649 et 650; Edwards c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1992), 53 F.T.R. 265 (1re inst.), à la p. 267, le juge Pinard.

[8] (25 octobre 1993), A-389-93, encore inédit.

[9] [Bayer AG et autre c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) et autre] (1993), 66 F.T.R. 137 (C.F. 1re inst.).

[10] Oduro c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 9 décembre 1993, IMM-903-93 (C.F. 1re inst.), le juge McKeown, (encore inédit).

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