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[1994] 1 C.F. 524

T-315-93

Dasonda Khakh (requérant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Khakh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon—Toronto, 16 septembre; Ottawa, 4 novembre 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Demande de contrôle judiciaire contre la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la revendication par le requérant du statut de réfugié n’avait pas un minimum de fondement — Le conseil du requérant a demandé à deux reprises les services d’un interprète puisque le requérant ne savait pas suffisamment l’anglais — L’arbitre a rejeté la demande les deux fois — Demande finalement accueillie après que l’arbitre eut fait consigner au dossier que l’anglais du requérant s’était détérioré depuis sa première comparution — Les propos tenus par l’arbitre justifiaient une crainte raisonnable de préjugé — Revue de la doctrine et de la jurisprudence en matière de renonciation — La crainte raisonnable de préjugé doit être invoquée à la première occasion — Le requérant n’a pas renoncé à son droit d’objection parce qu’il n’en était pas conscient et qu’il n’était pas représenté par avocat.

Recours en contrôle judiciaire contre la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la revendication par le requérant du statut de réfugié n’avait pas un minimum de fondement. Le requérant, un Sikh indien qui revendiquait le statut de réfugié par ce motif qu’il craignait d’être persécuté, a comparu à l’enquête sur le minimum de fondement qui s’est ouverte le 20 novembre 1991. Au cours de l’audience, son conseil (qui n’était pas avocat) a demandé les services d’un interprète, mais l’arbitre a décidé que le requérant parlait et comprenait suffisamment bien l’anglais et que de ce fait, un interprète n’était pas nécessaire. À la reprise de l’audience le 25 février 1992, le conseil du requérant a demandé de nouveau un interprète, demande que l’arbitre a rejetée encore une fois. Peu de temps après le commencement de l’interrogatoire, l’arbitre a fait consigner au dossier que l’anglais du requérant s’était détérioré depuis sa dernière comparution, et qu’il n’avait d’autre choix que de demander les services d’un interprète. Il échet principalement d’examiner si la remarque faite par l’arbitre, savoir que l’anglais du requérant semblait s’être détérioré, justifiait une crainte raisonnable de préjugé.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le critère de la crainte de préjugé consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». Un simple soupçon de parti pris n’est pas suffisant pour fonder un recours en contrôle judiciaire. La seule raison pour laquelle l’arbitre a fait consigner au dossier que l’anglais du requérant s’était détérioré depuis l’audience du 20 novembre 1991, est qu’il était convaincu que le requérant ne faisait pas « de son mieux » en anglais. Après lui avoir refusé à deux reprises les services d’un interprète, l’arbitre a dit au requérant que son anglais s’était détérioré tout d’un coup. Une personne avisée, qui aurait examiné la question de façon réaliste et pratique, aurait conclu après mûre réflexion qu’il y avait crainte raisonnable de parti pris, laquelle devait être invoquée à la première occasion. Bien que le requérant n’eût pas soulevé la question lors des audiences devant le comité, il n’a pas renoncé à son droit en la matière puisque ni lui ni son conseil ne savait que le premier avait le droit de soulever, pour cause de crainte raisonnable de parti pris, une objection aux propos tenus par l’arbitre.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 45.

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

de Freitas c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 60 (C.A.F.); Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie Atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103; (1985), 24 D.L.R. (4th) 675; 17 Admin. L.R. 1; 7 C.H.R.R. D/3232; 86 CLLC 17,012; 64 N.R. 126; Regina v. Nailsworth Licensing Justices. Ex parte Bird (1953), 1 W.L.R. 1046 (Q.B. Div.); West Region Tribal Council c. Booth et autres (1992), 55 F.T.R. 28 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Baxter, Lawrence. Administrative Law, Cape Town : Juta & Co. Ltd., 1984.

Craig, Paul P. Administrative Law, 2nd ed., London : Sweet & Maxwell, 1989.

Dussault, René et Louis Borgeat. Traité de droit administratif, t. 3, 2e éd, Québec : Presses de l’Université Laval, 1989.

Halsbury’s Laws of England, vol. 1, 4th ed. London : Butterworths, 1973.

Mullan, David J. « Administrative Law » 1 C.E.D. (Ont. 3rd), title 3, 1979.

Supperstone, Michael and James Goudie. Judicial Review, London : Butterworths, 1992.

DEMANDE de contrôle judiciaire contre la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la revendication par le requérant du statut de réfugié n’avait pas un minimum de fondement. Demande accueillie.

AVOCATS :

Harminder S. (Harry) Mann pour le requérant.

Leena A. Jaakkimainen pour l’intimé.

PROCUREURS :

Harminder S. (Harry) Mann, Mississauga Ontario, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : Il y a en l’espèce recours en contrôle judiciaire, introduit par le requérant contre la décision en date du 4 juin 1992 par laquelle sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention a été jugée dénuée de fondement par un comité, chargé de prononcer en la matière, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le Comité).

Ce recours est fondé sur les motifs suivants :

1) le Comité n’a pas donné au requérant la possibilité de « se faire pleinement entendre » du fait :

i) qu’il s’est servi des dépositions faites sous serment par le requérant lors de son interrogatoire, sans les avoir fait traduire, pour relever les contradictions dans son témoignage;

ii) qu’il n’a pas permis au requérant de recourir aux services d’un interprète à deux occasions (le 20 novembre 1991 et le 25 février 1992), ce qui a porté préjudice au requérant (le premier motif);

2) le Comité a tiré des conclusions qui dénotent un préjugé dans ses délibérations; en conséquence, sa conclusion que la revendication du requérant n’avait pas un minimum de fondement a été tirée de façon abusive et arbitraire (le second motif).

Le requérant est un Sikh indien qui, dès son arrivée au Canada le 12 juillet 1987, a revendiqué le statut de réfugié par ce motif qu’il craignait avec raison d’être persécuté à cause de sa religion, de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social.

Le 18 novembre 1987, le requérant, interrogé sous serment en application de l’article 45 de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], a témoigné en pendjabi et son témoignage a été traduit au fur et à mesure par un interprète.

Le 20 novembre 1991, lors de l’audience d’enquête sur le minimum de fondement de sa revendication, le Comité lui a demandé si sa première langue était l’anglais et s’il voulait que la séance se poursuivît dans cette langue. On peut lire l’échange suivant entre le requérant et l’arbitre aux lignes 10 à 16 de la page 3 (à la page 52 du dossier du requérant) de la transcription :

[traduction] l’arbitre :Votre première langue est-elle l’anglais, monsieur Khakh?

l’intéressé : Oui (inaudible) pendjabi.

l’arbitre : Mais vous voulez que nous poursuivions en anglais?

le conseil : Ouais.

Et, aux lignes 24 à 63, cet échange entre l’arbitre et le conseil (qui n’était pas un avocat) du requérant :

[traduction]  le conseil : … il a dit … peut-être ne comprenait-il pas votre question, mais il a fait savoir à la première audience qu’il a certainement besoin d’un interprète.

l’arbitre : Vous ne l’avez pas dit, monsieur.

le conseil : Eh bien, il me l’a dit à moi …

l’arbitre : Pourquoi …

le conseil : … c’est pourquoi je …

l’arbitre : … ne me l’avez-vous pas dit?

le conseil : … c’est ce que je fais en ce moment.

l’arbitre : Après que j’eus posé la question à M. Khakh.

le conseil : Parce que je … je pense qu’il ne … il ne comprenait pas la …

l’arbitre : Ce n’est pas ça que je vous demande.

le conseil : … question.

l’arbitre : Ce que je vous demande, c’est pourquoi vous ne me l’avez pas dit.

le conseil :    Eh bien, pour l’audience d’aujourd’hui nous … M. Wilson m’a demandé et nous en avons discuté, il n’y a aucun problème si c’est juste pour ajourner, mais s’il y a une audience, il aura besoin d’un interprète.

l’arbitre :      Et qu’aurions-nous fait si nous arrivions au 25 février et qu’il n’y ait pas d’interprète?

le conseil : Eh bien, je l’ai dit à M. Wilson et c’est ce que je vous dis maintenant.

l’arbitre :      Bon, je vais … je vais régler tout de suite cette question de savoir si un interprète est nécessaire.

Il ressort de l’échange ci-dessus que le conseil du requérant a informé l’arbitre que celui-ci aurait besoin d’un interprète à l’audience du 25 février 1992. Au lieu d’accéder à cette demande, l’arbitre a posé au requérant plusieurs questions afin de savoir s’il avait besoin d’un interprète. Après avoir conversé avec le requérant et entendu les arguments de son conseil, l’arbitre a décidé que le requérant parlait et comprenait l’anglais suffisamment bien et qu’en conséquence, les services d’un interprète n’étaient pas nécessaires.

L’audience d’enquête sur le minimum de fondement fut ajournée au 25 février 1992. À la reprise, le conseil du requérant demanda de nouveau un interprète, demande que rejeta l’arbitre. On peut lire à ce propos l’échange suivant entre le conseil du requérant et l’arbitre, aux lignes 30 à 46 de la page 9 de la transcription (à la page 58 du dossier du requérant) :

[traductionle conseil : Monsieur l’arbitre, avant que nous ne passions aux questions, je tiens à vous informer que M. Khakh ne sait pas suffisamment l’anglais pour expliquer tout ce qu’il a à expliquer.

Je vous prie de lui donner un interprète, sans quoi nous aurions un problème parce que son témoignage (inaudible).

l’arbitre :   Monsieur Mangat, la question a été réglée à l’ouverture de l’audience du 20 novembre. J’ai décidé ce jour-là de ne pas demander les services d’un interprète car je ne pensais pas que M. Khakh allait en avoir besoin pour cette audience.

Je propose que nous poursuivions sans les services d’un interprète. S’il y a vraiment un problème, je considérerai alors toute requête que vous pourrez faire au sujet des services …

le conseil : Je vous remercie.

Le conseil du requérant a commencé alors à questionner celui-ci et après neuf questions préliminaires, l’arbitre a remarqué que le requérant avait du mal à répondre convenablement en anglais. Il a conclu que son anglais s’était détérioré depuis le 20 novembre 1991. L’extrait suivant de la page 10 de la transcription de l’audience du 25 février 1992 (à la page 59 du dossier du requérant) est significatif :

[traduction]  Q. Quelles sont vos opinions politiques? Pourriez-vous en faire part au comité?

R.   Politique est, il y a problème dans (inaudible) et là (inaudible) vous savez, c’est … et le problème dans mes pays, un grand nombre de gens contre le gouvernement c’est dans mon … non, … non … non … il y a un petit problème avec l’anglais maintenant (inaudible) s’il vous plaît.

l’arbitre :   Oui, je pense que vous avez dit quelque chose d’important, monsieur Khakh. Il y a un petit problème avec l’anglais maintenant. Il semble que votre anglais est … s’est détérioré depuis la dernière audience.

l’intéressé : Oui.

l’arbitre :   … le 20 novembre. Ce jour-là j’ai pu juger d’après les questions et les réponses que vous m’avez données en anglais que vous compreniez l’anglais, que vous pouviez communiquer en anglais.

Cependant, il semble que ce matin votre connaissance de l’anglais s’est détériorée. Puisqu’il en est ainsi, je n’ai pas d’autre choix que de demander qu’un interprète nous soit affecté, mais je dois faire consigner au dossier que votre anglais semble s’être détérioré depuis le 20 novembre.

L’audience est ajournée.

À la reprise de l’audience le 2 juin 1992, le requérant a témoigné par l’intermédiaire d’un interprète, et cinq documents ont été versés au dossier. Le conseil du requérant a informé l’arbitre qu’il voulait que tous ces documents fussent traduits avant qu’aucune question ne fût posée, sauf la transcription de l’interrogatoire sous serment du 18 novembre 1987, dont le requérant avait déjà une copie. L’arbitre a décidé alors que cette transcription ne serait pas traduite.

Le requérant a été contre-interrogé au sujet du témoignage qu’il avait rendu sous serment à l’audience du 18 novembre 1987. Toutes les questions et réponses citées de l’interrogatoire du 18 novembre 1987 ont été traduites à l’intention du requérant. Par ailleurs, son conseil n’a élevé aucune objection contre le fait que le contre-interrogatoire portait sur l’interrogatoire sous serment.

Le 4 juin 1992, le Comité conclut que la revendication faite par le requérant du statut de réfugié ne justifie pas d’un minimum de fondement, parce que son témoignage n’est pas, au fond, digne de foi. Le Comité relève des contradictions entre son témoignage et les preuves documentaires produites, ainsi que ses réponses évasives aux questions posées. Dans les motifs de sa décision, le Comité ne se fonde expressément sur aucune contradiction entre le témoignage du requérant et les dépositions qu’il avait faites précédemment sous serment.

DÉCISION

Le premier motif invoqué par le requérant est dénué de fondement. La transcription de son interrogatoire sous serment n’a pas été traduite parce que son conseil a fait savoir à l’arbitre que la traduction n’en était pas nécessaire. Par suite de ces observations, celui-ci a décidé de ne pas la faire traduire.

Pour ce qui est du refus opposé à deux reprises par l’arbitre à la demande des services d’un interprète, il n’a plus aucune importance puisque le requérant s’est vu adjoindre un interprète pour l’audience définitive, à part les neuf questions préliminaires posées à l’audience du 25 février 1992.

J’en viens maintenant au second motif.

Le requérant soutient que les propos tenus par l’arbitre, en page 10 de la transcription de l’audience du 25 février 1992, justifient une crainte raisonnable de préjugé. L’intimé réplique que le requérant n’a pas démontré la présence des éléments du critère du préjugé, tel qu’il est défini à l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, savoir qu’une personne informée, qui examinerait la question de façon réaliste et pratique et après mûre réflexion, conclurait qu’il est probable que l’autorité décisionnelle ait, inconsciemment ou sciemment, rendu une décision injuste. L’intimé ajoute que faute d’avoir contesté la compétence du Comité pour cause de crainte de préjugé, le requérant a renoncé à son droit de soulever cette question par la suite.

Le critère du préjugé a été formulé par le juge de Grandpré en page 394 de l’arrêt Committee for Justice and Liberty comme suit :

… la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait à elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet … ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique … ».

Il s’ensuit qu’un simple soupçon de parti pris n’est pas suffisant pour fonder un recours en contrôle judiciaire.

Dussault et Borgeat soulignent dans Traité de droit administratif, tome 3, 2e éd. (Québec : Presses de l’Université Laval, 1989) en page 423, que ce critère est essentiellement apparence. Dans de Freitas c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 60, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il y avait crainte raisonnable de parti pris par ce motif qu’à l’ouverture de l’audience de réexamen de la revendication du statut de réfugié, un membre du Comité s’était adressé au demandeur en ces termes [à la page 61] :

Personnellement, j’ai lu votre dossier à deux reprises. Et depuis vingt ans que je siège, je trouve votre cas si futile que je me demande parfois dans quelle mesure les gens abusent du système. Je voudrais faire des commentaires sur ce sujet et pour cause.

Au contraire des observations faites par l’arbitre en l’espèce, les propos tenus par le membre du Comité saisi du dossier de Freitas étaient franchement hostiles. Autrement dit, le parti pris invoqué dans cette dernière cause était très évident.

La question qui se pose en l’espèce est de savoir si la remarque faite par l’arbitre que l’anglais du requérant semblait s’être détérioré justifiait une crainte raisonnable de parti pris—c’est-à-dire s’il y avait apparence de parti pris—aux yeux d’une personne avisée.

La remarque de l’arbitre au sujet de la détérioration de l’anglais du requérant doit être examinée à la lumière de la demande faite par celui-ci des services d’un interprète. Selon l’intimé, le requérant n’ayant pas exercé son droit aux services d’un interprète après que le Comité lui en eut accordé la possibilité, ne pouvait plus prétendre par la suite que ce droit avait été violé. La transcription me paraît fort claire. Le conseil du requérant a demandé un interprète à l’audience du 20 novembre 1991, mais l’arbitre a jugé que l’anglais du requérant était suffisant et a par conséquent rejeté la demande. À l’ouverture de l’audience du 25 février 1992, le conseil du requérant a demandé de nouveau un interprète pour celui-ci, et l’arbitre lui a rappelé que la question avait été réglée le 20 novembre 1991.

Il est donc fort étonnant que l’intimé ait soutenu, de vive voix comme par écrit, que le requérant n’avait pas demandé les services d’un interprète. Il semblerait que cet argument soit fondé sur le postulat qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des interventions du conseil du requérant à ce sujet.

La première question posée par l’arbitre au requérant était de savoir si sa première langue était l’anglais, et celui-ci a répondu : « Oui (inaudible) pendjabi ». L’arbitre lui a demandé ensuite s’il voulait poursuivre en anglais, et le requérant a répondu : « Ouais ». Le conseil de ce dernier s’est alors interposé pour demander qu’un interprète fût affecté à l’audience. Si l’arbitre avait accédé à cette demande, la question ne se serait pas posée.

À la reprise du 25 février 1992, le conseil du requérant a réitéré sa demande des services d’un interprète. L’arbitre a refusé derechef en faisant observer qu’à son avis, le requérant n’en avait pas besoin. Peu de temps après le commencement de l’audition, l’arbitre a fait consigner au dossier qu’il trouvait que l’anglais du requérant s’était « détérioré depuis la dernière audience ». Il a conclu ensuite qu’il n’avait pas d’autre choix que de demander les services d’un interprète. Voici sa dernière remarque à ce sujet :

… mais je dois faire consigner au dossier que votre anglais semble s’être détérioré depuis le 20 novembre.

Pourquoi l’arbitre s’est-il cru obligé de faire consigner au dossier que l’anglais du requérant s’était détérioré depuis l’audience du 20 novembre 1991? Je n’y vois qu’une seule raison : il était convaincu que le requérant ne faisait pas « de son mieux » en anglais. La question n’est pas de savoir s’il avait raison ou non de le penser. Le litige en l’espèce provient de ce que, malgré les demandes faites par le conseil du requérant, l’arbitre a décidé que le requérant comprenait suffisamment l’anglais pour ne pas avoir besoin d’un interprète.

C’est ainsi que, après lui avoir refusé à deux reprises les services d’un interprète, l’arbitre a dit au requérant que son anglais s’était détérioré tout d’un coup.

Dans ces conditions, qu’aurait conclu, après réflexion, une personne avisée qui aurait examiné la question de façon réaliste et pratique? Je pense qu’elle aurait conclu qu’il y avait crainte raisonnable de parti pris.

L’intimé soutient que de toute façon, le requérant, n’ayant pas soulevé cette question lors des audiences du Comité, a renoncé à son droit de l’invoquer.

Dussault et Borgeat, dans Traité de droit administratif, t. 3 Presses de l’Université Laval, 1989 aux pages 418 et 419 donnent l’exposé suivant de la règle :

Selon la common law, c’est aussi une règle fondamentale de justice naturelle qu’un organisme ou tribunal inférieur soit impartial et disinteressé : Nemo judex in sua causa. Contrairement à l’existence d’une partialité réelle qui, comme nous l’avons vu, a un effet sur la capacité d’agir du tribunal et pourrait pour cette raison atteindre sa compétence, une simple crainte raisonnable de partialité n’est susceptible de lui enlever sa capacité d’agir que si elle est soulevée en temps utile.

De son côté, P. P. Craig écrit dans son Administrative Law, 2e éd. (London : Sweet & Maxwell, 1989), en pages 238 et 239 :

[traduction] Il est loisible à tout individu de renoncer à invoquer l’intérêt du juge administratif, et les tribunaux judiciaires n’hésitaient pas à conclure à pareille renonciation. Plus récemment, les tribunaux ont moins tendance à tirer une telle conclusion, en particulier si le demandeur n’était pas conscient de son droit d’objection en cet état de la cause. Cette restriction en matière de renonciation est bienvenue, car il ne faut pas conclure à la légère à pareille renonciation aux droits. On peut en fait se demander si cette renonciation devrait être permise, au moins dans certains types d’affaires. La justification de la faculté de renoncer est qu’elle est le fait seul de la personne concernée, et que si celle-ci « choisit » d’ignorer ses propres intérêts, alors tant pis pour elle. Cependant, il y a peut-être un intérêt plus général en jeu, en ce qu’il pourrait être contraire à l’intérêt public de permettre une décision qui pourrait être entachée de partialité.

Sur le même sujet, Lawrence Baxter écrit dans son Administrative Law, (Juta & Co. Ltd.), en pages 591 et 592 :

[traduction] Les règles de justice naturelle veulent que le justiciable se voie accorder la possibilité de se faire entendre par voie d’audience juste et impartiale. S’il ne tient pas à ce droit, il peut y renoncer. En fait, l’administration compte, pour son fonctionnement sans heurts, sur la renonciation généralisée à ce droit dans les faits.

Si l’individu ne fait pas valoir son droit de se faire entendre, il ne pourra pas chercher à faire infirmer la décision pour défaut d’audition. Et dans le cas où il soupçonne l’autorité décisionnelle de parti pris mais n’en demande pas la récusation, ou si la récusation est rejetée et que le plaignant continue à participer à l’audience, il ne pourra pas attaquer subséquemment la décision pour cause de parti pris. Tout cela présuppose qu’il y ait eu possibilité satisfaisante de se faire entendre et que l’intéressé ait eu un choix en la matière. Pour le profane, il n’est peut-être pas facile de mettre en doute l’équité de la conduite d’un fonctionnaire ou tribunal administratif officieux et arrogant. Il faudrait donc juger la renonciation à la lumière de la norme de la conduite raisonnable dans les circonstances.

Toujours à propos du parti pris, David J. Mullan écrit ce qui suit sous la rubrique « Administrative Law », titre 3, tome 1 du Canadian Encyclopedic Digest, 3e éd., (Ontario : Carswell, 1979), en page 57 :

[traduction] §58 Un moyen de défense possible contre l’allégation de parti pris est la renonciation. Si la partie à l’instance, qui possède tous les faits, consent néanmoins à la présence continue du juge administratif qu’on peut raisonnablement soupçonner de parti pris, elle est irrecevable par la suite à se plaindre de la présence de ce juge et de sa participation à la décision. En effet, le défaut de protester a été parfois jugé suffisant pour constituer une renonciation à tout droit de se plaindre à l’avenir.

Dans Judicial Review (London : Butterworths, 1992), Michael Supperstone et James Goudie écrivent ce qui suit en pages 245 et 246 :

[traduction] Il y a renonciation implicite si, après avoir été mis au courant des faits qui pourraient donner lieu à récusation, la partie ou son représentant ne soulèvent aucune objection, du moins dans le cas où ils savent qu’ils ont le droit d’objecter; V. R v Essex Justices, ex p Perkins [1927] 2 KB 475. Par exemple, dans R v Nailsworth Licensing Justice, ex p Bird, op. cit., le procureur représentant une partie opposée à la demande de licence découvrit après la suspension de l’audience que l’un des juges avait signé précédemment une pétition en faveur de l’octroi de la licence. Le juge en chef lord Goddard s’est prononcé en ces termes, page 1048 :

« Le procureur n’a pas immédiatement soulevé son objection et il semble clair qu’il a décidé de laisser l’affaire se poursuivre, en considérant qu’il s’agissait là d’une occasion en or pour demander l’annulation de l’ordonnance au cas où le comité se prononcerait en faveur de la demande. Voilà un motif suffisant pour justifier le rejet de cette requête … »

Dans Affaire intéressant le tribunal des droits de la personne et Énergie Atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103, la Cour d’appel fédérale a jugé que Énergie Atomique du Canada Ltée, en comparaissant devant un tribunal des droits de la personne, avait renoncé à son droit de contester la compétence de ce dernier pour cause de crainte raisonnable de parti pris. Le juge Marceau, J.C.A., s’est prononcé en ces termes, aux pages 113 et 114 :

En common law, même une renonciation implicite à s’opposer à un arbitre au premier stade d’une affaire constitue un motif suffisant pour invalider une opposition ultérieure : … Le principe est énoncé de la manière suivante dans Halsbury, Laws of England (4th ed.), volume 1, paragraphe 71, page 87 :

[traduction] Le droit de contester des procédures viciées par la participation d’un arbitre qui n’a plus qualité en raison de l’intérêt ou de la vraisemblance de partialité peut être perdu par une renonciation expresse ou implicite au droit de s’opposer. Il n’y a aucune renonciation ou acceptation à moins que la partie qui a le droit de s’opposer à la participation d’un arbitre ne soit entièrement au courant de la nature de la perte de qualité et ait eu une possibilité raisonnable de s’opposer. Lorsque ces conditions sont remplies, une partie est réputée avoir accepté la participation d’un arbitre qui n’a plus qualité à moins qu’elle ne se soit opposée à la première occasion.

Le juge Cartwright a énoncé la règle de la manière suivante, par voie d’opinion incidente, lorsqu’il a rendu l’arrêt de la Cour suprême Ghirardosi v. Minister of Highways for British Columbia, [1966] R.C.S. 367, à la page 372 :

[traduction] Il ne fait aucun doute qu’en général, une sentence arbitrale ne sera pas rejetée si les circonstances avancées pour prouver l’incapacité d’un arbitre étaient connues des deux parties avant le début de l’arbitrage et que la procédure s’est poursuivie sans qu’il y soit fait objection.

On peut conclure des magistères ci-dessus que la crainte raisonnable de parti pris doit être soulevée à la première occasion. La question qui se pose alors est : « C’est à quel moment, la première occasion? » Selon Halsbury’s Laws of England, que cite le juge Marceau, J.C.A., dans Affaire intéressant le tribunal des droits de la personne, il n’y a pas renonciation à moins que la partie qui a le droit de soulever l’objection ne soit pleinement au courant de la nature de la perte de qualité et n’ait eu la possibilité raisonnable de formuler l’objection.

Pour Mullan, le tribunal judiciaire saisi conclura qu’il y a renonciation implicite si la partie ou son représentant sont au courant des faits qui justifient une crainte de parti pris mais ne soulèvent aucune objection. Cependant, Mullan tempère son énoncé en ajoutant que cette partie ou son représentant doivent « savoir qu’ils ont le droit d’objecter ».

Craig fait remarquer que les tribunaux judiciaires ont moins tendance à conclure à renonciation implicite dans le cas où la partie ne sait pas qu’elle a le droit d’objecter.

Comme je l’ai fait remarquer, supra, le requérant n’était pas représenté par avocat devant le Comité. J’estime qu’il est impossible de conclure à renonciation implicite en l’espèce puisque ni le requérant ni son conseil ne savait que le premier avait le droit de soulever, pour cause de crainte raisonnable de parti pris, une objection aux propos tenus par l’arbitre et que conteste maintenant le requérant.

Dans Regina v. Nailsworth Licensing Justices. Ex parte Bird (1953), 1 W.L.R. 1046 (Q.B. Div.), le juge en chef lord Goddard a fait l’observation suivante en page 1048 :

[traduction] Le procureur n’a pas immédiatement soulevé son objection et il semble clair qu’il a décidé de laisser l’affaire se poursuivre, en considérant qu’il s’agissait là d’une occasion en or pour demander l’annulation de l’ordonnance au cas où le comité se prononcerait en faveur de la demande. Voilà un motif suffisant pour justifier le rejet de cette requête

Dans West Region Tribal Council c. Booth et autres (1992), 55 F.T.R. 28, le juge Muldoon de cette Cour a jugé qu’une partie avait renoncé à exercer son droit de faire valoir la crainte raisonnable de parti pris puisqu’elle ne l’avait pas fait à la première occasion. Voici la conclusion qu’il a tirée à ce sujet [à la page 46] :

Une nullité ab initio peut être constatée et déclarée à n’importe quel moment par la suite, puisqu’elle n’a jamais eu d’effet, et ce à la lumière des preuves à cet effet. Cependant si une partie allègue le déni de justice naturelle pour cause de préjugé, cette partie devrait, non, elle est tenue d’exprimer immédiatement son allégation, car avec le passage du temps, pareille allégation ne serait peut-être plus démontrable. Il ne faut pas que l’allégation de préjugé soit tenue secrète, il faut qu’elle soit immédiatement rendue publique, afin de prendre le tribunal administratif « en flagrant délit », si on peut dire, de préjugé et de faute. Ainsi donc, l’attitude qui consiste à attendre de voir si on a gain de cause devant l’arbitre, auquel cas on ne fera aucune allégation de préjugé, et à faire cette allégation afin de se soustraire à une perte confirmée, est abusive et doit être découragée.

Je constate qu’en l’espèce, le requérant n’a pas attendu de voir si le Comité faisait droit à sa revendication. Autrement dit, il ne voyait pas dans les propos de l’arbitre une « occasion en or » puisqu’il ne savait pas qu’ils lui donnaient le droit de soulever une objection. Le requérant eût-il été représenté par avocat à l’audience du 25 février 1992, il se pourrait que ma conclusion soit différente.

En concluant, je dois noter que dans les motifs du jugement prononcé au nom de la Cour d’appel fédérale dans de Freitas, op. cit., le juge Hugessen, J.C.A., n’a pas abordé la question de la renonciation. Il appert qu’à la suite des propos tenus par le président Benedetti, la requérante n’a soulevé aucune objection, bien que l’audience du 10 décembre 1987, au cours de laquelle ces propos ont été tenus, eût été ajournée au 15 décembre 1987. La requérante a soulevé la question de la crainte raisonnable de parti pris pour la première fois après l’introduction du recours en contrôle judiciaire.

Par ces motifs, je conclus qu’il y a en l’espèce crainte raisonnable de parti pris et que le requérant n’a pas renoncé à son droit de soulever une objection en la matière. En conséquence, la décision rendue par le Comité chargé de prononcer sur le minimum de fondement est invalide. Elle sera infirmée et l’affaire renvoyée devant un comité de composition différente pour nouvelle instruction.

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