Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1994] 1 C.F 3

A-421-93

Sa Majesté la Reine (appelante)

c.

Canderel Limitée (intimée)

Répertorié : Canderel Ltée c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Desjardins, Décary et Létourneau, J.C.A.—Montréal, 3, 4 et 5 août 1993.

Pratique — Plaidoiries — Modifications — Appel interjeté contre le rejet de la requête visant l’autorisation de modifier, pour la quatrième fois, la réplique modifiée à l’avis d’appel — La modification est refusée lorsqu’il y a retard excessif à présenter une requête, lorsqu’une nouvelle question est soulevée et lorsque la modification pourrait entraîner le rappel de tous les témoins et les experts — La modification doit être pertinente, ne doit pas causer d’injustice que des dépens ne pourraient réparer, et elle doit servir les intérêts de la justice (l’attente légitime du tribunal et des parties qu’un litige prenne fin).

Les parties ont convenu que la question litigieuse consistait à savoir si les paiements incitatifs aux locataires étaient déductibles au moment où ils étaient faits, comme le soutenait l’intimée, ou s’ils devaient être amortis sur la durée du bail, comme l’a déterminé Revenu Canada (la question temps). Le cinquième jour du procès devant la Cour canadienne de l’impôt, la Couronne a présenté une requête visant à obtenir l’autorisation de modifier, pour la quatrième fois, sa réplique à l’avis d’appel. La modification proposée soulevait une nouvelle question. La requête a été rejetée au motif qu’elle n’avait pas été demandée au bon moment, et qu’elle aurait pu être présentée beaucoup plus tôt. Il y avait un rejet implicite de l’allégation de surprise qu’invoque l’appelante pour expliquer son retard à présenter la requête. Il s’agissait d’un appel à l’encontre de ce jugement interlocutoire.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Il est bien établi que la Cour d’appel ne peut intervenir, s’il n’y a pas eu erreur de droit, dans l’ordonnance discrétionnaire d’un juge.

En ce qui concerne les modifications, la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice (les tribunaux et les parties s’attendant légitimement à ce que les litiges prennent fin).

En l’espèce, la question en litige était connue des parties et elles en avaient convenu longtemps avant le procès. Tous les faits avaient été déposés avant le procès. Il n’y avait aucune raison d’attendre le cinquième jour du procès pour présenter la requête en vue d’apporter une modification. De plus, la modification n’était pas compatible avec l’aveu de l’avocat de l’appelante que les dépenses n’avaient pas été faites à titre de capital, et on n’a pas sollicité l’autorisation de retirer cet aveu. Bien qu’un aveu puisse être retiré avec l’autorisation de la Cour, la requête en modification ne peut être considérée une requête implicite en vue d’obtenir l’autorisation de retirer l’aveu.

Selon les faits de l’espèce, il était loisible au juge de première instance de conclure que la modification envisagée, dans les circonstances et au moment où elle était sollicitée, et de la façon dont elle était présentée, de sa nature même et par ses répercussions sur le procès qui arrivait à sa fin, constituait un abus des procédures de la Cour.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 18(1)b).

Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688, Règle 54 (mod. par DORS/93-96, art. 10).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 420.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

La Reine c. Aqua-Gem Investment Ltd. (1993), 93 DTC 5080; 149 N.R. 273 (C.A.F.); La Reine c. Murphy et ABC Steel Building Ltd. (1988), 88 DTC 5028; 99 N.R. 75 (C.A.F.); Birkett v. James, [1978] A.C. 297 (H.L.); Meyer c. Canada (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.); Glisic c. Canada, [1988] 1 C.F. 731; (1987), 80 N.R. 39 (C.A.); Steward v. North Metropolitan Tramways Company (1886), 16 Q.B.D. 556 (C.A.); Ketteman v. Hansel Properties Ltd., [1988] 1 A11 E.R. 38 (H.L.); Continental Bank Leasing Corporation et autre c. La Reine (1993), 93 DTC 298 (C.C.I.).

DÉCISIONS CITÉES :

Northwest Airporter Bus Service Ltd. c. La Reine et Ministre des Transports (1978), 23 N.R. 49 (C.A.F.); La Reine c. Special Risks Holdings Inc., [1984] CTC 563; (1984), 84 DTC 6215 (C.A.F.); conf. [1984] CTC 71; (1983), 84 DTC 6054 (C.F. 1re inst.); Francoeur c. Canada, [1992] 2 C.F. 333 (C.A.); Johnston v. Law Society of Prince Edward Island (1988), 69 Nfld. & P.E.I.R. 168; 211 A.P.R. 168 (C.A.); Gardiner v. Minister of National Revenue, [1964] R.C.S. 66; (1963), 63 DTC 1219; Vineland Quarries & Crushed Stone Ltd. v. M.N.R., [1970] C.T.C. 12; (1970), 70 DTC 6043 (C. de l’É.).

APPEL interjeté à l’encontre d’un jugement interlocutoire de la Cour canadienne de l’impôt ([1993] T.C.J. 298 (QL)) qui rejetait la requête de l’appelante, faite au cinquième jour du procès et soulevant une nouvelle question, présentée en vue d’obtenir l’autorisation de modifier, pour la quatrième fois, la réplique modifiée à l’avis d’appel. Appel rejeté.

AVOCATS :

Alnasir Meghji pour l’appelante.

Guy Du Pont et S. Klar pour l’intimée.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.

Phillips & Vineberg, Montréal, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

Le juge Décary, J.C.A. : Il s’agit d’un appel interjeté contre un jugement interlocutoire par lequel la Cour canadienne de l’impôt [[1993] T.C.J. 298 (QL)] rejetait la requête de l’appelante visant à obtenir l’autorisation de modifier, pour la quatrième fois, sa réplique modifiée à l’avis d’appel. La requête a été faite le cinquième jour du procès. La question litigieuse jusqu’alors, comme en ont convenu les parties, consistait à savoir si les paiements incitatifs aux locataires, que l’appelante a reconnu être une dépense courante, étaient déductibles au moment où ils étaient faits, comme le soutient l’intimée, où s’ils devaient être amortis sur la durée du bail, comme le soutient Revenu Canada (la question temps). L’appelante, au moyen de la modification envisagée, voulait soulever pour la première fois un argument (la question de la dépense en immobilisations), qu’elle a exprimé comme suit[1] :

[traduction] Subsidiairement, si la Cour conclut que les paiements en question sont à juste titre qualifiés de paiements à titre de capital, il soutient qu’aucune somme s’y rapportant ne peut être déduite dans le calcul du revenu de l’appelante en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi, sauf les sommes qui peuvent être déduites conformément à l’alinéa 20(1)b) de la Loi.

Le juge de première instance, en refusant l’autorisation de modifier la réplique, a conclu comme suit[2] :

Essentiellement, l’appel de Canderel soulève la question de savoir si les paiements incitatifs aux locataires peuvent être portés aux dépenses lorsqu’ils sont effectués, comme elle le prétend, ou s’ils doivent être amortis sur la durée du bail, comme le soutient Revenu Canada.

En juin 1990, ce dernier a établi à l’égard de l’appelante une nouvelle cotisation relativement aux paiements qu’elle avait portés aux dépenses en 1986. L’appelante s’y est opposée, mais la nouvelle cotisation a ensuite été confirmée, et l’appel interjeté. Il n’a pas été mentionné que les paiements étaient qualifiés de paiements à titre de capital.

La réponse ne faisait pas mention de capital, ni d’ailleurs une réponse modifiée, à laquelle l’appelante a consenti. En 1992, la réponse modifiée mentionnait l’hypothèse que, dans ses états financiers, la compagnie avait capitalisé les paiements et les avait amortis sur la période du bail. Ce n’est toutefois pas le traitement fiscal qu’a adopté l’appelante.

À la suite de l’audience sur l’état de l’instance tenue en août 1992, l’appel a été fixé pour audition le 3 mars 1993, laquelle audition devait se poursuivre pendant trois jours.

Les parties ont échangé des listes de documents, tenu des interrogatoires préalables, et la date originale du 3 mars 1993 prévue pour l’audition a été reportée de façon à ce que chaque partie puisse présenter une requête. Il est à signaler qu’à l’audition de la requête, l’avocat de l’intimée a clairement indiqué que l’issue de l’affaire reposait vraisemblablement sur les témoignages des différents experts portant sur la façon appropriée de traiter les paiements. On n’a pas mentionné que ceux-ci seraient considérés en tout ou en partie comme des paiements à titre de capital.

Le procès s’est ouvert le 31 mai 1993 et, le sixième jour, après que plusieurs témoins, dont divers experts, eurent été entendus, la présente requête a été présentée à la Cour.

La Cour s’est dit d’avis que, compte tenu de sa tardiveté, la requête constituait un abus de procédure puisqu’elle aurait pu être présentée beaucoup plus tôt. La modification projetée soulevant une question supplémentaire, elle constituait une nouvelle cotisation. Une telle modification à une étape tardive a été considérée puis refusée dans l’arrêt La Reine c. Cecil McLeod (1990), 90 DTC 6281 (C.F. 1re inst.).

La modification en question n’a pas été demandée au bon moment. Elle pourrait obliger les parties à rappeler tous les témoins et les experts à témoigner en tenant compte de la modification projetée. Dans l’arrêt Special Risks Holdings Inc. c. La Reine (1984), 84 DTC 6054 (C.F. 1re inst.), on a jugé qu’une situation semblable constituait un abus de procédure. À la page 6057, le juge Walsh a dit :

[traduction française officielle] « Même si l’on estime qu’elle pourrait avoir une certaine pertinence, aucune procédure ne peut être admise quand elle a pour but d’introduire des documents que les parties auraient pu produire plusieurs mois auparavant et dont l’admission aurait pour effet de retarder l’instruction de l’action. Par conséquent, et pour ce seul motif, la requête constitue un usage abusif des procédures de la cour et ne peut être accueillie. »

La Cour d’appel fédérale a confirmé ce jugement.

Bien qu’on puisse soutenir que l’appelante pourrait être dédommagée de l’effet de la modification grâce aux frais, une telle solution ne l’emporte pas sur l’arrêt Special Risks Holdings Inc., (précité).

La requête est rejetée avec frais à l’appelante, qui est autorisée à soumettre tous les documents pertinents à ses objections à la requête.

Ajoutons que le 16 mai 1989, le ministre du Revenu national (le ministre) a concédé que les paiements litigieux étaient déductibles à titre de revenu et qu’ils ne constituaient pas des dépenses en immobilisations admissibles au sens de la définition de cette expression dans la Loi de l’impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, ch. 63] (la Loi). Il a reconnu que la question ne portait pas sur la déductibilité, mais sur le moment de la déduction. Plus tard, le 14 février 1990, le vérificateur du ministre a indiqué dans son rapport que « Les paiements sont déductibles mais sur la durée du bail et non au cours de l’année dans laquelle il[s] [sont] effectués »[3]. De plus, le 18 août 1992, au cours de l’interrogatoire préalable du vérificateur du ministre pour le compte de ce dernier, le vérificateur a admis l’existence d’une entente entre Revenu Canada et la contribuable selon laquelle les paiements incitatifs constituaient des dépenses engagées en vue de tirer un revenu de l’entreprise du contribuable, et que nul ne prétendait que les dépenses étaient faites à titre de capital au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi. Finalement, le 31 mai 1993, soit le premier jour du procès, l’avocat de l’appelante a dit ce qui suit[4] :

[traduction] Eh bien, en fin de compte, la question …, naturellement, est de savoir quelle méthode de calcul des bénéfices visés à l’article 9, reflète le plus exactement le bénéfice tiré pour l’année en cause? C’est là le point juridique essentiel de tout différend fiscal en ce qui concerne le paragraphe 9(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Au début du procès, l’avocat de l’intimée a fait un exposé préliminaire considérable dans lequel il traçait les grandes lignes de la position de sa cliente pour la Cour. L’exposé contenait différentes allégations de fait sur lesquelles l’intimée entendait se fonder à l’appui de sa position ou pour réfuter celle de l’appelante. Après avoir entendu les grandes lignes de la thèse de l’intimée, l’avocat de l’appelante s’est opposé à la recevabilité de tout élément de preuve ayant trait à différents faits relatés dans l’exposé, au motif qu’un nombre considérable d’entre eux n’avaient pas été plaidés dans l’avis d’appel. Plus particulièrement, l’avocat de l’appelante s’est opposé à la recevabilité de tout élément de preuve relatif à l’insuffisance de capital de Canderel et à la réputation de cette dernière. Le juge de première instance a rejeté l’objection, et l’appelante n’en a pas appelé de cette décision.

Dans ses observations, l’avocat de l’appelante disait ce qui suit[5] :

[traduction] À cette étape, à mon humble avis, ces éléments de preuve ne devraient pas du tout être accueillis, ou s’ils le sont, nous devrions avoir le temps de les étudier et, si nécessaire, de poser des questions à leur égard dans le cours normal des procédures civiles par voie d’examen préalable.

Il n’a pas laissé entendre qu’il demanderait l’autorisation de modifier la réplique afin d’ajouter une nouvelle question (celle de la dépense en immobilisations), pas plus qu’il n’a demandé à interroger au préalable quelques témoins à l’égard de ce qui serait de nouveaux éléments de preuve. Il lui convenait de ne pas en appeler de la décision qui rejetait son objection. Le procès a par conséquent commencé et il s’est poursuivi pendant quatre jours, consacré précisément à la question (la question temps) sur laquelle s’étaient entendus les avocats. L’avocat de l’appelante a concédé devant nous que la prétendue nouvelle preuve aurait pu être présentée par l’intimée à l’appui de sa position à l’égard du moment où devait se faire la déduction, et qu’elle n’était donc pas nécessairement reliée à la question de la dépense en immobilisations. On doit présumer que le juge de première instance, en rejetant l’objection, a conclu que les prétendus nouveaux faits étaient pertinents à la question temps, la seule question dont il était alors saisi.

Le cinquième jour du procès, l’avocat de l’appelante a présenté la modification qu’il voulait faire. Il a fait sa demande en alléguant que l’intimée avait soumis des éléments de preuve à l’égard de différentes allégations de faits contenues dans l’exposé préliminaire qui n’avaient pas été plaidés et qui, si la Cour les accueillait, pourraient avoir pour effet juridique d’accorder aux paiements le caractère de dépenses en immobilisations.

En rejetant la requête en modification, le juge de première instance a conclu, comme nous l’avons vu, qu’« elle n’avait pas été demandée au bon moment » et qu’« elle aurait pu être présentée beaucoup plus tôt ». À notre avis, cette conclusion comprend implicitement le rejet de l’allégation de l’appelante lorsqu’elle invoque la surprise pour expliquer pourquoi elle n’a pas fait sa requête plus tôt. Il existe de fait amplement de preuves pour appuyer cette conclusion de fait implicite que la prétendue nouvelle preuve était contenue dans la preuve déjà au dossier ou s’en dégageait. Il suffit de renvoyer aux observations que l’intimée a adressées au ministre en avril 1989, à l’examen préalable d’un représentant de l’intimée en août 1992, aux rapports des experts et à l’autre interrogatoire, par l’appelante, d’un représentant de l’intimée cinq jours avant la date fixée pour le début du procès. Il ne faut pas prendre la naïveté et la passivité pour l’absence de connaissance.

Cette Cour, dans l’arrêt La Reine c. Aqua-Gem Investment Ltd.[6], a réaffirmé qu’elle « ne peut intervenir s’il n’y a pas eu erreur de droit » dans l’ordonnance discrétionnaire d’un juge. Le juge MacGuigan, J.C.A., a ensuite cité l’arrêt La Reine c. Murphy et ABC Steel Building Ltd. (1988), 89 DTC 5028 (C.A.F.), à la page 5029, dans lequel le juge Mahoney, J.C.A., avait appliqué les principes exposés par lord Diplock dans l’arrêt Birkett v. James, [1978] A.C. 297 (H.L.), à la page 317 :

 … un tribunal d’appel ne devrait pas substituer son propre « pouvoir discrétionnaire » à celui du juge simplement parce que ses membres auraient personnellement jugé que la prépondérance de la preuve allait contre la décision qu’il a rendue dans l’espèce. Ils devraient considérer que leurs fonctions relèvent principalement de l’examen, et ils ne devraient infirmer la décision du juge que dans les circonstances où … ils sont convaincus que le juge a commis une erreur de principe soit en attachant de l’importance à un élément dont il n’aurait pas dû tenir compte, soit en ne tenant pas compte d’un élément qu’il aurait dû prendre en considération;

En ce qui concerne les modifications, on peut dire, à la suite des décisions de cette Cour dans les affaires Northwest Airporter Bus Service Ltd. c. La Reine et Ministre des Transports[7]; La Reine c. Special Risks Holdings Inc.[8]; Meyer c. Canada[9]; Glisic c. Canada[10] et Francoeur c. Canada[11], et de la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Ketteman v. Hansel Properties Ltd[12] citée dans l’arrêt Francoeur, que même s’il est impossible d’énumérer tous les facteurs dont un juge doit tenir compte en décidant s’il est juste, dans une situation donnée, d’autoriser une modification, la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice[13].

En ce qui concerne l’injustice causée à l’autre partie, je ne puis qu’adopter, comme l’a fait le juge Mahoney, J.C.A., dans l’arrêt Meyer[14], les propos suivants de lord Esher, M.R., dans l’arrêt Steward v. North Metropolitan Tramway Company (1886), 16 Q.B.D. 556 (C.A.), à la page 558 :

[traduction] Il n’y a pas d’injustice si la partie adverse peut être indemnisée au moyen d’une adjudication de dépens; cependant, si la modification aurait pour effet de placer la partie adverse dans une position telle qu’elle doive en subir un préjudice, elle ne doit pas être faite.

et les paroles qui leur font suite :

[traduction] Et le même principe a été exposé, un peu plus clairement je crois, par le juge Bowen, qui dit qu’une modification doit être autorisée « lorsqu’il est possible de mettre les parties dans la même situation, aux fins de la justice, que celle dans laquelle elles étaient lorsque l’erreur a été commise ».

Lorsqu’il s’agit d’appliquer cette règle à la présente affaire, demandons-nous, dans l’éventualité où la modification serait accueillie présentement, si le demandeur serait dans la même position que celle dans laquelle il aurait été si les défendeurs avaient correctement plaidé dès le début?

Écrites dans un contexte légèrement différent, les remarques suivantes du juge Stone, J.C.A., dans l’arrêt Glisic[15] n’en sont pas moins particulièrement pertinentes :

À mon avis, le demandeur ne devrait pas avoir à deviner quelles dispositions, à part celles expressément invoquées, peuvent être citées par la défense à l’instruction. Il ressort du dossier que l’intimée était, peu après la saisie, au courant de la possibilité de ce moyen de defense … Si ce moyen avait, de façon appropriée, été invoqué avant le commencement du procès, l’appelant aurait pu préparer sa défense en conséquence, et, s’il le jugeait approprié, retenir les services d’un avocat. D’autre part, s’il avait été soulevé plus tôt au procès lui-même, avant la clôture des plaidoiries des parties, sa validité aurait pu être tranchée en temps voulu, et le juge de première instance aurait pu déterminer s’il en résultait un préjudice pour l’appelant.

Pour ce qui est des intérêts de la justice, on peut dire que les tribunaux et les parties sont en droit de s’attendre à ce qu’un procès aboutisse, et les retards et la tension et les inquiétudes que suscite chez toutes les parties concernées une modification tardive soulevant une nouvelle question, peuvent fort bien être considérés comme un obstacle aux fins de la justice[16]. À notre sens, ces principes ont été le mieux résumés par lord Griffiths, s’exprimant pour la majorité, dans l’arrêt Ketteman v. Hansel Properties Ltd[17] :

[traduction] Il ne s’agissait pas d’une affaire dans laquelle on avait demandé de faire une modification au cours des plaidoiries finales et la Cour n’étudiait pas la nature particulière d’une défense fondée sur la prescription. En outre, quelle que puisse avoir été la règle de conduite il y a cent ans, il n’est pas d’usage aujourd’hui d’autoriser invariablement qu’une défense entièrement différente de celle qui a été plaidée soit opposée au moyen de modifications au terme du procès, même à la condition qu’il y ait ajournement et que le défendeur paie tous les frais faits inutilement. Il existe une claire distinction entre les modifications ayant pour but de rendre plus claires les questions en litige, et celles qui permettent de soulever une défense différente pour la première fois.

Il appartient au juge de première instance de décider s’il y a lieu d’autoriser une modification, et il doit se laisser guider dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, par sa perception de la justice. De nombreux et divers facteurs influeront sur l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Je ne crois pas possible ni sage de tenter de les énumérer tous. Mais la justice ne peut toujours se mesurer en fonction d’une somme d’argent, et à mon sens un juge est en droit de mettre dans la balance la tension que le procès impose aux plaideurs, particulièrement s’il s’agit de particuliers plutôt que de sociétés commerciales, l’inquiétude de faire face à de nouvelles questions litigieuses, les vains espoirs soulevés, et l’attente légitime que le procès réglera les questions dans un sens ou dans l’autre. De plus, autoriser une modification avant le début du procès est tout à fait différent de l’autoriser à la fin, pour donner à un défendeur qui ne semble pas avoir gain de cause la possibilité de reprendre la lutte avec une défense entièrement nouvelle.

Un autre facteur dont le juge doit tenir compte est la pression exercée sur les tribunaux par l’augmentation considérable des procès, et donc la nécessité que, dans l’intérêt public, les procédures soient conduites efficacement. Nous ne pouvons plus nous permettre de témoigner la même indulgence à l’égard de la conduite négligente des procès que celle peut-être possible à une époque moins fébrile. Dans certaines affaires, la justice sera mieux servie si les avocats doivent assumer les conséquences de leur incurie plutôt que d’être autorisés à faire une modification à une étape très tardive de la procédure. [C’est moi qui souligne.]

et par le juge Bowman, de la Cour canadienne de l’impôt, dans l’arrêt Continental Bank Leasing Corporation et autre c. La Reine[18] :

 … je préfère tout de même examiner la question dans une perspective plus large : les intérêts de la justice seraient-ils mieux servis si la demande de modification ou de rétractation était approuvée ou rejetée? Les critères mentionnés dans les affaires entendues par d’autres tribunaux sont évidemment utiles, mais il convient de mettre l’accent sur d’autres facteurs également, y compris le moment auquel est présentée la requête visant la modification ou la rétractation, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Il n’existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l’absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l’espèce. Il s’agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l’intérêt qu’ont les tribunaux à ce que justice soit faite.

Même s’il est exact que l’autorisation de faire une modification peut être recherchée à toute hauteur de la procédure, on peut dire sans risque d’erreur que plus tardive est la demande, plus difficile il sera pour le requérant de surmonter le double obstacle que représentent pour lui l’injustice causée à la partie adverse et les intérêts de la justice. Nous notons que dans toutes les affaires fiscales mentionnées par l’avocat de l’appelante, la requête en modification avait été faite avant le procès, ou elle avait été faite au procès mais l’avocat de la partie adverse pouvait s’y attendre au cours du procès[19].

En l’espèce, la véritable question en litige (la question temps) était connue des deux parties, et elles en avaient convenu longtemps avant le début du procès. Les faits permettant à l’avocat de l’appelante de tenter d’imputer les paiements au capital étaient déposés en preuve bien avant le début du procès. Même lorsque les prétendus faits non révélés ont été portés à la connaissance de l’avocat de l’appelante juste avant le début du procès, il n’a pas demandé l’autorisation d’apporter une modification, et il a attendu jusqu’à 22 heures le soir du quatrième jour du procès avant de soulever la question auprès de l’avocat de l’intimée. À ce stade, évidemment, les témoins, y compris les témoins experts, avaient déjà déposé, et les interrogatoires préliminaires avaient eu lieu. Le juge de première instance était d’avis que la modification « pourrait obliger les parties à rappeler tous les témoins et les experts à témoigner en tenant compte de la modification projetée[20] ».

De plus, la modification envisagée, bien qu’elle ait été rédigée « à titre subsidiaire », ne constitue évidemment pas un argument subsidiaire. Le juge de première instance statuerait logiquement sur la question de la dépense en immobilisations avant de régler la question temps. Comme l’a reconnu l’avocat de l’appelante, le juge de première instance, s’il devait statuer en premier lieu sur la question envisagée, comme on pourrait s’y attendre, ne serait même pas en mesure de conclure en faveur de l’appelante sur ce point parce que cette dernière avait admis que les dépenses n’avaient pas été faites à titre de capital, et elle n’avait pas demandé l’autorisation de retirer cet aveu. L’avocat de l’appelante a reconnu, et je le cite : [traduction] « La modification est incompatible avec l’aveu ». Il a cependant exprimé l’opinion que la requête en modification constitue implicitement une requête en retrait de l’aveu. Nous sommes incapables de partager cette opinion. La jurisprudence est claire : un aveu peut être retiré, mais avec l’autorisation de la Cour, et nous ne pouvons absolument pas conclure en l’espèce que l’on a implicitement recherché une autorisation, en présumant aux fins de la discussion qu’on aurait pu le faire.

Vu la présence au dossier d’un aveu incompatible et ne pouvant se concilier avec la modification envisagée, que feront le juge de première instance et l’intimée si la modification est accordée? Sur quoi s’appuiera l’intimée pour faire face à la suite du procès? Comment peut-elle se fonder sur un aveu dont l’appelante entend évidemment ne pas faire de cas? Comment peut-on soulever un moyen subsidiaire qui est contraire aux aveux sur lesquels les parties se sont entendues, qui ont servi de fondement au procès, et qui n’ont pas été retirés? Assurément, un acte de procédure aussi embarrassant constitue une « injustice » au sens de la règle relative aux modifications, et il n’aide en rien à déterminer la véritable question en litige.

Selon les faits de l’espèce, il était donc loisible au juge de première instance de conclure que la modification envisagée, dans les circonstances et au moment où elle était sollicitée, et de la façon dont elle était présentée, de sa nature même et par ses répercussions sur le procès qui arrivait à sa fin, constituait un abus des procédures de la Cour. Maître de ses procédures chez lui, le juge de première instance, qui avait pris la direction de l’affaire avant qu’elle ne soit entendue, et qui avait bénéficié d’une conférence aussi bien que de requêtes préalables au procès, n’a pas, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, commis d’erreur de droit qui nous justifierait d’intervenir.

L’appel sera rejeté avec dépens.



[1] D.A., à la p. 40.

[2] D.A., aux p. 59 à 61.

[3] D.A., à la p. 102.

[4] Supp. au D.A., à la p. 41.

[5] Supp. au D.A., à la p. 42.

[6] (1993), 93 DTC 5080 (C.A.F.), à la p. 5096.

[7] (1978), 23 N.R. 49 (C.A.F.).

[8] [1984] CTC 563 (C.A.F.); conf. [1984] CTC 71 (C.F. 1re inst.).

[9] (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.).

[10] [1988] 1 C.F. 731 (C.A.).

[11] [1992] 2 C.F. 333 (C.A.).

[12] [1988] 1 All ER 38 (H.L.).

[13] La Règle 54 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) [DORS/90-688] (mod. par DORS/93-96, art. 10), qui s’applique en l’espèce, ne diffère pas considérablement de la Règle 420 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663].

[14] Précité, note 9 à la p. 72.

[15] Précité, note 10, à la p. 740.

[16] Voir l’arrêt Johnston v. Law Society of Prince Edward Island (1988), 69 Nfld. & P.E.I.R. 168 (C.A.); Glisic c. Canada, précité, note 10.

[17] Précité, note 12, à la p. 62.

[18] (1993), 93 DTC 298 (C.C.I.), à la p. 302.

[19] Dans l’affaire Gardiner v. Minister of National Revenue, [1964] R.C.S. 66, la modification a été demandée après l’examen au préalable. Dans l’affaire Continental Bank Leasing Corporation et autre c. La Reine, précitée, note 18, la modification a été recherchée avant l’interrogatoire préalable d’un fonctionnaire de la Couronne. Dans l’affaire Meyer c. Canada, précitée, note 9, l’avocat de la partie opposée savait depuis trois mois avant le début du procès que la modification de la déclaration serait vraisemblablement demandée. Dans l’affaire Vineland Quarries & Crushed Stone Ltd. v. M.N.R., [1970] C.T.C. 12 (C. de l’É.), la modification avait été recherchée avant le procès.

[20] D.A., à la p. 60.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.