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[1994] 2 .C.F. 318

T-552-88

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (demanderesse)

c.

Norsk Pacific Steamship Company Limited, Norsk Pacific Maritime Services Ltd., Crown Forest Industries Ltd., Fletcher Challenge Ltd., le remorqueur « Jervis Crown », le chaland « Crown Forest no. 4 », Francis MacDonnel, Rivtow Straits Ltd. et R.V.C. Holdings Ltd., faisant affaire sous la raison sociale de Westminster Tug Boats et ladite Westminster Tug Boats, le remorqueur « Westminster Chinook » et Barry Smith (défendeurs)

Répertorié : Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Jervis Crown (Le) (1re  inst.)

Section de première instance, juge Reed—Vancouver, 22 novembre; Ottawa, 10 décembre 1993.

Dommages-intérêts — Compensatoires — Dépenses engagées par l’entreprise à la suite de la collision du navire avec un pont de chemin de fer — Les frais généraux, y compris les frais imputables à la gestion générale, peuvent être recouvrés au titre des coûts engagés par la demanderesse en raison de l’accident — Le bien-fondé de la demande relative aux frais de taxi a été établi — L’excédent de la rémunération des superviseurs temporaires sur leur salaire régulier pouvait être recouvré — Les frais relatifs au traitement des factures pouvaient être recouvrés dans la mesure où les pourcentages appliqués étaient raisonnables et conformes à la pratique adoptée par l’industrie en pareilles circonstances — La demande d’intérêts composés par la demanderesse était irrecevable, cette question ayant déjà été tranchée implicitement dans une instance antérieure, par une présupposition en faveur de l’octroi d’intérêts simples.

Évaluation des dommages-intérêts à la suite d’une instruction sur la question de la responsabilité, tenue devant le juge Addy, à l’issue de laquelle la demanderesse a obtenu jugement contre les défendeurs en raison d’un accident survenu lorsque le Jervis Crown, qui remorquait un chaland par un épais brouillard, à haute vitesse, est entré en collision avec un pont de chemin de fer. Le pont a été fermé au trafic pendant un mois, période au cours de laquelle les sociétés ferroviaires ont dû réacheminer le trafic vers un autre pont et le transport des marchandises a été reporté, n’a pas été fait ou a été effectué par d’autres moyens.

Les éléments de la demande sur lesquels les parties ne se sont pas entendues sont : une demande relative aux frais généraux s’élevant à 215 542,71 $; une demande de 10 894,75 $ au titre des dépenses engagées pour vérifier, évaluer et payer les factures présentées par des tiers; une demande concernant la rémunération versée à quatre superviseurs temporaires pour un total de 22 979,20 $; une demande couvrant des frais de taxi se chiffrant à 14 193,55 $. La question de savoir s’il convenait d’accorder des intérêts simples ou des intérêts composés était aussi en litige.

Jugement : les demandes doivent être accueillies, mais le montant de la rémunération des quatre superviseurs temporaires a été limité à l’excédent de leur rémunération sur leur salaire régulier. Les intérêts devaient être calculés comme des intérêts simples.

Les services de taxi

Les parties s’entendaient sur la question des services de taxi à partir ou à destination de « lieux exceptionnels »—savoir de lieux vers lesquels ou à partir desquels la demanderesse n’aurait normalement pas utilisé de services de taxi. Quant aux services de taxi à partir ou à destination de lieux non exceptionnels, la preuve a établi clairement que les dommages causés au pont ont entraîné une augmentation importante des services utilisés par la demanderesse, équivalant au plein montant de la demande.

La rémunération des superviseurs

La rémunération réclamée a été versée à quatre wagonniers auxquels on a demandé de travailler temporairement comme superviseurs à un autre endroit pendant la période de détournement du trafic. La preuve révèle que les quatre superviseurs temporaires ont reçu une rémunération supérieure d’environ 10 p. 100 à celle qu’ils auraient reçue en qualité de wagonniers. Les défendeurs ont reconnu que la demanderesse pouvait recouvrer le montant de cette rémunération additionnelle.

Les frais relatifs au traitement des factures

La jurisprudence reconnaît que l’utilisation de pourcentages pour fixer le montant des frais engagés ne va pas à l’encontre des principes d’évaluation des dommages-intérêts. Les pourcentages que la demanderesse entendait utiliser étaient appliqués par l’ensemble de l’industrie, qui jugeait ces frais raisonnables en regard des dépenses engagées. À au moins une occasion, il est clair que les employés de la demanderesse ont consacré énormément de temps à la vérification d’une facture, puis à des négociations et à l’obtention d’une nouvelle facture, ce qui a permis aux défendeurs d’épargner, en bout de ligne, un montant représentant six fois celui réclamé par la demanderesse. Les frais réclamés étaient raisonnables dans les circonstances.

Les frais généraux

Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité direct entre chacun des éléments des frais généraux réclamés et les dommages causés par l’accident. Selon la jurisprudence, les frais généraux peuvent être recouvrés au titre des dépenses engagées par une partie demanderesse en raison du préjudice qu’elle a subi. La demanderesse a réclamé des frais généraux relativement à trois types d’activités découlant de l’accident et de la fermeture du pont : la distance additionnelle que les trains de la demanderesse ont dû parcourir en raison de leur détournement et de leur réacheminement; la construction additionnelle d’installations temporaires destinées aux réparations; la construction, la réparation ou l’entretien additionnels des voies ferrées et des chemins. Pour calculer ses coûts, la demanderesse a utilisé des principes comptables généralement reconnus.

L’argument des défendeurs selon lequel seuls les éléments des frais généraux qui ont augmenté en raison de l’accident auraient dû être inclus dans la demande ne pouvait s’appuyer ni sur la jurisprudence, ni sur le témoignage de l’expert ni sur le simple bon sens. Il était bien évident que, dans le cas d’un accident comme celui qui s’est produit en l’espèce, les employés de l’entreprise qui n’étaient pas des travailleurs de première ligne devaient nécessairement consacrer du temps aux problèmes découlant de la perturbation des activités commerciales normales de la demanderesse. L’entreprise devait y affecter à la fois des ressources humaines et des ressources matérielles. Des frais ont dû être engagés relativement au travail des gestionnaires et du personnel administratif, aux changements apportés aux programmes informatiques, aux frais de traitement des données, aux services téléphoniques et à une multitude d’autres éléments.

Il se peut fort bien qu’il y ait lieu d’aborder différemment la question des frais généraux dans des situations différentes. En l’espèce, il a été démontré que les frais généraux réclamés, y compris ceux désignés comme imputables à la gestion générale, faisaient partie des coûts supportés par la demanderesse en raison de l’accident et étaient raisonnables.

Les intérêts simples et les intérêts composés

Il n’était pas nécessaire en l’espèce de décider s’il y avait lieu d’accorder des intérêts composés étant donné que cette question avait déjà été tranchée implicitement (par une présupposition en faveur de l’octroi d’intérêts simples) dans une instance antérieure. Le principe de la préclusion fondée sur l’identité de la question s’appliquait.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 500.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Hydro-Electric Power Commission of Ontario v. Mather et al., [1954] O.W.N. 382 (C.A.); C.P.R. v. Can. Freightways Ltd. and O’Bray (1962), 39 W.W.R. 191 (C.A.C.-B.); Bell Telephone Co. of Canada v. Montreal Dual Mixed Concrete Ltd. & Highway Paving Co. (1959), 23 D.L.R. (2d) 346; 80 C.R.T.C. 363; [1959] R.L. 425 (C.A. Qué.); British Columbia Hydro and Power Authority v. Marathon Realty Co. (1992), 89 D.L.R. (4th) 419 (C.A.C.-B.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Diversified Products Corp. v. Tye-Sil Corp. (1990), 32 C.P.R. (3d) 385; 38 F.T.R. 251 (C.F. 1re inst.); Hi-Speed Tools Limited v. Empire Tool Works (1923), 25 O.W.N. 172.

DÉCISIONS CITÉES :

Miller Dredging Ltd. v. Dorothy MacKenzie (The), [1993] B.C.J. No. 153 (Q.L.); Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd. (1989), 97 N.R. 384 (C.A.F.); approuvée par [1991] 1 R.C.S. 779; (1991), 80 D.L.R. (4th) 58; 123 N.R. 1; Amoco Cadiz, In re, [1992] A.M.C. 913.

DOCTRINE

Law Reform Commission of British Columbia. Report on the Court Order Interest Act. Victoria, B.C. : Queen’s Printer, 1987.

ÉVALUATION DES DOMMAGES-INTÉRÊTS par suite d’une décision rendue par la Section de première instance le 14 avril 1989 relativement à la question de la responsabilité (Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co. (1989), 49 C.C.L.T. 1; 26 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); conf. par [1990] 3 C.F. 114; (1990), 65 D.L.R. (4th) 321; 3 C.C.L.T. (2d) 229; 104 N.R. 321 (C.A.); conf. par [1992] 1 R.C.S. 1021; (1992), 137 N.R. 241).

AVOCATS :

Marshall Bray pour B.C. Power and Hydro Authority.

David F. McEwen pour la Cie des chemins de fer nationaux.

M. Ian Giroday pour Burlington Northern Railroad.

Murray L. Smith et Raj Samtani pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Golman Mathiesen Lakhani Seligman, Vancouver, pour B.C. Power and Hydro Authority.

McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour la Cie des chemins de fer nationaux.

Douglas, Symes & Brissenden, Vancouver, pour Burlington Northern Railroad.

Campney & Murphy, Vancouver, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Reed : La décision porte sur l’évaluation des dommages-intérêts que la demanderesse a le droit de recouvrer des défendeurs par suite de la décision rendue par M. le juge Addy le 14 avril 1989 [Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co. (1989), 49 C.C.L.T. 1 (C.F. 1re inst.)].

L’accident qui a donné lieu à l’octroi des dommages-intérêts s’est produit de la façon suivante : le Jervis Crown, qui appartenait aux défendeurs Norsk, qui était exploité par eux et qui était sous le contrôle de leur capitaine Francis MacDonnel, remorquait le chaland Crown Forest no. 4 par un épais brouillard, après la tombée de la nuit, à la marée descendante; il a tenté de passer le New Westminster Railway Bridge presque à pleine vitesse. Le Crown Forest no. 4 est alors entré en collision avec le pont. Le pont a subi des dommages importants et a été fermé au trafic ferroviaire du 28 novembre 1987 au 23 décembre 1987. Il a été admis qu’en raison de l’accident,

[traduction] Les sociétés ferroviaires ont dû réacheminer le trafic vers un autre pont, situé plus en amont. Le transport de marchandises par rail a été reporté; dans certains cas, un autre moyen de transport a été utilisé ou le transport n’a tout simplement pas été fait.

L’instruction portant sur la question de la responsabilité a eu lieu en 1989 et jugement a été rendu en faveur de la demanderesse le 14 avril 1989. Ce jugement a été porté en appel à la Cour d’appel fédérale. L’appel a été rejeté le 5 janvier 1990 [[1990] 3 C.F. 114]. Cette décision a fait l’objet d’un pourvoi à la Cour suprême du Canada, mais celle-ci a rejeté le pourvoi le 30 avril 1992 [[1992] 1 R.C.S. 1021]. Une requête sollicitant une nouvelle audition du pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été rejetée le 23 juillet 1992.

Avant l’audition tenue devant moi, les parties se sont entendues sur de nombreux aspects de la demande. La demanderesse demande 1 681 315,58 $, plus les intérêts. De cette somme, seul un montant de 263 610,20 $ demeure en litige, avec la question de savoir s’il faut calculer les intérêts comme des intérêts simples ou des intérêts composés. L’avocat estime que l’octroi d’intérêts composés se traduirait par une différence d’environ 300 000 $ dans le montant adjugé.

Les éléments de la demande sur lesquels les parties ne se sont pas entendues sont : une demande relative aux frais généraux s’élevant à 215 542,71 $; une demande de 10 894,75 $ au titre des dépenses engagées pour vérifier, évaluer et payer les factures présentées par des tiers; une demande concernant la rémunération versée à quatre superviseurs temporaires pour un total de 22 979,20 $; une demande couvrant des frais de taxi se chiffrant à 14 193,55 $. Je traiterai ces questions dans l’ordre inverse de leur énumération. J’examinerai par la suite la question des intérêts simples ou composés.

Les services de taxi

Le litige concernant les services de taxi porte sur le caractère suffisant de la preuve et sur la question de savoir si la demanderesse a prouvé sa réclamation. La demanderesse a réclamé 38 470,51 $ au titre des dépenses qu’elle a engagées en frais de taxi en raison du détournement et du réacheminement des trains auxquels elle a dû procéder à cause de l’accident. Certaines de ces dépenses ont été engagées pour des services de taxi à partir ou à destination de lieux vers lesquels ou à partir desquels la demanderesse n’aurait normalement pas utilisé de services de taxi (lieux exceptionnels). D’autres découlent de l’augmentation des déplacements à partir ou à destination de lieux vers lesquels ou à partir desquels la demanderesse utilise normalement des services de taxi (lieux non exceptionnels). Les dépenses concernant les lieux exceptionnels ont été identifiées et se chiffrent à 24 276,97 $. Les défendeurs admettent que ces dépenses peuvent être recouvrées à juste titre. Ils contestent cependant les dépenses visant les lieux non exceptionnels. Les défendeurs soutiennent que la demanderesse n’a pas correctement identifié ou codé ces dépenses dans sa comptabilité au moment où les services de taxi ont été obtenus et qu’elle n’a donc pas établi qu’elles découlent de l’accident.

La preuve démontre clairement que les dommages causés au pont ont entraîné une augmentation importante des services de taxi utilisés par la demanderesse à partir et à destination des lieux non exceptionnels. M. Hopewell a souligné que, dans le cours normal des activités, les équipes se rendent souvent aux lieux où elles commencent à travailler en utilisant des trains qui passent par ces lieux. À la suite de la fermeture du pont, ce mode de déplacement n’était vraisemblablement plus aussi accessible. Les équipes ont donc dû voyager en taxi pour se rendre à ces lieux ou en revenir. Il a ajouté que, par suite des détournements et des retards qui en ont résulté, des équipes ont pu être envoyées à des lieux où les trains en cause sont arrivés après la fin de leur quart de travail. Il fallait alors ramener ces équipes et en envoyer de nouvelles. Dans ce cas, trois déplacements en taxi ont dû être faits alors qu’on n’aurait normalement pas utilisé de services de taxi ou qu’un seul voyage aurait peut-être suffi.

La ventilation des dépenses visant les lieux non exceptionnels, selon qu’il s’agissait de dépenses normales ou de dépenses découlant de la fermeture du pont, a été effectuée par un employé de la demanderesse qui vérifiait habituellement les factures de taxi. De plus, un des témoins de la demanderesse a comparé les dépenses de taxi engagées par la demanderesse durant les deux mois précédant l’accident à celles engagées au cours des deux mois qui l’ont suivi. Si on compare la moyenne ainsi établie au coût réel des services de taxi utilisés par la demanderesse pendant la période de fermeture du pont, on arrive à une estimation des coûts additionnels de l’ordre de 41 889 $. Ce montant approximatif s’apparente à celui de la réclamation, savoir 38 470,52 $.

L’avocat des défendeurs affirme qu’il aurait fallu utiliser, aux fins de la comparaison, le mois de décembre de l’année qui a précédé l’accident et le mois de décembre de l’année suivante. Aucun élément de preuve n’établit que la comparaison aurait été plus valable si l’on avait utilisé ces mois plutôt que les mois choisis. À mon avis, la demanderesse a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les dépenses de 14 193,55 $ engagées pour des services de taxi visant les lieux non exceptionnels résultent de la fermeture du pont.

La rémunération des superviseurs

La demanderesse réclame la rémunération versée aux quatre personnes qui travaillaient comme wagonniers avant l’accident à la gare de triage de Thornton et qui ont été envoyées à Lynn Creek en qualité de superviseurs temporaires pendant la période de détournement du trafic ferroviaire. Bien que quatre personnes soient en cause, elles travaillaient à tour de rôle, une seule à la fois. Si on a dû avoir recours à quatre personnes, c’est qu’il fallait couvrir trois quarts de travail par jour, sept jours par semaine.

L’avocat des défendeurs soutient que seule la rémunération additionnelle versée à ces personnes en sus de leur traitement habituel de wagonniers doit être incluse dans la demande. Selon la preuve présentée par la demanderesse, si la totalité de la rémunération versée à ces personnes a été incluse dans la demande, c’est que leur travail à la cour de triage de Thornton a été accompli par d’autres travailleurs dont la rémunération n’a pas été réclamée. M. Tassone a expliqué que le nombre de trains et la quantité de marchandises qui sont passés par la cour de triage de Thornton pendant la fermeture du pont ont été considérablement réduits et que le nombre de wagonniers requis à la cour de triage de Thornton a diminué, mais que le nombre de wagonniers travaillant dans l’ensemble de la région desservie par le terminal de Vancouver (cour de triage de Thornton, Lynn Creek et Vancouver) est demeuré constant. M. Tassone a précisé que les quatre wagonniers qui ont été temporairement promus au poste de superviseurs ont été remplacés par des wagonniers travaillant en temps supplémentaire.

Je retiens l’argument de l’avocat des défendeurs selon lequel la preuve de la rémunération additionnelle que la demanderesse prétend avoir versée pour du temps supplémentaire est insuffisante pour justifier la demande. Cette preuve n’est pas assez précise. La demanderesse n’a pas produit de données comparables, ni même d’estimations raisonnables, pour étayer sa demande relative à la rémunération de son personnel.

La preuve révèle que les quatre superviseurs temporaires ont reçu une rémunération supérieure d’environ 10 p. 100 à celle qu’ils auraient reçue en qualité de wagonniers. Les défendeurs reconnaissent que la demanderesse peut recouvrer le montant de cette rémunération additionnelle.

Les frais relatifs au traitement des factures

Selon la preuve, lorsqu’une entreprise paye des factures et les présente ensuite à une autre entreprise pour en demander le remboursement, il est d’usage, dans le secteur ferroviaire, d’ajouter au montant du remboursement réclamé des frais additionnels à titre de compensation pour le traitement des factures. Ces frais sont fixés à l’aide d’un tarif établi par la Commission canadienne des transports (maintenant l’Office national des transports du Canada). Le tarif permet une majoration de 3 p. 100 pour la première tranche de 50 000 $ facturée, de 2 p. 100 pour la tranche de 50 000 $ qui suit et de 1 p. 100 pour tout montant facturé en sus de 100 000 $. La demanderesse réclame des défendeurs le paiement d’un montant établi à l’aide de ce tarif pour les dépenses qu’elle a engagées pour le traitement et le paiement des factures découlant de l’accident et dont le montant fait partie des dommages-intérêts que la demanderesse pourra, en définitive, recouvrer des défendeurs.

L’avocat des défendeurs prétend que ces frais sont excessifs, plus particulièrement dans le cas des factures dont le montant est élevé. Il soutient qu’il n’existe aucun rapport entre ces frais et le coût réel de traitement de chaque facture qui se résumerait apparemment à une pure question de forme dans la plupart des cas. L’avocat des défendeurs affirme que les dépenses dont le remboursement est réclamé vont à l’encontre de deux principes applicables à l’évaluation des dommages-intérêts : elles sont fondées sur des pourcentages arbitraires et elles sont déraisonnables.

L’avocat de la demanderesse admet que ces frais sont fondés sur des pourcentages, mais précise que c’est là une pratique adoptée par l’ensemble de l’industrie ferroviaire. Il soutient qu’ils ne sont pas déraisonnables car, si la vérification de bon nombre de factures peut être effectuée sans problème, ce n’est pas toujours le cas. Ce processus comprend plusieurs étapes. Les factures sont d’abord vérifiées non seulement quant à l’exactitude des calculs arithmétiques, mais aussi quant à leur conformité avec les stipulations du contrat en vertu duquel elles sont délivrées. Elles sont ensuite transmises au service pertinent de l’exploitation qui s’assure que les travaux facturés ont bel et bien été exécutés. Enfin, le contrôleur prépare un chèque pour le paiement de chaque facture. En l’espèce, le processus de vérification des factures de la demanderesse a, à une occasion, permis de découvrir des erreurs qui l’ont obligée à négocier avec l’entreprise qui lui avait présenté une facture (Canadien Pacifique Limitée) et notamment à effectuer une inspection physique de la voie ferrée en cause. Une nouvelle facture a été préparée par la suite. Il va de soi que les employés de la demanderesse ont consacré beaucoup de temps à la vérification et aux négociations qui ont précédé la préparation de la nouvelle facture. Le montant ainsi épargné s’élevait à environ 60 000 $. Le processus adopté par la demanderesse a permis aux défendeurs d’épargner, en bout de ligne, un montant qui représente six fois celui que la demanderesse réclame pour les frais de vérification et de traitement de toutes les factures pertinentes.

Après avoir lu la jurisprudence, je conclus que l’utilisation de pourcentages pour fixer le montant des frais engagés ne va pas à l’encontre des principes d’évaluation des dommages-intérêts. La question qui se pose est celle de savoir si ces pourcentages sont raisonnables. En l’espèce, il ne serait absolument pas pratique de demander à chaque employé de la demanderesse qui a traité une facture de relever séparément le temps consacré à cette tâche et d’en faire la preuve à l’aide d’un document. Il est évident que le traitement des factures entraîne un coût. Les pourcentages que la demanderesse entend utiliser sont appliqués par l’ensemble de l’industrie, qui juge ces frais raisonnables en regard des dépenses engagées. Le montant des factures visées en l’espèce est peu élevé dans certains cas, très élevé dans d’autres. Il ne s’agit pas du traitement d’à peine une ou deux factures représentant des montants importants. Il est clairement établi qu’à au moins une occasion les employés de la demanderesse ont consacré énormément de temps à la vérification d’une facture, puis à des négociations et à l’obtention d’une nouvelle facture. Compte tenu de tous ces facteurs, j’estime que les frais réclamés sont raisonnables dans les circonstances.

Les frais généraux

À l’origine, l’avocat de la demanderesse et l’avocat des défendeurs qualifiaient différemment le litige qui oppose les parties concernant les frais généraux. À l’examen des arguments de la demanderesse, il me semble qu’elle prévoyait que la plaidoirie des défendeurs serait fondée sur l’utilisation, par la demanderesse, de méthodes comptables inappropriées pour le calcul de ses frais généraux et sur l’obligation d’exclure, de toute façon, des frais généraux les montants relatifs à la gestion générale. Quant à l’avocat des défendeurs, il me semble que son argumentation touchait en partie ces aspects des frais généraux réclamés mais qu’elle s’appuyait également sur des questions plus fondamentales. L’avocat prétend que la demanderesse doit prouver un lien de causalité direct entre chacun des éléments des frais généraux réclamés et les dommages causés par l’accident. Selon lui, ce lien doit être assez étroit pour qu’il soit possible de faire la preuve que le montant des frais généraux payables par la demanderesse a augmenté en raison de l’accident.

J’estime nécessaire d’examiner d’abord la jurisprudence. Il est clair que les frais généraux peuvent être recouvrés au titre des dépenses engagées par une partie demanderesse en raison du préjudice qu’elle a subi. Dans l’arrêt Hydro-Electric Power Commission of Ontario v. Mather et al., [1954] O.W.N. 382 (C.A.), on peut lire, à la page 383 :

[traduction] C’est un principe bien établi que seuls les dommages-intérêts qui découlent naturellement de l’acte reproché peuvent être recouvrés. À mon avis, il est incontestable que certaines dépenses de la nature des frais de surveillance, des frais de bureau et des frais généraux, telles celles mentionnées précédemment, découlent naturellement de l’acte reproché en l’espèce. Il n’y a pas l’ombre d’un doute que le coût lié à la réparation d’un préjudice, notamment en l’espèce, ne se limite pas au travail physique du réparateur qui a consacré du temps et des efforts à la réparation ou au remplacement effectif des poteaux et des câbles endommagés. En raison de la nature même d’une entreprise comparable à celle de l’intimée, une certaine préparation et une certaine surveillance sont nécessaires et elles entraînent, à leur tour, des frais de commis et de sténographes. Je ne peux conclure que ces coûts sont éloignés des dommages au point d’appartenir à la catégorie des coûts qui ne peuvent pas donner lieu à une indemnisation.

Une véritable question pourrait se poser si la demanderesse essayait de percevoir un pourcentage de ses frais de gestion générale. Il est bien établi que les frais généraux peuvent à juste titre être inclus dans l’indemnité accordée, comme l’illustre la décision de la Cour de l’Échiquier du Canada dans l’affaire The King v. Petite, [1933] R.C.É. 186. Dans cette décision, le juge Angers a passé en revue un certain nombre de causes en droit maritime et d’autres affaires dans lesquelles un somme additionnelle a été accordée au titre des frais généraux. [Non souligné dans le texte original.]

Dans l’affaire C.P.R. v. Can. Freightways Ltd. and O’Bray (1962), 39 W.W.R. 191 (C.A.C.-B.), la demande de la demanderesse relativement aux frais généraux a été rejetée au motif qu’elle n’avait pas été établie par une preuve suffisante. À cette occasion, après s’être référé à la décision Hydro-Electric Power Commission et avoir affirmé qu’il suffisait d’établir que l’ajout des pourcentages relatifs aux frais généraux reposait sur un [traduction] « fondement raisonnable », M. le juge Norris a poursuivi en déclarant, à la page 197 :

[traduction] Il faut se rappeler que les activités de l’appelant consistent à exploiter un chemin de fer transcontinental; elles sont extrêmement étendues, complexes et diversifiées et il ne fait aucun doute que son système comptable est aussi complexe. Le juge de première instance semble avoir estimé, en faisant abondamment allusion au montant élevé de la demande, aux salaires des cadres supérieurs de la société appelante et aux frais de téléphone, que les dommages-intérêts devaient être évalués en fonction de la preuve du coût réel de chaque élément visé sans égard à des éléments comme les frais généraux. Il a mentionné le fardeau qui incombait à l’appelante d’atténuer ses dommages, ce qui est évidemment juste, mais je ne pense pas que cette question se pose dans les circonstances. La question à trancher est purement et simplement celle de savoir si oui ou non l’appelante s’est déchargée du fardeau qui lui incombait d’établir sa perte, de quelque façon que ce soit, notamment en faisant la preuve d’un système de comptabilité analytique et des dommages subis, par l’application d’une proportion des frais généraux à la perte en cause. [Non souligné dans le texte original.]

Dans l’arrêt Bell Telephone Co. of Canada v. Montreal Dual Mixed Concrete Ltd. & Highway Paving Co. (1959), 23 D.L.R. (2d) 346 (C.A. Qué.), on peut lire ce qui suit concernant la demande relative aux frais généraux [à la page 348] :

[traduction] Selon M. Hewitt, ces pourcentages représentent la dépense réellement engagée par l’appelante et sont appliqués à la main-d’œuvre directe en conformité avec la pratique comptable reconnue, dont les principes généraux ont été acceptés par l’avocat des intimés lors du procès. On ne peut faire valoir que ces dépenses auraient été engagées indépendamment de ces activités particulières. La productivité totale de toute entreprise industrielle est fondée sur l’efficacité de ses travailleurs de première ligne. Si on les affecte à la réparation de dommages, ils ne peuvent pas faire leur travail. En ne tenant pas compte de ces éléments indirects, on pénaliserait l’appelante et on refuserait de l’indemniser intégralement pour la perte qu’elle a subie. La preuve démontre que ces chiffres ne comprennent aucun montant au titre des profits. [Non souligné dans le texte original.]

Voici un passage de la décision British Columbia Hydro and Power Authority v. Marathon Realty Co. (1992), 89 D.L.R. (4th) 419 (C.A.C.-B.) [aux pages 424 et 425] concernant la demande relative aux frais généraux :

[traduction] La preuve produite en l’espèce est plus complète que celle déposée dans l’affaire Canadian Pacific R. Co. v. Canadian Freightways. Un témoin, dont les connaissances sont très étendues, a calculé la perte et nous a expliqué comment il a effectué ses calculs. Il a admis que certains chiffres étaient fixés de façon arbitraire, que certaines règles changeaient parfois au sein même de l’Hydro et qu’il arrivait que les montants exigés par l’Hydro au titre des frais généraux soient élevés. Il a aussi fait la preuve, et c’est cette preuve qui manquait dans l’affaire Canadian Pacific, que le montant réclamé était seulement symbolique dans l’ensemble et que les dépenses engagées étaient de beaucoup supérieures à celles réclamées dans l’état qu’il avait préparé. Il a affirmé que les montants demandés ne suffiraient pas à indemniser intégralement l’Hydro de ses coûts indirects.

À mon avis, dans la situation dont le tribunal est saisi, il est pratiquement impossible de calculer la perte avec une très grande précision. Le coût de chaque élément ne peut pas non plus être calculé. Il ne serait pas impossible mais déraisonnable que la Cour consacre du temps à l’évaluation de chaque lettre, de chaque appel téléphonique, de chaque intervention faite par un représentant de l’Hydro.

Il ne s’agit pas d’un cas où la perte n’a pas été prouvée. La perte a été établie en preuve, mais elle est difficile à quantifier.

Je crois qu’il est nécessaire de calculer les frais généraux. Il ne convient pas de calculer différents montants pour différentes tâches. C’est au témoin qu’il reviendrait de le faire et le témoin l’a fait en l’espèce. Il doit nécessairement exister une part d’arbitraire. C’est inévitable.

Des éléments de preuve ont clairement établi qu’une perte importante avait été subie. Compte tenu de la conclusion du juge de première instance, je reconnais que le montant réclamé est peut-être supérieur à la perte réelle, malgré la preuve visant à établir que ce n’est pas le cas. La demande s’élève à plus de 12 p. 100 de l’ensemble du travail et a été calculée, bien sûr, à partir de différents pourcentages applicables à différents éléments.

J’accueillerais l’appel à cet égard et j’augmenterais la somme accordée à la demanderesse en lui attribuant 10 p. 100 au titre des frais généraux. [Non souligné dans le texte original.]

Voir également la décision non publiée Miller Dredging Ltd. v. Dorothy MacKenzie (The) (Cour suprême de la Colombie-Britannique, C914695, le 27 janvier 1993) [[1993] B.C.J. No. 153 (Q.L.)], aux pages 16 à 18. Selon les renseignements que j’ai obtenus, cette décision a été portée en appel.

Dans la cause que la Cour est appelée à trancher, la demanderesse réclame des frais généraux relativement à trois types d’activités qui découlent tous de l’accident et de la fermeture du pont : la distance additionnelle que les trains de la demanderesse ont dû parcourir en raison de leur détournement et de leur réacheminement; la construction additionnelle d’installations temporaires destinées aux réparations et les services connexes; la construction, la réparation ou l’entretien additionnel des voies ferrées et des chemins. Les frais généraux liés au premier type d’activités ont été intégrés par la demanderesse au calcul du prix de revient net des trains. Ceux qui sont rattachés au deuxième correspondent aux activités supplémentaires de ce que la demanderesse appelle son service du matériel. Les frais généraux qui concernent le troisième correspondent aux activités supplémentaires de ce que la demanderesse appelle son service d’ingénierie. Il n’y a aucun chevauchement entre les frais généraux relatifs à chacune de ces trois fonctions.

Les frais généraux relatifs à l’exploitation des trains sur de plus longues distances sont calculés de façon différente de ceux imputés aux fonctions du matériel et de l’ingénierie. Pour calculer le coût de l’exploitation d’un train sur une distance donnée, la demanderesse bénéficiait d’un système d’établissement du prix de revient qu’elle avait mis au point au cours des ans, et qu’elle utilisait et qu’elle utilise toujours à des fins internes pour prendre des décisions et fixer ses prix. Elle utilise aussi ce système d’établissement du prix de revient unitaire et continue de l’utiliser dans des domaines réglementés, par exemple, pour présenter une demande d’abandon de ligne secondaire. Ainsi, la ventilation des coûts prévue dans le manuel d’établissement du prix de revient unitaire est approuvée par la Commission canadienne des transports (maintenant l’Office national des transports du Canada).

Le système d’établissement du prix de revient de la demanderesse ventile les charges variables engagées pour l’exploitation du chemin de fer entre différentes fonctions de sortie. Les frais que la demanderesse qualifie de charges fixes (représentant de 20 à 25 p. 100 du coût total) ne sont pas compris dans le système de ventilation des coûts. Par conséquent, la demanderesse bénéficiait déjà d’une méthode lui permettant de déterminer le coût qu’elle devait supporter, y compris les frais généraux, pour faire voyager différentes unités (un wagon appartenant à la demanderesse, un wagon appartenant à une autre personne, un wagon de queue, une locomotive à moteur diesel) sur une distance d’un mille sur la voie ferrée. Ces coûts pouvaient être fixés à l’aide du manuel d’établissement du prix de revient unitaire. Chaque montant est mis à jour annuellement en fonction des états financiers vérifiés de l’année qui précède. Pour déterminer le montant de sa demande, la demanderesse a utilisé les montants fixés en 1988 en fonction des données recueillies en 1987.

Les défendeurs conviennent que l’indemnisation de la demanderesse relativement au prix de revient de l’exploitation des trains devrait comprendre la rémunération des équipes, les autres frais de main-d’œuvre, les avantages sociaux ainsi que les montants que les défendeurs qualifient d’autres frais directs. Ils n’acceptent pas le montant réclamé par la demanderesse au titre des frais généraux (192 181,71 $). La demanderesse a divisé sa demande relative aux frais généraux en deux parties : la première comprend les frais généraux imputables à la gestion générale (67 902,53 $) et la deuxième les [traduction] « autres frais généraux » ou ce qu’on appelle les frais généraux imputables aux frais d’administration (124 279,18 $). Il ressort du témoignage d’expert du témoin de la demanderesse qu’il n’est pas normal d’établir pareille distinction lorsqu’il s’agit d’imputer les coûts à une fonction donnée. En fait, elle ne se justifie aucunement sur le plan de la ventilation du prix de revient. Cette distinction a été établie en l’espèce à la demande de l’avocat de la demanderesse en raison de certaines remarques incidentes formulées dans la jurisprudence relativement à la non-pertinence des frais généraux imputables à la gestion générale dans le cadre d’une demande de dommages-intérêts.

Quant à la fraction que représentent les frais généraux sur le montant réclamé relativement aux fonctions du matériel et de l’ingénierie, la demanderesse l’a déterminée en calculant d’abord la proportion que les frais généraux représentent par rapport aux frais de main-d’œuvre directs que la demanderesse engage habituellement relativement à ces deux fonctions. Ce rapport a été établi en tenant compte uniquement de certaines catégories de frais généraux. Par exemple, aucun montant n’a été inclus au titre des frais engagés pour les fonctions du service du contentieux, du siège social ou de la planification financière. Les frais de supervision au-delà du niveau régional ont également été exclus. Il ne fait aucun doute que le choix des éléments des frais généraux qui ont été considérés pour calculer cet aspect de la demande sont controversés. Un des témoins de la demanderesse a précisé qu’il n’approuvait pas la méthode utilisée et qu’il aurait ajouté des éléments additionnels. Il a souligné que malgré l’exclusion des frais de supervision au-delà du niveau régional ou des frais de planification financière de l’entreprise, des frais avaient effectivement été engagés relativement à ces fonctions en raison de l’accident. Il suffit selon moi de constater que les calculs relatifs aux fonctions du matériel et de l’ingénierie sont très raisonnables en ce qui a trait au choix des éléments des frais généraux qui ont été pris en compte.

Une fois calculée la proportion que représentent les frais généraux par rapport au coût de la main-d’œuvre directe, selon la méthode décrite ci-dessus, cette proportion a été appliquée aux frais de main-d’œuvre directe découlant de l’accident. Une fois de plus, l’avocat a exigé deux calculs séparés. On a exclu du premier calcul les éléments considérés comme relatifs aux frais généraux imputables à la gestion générale. On les a inclus dans le deuxième. Les frais généraux réclamés relativement au service du matériel s’élèvent à 16 606 $ en excluant les éléments imputables à la gestion générale; ce montant passe à 18 569 $ si on les inclut. Les frais généraux réclamés relativement au service de l’ingénierie se chiffrent à 4 320 $, sans compter les éléments imputables à la gestion générale; ils montent à 4 692 $ si on les inclut. Les réclamations relatives au service de l’ingénierie ne sont pas élevées car la demanderesse a réacheminé ses trains en utilisant des voies ferrées appartenant à d’autres entreprises, principalement à la Canadien Pacifique Limitée. Par conséquent, une partie des voies ferrées appartenant à la demanderesse n’ont pas été utilisées autant qu’elles l’auraient normalement été. En calculant sa demande, la demanderesse a soustrait un montant relativement aux coûts épargnés du fait qu’elle n’a pas utilisé ses propres voies ferrées.

Seule la demanderesse a fait témoigner un expert relativement au calcul des coûts effectué aux fins de l’instance. Selon le témoignage de l’expert, la demanderesse a fondé la ventilation des frais généraux sur des hypothèses appropriées pour déterminer le montant de sa demande; pour calculer ses coûts, elle a utilisé des principes comptables généralement reconnus et n’a inclus aucun élément de profit. Le témoignage de M. Elton sur la nature des frais généraux est pertinent :

[traduction] Les frais généraux sont : « les frais qui ne sont pas directement imputés à un centre de frais donné ». Par centre de frais, on entend « toute activité pour laquelle une évaluation distincte des frais est souhaitable. Il s’agit par exemple de services, de produits, de territoires, etc. ».

Il n’existe pas nécessairement de distinction réelle entre les frais directs et les frais généraux. L’établissement du prix de revient est une activité d’ordre pratique par laquelle on essaie de rendre les renseignements financiers plus utiles. Certaines entreprises essaient d’imputer presque tous les frais directement à un centre de frais; cette méthode est précise, mais parfois coûteuse et inutilement détaillée. D’autres entreprises imputent directement une moins grande partie de leurs frais. Cette méthode est plus simple, mais peut-être moins précise. Plus l’entreprise est grande et complexe, plus la ventilation des coûts devient habituellement difficile.

La décision des entreprises d’imputer directement ou non certains frais repose donc sur des compromis. Certains frais sont presque toujours imputés directement alors que d’autres le sont rarement, mais la situation varie pour beaucoup selon la philosophie de l’établissement du prix de revient et le système d’établissement du prix de revient choisis par la direction.

Parfois, les frais directs sont ceux qui concernent certaines personnes en particulier, par exemple, la main-d’œuvre rémunérée à l’heure; parfois, il s’agit des frais engagés à un endroit particulier, par exemple, à un endroit séparé des installations. Cela vaut également pour les frais généraux, les frais du siège social pouvant être par exemple imputés comme des frais généraux sans égard à leur nature.

Si une entreprise pouvait consacrer du temps et des ressources illimités à son système d’établissement du prix de revient, tous les frais pourraient être traités comme des frais directs et il n’y aurait pas de frais généraux.

Les frais sont perçus et additionnés à différents niveaux dans une organisation. La distinction entre les frais directs et les frais généraux peut varier selon le niveau auquel elle est établie.

Un superviseur de première ligne qui travaille à l’établissement A peut considérer sa propre rémunération comme des frais généraux car il n’en impute pas différentes fractions à différents projets auxquels travaillent ses employés. Ce serait là une tâche ardue et inutile.

Les vices-présidents responsables de toutes les activités de première ligne de l’ensemble des établissements peuvent par contre vouloir connaître le total des frais imputables à chaque établissement et il se peut qu’ils imputent la rémunération des superviseurs comme des frais directs à chaque établissement. Toutefois, ces vices-présidents n’essaieront probablement pas de ventiler leur propre rémunération entre chaque établissement.

Il ressort des remarques qui précèdent qu’il y a une certaine part d’arbitraire dans la qualification de certains frais comme des « frais généraux ».

Dans la partie 3, ci-dessus, j’ai expliqué que les frais généraux ne sont pas différents quant à leur nature des autres frais. Ils ont été comptabilisés de façon différente et c’est pourquoi ils peuvent sembler différents aux personnes qui ne connaissent pas bien les pratiques comptables.

Lorsqu’on parle du « prix de revient » de quelque chose, il est normal qu’on utilise le coût total, y compris les frais généraux.

Le prix de revient peut être défini comme « le sacrifice consenti pour des biens ou des services. Il peut prendre la forme d’une dépense ou d’un manque à gagner ». Une dépense correspond à une sortie d’argent. Dans la situation qui nous intéresse, on pourrait parler d’un manque à gagner pour désigner le fait que les personnes qui ont dû consacrer du temps aux conséquences des problèmes à l’origine de l’instance auraient autrement accompli des tâches qui auraient eu une certaine valeur pour le CN. [Les sous-titres, les numéros de paragraphe et les notes de bas de page ont été omis.]

À mon avis, l’argument des défendeurs selon lequel seuls les éléments des frais généraux qui ont augmenté en raison de l’accident devraient être inclus dans la demande ne peut s’appuyer ni sur la jurisprudence, ni sur le témoignage de l’expert ni sur le simple bon sens. Il va de soi que l’octroi de dommages-intérêts vise à rétablir la demanderesse dans la situation où elle se trouverait si l’accident n’était pas survenu : c’est le principe de la restitutio in integrum. Il est bien évident que, dans le cas d’un accident comme celui qui s’est produit en l’espèce, les employés de l’entreprise qui ne sont pas des travailleurs de première ligne doivent nécessairement consacrer du temps aux problèmes découlant de la perturbation des activités commerciales normales de la demanderesse. L’entreprise doit y affecter à la fois des ressources humaines et des ressources matérielles.

À la suite de l’accident et de la fermeture du pont, il a fallu détourner le trafic ferroviaire en utilisant notamment la voie ferrée de Canadien Pacifique. Les trains qui auraient normalement été formés près de Vancouver à la cour de triage de Thornton ont dû être formés à Edmonton. L’entretien des trains s’est fait à Kamloops plutôt qu’à Vancouver. Il a fallu construire des installations temporaires à Lynn Creek pour la réparation et l’entretien des trains. Ces travaux ont entraîné la construction d’au moins un passage à niveau temporaire. Les trains ont été détournés sur plusieurs parcours différents selon leur nature et leur destination finale. Certains ont d’abord été envoyés à la cour de triage de Thornton avant de revenir traverser le fleuve Fraser en utilisant le pont du Canadien Pacifique entre Mission et Matsqui. Les wagonniers et les équipes qui travaillent normalement à la cour de triage de Thornton ont dû se rendre à d’autres endroits. Avant l’accident, 32 trains de la demanderesse traversaient chaque jour le New Westminster Railway Bridge. Pendant la fermeture du pont, au plus 18 de ses trains, et seulement neuf à une occasion, ont pu utiliser le pont du Canadien Pacifique entre Mission et Matsqui. La fermeture du pont a obligé la demanderesse à utiliser beaucoup plus de main-d’œuvre et de matériel pour transporter beaucoup moins de marchandises. Il est admis que cette situation a entraîné une perte de revenus, bien que la demande ne vise pas la perte de bénéfices, et un retard des trains.

Il est clair que l’organisation et la surveillance des nouveaux parcours ainsi que les activités connexes ont entraîné des frais supérieurs aux frais directs que les défendeurs reconnaissent comme recouvrables. On peut songer, par exemple, au travail des gestionnaires et du personnel administratif, aux changements apportés aux programmes informatiques, aux frais de traitement des données, aux services téléphoniques et à la multitude des autres éléments qui font partie d’une demande de frais généraux.

L’avocat des défendeurs prétend que chaque employé qui a consacré du temps à une question soulevée par l’accident devrait l’avoir noté (de la même façon que les avocats consignent l’utilisation de leur temps). Soulignons que cet argument se fonde non pas sur la prétention que ces dépenses ne peuvent pas être réclamées mais sur celle qu’elles n’ont pas été prouvées. Il est peu pratique de tenir un registre aussi détaillé. La demande relative aux frais généraux oblige justement à évaluer les frais qui peuvent, séparément, représenter des montants minimes et qui, selon les termes mêmes de M. Elton, « ne sont pas directement imputés à un centre de frais donné ». Il s’agit néanmoins de frais réellement engagés par la demanderesse pour les activités visées.

Si l’on acceptait l’argument des défendeurs portant que seuls les éléments des frais généraux dont l’augmentation découlant de l’accident a pu être établie peuvent être réclamés par la demanderesse, celle-ci ne serait pas indemnisée de façon adéquate. Elle ne recevrait aucune indemnité relativement aux ressources matérielles et au temps qu’elle n’a pas pu utiliser pour poursuivre ses activités commerciales habituelles du fait qu’elle a dû faire face aux conséquences de l’accident. Si l’argument de l’avocat était fondé, les frais généraux ne constitueraient pas un chef de dommages admissible. La jurisprudence en a décidé autrement.

L’argument de l’avocat des défendeurs repose sur la décision Diversified Products Corp. c. Tye-Sil Corp. (1990), 32 C.P.R. (3d) 385 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, le tribunal a décidé que, pour l’évaluation du prix de revient, la méthode du coût différentiel convenait mieux que la méthode du coût complet. Je constate que l’expert de la demanderesse a expliqué dans son témoignage que la méthode du coût différentiel ne reflète pas tous les frais liés à une fonction particulière. Son témoignage établit en outre que cette méthode est la seule qui convienne à l’évaluation de l’augmentation ou de la diminution des bénéfices. Je ne pense pas que la décision Diversified Products soit pertinente en l’espèce. Dans cette affaire, le prix de revient a été évalué uniquement aux fins de déterminer quels étaient les bénéfices additionnels réalisés par la défenderesse du fait qu’elle avait vendu des produits qui violaient le brevet de la demanderesse. Il ne s’agissait pas de déterminer le prix de revient d’une unité de production particulière par rapport à l’ensemble de l’entreprise de la défenderesse. L’augmentation du nombre d’unités produites peut entraîner une diminution du prix de revient d’une unité de production donnée, mais rien ne justifie que la personne qui viole un brevet tire partie de cet avantage lorsqu’on évalue les bénéfices découlant de la violation du brevet. En l’espèce, la question à trancher n’a aucun rapport avec les bénéfices. Il s’agit de déterminer avec le plus d’exactitude possible le total des coûts que la demanderesse a dû supporter en raison de l’accident. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la méthode du coût complet convient mieux à la poursuite de cet objectif.

Si je comprends bien la plaidoirie des défendeurs, ils prétendent en outre que certains éléments des frais généraux réclamés, qualifiés de charges variables à long terme par la demanderesse, ressembleraient plutôt à des charges fixes et ne devraient donc pas être pris en compte pour le calcul des frais généraux. Par exemple, aucun montant imputable aux impôts municipaux ou à l’ameublement de bureau, si petit soit-il, ne devrait être inclus étant donné que ces éléments des dépenses ne peuvent pas varier en conséquence du détournement et du réacheminement des trains.

J’estime que l’expert qui a témoigné pour la demanderesse a bien réfuté cet argument. Bien que ces charges soient fixes, en ce qu’elles n’augmentent pas du fait de l’accident, cela ne signifie pas qu’une portion de ces frais, assez petite en fait, ne constitue pas un coût supporté par la demanderesse du fait de l’accident. Dans la mesure où la demanderesse a dû réaffecter des ressources normalement consacrées à ses activités commerciales, il en est résulté un certain coût. Dans la mesure où des frais généraux, tels les montants versés au titre des impôts municipaux ou de l’ameublement de bureau, ont permis à la demanderesse d’exercer ses activités inhabituelles pour faire face aux conséquences de l’accident plutôt que d’exercer ses activités commerciales habituelles, ils font partie des coûts que la demanderesse a dû supporter du fait de l’accident.

Les défendeurs soulignent que, selon le tarif de la Commission canadienne des transports daté de mars 1976 qui a été utilisé en 1987, des frais généraux d’environ 50 p. 100 devaient être ajoutés aux dépenses réclamées pour les travaux effectués par une société de chemins de fer. En l’espèce, les frais généraux qui ont été inclus dans le coût net d’exploitation des trains s’élèvent à 69 p. 100 et ceux qui concernent les fonctions du matériel et de l’ingénierie sont plus élevés. La preuve démontre toutefois que le pourcentage fixé dans le tarif de 1976 n’était pas fondé sur le recouvrement du coût complet. Ce tarif a depuis été révisé et fixe maintenant le pourcentage qu’il convient d’ajouter pour les frais généraux à plus de 100 p. 100. Aucun des montants réclamés au titre des frais généraux par la demanderesse ne dépasse ce pourcentage.

Qu’advient-il de la distinction établie entre les frais généraux imputables à la gestion générale et les autres frais généraux ? L’avocat de la demanderesse a exigé qu’on établisse cette distinction car il s’attendait que les défendeurs axent leur plaidoirie sur cet élément. Comme je l’ai déjà mentionné, la plaidoirie de l’avocat des défendeurs touchait des aspects plus fondamentaux et ne reposait pas sur cette distinction. Il faut pourtant trancher cette question compte tenu des remarques formulées dans certaines décisions, par exemple, dans l’affaire Hydro-Electric Power Commission, supra. Cette décision laisse entendre qu’il n’est pas clair que les frais généraux imputables à la gestion générale peuvent être recouvrés. Précisons d’abord que les remarques formulées à l’égard des frais généraux imputables à la gestion générale dans les jugements qui ont été portés à mon attention sont des remarques incidentes. En outre, l’expert dont j’ai entendu le témoignage a affirmé que cette distinction est arbitraire et difficile à justifier du point de vue de l’analyse des coûts. Les défendeurs n’ont pas produit de preuve pour réfuter cette affirmation ni pour critiquer de quelque façon que ce soit le choix des éléments inclus dans les frais généraux réclamés par la demanderesse. Enfin, les déclarations qu’on trouve dans la jurisprudence et qui peuvent laisser entendre que les frais généraux imputables à la gestion générale ne donnent peut-être pas lieu à une indemnisation sont incompatibles avec l’hypothèse, également formulée dans la jurisprudence, selon laquelle il faut examiner les frais généraux en se demandant quel montant aurait été versé à un tiers pour qu’il accomplisse les tâches que la demanderesse a été forcée d’accomplir ou a volontairement accomplies du fait de l’accident. Dans ce cas, les bénéfices du tiers ne peuvent pas être inclus, mais les coûts qu’il supporte comprennent nécessairement des frais généraux.

Il y a maintenant lieu de se prononcer sur d’autres remarques qu’on retrouve dans bon nombre de décisions qui ont été portées à mon attention, soit celles formulées par M. le juge Masten dans l’affaire Hi-Speed Tools Limited v. Empire Tool Works (1923), 25 O.W.N. 172. Ces remarques ont été faites en rapport avec une demande contractuelle, mais M. le juge Hope les a reprises, dans l’affaire Hydro-Electric Power Commission (supra) [à la page 384], les jugeant appropriées dans le contexte d’une demande de dommages-intérêts en matière délictuelle. Voici ces remarques :

[traduction] « Les « frais généraux » constituent indéniablement un élément admissible de la demande des demandeurs, le paiement devant être effectué sur la base du prix coûtant majoré; par contre, les éléments des frais généraux qui peuvent être recouvrés des défendeurs en pareil cas ne comprennent pas tous les éléments qu’un comptable peut, suivant sa fantaisie, placer dans cette catégorie et qui varieraient en fonction du système comptable utilisé; seuls les éléments qui ont, en vertu du contrat, un lien quelconque défini avec les travaux particuliers que les demandeurs doivent exécuter pour les défendeurs sont admissibles—ils ne peuvent pas être établis par l’application d’un pourcentage estimatif ou habituel au chiffre d’affaires de l’entreprise. Les demandeurs étaient tenus d’établir le bien-fondé de leur demande; à moins de démontrer que les frais généraux réclamés avaient un rapport avec l’exécution du contrat, ils ne pouvaient en exiger le paiement des défendeurs ».

Cette façon d’aborder le problème tient, à mon avis, du simple bon sens et continue d’imposer le fardeau de la preuve, dans tous les cas, à la partie demanderesse, qui doit convaincre le juge du procès du bien-fondé de sa demande en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce.

Je ne suis pas convaincue qu’il y a lieu d’accorder beaucoup d’importance à l’affirmation selon laquelle « les éléments des frais généraux qui peuvent être recouvrés des défendeurs en pareil cas ne comprennent pas tous les éléments qu’un comptable peut, suivant sa fantaisie, placer dans cette catégorie ». La question en litige dans l’affaire Hi-Speed Tools concernait l’interprétation d’un contrat. Il s’agissait d’examiner l’intention des parties au moment où elles ont passé le contrat sur la base du « prix coûtant majoré ». Bien que le tribunal ait affirmé, dans l’affaire Hydro-Electric Power Commission, qu’un raisonnement semblable s’appliquait en matière contractuelle et en matière délictuelle, j’estime qu’il faut se rappeler que la question de l’intention des parties relativement à une stipulation particulière d’un contrat est bien différente de celle des frais engagés par un demandeur en raison du préjudice que lui a causé un délit.

Il se peut fort bien qu’il y ait lieu d’aborder différemment la question des frais généraux dans des situations différentes. Selon moi, il me suffit en l’espèce d’affirmer que je suis convaincue, compte tenu des circonstances, qu’il a été démontré que les frais généraux réclamés, y compris ceux qui ont été désignés comme imputables à la gestion générale, font partie des coûts supportés par la demanderesse en raison de l’accident et sont raisonnables.

Les intérêts simples et les intérêts composés

La principale question en litige en ce qui a trait à l’octroi des intérêts simples ou des intérêts composés est celle de savoir si cette question a déjà été tranchée par la Cour. L’action a été intentée en mars 1988. En juin 1988, M. le juge Collier a rendu une ordonnance opérant la jonction de plusieurs instances et fixant les paramètres relatifs au déroulement de nombreuses mesures préliminaires. Cette ordonnance se lit en partie comme suit :

Les actions (sauf les questions relatives à l’évaluation des dommages) seront instruites ensemble conformément aux directives formulées par le juge du procès.

L’évaluation des dommages sera reportée jusqu’au prononcé ultérieur d’une ordonnance régissant les interrogatoires préalables, les témoins experts et l’instruction de cette question. [Non souligné dans le texte original.]

Le 14 avril 1989, M. le juge Addy a tranché la question de la responsabilité et a prononcé le jugement susmentionné portant, en partie, que « la demanderesse a le droit de recouvrer des défendeurs … ses dommages-intérêts qui seront évalués à l’égard des frais d’exploitation qu’elle a engagés à la suite de la collision avec le Westminster Railway Bridge ». Au début de l’année 1990, les défendeurs qui avaient eu gain de cause ont apparemment insisté pour que soit résolue la question des dépens qu’ils avaient engagés pour contester l’action. Ces pressions ont incité la demanderesse à présenter une requête à la Cour en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux défendeurs qui n’avaient pas eu gain de cause de payer les dépens des défendeurs qui avaient eu gain de cause et permettant à la demanderesse de recouvrer ses dépens des défendeurs déclarés responsables. La requête comprenait le paragraphe suivant :

[traduction] En vertu de la Règle 337(5), que les défendeurs Norsk Pacific Steamship Company Limited, Norsk Pacific Marine Services Ltd., le remorqueur « Jervis Crown » et Francis MacDonnel sont tenus de verser à la demanderesse des intérêts sur le jugement, calculés au taux préférentiel fixé à l’occasion par les banques à charte sur les emprunts contractés au Canada et publié dans la Revue de la Banque du Canada à compter du 28 novembre 1987 jusqu’à la date du paiement du montant accordé dans le jugement.

Le 27 avril 1990, M. le juge Addy a prononcé l’ordonnance qui suit Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., T-552-88, juge Addy, ordonnance en date du 27-4-90, C.F. 1re inst., inédit] :

[traduction] VU LA REQUÊTE présentée par la demanderesse en vue d’obtenir des instructions spéciales sur la taxation des dépens que devront payer les défendeurs Norsk Pacific Steamships Company Limited, Norsk Pacific Marine Services Limited, le navire « Jervis Crown » et Francis MacDonnel ainsi que sur l’évaluation des dommages, et en vue de faire trancher la question des intérêts avant et après jugement, ladite requête ayant été entendue en même temps que d’autres requêtes touchant des questions connexes soulevées dans d’autres actions qui ont été instruites en même temps que la présente action;

LA COUR STATUE :

1. QUE l’action est renvoyée à l’administrateur de la Cour ou à tout autre fonctionnaire que celui-ci pourra désigner afin qu’il détermine le montant des dommages et qu’il fixe les taux d’intérêt réels applicables avant et après le jugement définitif, conformément aux motifs que j’ai prononcés et déposés le 27 avril 1990.

2. QUE, par suite de l’évaluation des dommages en conformité avec les dispositions qui précèdent ou, subsidiairement, par suite de l’entente des parties quant au montant des dommages, jugement définitif sera rendu sur demande sommaire.

Les motifs de M. le juge Addy se lisent, en partie comme suit :

Quant à la référence relative aux dommages et aux taux d’intérêt applicables, il est un principe bien établi que dans les affaires de droit maritime, lorsque des dommages-intérêts ex delicto sont adjugés, le principe de la restitutio in integrum exige que les intérêts, lorsqu’il en est demandé, soient accordés à compter de la date de survenue de la perte en question, sans qu’il doive exister à cette fin une disposition législative d’habilitation comme cela est exigé par les actions ordinaires en common law.

Étant donné que le taux d’intérêt à appliquer peut dépendre des circonstances de l’espèce, il est indiqué que je fixe au moins de quelles façons ce taux peut être prouvé et déterminé en définitive au moment de la référence.

Pour ce qui est des intérêts sur la perte financière des sociétés ferroviaires, comme ces dernières sont des entités commerciales, le moyen le plus juste de garantir l’application du principe de la restitutio in integrum serait d’utiliser le taux préférentiel des banques qui était en vigueur entre la date où les dommages en question sont survenus et la date du jugement relatif à la référence. Comme le montant des dommages augmenterait nécessairement de façon progressive entre la date de la collision et celle où le pont a été remis en service, ce montant devra être estimé pendant toute la période et les taux en vigueur devront s’appliquer au montant des dommages qui s’est accumulé durant cette période.

En ce qui concerne les intérêts après jugement, il est important de s’assurer que l’on établit un taux fixe afin de faciliter l’exécution du jugement et d’éviter d’avoir à fournir d’autres preuves des taux d’intérêts en vigueur après le jugement.

J’ordonne donc qu’en ce qui a trait aux intérêts après jugement, la moyenne des taux préférentiels des banques qui étaient en vigueur pendant toute la période qui s’est écoulée entre la date où le pont a été endommagé et celle où le montant des dommages a été fixé s’applique au montant total du jugement.

La Couronne, toutefois, n’est pas une entreprise commerciale comme les trois autres demanderesses, et elle se situe dans une catégorie distincte de celle à laquelle appartient n’importe quelle personne, organisation ou société ordinaire. Elle ne recueille pas d’argent en empruntant directement des fonds auprès des banques, mais, pour répondre à ses besoins à court terme, elle émet de temps à autres des bons du Trésor. Le taux d’intérêt que paye la Couronne sur ces bons est quelque peu inférieur aux taux préférentiels des banques. En ce qui concerne les intérêts avant jugement, le taux que doit payer de temps à autre la Couronne sur les bons du Trésor à terme d’échéance de trois mois sera retenu, plutôt que le taux préférentiel des banques, sinon la Couronne tirerait un avantage injuste de la situation et l’on contreviendrait au principe de la restitutio in integrum. Quant aux intérêts après jugement, on utilisera un taux fixe, basé sur les intérêts moyens payés sur les bons du Trésor à terme d’échéance de trois mois, et ce entre la date où le pont a été endommagé et celle où le jugement fixant le montant des dommages a été rendu.

En conclusion, une ordonnance est rendue dans chaque cause : en taxant les dépens relatifs aux actions, l’officier taxateur sera soumis aux principes énoncés dans les présents motifs. Il est ordonné aussi, dans les cas où cela s’applique, de renvoyer la question des dommages à l’administrateur de la présente Cour ou à tout autre fonctionnaire judiciaire que ce dernier pourra désigner, afin de fixer le montant des dommages et les montants des intérêts avant jugement, ainsi que les taux après jugement qui s’appliquent aux montants principaux des dommages. Les liquidations seront exécutées d’une manière conforme aux conclusions tirées dans les présents motifs.

Lorsque l’arbitre aura terminé la référence, le jugement sera rendu en accord avec les conclusions, à la suite d’une demande sommaire de confirmation.

L’affaire n’a pas été renvoyée à l’administrateur de la Cour pour l’évaluation des dommages-intérêts et la fixation des taux d’intérêt effectivement applicables en conformité avec les motifs et l’ordonnance de M. le juge Addy. Le 18 février 1993, le juge en chef adjoint a signé l’ordonnance qui suit :

VU la demande écrite présentée par les avocats,

IL EST ORDONNÉ, en vertu du jugement rendu par la Cour le 14 avril 1989, que Madame la juge Reed de la présente Cour soit désignée assesseur aux fins de l’évaluation des dommages,

ET IL EST STATUÉ que l’audition ou l’instruction portant sur l’évaluation des dommages aura lieu devant la présente Cour au Pacific Centre, 16e étage, 700, rue Georgia ouest, à Vancouver, en Colombie-Britannique, le lundi 22 novembre 1993, à 10 h ou au lieu et au moment que peut fixer l’assesseur.

L’instance dont je suis saisie a été introduite le 22 novembre 1993 et a été menée comme une instruction. L’avocat de la demanderesse affirme que les parties ont toujours considéré que la procédure à suivre consistait en deux instructions séparées dont la première devait porter sur la question de la responsabilité et la deuxième sur la question des dommages. Dans sa plaidoirie, l’avocat des défendeurs (qui ne les représentait pas au cours de la procédure antérieure) a prétendu que l’instance dont j’étais saisie constituait une référence sous le régime de la Règle 500 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663] et que je n’avais pas compétence pour décider s’il y avait lieu d’accorder des intérêts simples ou composés. Par la suite, pour accélérer le processus, l’avocat des défendeurs a convenu que l’instance que je présidais devait être considérée comme une instruction. Il a soutenu toutefois qu’il était aussi irrégulier que je décide, même en qualité de juge, d’accorder des intérêts composés alors que M. le juge Addy avait implicitement tranché cette question en avril 1990.

Il est bien établi qu’au moment où les parties ont fait valoir leurs prétentions devant M. le juge Addy en avril 1990, lors de l’audition de la requête en vue d’obtenir des instructions concernant les dépens et d’autres questions, aucun argument n’a été formulé en ce qui a trait à l’octroi des intérêts simples ou composés. Toutes les parties ont présupposé que le débat portait uniquement sur les intérêts simples. La demanderesse n’avait pas demandé d’intérêts composés dans sa déclaration. La décision prononcée dans l’affaire Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd. (1989), 97 N.R. 384 (C.A.F.); approuvée par [1991] 1 R.C.S. 779 n’avait pas encore été rendue au moment du dépôt de la déclaration.

L’avocat des défendeurs soutient que, malgré l’absence de préclusion fondée sur l’identité de la question en ce qui a trait à l’octroi des intérêts composés, il serait irrégulier que je les accorde parce que ce n’est pas moi qui ai présidé l’instruction et que je ne connais donc pas toutes les circonstances de l’espèce. De plus, la demanderesse n’a pas demandé d’intérêts composés dans sa déclaration et il serait irrégulier que j’autorise maintenant ce qui constituerait essentiellement une modification à la procédure écrite. L’avocat de la demanderesse affirme pour sa part qu’il serait très approprié en l’espèce d’octroyer des intérêts composés. À l’appui de cette prétention, il allègue la longue période au cours de laquelle la demanderesse n’a pas pu toucher les sommes auxquelles la décision du 14 avril 1989 lui donnait droit. Cette situation est imputable en premier lieu au long processus d’appel, puis au défaut des défendeurs de conclure une transaction sur quelque portion que ce soit des dommages-intérêts réclamés. Je constate qu’il y a à peine trois mois, le 31 août 1993, les défendeurs affirmaient que les parties n’avaient convenu d’aucun des éléments de la demande en dommages-intérêts.

L’avocat de la demanderesse invoque de nombreux motifs convaincants qui pourraient justifier l’octroi d’intérêts composés. Comme l’a déclaré M. le juge Hugessen [à la page 391] dans l’affaire Monk (supra), une telle ordonnance « s’[harmoniserait] bien avec les réalités de la pratique commerciale moderne ». On a fait allusion à la jurisprudence émanant des États-Unis où l’octroi d’intérêts composés semble être la norme devant les tribunaux fédéraux; voir l’affaire Amoco Cadiz, In re, [1992] A.M.C. 913, aux pages 980 et 981 :

[traduction] Lorsqu’une personne commet un délit, elle crée de ce fait un créancier involontaire. Il peut s’écouler beaucoup de temps avant que la victime obtienne un jugement exécutoire, mais lorsque jugement est rendu, l’obligation remonte au moment où le préjudice a été causé. Dans les opérations de crédit volontaires, l’emprunteur doit payer le loyer de l’argent au taux du marché. (Le taux du marché est le taux minimum approprié applicable aux intérêts avant jugement, parce que le créancier involontaire aurait pu exiger davantage pour consentir un prêt.) Les intérêts avant jugement calculés au taux du marché placent les deux parties dans la situation où elles se trouveraient si l’indemnité avait été versée rapidement.

Les victimes qui financent le nettoyage qu’elles effectuent se consentent un prêt à elle-même; forcées de consacrer des sommes d’argent à un projet qu’elles n’ont pas choisi librement (des sommes qu’elles auraient autrement pu prêter au taux d’intérêt du marché), elles ont droit à une indemnité pour l’« utilisation » du capital … Une personne qui cause un préjudice profiterait de son acte fautif si elle était autorisée à conserver le revenu généré par son argent. C’est pourquoi nous réitérons le principe énoncé dans l’affaire Gorenstein—presque imposé par les affaires Devex et West Virginia—selon lequel les intérêts composés avant jugement constituent la norme dans le cas des litiges portés devant les tribunaux fédéraux.

En outre, la Law Reform Commission of British Columbia recommande, aux pages 31 à 33 de son Report on the Court Order Interest Act (1987), des changements à la législation de la Colombie-Britannique afin qu’elle prévoie l’octroi d’intérêts composés car ceux-ci reflètent mieux le fonctionnement du marché et le coût réel de l’écoulement du temps pour une partie demanderesse.

Je constate, à regret, qu’il n’est pas nécessaire que je décide s’il y a lieu d’accorder des intérêts composés en l’espèce. Je pense que la décision rendue par M. le juge Addy en avril 1990 m’empêche de trancher cette question. Les avocats des deux parties ont admis qu’au moment de la présentation de la demande tous ont tenu pour acquis que seuls les intérêts simples étaient en jeu. Je suis d’avis que M. le juge Addy a rendu son ordonnance en se fondant implicitement sur cette présupposition. Il me semble que, selon la règle de droit relative à la préclusion fondée sur l’identité de la question, une partie ne peut soulever, dans une instance postérieure, une question qui a été tranchée implicitement dans une instance antérieure. Les parties ont eu l’occasion, précédemment, de soulever la question de savoir s’il y avait lieu d’accorder des intérêts simples ou des intérêts composés, mais la demande a été plaidée et tranchée sans qu’il soit fait mention des intérêts composés.

Conclusion

En conséquence, une ordonnance sera prononcée accordant à la demanderesse les dommages-intérêts dont les parties ont convenu, un montant de 14 193,55 $ au titre des services de taxi, un montant relatif à la rémunération supplémentaire versée aux quatre superviseurs temporaires, un montant de 10 894,75 $ au titre des dépenses engagées pour le traitement des factures et un montant de 215 542,71 $ au titre des frais généraux.

Les parties ont convenu des taux d’intérêts applicables et des dates auxquelles ils s’appliquent. Les intérêts établis en fonction de ces dates et de ces taux seront calculés comme des intérêts simples et non comme des intérêts composés.

J’invite l’avocat de la demanderesse à me présenter une ordonnance formelle conforme aux présents motifs pour que j’y appose ma signature.

Les avocats ont demandé à la Cour de ne rendre aucune ordonnance relativement aux dépens avant d’avoir examiné leurs observations à cet égard. Je les invite donc, s’ils ne peuvent s’entendre sur les dispositions d’une ordonnance relative aux dépens, à déposer leurs observations par écrit ou à consulter le registraire pour organiser une conférence téléphonique à ce sujet.

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