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[1994] 1 C.F. 692

T-2116-93

International Business Machines Corporation, IBM Canada Limitée et Lexmark International, Inc. (demanderesses)

c.

Printech Ribbons Inc., Riyaz Jamal, Karim Jamal et Stalwart Trading Corporation (défendeurs)

Répertorié : International Business Machines Corp. c. Printech Ribbons Inc. (1re  inst.)

Section de première instance, juge Nadon—Montréal, 8 novembre; Ottawa, 26 novembre 1993.

Avocats et procureurs — Un associé du cabinet d’avocats qui représente les demanderesses a souscrit un affidavit produit en preuve — Le cabinet d’avocats devrait-il être « écarté » à titre de procureur inscrit au dossier pour les demanderesses? — Politique à l’égard de cette pratique : éviter de créer une impression d’inconvenance et de placer l’avocat dans une situation de conflit d’intérêts — Trop tôt pour ordonner l’exclusion du cabinet d’avocats de la totalité des procédures puisqu’il n’est pas certain que l’associé sera tenu de témoigner — Dans le cadre de la requête en radiation, les demanderesses ont le choix : changer d’avocats ou substituer un nouvel affidavit à celui de l’associé.

Lors de la préparation d’une action en contrefaçon de marque de commerce, Me Robert A. MacDonald, associé du cabinet d’avocats des demanderesses, s’est rendu dans les locaux de la défenderesse Printech avec trois autres personnes. Il a par la suite déposé un affidavit expliquant l’objet de la visite et répondant à la requête des défendeurs visant à faire radier certains paragraphes de la déclaration. Les questions soulevées dans l’affidavit avaient un lien direct avec la requête en radiation. Il s’agissait d’une demande visant à « écarter » le cabinet d’avocats à titre de procureurs inscrits au dossier pour les demanderesses.

Jugement : le cabinet d’avocats ne peut occuper à l’égard de la requête en radiation, mais la demande est prématurée en ce qui a trait à la procédure principale.

Il est bien établi qu’il n’est pas loisible à un procureur de souscrire des affidavits à l’appui de requêtes qu’il entend défendre devant la Cour. Cela s’explique par le fait que le procureur peut éviter d’être contre-interrogé à cet égard en se retranchant derrière le secret professionnel.

Le différent portait plutôt sur la question de savoir si le cabinet d’avocats pouvait occuper ou continuer d’occuper pour les demanderesses dans une affaire où un avocat de ce cabinet avait souscrit un affidavit à l’égard de questions pertinentes. Même si le Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien ne permet pas cette pratique, les règles de déontologie du Barreau du Haut-Canada n’interdisent pas à un membre du cabinet d’avocats d’occuper à titre d’avocat même si un associé de ce cabinet a porté devant la Cour une déclaration qui sera invoquée en preuve. Néanmoins, la politique en cette matière devrait correspondre à celle qu’a énoncée le juge Ferguson dans la décision Heck v. Royal Bank of Canada (1993), 12 O.R. 111 (Div. Gén.) : [traduction] « cette pratique ne devrait pas être permise de façon générale parce qu’elle peut créer une impression d’inconvenance et de manque d’équité dans la perception du public et qu’elle place l’avocat dans une situation inacceptable de conflit d’intérêts où son devoir envers la cour entre en conflit avec son devoir de loyauté et de protection envers le témoin qui est un associé professionnel et avec son devoir de conseil objectif et de représentation envers son client ».

Toutefois, cette politique doit être tempérée par le fait qu’une ordonnance qui empêcherait un cabinet d’avocats de représenter un client priverait le client de son droit fondamental de retenir les services de l’avocat et du cabinet d’avocats de son choix. Par conséquent, il n’y a pas lieu de faire droit à la requête qui cherche, à un stade liminaire des procédures, à écarter tout un cabinet d’avocats de la possibilité d’occuper comme procureur inscrit au dossier, à moins qu’il ne soit établi à la satisfaction de la Cour que l’avocat de ce cabinet est certain de témoigner, ou vraiment susceptible d’être appelé à témoigner.

En l’espèce, la Cour ne pouvait, à cette étape des procédures, exclure le cabinet d’avocats de la totalité des procédures dans le présent litige. Il ne lui apparaissait pas clairement que le témoignage de l’avocat soit ou puisse devenir pertinent relativement aux points en litige que le juge du procès sera appelé à trancher.

En ce qui a trait à la requête en radiation, puisque la déclaration portait sur un point important de la requête, pour protéger l’indépendance de l’avocat si la déclaration de Me MacDonald devait être invoquée, le cabinet d’avocats ne peut occuper à l’égard de la requête, y compris le contre-interrogatoire sur les affidavits. La Cour a accordé 15 jours aux demanderesses pour constituer les nouveaux procureurs qui seront chargés de les représenter pour les fins de la requête en radiation, ou pour déposer un affidavit qui viendra se substituer à celui de Me MacDonald (trois autres personnes ont été témoins des événements mentionnés dans l’affidavit et pouvaient souscrire un affidavit à ce sujet).

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, ch. T-10, art. 56(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Heck v. Royal Bank of Canada (1993), 12 O.R. (3d) 111; motifs supplémentaires (1993), 15 O.R. (3d) 127 (Div. Gén.); Brasserie O’Keefe Ltée c. Lauzon, [1988] R.J.Q. 2833 (C.S.); Carlson v. Loraas Disposal Services Ltd. (1988), 30 C.P.C. (2d) 181; 70 Sask. R. 161 (B.R.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Lex Tex Canada Ltd. c. Duratex Inc., [1979] 2 C.F. 722; (1979), 13 C.P.C. 153; 42 C.P.R. (2d) 185 (1re inst.); College Marketing and Research Canada (CMRC) Corporation et autre c. Volkswagenwerk Aktiengesellschaft (1980), 53 C.P.R. (2d) 37 (C.F. 1re inst.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Irving Equipment, [1988] 1 C.F. 27; (1986), 39 D.L.R. (4th) 341; 33 C.C.C. (3d) 447; 16 C.P.R. (3d) 26; 27 C.R.R. 78; 8 F.T.R. 107 (1re inst.); Planned Insurance Portfolios Co. v. Crown Life Insur ance Co. (1989), 68 O.R. (2d) 271; 58 D.L.R. (4th) 106; 36 C.P.C. (2d) 218 (H.C.); Enerchem Ship Management Inc. c. Coastal Canada (Le), [1988] 3 C.F. 421; (1988), 83 N.R. 256 (C.A.).

DOCTRINE

Association du Barreau canadien, Code de déontologie professionnelle. Ottawa : Association du Barreau canadien, 1974.

Barreau du Haut-Canada. Code de déontologie. Toronto : Barreau du Haut-Canada, 1993.

DEMANDE visant à écarter un cabinet d’avocats à titre de procureurs inscrits au dossier pour les demanderesses parce qu’un associé avait souscrit un affidavit que les demanderesses ont produit en preuve. La demande est accueillie en ce qui a trait à la requête en radiation, mais jugée prématurée en ce qui a trait à la poursuite principale.

AVOCATS :

Robert A. MacDonald pour les demanderesses.

Louis Linteau pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les demanderesses.

Legault, Longtin, Laurin, Halpin, Montréal, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : Il s’agit d’une requête par laquelle les défendeurs Printech Ribbons Inc. (« Printech »), Riyaz Jamal et Karim Jamal (« les défendeurs ») demandent d’« écarter » Gowling, Strathy & Henderson (« le cabinet d’avocats ») à titre de procureurs inscrits au dossier pour les demanderesses.

Plus précisément, les défendeurs prétendent que le cabinet d’avocats devrait être écarté parce que Me Robert A. MacDonald, associé de ce cabinet, a souscrit un affidavit que les demanderesses ont déposé au dossier.

Voici la teneur des moyens invoqués par les défendeurs dans leur requête :

[traduction]   a) Le 22 septembre 1993, les défendeurs Printech Ribbons Inc., Riyaz Jamal et Karim Jamal ont signifié à Gowling, Strathy & Henderson un avis de requête en garantie pour les dépens, un avis de requête en comparution conditionnelle et un avis de requête en radiation de plaidoiries, comme en fait foi le dossier de la Cour;

b)   En réponse à ces requêtes, Me Robert A. MacDonald du cabinet Gowling, Strathy & Henderson a déposé au greffe de la Cour, le 13 octobre 1993, un affidavit daté du 12 octobre 1993;

c)   Me Robert A. MacDonald est un associé du cabinet Gowling, Strathy & Henderson, ainsi qu’il le déclare à l’article premier de son affidavit;

d)   Dans son affidavit, Me Robert A. MacDonald témoigne au sujet de faits qui ont un lien direct avec un aspect important du présent litige;

e)   La décision délibérée du cabinet Gowling, Strathy & Henderson d’intervenir dans la présente affaire à titre de témoin lui enlève la qualité pour agir à titre de procureurs des demanderesses.

À l’appui de leur requête en radiation, les défendeurs ont produit les affidavits de Karim Jamal, dirigeant de la défenderesse Printech, et de Nazir Jetha, directeur du développement de nouveaux produits pour la défenderesse Printech. L’affidavit de Me MacDonald fait suite à ces affidavits. Il ressort des trois affidavits que Me MacDonald et trois autres personnes se sont trouvés dans les locaux de la défenderesse Printech, le 29 juin 1993. Au paragraphe 5 de son affidavit, Me MacDonald explique ainsi le but de sa visite à cet endroit :

[traduction] 5. Les demanderesses ont décidé de visiter Printech, à l’improviste, le 29 juin 1993, afin d’y rencontrer Karim Jamal, l’un des dirigeants de la société, pour obtenir l’assurance que Printech :

a)   arrêterait immédiatement d’expédier des rubans d’imprimante IBM® ‘930 contrefaits;

b)   permettrait la tenue immédiate d’un inventaire de tous les produits IBM® sur place et remettrait tous les produits et échantillons contrefaits ou tous les autres produits IBM® en stock;

c)   permettrait l’accès immédiat, avec possibilité de reproduction, à tous les documents afférents à l’achat et à la vente de tous les produits IBM contrefaits et de tous les produits IBM® qui ont été achetés du fournisseur de tout produit contrefait;

d)   coopérerait à toute enquête et poursuite visant des personnes qui vendent ou offrent en vente des produits IBM® contrefaits; et

e)   payerait aux demanderesses le profit brut tiré de la vente de produits IBM® contrefaits.

Les paragraphes 4 à 24 de l’affidavit de Me MacDonald répondent à la requête en radiation des paragraphes 36, 37 et 38 de la déclaration des demanderesses. Ils répondent directement aux paragraphes 4 à 13 de la requête en radiation et aux affidavits souscrits par MM. Jamal et Jetha à l’appui de cette requête.

Pour parler par euphémisme, la version des événements du 29 juin 1993 donnée par Me MacDonald ne correspond pas du tout à celle de MM. Jamal et Jetha.

Les défendeurs prétendent que les questions soulevées dans les affidavits, y compris celui de Me MacDonald, ont un lien substantiel avec les allégations qui figurent aux paragraphes 36, 37 et 38 de la déclaration, qui portent :

[traduction] 36. Les demanderesses ont demandé aux défendeurs de mettre fin à toute utilisation des marques de commerce IBM et des présentations IBM, et elles ont essuyé un refus.

37. À moins d’en être empêchés par la Cour, les défendeurs menacent de poursuivre les activités qui leur sont reprochées par les présentes.

38. Par suite des actes susmentionnés des défendeurs, les demanderesses ont subi des préjudices et les défendeurs ont fait et continuent de faire des profits.

Les défendeurs font donc valoir que Me MacDonald ne peut continuer à occuper à titre de procureur inscrit au dossier. Ils font en outre valoir qu’il en est ainsi pour le cabinet d’avocats lui-même.

Avant de poursuivre, je tiens à préciser que je ne suis pas saisi de la requête en radiation présentée par les défendeurs. Je suis plutôt appelé à déterminer si le cabinet d’avocats peut continuer à représenter les demanderesses dans la présente affaire et, plus particulièrement, si le cabinet d’avocats peut représenter les demanderesses à l’égard de la requête en radiation présentée par les défendeurs.

Les défendeurs se fondent principalement sur deux décisions, à savoir Heck v. Royal Bank of Canada (1993), 12 O.R. (3d) 111 (Div. Gén.)[1] et Brasserie O’Keefe Ltée c. Lauzon, [1988] R.J.Q. 2833 (C.S.). Les défendeurs citent aussi trois (3) décisions rendues par notre Cour, à savoir Lex Tex Canada Ltd. c. Duratex Inc., [1979] 2 C.F. 722; College Marketing and Research Canada (CMRC) Corporation et autre c. Volkswagenwerk Aktiengesellschaft (1980), 53 C.P.R. (2d) 37, et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Irving Equipment, [1988] 1 C.F. 27.

Dans l’affaire Lex Tex, la défenderesse avait présenté une requête en radiation de la déclaration de la demanderesse et, à l’appui de la requête, le procureur inscrit au dossier avait souscrit un affidavit. Le procureur a été contre-interrogé au sujet de son affidavit mais il a « refusé, à maintes reprises, de répondre à nombre de questions qui lui ont été posées, se retranchant derrière le secret professionnel ». Dans ce contexte, le juge Addy a rejeté les éléments de preuve compris dans l’affidavit du procureur et prononcé les motifs suivants, aux pages 723 et 724 :

L’espèce démontre clairement, et de façon éloquente, combien il est contraire aux règles pour le procureur d’une partie engagée dans une procédure judiciaire de faire une déclaration sous serment ou de témoigner oralement au nom de son client relativement à toute question au sujet de laquelle il a été consulté. Les tribunaux de common law ont reconnu cette règle depuis fort longtemps; mais il semble que, depuis peu, cette dernière soit tombée, jusqu’à un certain point, en désuétude, du moins en ce qui concerne les procédures interlocutoires, au motif, surtout, qu’il est beaucoup plus pratique pour le procureur de faire de telles déclarations.

Quel qu’en soit le motif, il est tout à fait irrégulier et inacceptable de la part d’un procureur de faire une déclaration sous serment (et ce, même dans le cadre d’une procédure interlocutoire) lorsque cette déclaration porte sur des questions de fond, car il s’expose ainsi à être contre-interrogé sur des questions faisant l’objet du privilège procureur-client. En l’espèce, l’avocat de la défenderesse a déclaré très franchement que c’était précisément afin d’éviter de répondre à des questions relativement à certains aspects de l’affaire sur lesquels un autre représentant de la défenderesse pourrait être contre-interrogé, que la décision de faire faire une déclaration sous serment par le procureur de la défenderesse a été prise. Cela, bien entendu, fait ressortir d’autant plus clairement l’injustice fondamentale que cette pratique risque d’entraîner.

Dans l’affaire College Marketing, le juge Cattanach était saisi d’une demande de prorogation du délai d’appel au-delà du délai prévu au paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, ch. T-10. L’affidavit de L. C. Cohen, avocat, a été déposé pour le compte des requérantes. Saisi de cette question, le juge Cattanach déclare, à la page 40, que :

Par ailleurs, il est l’auteur des déclarations faites sous serment dans l’affidavit déposé à l’appui de la demande. Il s’y dit président et directeur des sociétés requérantes, et y fait sous serment des déclarations touchant des questions importantes. S’il est le solicitor des requérantes, il n’a pas le droit de faire cet affidavit. Un solicitor ne peut occuper à un litige dans lequel il est également témoin.

Le juge Cattanach poursuit en affirmant qu’il est entièrement d’accord avec la décision rendue par le juge Addy dans l’affaire Lex Tex, précitée.

Dans l’affaire Directeur des enquêtes et recherches, le juge Muldoon était saisi d’une requête en vue d’obtenir une ordonnance de rétention confidentielle d’une dénonciation avec accès limité jusqu’à ce qu’une accusation ait été portée contre les intimées. La requête était appuyée par l’affidavit du procureur inscrit au dossier. Le juge Muldoon commence son examen de ce point en déclarant que « [p]rétendre agir devant cette Cour en qualité d’avocat et de témoin dans le même dossier litigieux est une mauvaise habitude, et ce, même objectivement » (page 33).

Le juge Muldoon poursuit en déclarant qu’« [i]l existe au moins trois bonnes raisons de rejeter les affidavits faits sous serment par les procureurs et les avocats d’une partie ». Aux pages 33 et 34, il écrit :

En premier lieu, toute personne, y compris celui qui parle, a le droit et l’obligation de ne laisser aucun doute sur la question de savoir s’il parle comme témoin ou comme conseiller professionnel. En deuxième lieu, l’avocat qui souscrit ce genre d’affidavit risque de se trouver en situation de conflit avec sa responsabilité professionnelle. Tout comme les témoignages oraux, les affidavits sont exprimés solennellement sous serment ou sous son équivalent légal (sinon moral). L’avocat ou le procureur qui est, après tout, un officier de justice, ne devrait jamais se mettre dans une situation embarrassante et risquer un conflit d’intérêts entre sa fonction rémunérée (mais néanmoins honorable) d’avocat et la vérité, qui risque d’être désagréable, qu’il a communiquée sous serment. Voir le paragraphe 11(3) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10]. Aucun témoin ne peut objectivement apprécier la valeur ou la crédibilité de son propre témoignage. Il ne devrait pas être possible d’obliger un avocat à subir le contre-interrogatoire de l’avocat de la partie adverse, de crainte qu’il ne sacrifie un de ses rôles ou qu’il ne donne la lamentable impression de le faire. En troisième lieu, à moins qu’il n’obtienne au préalable de son client qu’il le délie de façon absolue, le procureur ou l’avocat devra invoquer mentalement le privilège du secret professionnel de son client lorsqu’il formule l’affidavit et, évidemment, l’invoquer oralement seulement lorsqu’il sera contre-interrogé à son sujet.

En raison de circonstances spéciales, le juge Muldoon a accepté en preuve l’affidavit souscrit par le procureur. Il a néanmoins conclu cette partie de son jugement de la façon suivante, à la page 34 :

Que ce soit pour la dernière fois, à moins que les raisons les plus convaincantes qu’on puisse imaginer soient invoquées.

Dans ces trois (3) affaires, la Cour était saisie de la question de savoir si les affidavits souscrits par un avocat pouvaient être produits en preuve à l’appui de requêtes que le même avocat avait l’intention de plaider devant la Cour. Ces décisions portent toutes que, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, de tels affidavits ne devraient pas être admis en preuve. Ces décisions n’examinent toutefois pas la question que je suis appelé à trancher en l’espèce, à savoir si d’autres avocats du cabinet de l’avocat qui a souscrit l’affidavit peuvent plaider la cause.

Je passe maintenant aux décisions Brasserie et Heck, où la question précise dont je suis saisi a été examinée. Je commencerai par Brasserie. Lors d’une audience portant sur un grief en droit du travail, le Tribunal du travail a accueilli une objection présentée contre un élément de preuve que l’employeur cherchait à introduire. L’employeur a présenté une demande de révision judiciaire en prétendant que le Tribunal du travail avait outrepassé la limite de sa compétence lorsqu’il a rejeté la preuve de l’employeur. À l’appui de sa demande, l’employeur a déposé un affidavit détaillé souscrit par son procureur au dossier. Cette preuve a été contredite par des affidavits souscrits par les trois (3) membres du Tribunal du travail. Avant l’audition de la demande de révision judiciaire, le syndicat a demandé à la Cour une ordonnance portant rejet de l’affidavit souscrit par le procureur au dossier de l’employeur et déclarant que ni le procureur en cause, ni quelque membre de son cabinet, ne pouvaient continuer à occuper pour l’employeur.

Après avoir passé en revue la jurisprudence et les codes de déontologie pertinents, le juge Tessier de la Cour supérieure du Québec a conclu que la déclaration du procureur de l’employeur était admissible, mais que ni le procureur au dossier, ni quelque membre de son cabinet, ne pouvaient continuer à représenter le client. Le juge Tessier a ensuite déclaré que si le procureur et son cabinet désiraient conserver leur qualité de procureurs au dossier, ils n’avaient d’autre choix que de retirer l’affidavit. Sans le retrait de cet affidavit, l’employeur serait obligé de constituer de nouveaux procureurs. En arrivant à cette conclusion, le juge Tessier a souligné le fait que l’affidavit souscrit par le procureur de l’employeur portait sur un point important. À la page 2841, le juge écrit :

Les faits rapportés à l‘affidavit pouvaient ne pas être contestés à l’origine. Ils l’ont cependant été par la suite! Si Me Perron avait comparu à l’audience pour y rendre témoignage, la Cour aurait vérifié auprès du procureur des mis en cause si le contenu éventuel de son témoignage était contesté ou non. La réponse est maintenant évidente : il s’agit d’une affaire contestée. De même, l‘affidavit ne porte pas sur une question de forme et une preuve sérieuse est offerte pour le contredire. D’ailleurs, la requérante y trouve motif à attaquer la juridiction des intimés.

À l’appui de sa décision portant que ni l’avocat ni quelque autre membre de son cabinet ne pouvait occuper, le juge a cité le Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien, adopté en 1974 [c’est cette édition qui est citée] et révisé en 1987. Au chapitre 8 de ce code, sous le titre « La représentation en justice », le commentaire no 3 porte :

3. L’avocat ne doit jamais présenter sa propre déclaration assermentée ni témoigner dans une affaire où il est l’avocat d’une des parties, sauf dans la mesure où les règles de pratique locales le permettent ou s’il s’agit de questions de pure forme ou sans caractère litigieux. L’observation vaut également pour les associés de l’avocat : en règle générale, ils ne doivent pas témoigner dans ce cas, si ce n’est sur des questions de pure forme. L’avocat ne doit pas exprimer son opinion personnelle ni prendre pour acquis ce qui demeure à prouver. Il ne doit pas se conduire en témoin non assermenté ni mettre sa propre crédibilité en jeu. D’un autre côté, si le témoignage de l’avocat est absolument nécessaire, la conduite du procès doit être confiée à un confrère. L’avocat qui a témoigné dans une affaire ne doit jamais plaider en appel dans la même affaire. Rien n’empêche par ailleurs un avocat de procéder au contre-interrogatoire d’un confrère et l’avocat qui témoigne ne saurait s’attendre à bénéficier d’un traitement de faveur du fait de sa situation professionnelle.

Cette décision appuie le principe selon lequel ni le procureur inscrit au dossier ni quelque membre de son cabinet, s’ils désirent témoigner de vive voix ou au moyen d’un affidavit sur un point important, ne peuvent occuper dans une audience ou un procès lorsque la déclaration en question est utilisée ou invoquée.

Je passe maintenant à la décision Heck. Dans cette affaire, la possibilité que les avocats qui représentaient le demandeur et la défenderesse soient appelés à témoigner au procès s’est manifestée dès avant le début du procès. La question a été soulevée devant le juge Ferguson au cours de la conférence préliminaire. Le juge Ferguson a écrit, à la page 115 :

[traduction] Ces avocats potentiellement témoins témoigneraient en ce qui concerne l’historique et le caractère raisonnable de la façon dont la banque a engagé l’affaire hypothécaire. Il y aura un débat sérieux sur la question de savoir si l’avocat qui représentait la banque s’est occupé des « actions hypothécaires » avec le soin et la diligence raisonnables et d’une façon qui satisfaisait à toute obligation de la banque envers le demandeur.

Après avoir entendu les observations des deux parties, le juge Ferguson a conclu que les avocats susceptibles d’être appelés à témoigner, ou qui étaient des membres présents ou anciens du cabinet des avocats potentiellement témoins, ne devraient pas occuper comme avocats au procès.

Dans ses motifs, le juge Ferguson a passé en revue la jurisprudence pertinente et les auteurs au sujet du témoignage qui peut être donné par des avocats dans une affaire où eux-mêmes, ou un membre de leur cabinet, occupent comme procureurs inscrits au dossier. Le juge Ferguson a examiné les trois (3) possibilités suivantes :

1) lorsque l’avocat est appelé à témoigner à l’audience;

2) lorsque l’avocat a déjà fait une déclaration au moyen d’un affidavit ou par témoignage oral à une étape antérieure de la procédure;

3) lorsqu’on appellera à témoigner un membre actuel ou ancien du cabinet de l’avocat.

Il ne fait aucun doute que les faits de l’espèce ressemblent beaucoup à ceux de la deuxième possibilité. Le juge Ferguson avait ceci à dire au sujet de cette possibilité, à la page 118 [mod. par (1993), 15 O.R. (3d) 127, à la page 127] :

[traduction] La jurisprudence constante sur cette question porte qu’un avocat ne peut occuper à l’égard d’une requête, d’un procès ou d’un appel dans une affaire où il a déjà fait une déclaration qui servira dans le cadre de la requête, du procès ou de l’appel.

Les parties ne contestent pas, du moins je le crois, que Me MacDonald lui-même ne peut occuper si son témoignage est ou sera invoqué. Le différend porte plutôt sur la question de savoir si le cabinet d’avocats peut occuper ou continuer d’occuper pour les demanderesses dans de telles circonstances.

Me Linteau a fait valoir pour les défendeurs que le témoignage de Me MacDonald porte sur une question importante qui sera pertinente non seulement au moment de l’audition de la requête en radiation, mais aussi au moment du procès. Selon Me Linteau, le témoignage de Me MacDonald porte directement sur la prétention des demanderesses qu’elles ont droit à une injonction. Par conséquent, selon son argumentation, le cabinet d’avocats doit se retirer du dossier ou être enjoint de le faire.

Dans la décision Heck, le juge Ferguson mentionne entre autres affaires la décision rendue par la Haute Cour de l’Ontario dans l’affaire Planned Insurance Portfolios Co. v. Crown Life Insurance Co. (1989), 68 O.R. (2d) 271. Dans cette affaire, le juge Rosenberg a accueilli le témoignage (au procès) d’un associé du cabinet du procureur inscrit au dossier. Dans sa décision, le juge Rosenberg a commenté la pratique permettant à des avocats d’occuper dans une audience où leur témoignage a été produit devant la Cour pour y être invoqué. Le juge Ferguson résume ainsi les commentaires du juge Rosenberg, à la page 120 :

[traduction]  1. Il a fait remarquer que les codes de déontologie de l’Association du Barreau canadien et de la Société du barreau ne lient pas la Cour;

2.   Il a conclu que les règles de la Société du barreau semblent délibérément passer sous silence la mention de cette pratique qui est interdite dans le Code de l’A.B.C.;

3.   Il a fait observer que la pratique en Ontario permet aux avocats d’occuper à l’égard de requêtes où leurs associés ont produit des affidavits, même sur des questions controversées;

4.   Il a souligné que le Code de l’A.B.C. prévoit que ses dispositions s’appliquent sous réserve des règles de pratique locales;

5.   Il a conclu qu’en l’espèce, la Cour devrait s’en remettre aux désirs de la partie quant au choix de son avocat;

6.   Il a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire où il y avait possibilité de tort puisque l’avocat n’était pas en conflit d’intérêts;

7.   Il ne s’agissait pas d’un procès devant jury.

À la page 127 de son jugement, le juge Ferguson examine les commentaires du juge Rosenberg [traduction] « sur le poids à donner lorsque la question est soulevée avant le procès ». Il passe en revue les commentaires en reprenant les numéros de paragraphes qu’il a utilisés antérieurement pour résumer les commentaires du juge Rosenberg. Le juge Ferguson écrit ce qui suit, à la page 127 :

[traduction] 1. et 2. S’ils sont utiles comme guides, les codes ne sont pas pour autant déterminants puisque la question en cause doit être tranchée par la cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant au contrôle de ses procédures.

3. Même si la pratique dont il fait état est répandue, selon mon expérience elle se limite aux procédures interlocutoires et elle n’est pas une pratique courante à l’étape du procès. Je crois qu’on peut établir une distinction en ce qui a trait à la pratique dans les procédures interlocutoires parce que la pratique dans les requêtes est bien établie, qu’elle permet des économies, que les avocats « ayant des liens » donnent une déclaration sur des faits interlocutoires et non sur les principaux points en litige portant sur la cause d’action et sur la défense, et que les auditions sur ces questions ne sont pas habituellement suivies par le public et que, partant, elles sont moins susceptibles de créer une mauvaise impression au sein du public. Je crois que ces raisons permettent de considérer cette pratique comme acceptable à titre d’exception.

4. Je ne connais aucune règle de pratique locale qui le permette ailleurs que dans des procédures interlocutoires.

5. Je ne crois pas que l’intérêt du client soit le facteur déterminant, tout spécialement lorsque la question est soulevée avant le procès et que, partant, elle n’a pas nécessairement d’effet sur le déroulement ou la date du procès.

6. Je ne crois pas qu’il s’agisse du bon critère étant donné la décision subséquente MacDonald Estate v. Martin, précitée. En outre, je crois qu’il y a conflit entre les devoirs de l’avocat à l’endroit de la cour et ses devoirs à l’endroit du témoin (à titre d’associé) et du client.

7. La présence ou l’absence de jury pourrait être un facteur important lorsque la question est soulevée au cours du procès. Ici toutefois, la considération fondamentale concerne l’impression que cette pratique peut donner au public. Le public ne se limite pas au seul jury, mais il englobe le grand public, y compris tous ceux qui se trouvent devant la Cour et les médias. La partie adverse est membre du public et il est très concevable que cette partie, lorsqu’elle voit un avocat occupant appeler son associé à la barre des témoins, pense qu’« ils ont l’associé de l’avocat de leur côté! ». Cette partie et le public pourraient fort bien croire que cela risque d’influer sur la décision du juge ou du jury.

Dans Planned Insurance, le juge Rosenberg déclare que la pratique en Ontario permet aux avocats d’occuper dans des requêtes où leurs associés (ou d’autres membres de leur cabinet) ont souscrit des affidavits, même à l’égard de questions controversées. Même s’il ne souscrit pas entièrement aux propos du juge Rosenberg, le juge Ferguson déclare qu’une telle pratique lors de procédures interlocutoires est [traduction] « moins susceptibles de créer une mauvaise impression au sein du public. Je crois que ces raisons permettent de considérer cette pratique comme acceptable à titre d’exception ».

Me Creber fait valoir pour les demanderesses qu’on ne devait pas retirer au cabinet d’avocats sa qualité de procureur inscrit au dossier pour tout le litige. Me Creber fait aussi valoir que la présente espèce fait partie de l’exception visant les procédures interlocutoires et que, partant, le cabinet d’avocats peut occuper à l’égard de la requête en radiation.

À l’appui de son premier argument, Me Creber fait valoir que les règles de déontologie du Barreau du Haut-Canada ( »les règles de l’Ontario ») n’interdisent pas à un membre du cabinet d’avocats d’occuper à titre d’avocat même si un associé de ce cabinet a porté devant la Cour un témoignage qui sera invoqué en preuve. En réponse à cette argumentation, Me Linteau m’invite à examiner le Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien, qui interdit la pratique que semblent permettre les règles de l’Ontario. Par conséquent, si je devais appliquer les règles de l’Ontario, tout membre du cabinet d’avocats pourrait occuper au cours de l’audition de la requête en radiation et au cours du procès, s’il advenait que la déclaration de Me MacDonald, souscrite par affidavit ou faite de vive voix, soit invoquée en preuve. Pour plus de clarté, je cite les commentaires 16a), b) et c) de la Règle 10 des règles de l’Ontario, qui portent :

16. a) L’avocate ou l’avocat qui représente une partie ne doit pas présenter son propre affidavit au tribunal.

b) L’avocat ou l’avocate qui représente une partie ne doit pas témoigner devant le tribunal sauf si les Règles de procédure civile le permettent ou sur des questions de pure forme ou non controversées. L’avocat ou l’avocate ne doit pas non plus exprimer son opinion personnelle ni tenir pour acquis un point qui demeure à prouver, qui peut faire l’objet d’un contre-interrogatoire ou qui peut être contesté. L’avocat ou l’avocate ne doit pas se conduire en témoin non assermenté ni mettre sa propre crédibilité en jeu. D’un autre côté, si son témoignage est absolument nécessaire, l’avocat ou l’avocate doit témoigner et confier la conduite du procès à un ou une collègue. Le ou la membre de la profession qui a témoigné dans une affaire ne doit jamais plaider en appel dans la même affaire. Rien n’empêche par ailleurs un avocat ou une avocate de procéder au contre-interrogatoire d’un ou d’une collègue. Cependant, le ou la membre de la profession qui témoigne ne saurait s’attendre à bénéficier d’un traitement de faveur du fait de sa situation professionnelle.

c) Le présent paragraphe s’applique sous réserve de toute disposition contraire de la loi et est assujetti au pouvoir discrétionnaire du tribunal devant lequel l’avocat ou l’avocate se présente.

Le commentaire 16c) montre clairement que le Barreau ne voulait pas que son Code de déontologie lie les tribunaux, ce qu’elle ne pouvait faire de toute manière. Il énonce clairement que le paragraphe s’applique « sous réserve de toute disposition contraire de la loi et est assujetti au pouvoir discrétionnaire du tribunal devant lequel l’avocat ou l’avocate se présente ».

De son côté, Me Linteau m’invite à accepter la politique énoncée par le juge Ferguson dans la décision Heck, aux pages 129 et 130 :

[traduction] Je conclus que cette pratique ne devrait pas être permise de façon générale parce qu’elle peut créer une impression d’inconvenance et de manque d’équité dans la perception du public et qu’elle place l’avocat dans une situation inacceptable de conflit d’intérêts où son devoir envers la Cour entre en conflit avec son devoir de loyauté et de protection envers le témoin qui est un associé professionnel et avec son devoir de conseil objectif et de représentation envers son client. Il est difficile d’être objectif lorsque c’est la compétence, le jugement, la véracité ou l’intégrité de l’associé professionnel de l’avocat qui sont contestés.

Lorsque l’avocat a un lien avec un témoin appelé à déposer sur des question où la crédibilité du témoin quant aux faits ou aux opinions d’expert est en cause, il y a risque réel ou apparent que l’avocat soit irrégulièrement influencé par ce lien, au détriment de ses devoirs envers la Cour et envers son client.

Le rôle de l’avocat inscrit au dossier dans notre système exige que l’avocat adopte une position indépendante qui lui permette de représenter le client avec objectivité et de remplir ses obligations envers la Cour dans une position de détachement. Lorsque l’avocat appelle à la barre des témoins un membre de sa famille immédiate ou quelqu’un avec lequel il a une relation de travail, le client, le public et le juge saisi de l’affaire ne peuvent être certains que l’avocat agira avec le degré d’objectivité qu’exige notre système contradictoire.

Il ne s’agit pas d’une question qui devrait être laissée à la convenance du client ou du témoin puisque leur acceptation de cette pratique ne saurait éliminer ni le conflit avec le devoir de l’avocat envers le tribunal, ni quelque apparence d’irrégularité aux yeux du public.

En fait, je doute fort que l’avocat puisse conseiller adéquatement un client sur l’opportunité de permettre à son avocat d’appeler son associé professionnel à la barre des témoins. Peut-on s’attendre à ce que l’avocat puisse donner une évaluation objective du témoignage de ce témoin et de l’effet qu’une telle démarche risque d’avoir sur la Cour et sur le public? L’avocat n’est-il pas susceptible d’être influencé par le risque d’être écarté de l’affaire, voire de perdre de futures occasions d’affaire avec ce client, si ce dernier décide qu’il ne veut pas que l’avocat occupe pour lui?

Il est très important que la Cour puisse compter sur des avocats indépendants. Lorsqu’une partie comparaît en personne ou qu’un avocat ou une avocate laisse ses émotions l’envahir parce qu’il ou elle s’identifie de trop près à une partie ou à un témoin, la partie et l’avocat « descendent dans l’arène » et rendent plus difficile pour la Cour l’exercice de son rôle qui consiste à diriger son processus et à recevoir l’aide sur laquelle elle peut normalement compter de la part des avocats ou des officiers de justice.

Nonobstant les règles de l’Ontario, je crois que cette Cour devrait suivre la politique énoncée par le juge Ferguson même à l’égard d’avocats de l’Ontario.

J’estime toutefois que cette politique doit être tempérée par le fait qu’une ordonnance qui empêcherait un cabinet d’avocats de représenter un client priverait le client de son droit fondamental de retenir les services de l’avocat (et par conséquent du cabinet d’avocats) de son choix. J’adopte donc les motifs de dissidence du juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Enerchem Ship Management Inc. c. Coastal Canada (Le), [1988] 3 C.F. 421 (C.A.). Dans cette affaire portée devant la Cour d’appel fédérale, la demanderesse cherchait à obtenir un ordonnance qui interdirait à un cabinet d’avocats d’occuper pour les défendeurs dans l’action pour des raisons de confidentialité. Même s’il ne s’agit pas du point dont je suis saisi en l’espèce, les propos suivants du juge Marceau, à la page 428 n’en demeurent pas moins appropriés :

Ce que vise la requête est clair et simple. Elle invite la Cour à faire usage de son droit de regard sur ses procédures pour ne pas permettre au cabinet d’avocats Campbell, Godfrey & Lewtas de représenter les intimés dans l’action, parce que leur participation compromettrait la bonne administration de la justice. La gravité exceptionnelle de la requête, réduite à sa plus simple expression, est frappante. Il est demandé à la Cour d’intervenir et de refuser non seulement le droit normal d’une partie de retenir les services du procureur de son choix, mais aussi le droit d’un avocat d’exercer sa profession et ses activités comme bon lui semble (tant que, bien entendu, il le fait honnêtement et conformément au code), pour le seul motif que la bonne administration de la justice l’exige. Il est inutile, je suppose, d’insister sur le fait que pour qu’une requête de cette gravité aboutisse, les motifs invoqués à son appui doivent être réellement sérieux.

À mon avis, les motifs invoqués par un requérant qui cherche, à un stade liminaire des procédures, à écarter tout un cabinet d’avocats de la possibilité d’occuper comme procureur inscrit au dossier ne seront pas « sérieux » à moins qu’il ne soit établi à la satisfaction de la Cour que l’avocat de ce cabinet est certain de témoigner, ou vraiment susceptible d’être appelé à témoigner. À défaut de cela, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’accueillir une telle requête.

En l’espèce, la question s’est posée à une étape très liminaire de la procédure. Aucune défense n’a encore été produite, et aucune communication préalable n’a encore été engagée. Dans la décision Carlson v. Loraas Disposal Services Ltd., (1988), 30 C.P.C. (2d) 181, la Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan a été saisie d’une affaire semblable. Le demandeur avait, après avoir produit sa défense mais avant de procéder aux interrogatoires préalables, demandé à la Cour de rendre une ordonnance qui exclurait les avocats de la défenderesse de la fonction de procureurs inscrits au dossier en invoquant le fait qu’un membre du cabinet d’avocats qui occupait à titre de procureur pour la défenderesse [traduction] « sera probablement appelé à témoigner », ce qui contreviendrait au règlement no 4 de la Société du barreau de la Saskatchewan. Le juge Walker a refusé de rendre l’ordonnance demandée par la demanderesse parce qu’elle était prématurée. Le juge Walker écrit, à la page 186 :

[traduction] Voici la règle dont on demande l’application en l’espèce :

« L’avocat ne doit jamais … témoigner dans une affaire où il est l’avocat d’une des parties … Ce principe s’applique également aux associés de l’avocat : en règle générale, ils ne doivent pas témoigner dans un dossier.

Si le témoignage de l’avocat est absolument nécessaire, la conduite du procès doit être confiée à un confrère. »

Les mots qui sont au cœur de la question sont « témoigner dans une affaire », « où il est l’avocat » et « si le témoignage de l’avocat est absolument nécessaire ». C’est le fait de témoigner qui déclenche le problème. C’est en particulier sur la fonction d’« avocat » et sur sa nature et sa portée que le requérant se fonde.

Le moment auquel cette règle doit s’appliquer est essentiel. Rendre l’ordonnance au début du processus, comme cela est demandé en l’espèce, risque de priver l’intimé, une fois pour toutes et peu importe l’issue de l’affaire et la nécessité de l’ordonnance, de son droit fondamental de retenir les services de l’avocat de son choix. Il peut finalement s’avérer que cela n’était pas nécessaire, mais le fait aura été accompli. Si l’ordonnance n’est pas rendue dès le début, il sera toujours loisible au requérant, si les circonstances viennent à l’exiger, de présenter une nouvelle requête dans ces circonstances plus claires, où une attention spéciale sera portée aux frais du requérant, ou au cabinet d’avocats de se retirer (1) volontairement ou (2) à la demande de l’intimé. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de cas où, dès le début, la question du témoignage « qui est absolument nécessaire », comme le prévoit le code, donne lieu à une ordonnance hâtive. Toutefois, la situation dans le temps peut être essentielle.

Le juge Walker poursuit, aux pages 189 et 190 :

[traduction] Il s’agit d’une des rares situations où la Cour est appelée à se prononcer sur une pratique professionnelle pour exercer le contrôle approprié sur son propre processus. Je ne voudrais pas qu’on accueille trop facilement les requêtes de cette nature à ce stade d’une action. On pourrait en limiter l’accès en tenant compte de l’étape à laquelle est rendue l’action et de la possibilité, sans que cela n’entraîne d’injustice pour le requérant, de traiter la question à une date ultérieure lorsque le statut testimonial de l’avocat et témoin potentiel se sera précisé, en portant une grande attention aux dépens. Y aura-t-il finalement dérogation à la règle? Bon nombre de décisions considèrent que c’est au juge du procès qu’il revient de trancher la question, et que celle-ci ne devrait pas être traitée à l’avance dans le cadre d’une requête en exclusion du cabinet d’avocats. Une telle façon de voir ne manque pas d’intérêt. Quoi qu’il en soit, dans notre ressort, les cours ont conclu qu’elles étaient compétentes pour entendre de telles requêtes et je me contenterai de suivre leur trace, nonobstant le fait qu’il semble y avoir peu d’affaires où l’on a reconnu que le juge du procès ou la Cour avait le pouvoir discrétionnaire d’obliger l’avocat à choisir à l’avance s’il allait agir à titre d’avocat ou à titre de témoin.

Le juge Walker affirme ensuite que bon nombre des décisions portent qu’une telle question devrait relever du juge du procès. J’abonde dans le même sens sauf si, comme je l’ai déjà dit, l’on peut établir à la satisfaction de la Cour, avant le procès, que le ou les procureurs seront certainement ou fort probablement appelés à témoigner au procès.

J’estime donc ne pas pouvoir, à cette étape des procédures, rendre l’ordonnance demandée par les défendeurs, c’est-à-dire exclure le cabinet d’avocats de la totalité des procédures dans le présent litige. De toute façon, il ne m’apparaît pas clairement que le témoignage de Me MacDonald soit ou puisse devenir pertinent relativement aux points en litige que le juge du procès sera appelé à trancher.

Cela ne résout toutefois pas le problème en ce qui a trait à la requête en radiation. Dans l’état actuel du dossier, l’affidavit de Me MacDonald a été produit devant la Cour et les demanderesses l’invoqueront sans doute en défense à la requête en radiation présentée par les défendeurs.

Selon moi, il importe peu que la question se pose au procès, ou peu avant le procès comme ce fut le cas dans l’affaire Heck, ou encore à une étape préliminaire des procédures, comme en l’espèce. Dans tous les cas, la question de l’indépendance de l’avocat est primordiale. Les exceptions ne doivent pas être accordées à la légère.

En l’espèce, Me MacDonald était du nombre des quatre personnes qui pouvaient faire une déclaration sous serment au sujet des événements du 29 juin 1993. Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, la déclaration de Me MacDonald n’était pas nécessaire. Sa déclaration porte sur un point important de la requête en radiation et, partant, pour protéger l’indépendance de l’avocat, le cabinet d’avocats ne peut pas occuper à l’égard de la requête en radiation, y compris le contre-interrogatoire sur les affidavits.

Comme j’ai conclu que le cabinet d’avocats ne peut occuper à l’égard de la requête en radiation si le témoignage de Me MacDonald peut être invoqué en défense, j’accorde aux demanderesses quinze (15) jours à compter de la date de la présente décision pour :

a) soit constituer les nouveaux procureurs qui seront chargés de les représenter pour les fins de la requête en radiation,

b) soit déposer un affidavit qui viendra se substituer à celui de Me MacDonald.

Les défendeurs ont droit à leurs dépens quelle que soit l’issue de la cause principale.



[1] Cette décision a été rendue par le juge Ferguson le 28 janvier 1993. Le 3 septembre 1993, le juge Ferguson a produit des motifs supplémentaires pour clarifier les motifs de son jugement [(1993), 15 O.R. (3d) 127].

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