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2014 CAF 177

A-36-13

Le procureur général du Canada (demandeur)

c.

Raymond Cloutier (défendeur)

A-37-13

Le procureur général du Canada (demandeur)

c.

Sylvain Leblond (défendeur)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Cloutier

Cour d’appel fédérale, Pelletier, Gauthier et Trudel, J.C.A.—Montréal, 23 octobre 2013; Ottawa, 3 juillet 2014.

Assurance-emploi — Contrôles judiciaires d’une décision par laquelle un juge-arbitre a rejeté l’appel interjeté par la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission) de la décision rendue par un conseil arbitral (le Conseil) qui a statué que les défendeurs avaient droit à des prestations pour travail partagé — Les défendeurs devaient travailler quelques jours suite à une entente de travail partagé avec la Commission mais n’ont pas rendu leur prestation de service parce qu’ils se sont prévalus d’un congé payé — La Commission a avisé les défendeurs qu’ils n’étaient pas admissibles aux prestations — Les défendeurs ont prétendu, entre autres, que l’expression « exerce un emploi en travail partagé » à l’art. 24(3) de la Loi sur l’assurance-emploi ne veut pas dire « travailler », mais être l’employé d’un employeur — Le Conseil et le juge-arbitre ont donné gain de cause aux défendeurs — Il s’agissait de déterminer le sens de l’expression « exerce un emploi en travail partagé » dans les art. 24(3) de la Loi et 42 du Règlement sur l’assurance-emploi — Les défendeurs n’avaient pas droit aux prestations pour travail partagé — Dans la Loi, « exercer un emploi » peut être synonyme de « être employé » et de « travailler » — L’expression « exerce un emploi » est ambiguë et doit tirer son sens de son contexte — La présomption créée par l’art. 24(3) s’applique de semaine en semaine — Ceci est un indice qu’exercer un emploi ne fait pas référence au statut d’être employé — Aux fins de l’art. 24(3), exercer un emploi veut dire travailler dans le sens de rendre sa prestation de service — L’art. 24(3) exige qu’un prestataire doive travailler au cours d’une semaine pour être admissible aux prestations pour travail partagé pour les jours qu’il ne travaille pas — Les prestataires en l’espèce ne pouvaient pas bénéficier de la présomption — Demandes accueillies.

Il s’agissait de deux demandes de contrôle judiciaire entendues conjointement d’une décision par laquelle un juge-arbitre a rejeté l’appel interjeté par la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission) de la décision rendue par un conseil arbitral (le Conseil) qui a statué que les défendeurs avaient droit à des prestations pour travail partagé.

Les défendeurs étaient employés d’une société qui a conclu une entente de travail partagé avec la Commission, tel qu’autorisé par l’article 24 de la Loi sur l’assurance-emploi. Les défendeurs devaient travailler quelques jours pendant la semaine visée mais n’ont pas rendu leur prestation de service parce qu’ils se sont prévalus d’un congé payé par leur convention collective. La Commission a avisé les défendeurs qu’ils n’étaient pas admissibles aux prestations pour travail partagé parce qu’ils n’avaient pas travaillé au moins 30 minutes au cours de la semaine. Devant le Conseil arbitral, les défendeurs ont prétendu, entre autres, que l’expression « exerce un emploi en travail partagé » retrouvée au paragraphe 24(3) de la Loi ne veut pas dire « travailler », mais signifie plutôt être l’employé d’un employeur. Le Conseil était d’avis que la convention collective s’appliquait au travail partagé. Cette décision a été portée en appel devant le juge-arbitre. Le juge-arbitre était d’avis, entre autres, que l’article 42 du Règlement sur l’assurance-emploi n’exige pas qu’un prestataire rende un minimum d’heures de travail afin d’être admissible aux prestations d’assurance-emploi, et exige simplement que l’employé exerce un emploi en travail partagé.

La question principale était de déterminer le sens de l’expression « exerce un emploi en travail partagé » dans le paragraphe 24(3) de la Loi et l’article 42 du Règlement.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

Les défendeurs n’avaient pas droit aux prestations pour travail partagé. Dans la Loi, l’expression « exercer un emploi » est parfois synonyme de « être employé », et parfois équivalent au verbe « travailler ». Dans le cas du paragraphe 24(3) de la Loi et de l’article 42 du Règlement, les deux sens de l’expression peuvent être employés sans faire violence au langage. La conclusion qui s’impose est que l’expression « exerce un emploi » est ambiguë et qu’elle tire son sens de son contexte. La présomption créée par le paragraphe 24(3), soit qu’ « un prestataire est réputé être en chômage, capable de travailler et disponible à cette fin durant toute semaine où il exerce un emploi en travail partagé » s’applique de semaine en semaine. Il s’ensuit que l’exercice d’un emploi doit aussi se faire de semaine en semaine de sorte qu’il y ait la possibilité de variation d’une semaine à l’autre quant aux faits donnant lieu à l’application de la présomption. Une définition de « exercé un emploi » qui privilégie le statut d’être employé s’accorde mal avec l’idée de variabilité de semaine en semaine. Le fait que la présomption s’applique de semaine en semaine est un indice que, dans le cadre du paragraphe 24(3) de la Loi, exercer un emploi n’est probablement pas en référence au statut d’être employé. Le fait qui donne lieu à l’application de la présomption est le fait de travailler, c'est-à-dire rendre sa prestation de service. Donc, aux fins du paragraphe 24(3), exercer un emploi veut dire travailler dans le sens de rendre sa prestation de service. L’emploi du verbe « travailler » à l’alinéa 48a) du Règlement laisse croire que lorsque le législateur veut dire « travailler », il dit « travailler » et donc, lorsqu’il dit « exerce un emploi » il veut dire autre chose que travailler. Mais la présomption que le législateur emploie les mots de façon cohérente n’exclut pas la possibilité que, dans certains contextes, lorsque le législateur dit « exerce un emploi », il veut néanmoins dire travailler. Même si le législateur utilise parfois le verbe « travailler » pour exprimer l’idée de rendre une prestation de service, il n’en reste pas moins que l’examen du contexte nous permet de conclure qu’il utilise parfois l’expression « exerce un emploi » pour exprimer cette même idée. La Loi, notamment le paragraphe 24(3), exige qu’un prestataire doive travailler au cours d’une semaine pour être admissible aux prestations pour travail partagé pour les jours qu’il ne travaille pas au cours de cette même semaine. Les prestataires n’ont pas rendu leur prestation de service au cours de la semaine visée et ne pouvaient pas bénéficier de la présomption.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, art. 2 « assuré », 9, 11, 12, 18(1), 24, 40, 49, 50, 54c).

Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332, art. 11, 14, 42, 43 à 49.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Canada (Procureur général) c. Landry, 1999 CanLII 9254 (C.A.F.); Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669.

décision citée :

Chaulk c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 190.

DOCTRINE CITÉE

Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. Don Mills (Ont.) : Oxford University Press, 2004.

de Villers, Marie-Éva. Multidictionnaire de la langue française, 4e éd. Québec Amérique, 2003.

Petit Robert de la langue française, 2008. Paris : Le Robert, 2008, « exercer ».

Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle. Paris : Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1994.

DEMANDES de contrôle judiciaire entendues conjointement d’une décision par laquelle un juge-arbitre a rejeté l’appel interjeté par la Commission de l’assurance-emploi du Canada de la décision rendue par un conseil arbitral qui a statué que les défendeurs avaient droit à des prestations pour travail partagé. Demandes accueillies.

ONT COMPARU

Liliane Bruneau et Chantal Labonté pour le demandeur.

Jean-Guy Ouellet pour les défendeurs.

SOLICITORS OF RECORD

Sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Ouellet Nadon & Associés, Montréal, pour les défendeurs.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]        Le juge Pelletier, J.C.A. : M. Cloutier et M. Leblond (les prestataires) étaient, pendant toute la période pertinente, employés de la société Olymel S.E.C. (Olymel). Le 24 mai 2011, Olymel a conclu une entente de travail partagé avec la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission) et les employés d’Olymel, représentés par leur syndicat. L’objet de cette entente était d’éviter la mise à pied d’un certain nombre d’employés d’Olymel en conséquence d’une diminution de l’activité normale de l’entreprise indépendante de la volonté de l’employeur. Le programme de travail partagé évite les licenciements lors d’une diminution temporaire de la charge de travail, tout en accordant un soutien de revenu aux travailleurs admissibles aux prestations d’assurance-emploi qui ont vu leurs semaines de travail temporairement réduites. Ce régime est autorisé par l’article 24 de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, c. 23 (la Loi).

[2]        La question que soulève ces demandes de contrôle judiciaire est celle de savoir si un employé est toujours admissible aux prestations pour travail partagé si, au cours d’une semaine, il ne rend pas sa prestation de service prévue à l’horaire de travail parce qu’il s’est prévalu d’un congé payé prévu dans la convention collective.

[3]        Les faits des dossiers A-36-13 (Le procureur général du Canada c. Raymond Cloutier) et A-37-13 (Le procureur général du Canada c. Sylvain Leblond) sont pratiquement identiques. Les demandes de contrôle judiciaire ont fait l’objet d’une audition conjointe. En conséquence, un seul jeu de motifs est rendu dont l’original sera déposé au dossier A-36-13 et une copie dans le dossier A-37-13.

I.          LES FAITS ET LES PROCÉDURES

[4]        Monsieur Cloutier devait travailler deux jours au cours de la semaine du 31 juillet 2011, mais il n’a pas rendu sa prestation de service les deux jours en cause parce qu’un membre de sa famille est décédé. Il s’est prévalu du congé de deuil payé prévu à l’article 21 de la convention collective. Olymel paya monsieur 269,12 $ pour les deux jours de congé de deuil.

[5]        Monsieur Leblond a vécu les mêmes faits dans la même semaine, à cette différence près : la période de travail prévue était de trois jours et il a pris son congé de deuil payé ces mêmes trois jours. Olymel lui paya 465,50 $ pour ces trois jours.

[6]        La Commission a avisé MM. Cloutier et Leblond qu’ils n’étaient pas admissibles aux prestations pour travail partagé pour la semaine du 31 juillet parce qu’ils n’avaient pas travaillé au moins 30 minutes au cours de la semaine. Selon la Commission, la semaine du 31 juillet devait donc être considérée comme une semaine de prestations régulières sauf que les prestataires devaient servir leur délai de carence. Ils n’avaient donc pas droit aux prestations régulières ni aux prestations pour travail partagé pour cette semaine.

[7]        Chacun des prestataires a porté la décision de la Commission en appel devant le Conseil arbitral. L’un et l’autre ont fait valoir que les représentants de la Commission ont reconnu lors d’une réunion des membres du syndicat que les dispositions de la convention collective restaient en vigueur durant la période de travail partagé sauf les articles 9 (l’ancienneté) et 13 (la semaine normale de travail).

[8]        Par ailleurs, les prestataires ont prétendu que l’expression « exerce un emploi en travail partagé », formule qui figure dans la Loi [au paragraphe 24(3)], n’a pas le sens que lui donne la Commission. Ils ont fait référence à tous les articles de la Loi où cette locution est utilisée pour soutenir leur argument qu’« exercer un emploi » ne veut pas dire « travailler », mais signifie plutôt être l’employé d’un employeur.

[9]        Pour sa part, la Commission a fait valoir que l’article 42 du Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332 (le Règlement) qui exige d’un prestataire qu’il doive exercer un emploi, oblige celui-ci à se présenter aux lieux de travail et à rendre sa prestation de service. Cette obligation n’est pas respectée lorsque le prestataire s’absente de son poste, même s’il se fait rémunérer par l’employeur pour cette période d’absence aux termes de la convention collective.

[10]      Le Conseil arbitral a tranché en faveur des prestataires. Le Conseil était d’avis que la convention collective s’applique au travail partagé. Lorsqu’un employé prend un congé prévu à la convention collective, les heures payées sont considérées comme des heures assurables aux fins de la Loi. Le Conseil a statué que l’employé avait donc droit aux prestations pour travail partagé dans la semaine du congé. Il est implicite dans ce raisonnement qu’une heure assurable est une heure où l’employé exerce un emploi de travail partagé.

[11]      La Commission a porté ces deux dossiers en appel devant le juge-arbitre. Elle a affirmé, encore une fois, que le critère de l’admissibilité aux prestations pour travail partagé est celui de la prestation de service au cours de la semaine en cause. La Commission fonde son argument sur le texte de la Loi et du Règlement, ainsi que sur la jurisprudence de cette Cour, notamment l’arrêt Canada (Procureur général) c. Landry, 1999 CanLII 9254.

[12]      Pour leur part, les prestataires ont souligné que l’objet de l’article 24 de la Loi est d’éviter, par le biais d’un régime de travail partagé, des mises à pied durant une période de baisse temporaire du niveau d’activité de l’employeur. Par conséquent, les dispositions de la Loi doivent être interprétées de sorte à favoriser l’atteinte de cet objet.

[13]      Selon les prestataires, un prestataire qui exerce un emploi en travail partagé est réputé avoir travaillé durant les jours où il ne travaille pas en vertu d’une entente en travail partagé. Toujours selon les prestataires, il en est de même lors des jours fériés ou des congés spéciaux qui sont rémunérés en vertu de la convention collective. Les prestataires pouvaient donc être considérés comme ayant exercé un emploi durant leurs congés de deuil rémunérés.

[14]      Le juge-arbitre a examiné la jurisprudence citée par la Commission à l’appui de son argument et a décidé qu’elle n’était pas concluante. L’arrêt Landry a été écarté parce qu’il s’agissait de l’annulation d’une entente de travail partagé et non pas de l’administration d’une telle entente.

[15]      Le juge-arbitre était d’avis que l’article 42 du Règlement n’exige pas qu’un prestataire rende un minimum d’heures de travail afin d’être admissible aux prestations d’assurance-emploi. L’article 42 exige simplement que l’employé exerce un emploi en travail partagé. La version anglaise de l’article 42 indique que le prestataire doit être “employed” dans un emploi de partage d’emploi, c'est-à-dire qu’il doit avoir le statut d’employé, ce qui était le cas durant la période visée.

[16]      Le juge-arbitre était d’avis que les prestataires ont été empêchés de travailler par un décès dans la famille. Il estimait qu’il serait contraire à l’article 42 du Règlement et à l’esprit de la Loi de punir un prestataire en le rendant inadmissible aux prestations pour travail partagé en telles circonstances. Le juge-arbitre était d’avis que la conclusion du Conseil arbitral était raisonnable. Il a donc rejeté l’appel de la Commission.

II.         QUESTIONS EN LITIGE

[17]      Les questions en litige sont les suivantes :

(1)       Quelle est la norme de contrôle de la décision du juge-arbitre?

(2)       Quel est le sens de l’expression « exerce un emploi en travail partagé » dans le paragraphe 24(3) de la Loi et l’article 42 du Règlement?

III.        ANALYSE

A.         Quelle est la norme de contrôle de la décision du juge-arbitre?

[18]      Selon la jurisprudence de cette Cour, la norme de contrôle de la décision du Conseil arbitral et de celle du juge-arbitre, lorsqu’il s’agit d’une question de droit, est celle de la décision correcte : Chaulk c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 190, aux paragraphes 23 à 31. Or l’interprétation d’une disposition législative est une question de droit. Il s’ensuit que la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

B.         Quel est le sens de l’expression « exerce un emploi en travail partagé » dans le paragraphe 24(3) de la Loi et l’article 42 du Règlement?

[19]      La Commission fonde sa demande de contrôle judiciaire sur l’expression « exerce un emploi en travail partagé » qui se trouve à plusieurs endroits dans le texte de la Loi et du Règlement. Aux fins du présent débat, il suffit de reproduire le paragraphe 24(3) de la Loi ainsi que l’article 42 du Règlement :

[Loi sur l’assurance-emploi]

24. […]

(3) Pour l’application de la présente partie, un prestataire est réputé être en chômage, capable de travailler et disponible à cette fin durant toute semaine où il exerce un emploi en travail partagé.

Présomption

[Règlement sur l’assurance-emploi]

42. Des prestations pour travail partagé sont payables au prestataire qui exerce un emploi en travail partagé pour chaque semaine de chômage comprise dans une période de prestations établie à son profit et, sous réserve des articles 43 à 49, la Loi et ses règlements s’appliquent au prestataire, avec les adaptations nécessaires.

 

[20]      L’argument de la Commission quant à la nécessité d’une période de travail au cours d’une semaine de travail partagé est basé sur le sens littéral de l’expression « exerce un emploi ». Selon la Commission, le paragraphe 24(3) de la Loi ainsi que l’article 42 du Règlement reflètent l’intention du législateur de distinguer entre le fait d’être employé, aux termes d’un accord de travail partagé, et le fait de rendre la prestation de service au cours d’une semaine donnée. La Commission reconnaît que la version anglaise du texte de la Loi utilise le verbe “works” ainsi que le mot “employed”, mais soutient que ces deux expressions doivent s’harmoniser avec l’expression française « exerce un emploi » qui « implique plus qu’un état de fait, mais plutôt de fournir une prestation de travail au cours d’une semaine donnée »: dossier du demandeur, page 290, paragraphe 32.

[21]      Toujours selon la Commission, l’interprétation de cette expression selon laquelle la personne qui « exerce un emploi à travail partagé » est simplement un ou une employé(e) en milieu de travail partagé a pour effet de rendre l’article 44 du Règlement sans objet :

44. Le prestataire n’est pas admissible au bénéfice des prestations pour travail partagé à l’égard de toute semaine pour laquelle il demande des prestations visées à l’article 12 de la Loi.

[22]      Les prestations visées à l’article 12 de la Loi sont les prestations régulières. Si l’interprétation privilégiée par les prestataires est retenue, dès lors qu’il y a entente de travail partagé, seules des prestations pour travail partagé sont payables, à l’exclusion des prestations régulières, ce qui va à l’encontre de l’article 44. La Commission prétend que cette disposition laisse entendre qu’un prestataire en travail partagé peut recevoir des prestations régulières.

[23]      Pour leur part, les prestataires soutiennent qu’une analyse du texte à partir de la différence entre les mots “works” et “employed” n’est pas valable puisque ces deux mots sont traduits par une seule expression « exerce un emploi ». Selon les prestataires « une interprétation littérale des versions anglaise et française tenant compte du contexte et préservant une logique avec les autres articles de loi n’appuie pas les prétentions du demandeur »: dossier du défendeur, page 59, paragraphe 42.

[24]      Les arguments des parties, tel que je viens de les résumer, sont axés sur le sens littéral des mots utilisés par le législateur. La différence entre leurs arguments se résume à ceci : l’une dit que les mots ne peuvent que signifier « être employé » et l’autre dit qu’ils ne peuvent que signifier « rendre sa prestation de service ». Pour les motifs que j’expose ci-dessous, je suis d’avis que les mots sont foncièrement ambigus et qu’on doit chercher leur sens en examinant le contexte dans lequel ils sont utilisés. Le point de départ pour une telle analyse est la comparaison entre les prestations régulières et les prestations pour travail partagé.

[25]      Pour être admissible aux prestations régulières, un prestataire doit être en chômage; c’est-à-dire qu’il doit avoir cessé d’être au service de son employeur et ne pas avoir travaillé pour ce dernier pour une période de sept jours consécutifs. Ce critère se trouve dans la définition d’arrêt de rémunération à l’article 14 du Règlement. L’obligation d’être en chômage découle de l’objet de la Loi qui est de subvenir aux besoins de ceux qui se trouvent temporairement sans emploi. Mais, il y a aussi une question de compétence législative du Parlement en assurance-chômage. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l'assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669 (le Renvoi), la Cour suprême a statué que l’interruption d’emploi est le facteur qui rattache certains régimes de bénéfices tels que le congé de maternité à la compétence législative du Parlement du Canada en assurance-emploi, sans quoi ils relèveraient de la compétence législative des provinces en propriété et droits civils.

[26]      Or, l’une des caractéristiques du régime de travail partagé est que le lien entre l’employeur et l’employé n’est pas rompu; l’employé continue au service de son employeur pendant qu’il reçoit ses prestations pour travail partagé. De fait, l’un des objectifs de ce régime est justement d’éviter la mise à pied des employés durant une période de baisse d’activité normale de l’employeur : dossier du demandeur, à la page 128.

[27]      Un autre critère d’admissibilité aux prestations régulières est que le prestataire doit être capable de travailler, disponible à cette fin, et incapable d’obtenir un emploi convenable, critère que l’on retrouve au paragraphe 18(1) de la Loi. Ce critère se comprend dans la perspective du chômage du prestataire qui doit être prêt à réintégrer le marché du travail sous peine de ne pas être admissible aux prestations s’il ne l’est pas.

[28]      Dans le cas d’un prestataire qui exerce un emploi en travail partagé, il n’est pas question de réintégrer le marché du travail puisqu’il ne l’a pas quitté. Il doit, bien sûr, être disponible pour son employeur qui peut lui demander de travailler des jours additionnels à ceux prévus à son horaire. Le prestataire sous une entente de travail partagé n’est aucunement obligé d’accepter une offre d’emploi d’un tiers. Il lui est permis d’accepter du travail d’un tiers les jours où il ne travaille pas pour son employeur principal, mais il n’est pas obligé de le faire : voir dossier du demandeur, à la page 132.

[29]      Le dernier critère d’admissibilité aux prestations régulières que je veux souligner est celui de l’arrêt de rémunération. Selon l’article 14 du Règlement, non seulement le prestataire doit avoir cessé d’être au service de son employeur pour une période de sept jours consécutifs, tel que je l’ai souligné ci-dessus, mais il doit aussi ne pas avoir reçu de rémunération de celui-ci à l’égard de cette période de chômage. Le régime d’assurance-emploi existe pour suppléer aux besoins de ceux qui sont sans revenu en raison d’une période de chômage.

[30]      Par contre, le prestataire en travail partagé continue à recevoir une rémunération de son employeur pour les jours qu’il a travaillés, bien que ceux-ci soient moins nombreux qu’ils ne l’étaient avant l’entrée en vigueur de l’entente de travail partagé.

[31]      Ces différences entre le régime de travail partagé et celui des prestations régulières seraient sans incidence ne fût-il de l’article 42 du Règlement qui prévoit que sous réserve des articles 43 à 49 du Règlement, la Loi et le Règlement s’appliquent au prestataire, avec les adaptations nécessaires. En l’absence de dispositions supplémentaires, les prestataires visés par une entente de travail partagé ne seraient pas admissibles aux prestations parce qu’ils ne pourraient satisfaire les critères d’interruption d’emploi, d’arrêt de rémunération, et de disponibilité. Qui plus est, le fait d’exempter les prestataires du critère d’interruption d’emploi risquerait de mettre le régime de travail partagé hors la compétence du Parlement.

[32]      Le législateur a compris ces difficultés et a agi en conséquence. Pour ce qui est de l’arrêt de rémunération, l’article 43 du Règlement prévoit que dans le cas d’une personne qui exerce un emploi en travail partagé, l’arrêt de rémunération se produit lorsque sa rémunération hebdomadaire est réduite d’au moins 10 pour cent. Pour sa part, la Commission ne participe pas à un régime de travail partagé à moins qu’il ait une réduction d’heures de travail d’au moins 10 pour cent dans l’unité de travail : voir dossier du demandeur, à la page 131.

[33]      Pour ce qui est des autres critères qui pourraient faire obstacle au paiement de prestations à ceux qui participent à un régime de travail partagé, le législateur a eu recours à la présomption créée par le paragraphe 24(3) de la Loi, que je reproduis, encore une fois, ci-dessous :

24. […]

(3) Pour l’application de la présente partie, un prestataire est réputé être en chômage, capable de travailler et disponible à cette fin durant toute semaine où il exerce un emploi en travail partagé.

Présomption

[34]      Dans le cas où un prestataire n’exerce pas un emploi en travail partagé au cours d’une semaine, la présomption ne s’applique pas et le paiement de prestations pour travail partagé n’est pas autorisé par la Loi parce que le prestataire ne satisfait pas aux critères d’admissibilité. Mais il reste à savoir qu’est-ce que c’est qu’exercer un emploi dans ce contexte.

[35]      La locution « exercer un emploi » ou « exerce un emploi » ne se trouve pas comme telle dans le dictionnaire Le Petit Robert de la langue française, 2008 [Paris : Le Robert, 2008] ni dans le Multidictionnaire de la langue française (4e éd. Québec Amérique, 2003) ni encore dans le dictionnaire informatisé Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (Paris : Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1994). La définition du verbe « exercer » dans Le Petit Robert inclut le sens de « pratiquer (des activités professionnelles) » et donne à titre de synonymes possibles, selon le contexte, « faire », « s’acquitter », « remplir » ou « travailler ». Ceci apporte peu de précision à « exercer un emploi ».

[36]      Dans la Loi, l’expression « exercer un emploi » est parfois synonyme de « être employé », par exemple, dans la définition de « assuré » à l’article 2 de la Loi : « Personne qui exerce ou a exercé un emploi assurable ». En d’autres circonstances, l’expression est l’équivalent du verbe « travailler ». C’est le cas de l’alinéa 54(c) qui autorise la Commission à prendre des règlements « prévoyant les conditions et les circonstances dans lesquelles le prestataire est considéré comme ayant ou n’ayant pas effectué une semaine entière de travail pendant qu’il exerce un emploi à titre de travailleur indépendant ». Il me semble une évidence qu’on ne peut pas être employé (dans le sens d’être au service d’un employeur) lorsque l’on est un travailleur indépendant. Exercer un emploi, dans ce contexte, doit vouloir dire « travailler ».

[37]      Dans le cas du paragraphe 24(3) de la Loi et de l’article 42 du Règlement, les deux sens de l’expression peuvent être employés sans faire violence au langage. La conclusion qui s’impose est que l’expression « exerce un emploi » est ambiguë et qu’elle tire son sens de son contexte.

[38]      La version anglaise du paragraphe 24(3) utilise le mot « works », qui est une forme du verbe « to work ». Selon le Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. (Don Mills, Ont. : Oxford University Press, 2004), le sens primaire de ce verbe est « do work; be engaged in bodily or mental activity ». Cette définition est suivie par la suivante: « be employed in certain work ». Le texte du paragraphe 24(3) ou de l’article 42 n’exige pas que l’on privilégie l’un ou l’autre de ces sens. Tout comme la version française, la version anglaise est ambigüe, ce qui m’amène, une fois de plus, à définir ces mots dans leur contexte.

[39]      Retournons au texte du paragraphe 24(3) qui prévoit qu’un prestataire « est réputé être en chômage […] durant toute semaine où il exerce un emploi en travail partagé ». Ceci laisse entendre que la question de l’application de la présomption (et l’admissibilité aux prestations pour travail partagé) est à revoir de semaine en semaine. Ceci est conforme à la logique de la Loi en ce qui concerne l’admissibilité aux prestations. L’unité de temps pour les fins du paiement des prestations est la semaine : voir les articles 9 et 12 de la Loi qui prévoient que les prestations sont payables pour chaque semaine de chômage comprise dans la période de prestations. Le législateur a pris le soin de définir « semaine de chômage » : voir l’article 11 de la Loi. Le prestataire est tenu de communiquer avec la Commission pour chaque semaine de prestations qu’il réclame : voir les articles 49 et 50 de la Loi.

[40]      Il est donc tout à fait logique que la présomption s’applique de semaine en semaine puisque la semaine est l’unité de temps de base pour le paiement des prestations. Si c’est le cas, il s’ensuit que l’exercice d’un emploi doit aussi se faire de semaine en semaine de sorte qu’il y ait la possibilité de variation d’une semaine à l’autre quant aux faits donnant lieu à l’application de la présomption. Une définition de « exercé un emploi » qui privilégie le statut d’être employé s’accorde mal avec l’idée de variabilité de semaine en semaine. En général, le statut d’employé ne varie pas au cours d’une période de prestations.

[41]      Je suis donc d’avis que le fait que la présomption s’applique de semaine en semaine est un indice que, dans le cadre du paragraphe 24(3) de la Loi, exercer un emploi n’est probablement pas en référence au statut d’être employé.

[42]      Continuons notre examen du paragraphe 24(3). À quels jours de la semaine la présomption a-t-elle application? Les jours où les employés travaillent leur quart de travail et se font payer en conséquence ne donnent pas lieu à l’application de la présomption puisqu’aucune prestation pour travail partagé n’est payable ni redevable pour ces jours. Ce n’est que pour les jours où les employés ne travaillent pas que la présomption peut opérer puisque ce n’est que ces jours que le prestataire est sans revenu et qu’il désire recevoir des prestations pour emploi en temps partagé.

[43]      Si la présomption n’a d’application que par rapport aux jours où les prestataires ne travaillent pas, son opération ne peut pas dépendre du statut de ceux-ci puisque leur statut est le même les jours qu’ils travaillent et les jours qu’ils ne travaillent pas. Cela porte à croire que le fait qui donne lieu à l’application de la présomption est le fait de travailler, c'est-à-dire rendre sa prestation de service. Donc, aux fins du paragraphe 24(3), exercer un emploi veut dire travailler dans le sens de rendre sa prestation de service.

[44]      Cette conclusion est-elle conciliable avec le libellé de l’article 48 du Règlement qui est reproduit ci-dessous?

48. Le taux de prestations hebdomadaires qui est payable au prestataire employé aux termes d’un accord de travail partagé approuvé par la Commission pour l’application de l’article 24 de la Loi est un montant égal à son taux de prestations hebdomadaires établi selon l’article 14 de la Loi multiplié par la fraction :

a) dont le numérateur est le nombre d’heures, de jours ou de quarts de travail pendant lesquels il n’a pas travaillé en raison de l’accord de travail partagé;

b) dont le dénominateur est le nombre d’heures, de jours ou de quarts de travail pendant lesquels il aurait travaillé pour l’employeur selon son horaire de travail habituel. [Je souligne.]

[45]      L’emploi du verbe « travailler » à l’alinéa a) laisse croire que lorsque le législateur veut dire « travailler », il dit « travailler » et donc, lorsqu’il dit « exerce un emploi » il veut dire autre chose que « travailler ».

[46]      Il est clair que lorsque le législateur dit « travailler », il veut dire « travailler ». Mais la présomption que le législateur emploie les mots de façon cohérente n’exclut pas la possibilité que, dans certains contextes, lorsque le législateur dit « exerce un emploi », il veut néanmoins dire « travailler ». L’alinéa 54c) de la Loi cité ci-dessus en est un exemple. L’on peut difficilement concevoir qu’un travailleur indépendant ait le statut d’employé.

[47]      Il en est de même de l’article 11 du Règlement où le législateur fait référence à un assuré qui « exerce un emploi pendant moins de 35 heures par semaine ». Il est difficilement concevable que l’assuré n’aurait le statut d’employé que pour 35 heures au cours d’une semaine. Il est plus probable que le législateur parlait d’un assuré qui travaille au moins 35 heures par semaine.

[48]      Tout cela pour dire que même si le législateur utilise parfois le verbe « travailler » pour exprimer l’idée de rendre une prestation de service, il n’en reste pas moins que l’examen du contexte nous permet de conclure qu’il utilise parfois l’expression « exerce un emploi » pour exprimer cette même idée.

[49]      En somme, la Loi, notamment le paragraphe 24(3), exige qu’un prestataire doive travailler au cours d’une semaine pour être admissible aux prestations pour travail partagé pour les jours qu’il ne travaille pas au cours de cette même semaine. Le fait que la Commission accepte, à titre de mesure administrative, qu’une période de travail de 30 minutes satisfasse à cette exigence ne change en rien la nature de l’obligation.

[50]      Dans le cas qui nous occupe, les prestataires n’ont pas rendu leur prestation de service au cours de la semaine du 31 juillet 2011 et ne peuvent pas bénéficier de la présomption. Ils n’ont donc pas droit aux prestations pour travail partagé. Le fait que deux ou trois jours de cette semaine leur ont été payés en vertu de la convention collective ne change rien quant à leur admissibilité aux prestations pour travail partagé pour cette semaine. Pour en arriver à la conclusion recherchée par les prestataires, il faudrait que les jours payés aux termes de la convention collective soient réputés être des jours où les prestataires ont rendu leur prestation de service. Rien dans la Loi ni dans le Règlement n’autorise une telle fiction.

[51]      Je suis sensible au fait que les représentants de la Commission, semble-t-il, ont rassuré les employés que les dispositions de la convention collective demeureraient en force, sauf en ce qui concerne les heures de travail et l’ancienneté. De tels engagements de la part des agents de la Commission ne peuvent pas changer le texte de la Loi. Il se peut que ces engagements donnent lieu à d’autres recours, mais, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, nous ne pouvons que nous assurer que la Loi soit respectée selon son libellé.

[52]      Je suis aussi sensible à l’argument selon lequel les plus anciens dans une unité de travail ne seront pas portés à entretenir une entente de travail partagé si ce n’est qu’au prix d’abandonner les avantages qu’ils ont obtenus de leur employeur au cours des négociations en vue de leur convention collective. Ce résultat irait à l’encontre de l’objet de l’article 24 de la Loi qui vise à éviter les mises à pied. En revanche, il ne faut pas perdre de vue le fait que la décision de participer ou non à un régime de travail partagé dépend d’un ensemble de facteurs qui ne sont pas tous reliés à l’ancienneté et aux avantages sociaux. Un exemple parmi tant d’autres : lors d’une mise à pied, il y a nécessairement une redistribution des tâches, de sorte que les employés les plus anciens doivent remplacer les moins anciens et peuvent donc se trouver à faire des tâches moins désirables et peut être moins rémunératrices. Chaque unité de travail doit faire son choix à la lumière de ses circonstances.

[53]      En conséquence, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire avec dépens, je casserais les décisions du juge-arbitre et du Conseil arbitral et je retournerais les dossiers de MM. Cloutier et Leblond au Tribunal de la sécurité sociale pour qu’ils soient décidés à nouveau en tenant pour acquis que MM. Cloutier et Leblond ne sont pas admissibles aux prestations pour travail partagé pour la semaine du 31 juillet 2011. Le jugement de la Cour quant à la demande de contrôle judiciaire de M. Leblond sera déposé dans le dossier A-37-13.

            La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.

            La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

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