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[1996] 3 C.F. 20

IMM-1585-95

Ahmed Zelzle (requérant)

c.

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Zelzle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon—Ottawa, 5 février et 12 avril 1996.

Droit administratif Contrôle judiciaire — Décision par laquelle la SSR a jugé qu’elle n’était pas functus officio — L’audience portant sur la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention a été ajournée après qu’on eut découvert dans le dossier un avis de décision favorable rendue en vertu de la procédure accélérée — Le requérant a été informé que la décision favorable était attribuable à une erreur administrative — Lors de la nouvelle audience, la SSR a conclu que la première formation n’était pas functus officio, étant donné qu’elle ne s’était pas prononcée sur sa compétence — La seconde formation avait, en vertu de l’art. 67 de la Loi sur l’immigration, le pouvoir d’examiner la question de sa compétence — Application souple du principe du désaisissement (appelé aussi principe du functus officio) dans le cas des tribunaux administratifs — Les tribunaux administratifs peuvent rouvrir le dossier, considérer la décision comme nulle et réexaminer l’affaire lorsque l’audition de la demande ne s’est pas déroulée conformément aux règles de justice naturelle — La seconde formation n’était pas compétente pour remettre en cause une décision régulièrement rendue en conformité avec la Loi — La façon de contester de telles décisions consiste à présenter une demande de contrôle judiciaire.

Citoyenneté et Immigration Pratique en matière d’immigration — Lors de l’audience portant sur la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention, la SSR a découvert dans le dossier un avis de décision favorable Cette décision avait été rendue en vertu de la procédure accélérée — Le requérant a été par la suite informé que la décision favorable était attribuable à une erreur administrative — La Commission a-t-elle outrepassé sa compétence en réexaminant sa propre décision? La décision favorable avait été rendue en conformité avec la Loi et ne peut être révisée que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire datée du 29 mai 1995 par laquelle la SSR a jugé qu’elle n’était pas functus officio. À l’audience du 15 novembre 1993 visant à déterminer si le requérant était un réfugié au sens de la Convention, un avis de décision favorable a été trouvé dans le dossier de la SSR. Cette décision avait apparemment été rendue en vertu de la procédure d’audition accélérée. L’affaire a été ajournée. Le requérant a par la suite été informé que la décision favorable avait été signée et laissée dans le dossier par suite d’une erreur administrative et que l’affaire serait entendue de nouveau. Lors de la nouvelle audience, la formation a conclu que la formation du 15 novembre n’avait pas tranché de façon définitive la question de sa compétence et que, par conséquent, elle n’était pas functus officio (la décision du 29 mai). Comme on n’avait pas accordé d’audience au requérant, le prononcé de la décision de la formation du 15 novembre constituait un déni de justice naturelle et la procédure était nulle.

Les questions en litige sont celles de savoir si la Commission a outrepassé sa compétence en réexaminant sa propre décision et s’il y a eu un manquement aux règles de justice naturelle qui permet à la Commission de réexaminer sa propre décision.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La formation du 29 mai avait, en vertu de l’article 67 de la Loi sur l’immigration, le pouvoir d’examiner la question de sa compétence.

Bien que le principe du désaisissement (appelé aussi principe du functus officio) favorise le caractère définitif des décisions, son application est souple dans le cas des tribunaux administratifs. Une affaire peut être rouverte si la justice l’exige. L’« exception du manquement à la justice naturelle » au principe du désaisissement a été établie pour permettre à un tribunal administratif de rouvrir une affaire lorsque l’audition de la demande ne s’est pas déroulée conformément aux règles de justice naturelle. Le tribunal administratif peut alors considérer sa décision comme nulle et réexaminer l’affaire.

La Commission n’avait pas compétence pour remettre en question une décision rendue régulièrement et en conformité avec la loi. La décision favorable était régulièrement signée et précisait que l’affaire avait été réglée « sans audience », ce que la Loi sur l’immigration permet de faire. Cette décision avait apparemment été rendue en conformité avec la Loi. Une fois qu’une décision qui semble à première vue régulière est rendue, la façon de la contester consiste à présenter une demande de contrôle judiciaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 65 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 55), 67 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 68 (mod., idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 57), 68.1 (édicté, idem, art. 58), 69 (mod., idem, art. 59), 69.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60), 69.2 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 69.3 (édicté, idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 62), 82.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45, Règles 18(3)b), 19, 29, 30, 31, 39.

JURISPRUDENCE

DÉCISION EXAMINÉE :

Gill c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 2 C.F. 425 (1987), 27 Admin. L.R. 257; 27 C.R.R. 235; 80 N.R. 1 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

M. (Q.H.) (Re), [1995] C.R.D.D. no 81 (QL); Lugano c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1977] 2 C.F. 605 (1977), 75 D.L.R. (3d) 625; 15 N.R. 254 (C.A.); Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 288 (1990), 44 Admin. L.R. 264; 10 Imm. L.R. (2d) 312; 114 N.R. 280 (C.A.); Agbona c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 66 F.T.R. 191; 21 Imm. L.R. (2d) 279 (C.F. 1re inst.); Camacho-Souza c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 74 F.T.R. 208 (C.F. 1re inst.); Chaudhry c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 104 (1994), 83 F.T.R. 81; 25 Imm. L.R. (2d) 139 (1re inst.); Severud c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 C.F. 318 (1991), 47 Admin. L.R. 190; 91 CLLC 14,016; 127 N.R. 152 (C.A.); Woldu c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 216 (1977), 18 N.R. 46 (C.A.); Page c. Canada (Tribunal d’appel des anciens combattants) (1994), 5 C.C.P.B. 75; 82 F.T.R. 115 (C.F. 1re inst.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Nabiye, [1989] 3 C.F. 424 (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 190; 102 N.R. 390 (C.A.); Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 (H.L.); Posluns v. Toronto Stock Exchange et al., [1968] R.C.S. 330; Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; (1989), 101 A.R. 321; 62 D.L.R. (4th) 577; [1989] 6 W.W.R. 521; 70 Alta. L.R. (2d) 193; 40 Admin. L.R. 128; 36 C.L.R. 1; 99 N.R. 277; Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581 (1991), 85 D.L.R. (4th) 166 (C.A.).

DOCTRINE

Macaulay, Robert W. and James L. H. Sprague. Hearings before Administrative Tribunals. Toronto : Carswell, 1994.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire par laquelle la SSR a jugé qu’elle n’était pas functus officio. Demande accueillie.

AVOCATS :

Karla D. Unger pour le requérant.

Brian D. Tittemore pour l’intimé.

PROCUREURS :

Mike Bell & Associates, Ottawa, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : La Cour est saisie d’une demande présentée par Ahmed Zelzle (le requérant) en vertu de l’article 82.1 de la Loi sur l’immigration (la Loi[1]) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire datée du 29 mai 1995 [[1995] C.R.D.D. no 81 (QL)] par laquelle la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SSR) a jugé qu’une formation précédente de la SSR n’avait pas rendu de décision, permettant ainsi à la SSR d’entendre de nouveau la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention du requérant.

Le requérant sollicite la réparation suivante :

[traduction] Un jugement déclarant que la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’a pas compétence pour entendre la présente affaire ou, à titre subsidiaire, un jugement annulant la décision interlocutoire rendue le 29 mai 1995 par la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et rétablissant la décision rendue le 15 novembre 1993 par la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

FAITS ET GENÈSE DE L’INSTANCE

La présente demande concerne la décision interlocutoire datée du 29 mai 1995 par laquelle la SSR (la formation du 29 mai) a jugé qu’elle n’était pas functus officio. Le requérant avait revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention le 26 novembre 1992. Après plusieurs ajournements, le requérant a comparu à l’audience le 15 novembre 1993. À l’ouverture de l’audience du 15 novembre 1993, un avis de décision favorable dûment signé et daté du 10 mai 1993 (la décision du 10 mai) a été trouvé dans le dossier de la SSR. La décision avait apparemment été rendue en vertu de la procédure d’audition accélérée. La formation de la SSR qui présidait l’audience du 15 novembre 1993 (la formation du 15 novembre) a ajourné l’affaire en attendant que certaines vérifications soient faites auprès du greffe de la SSR. Le 4 mai 1994, l’avocate du requérant a reçu une lettre dans laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié l’informait que la décision du 10 mai avait été signée et laissée dans le dossier par suite d’une erreur administrative et que, pour cette raison, l’affaire serait entendue de nouveau. Lors de la nouvelle audience du 9 janvier 1995, l’avocate du requérant a présenté une requête dans laquelle elle contestait la compétence de la formation pour entendre l’affaire. Une décision interlocutoire motivée rendue le 29 mai 1995 a été notifiée à l’avocate du requérant par lettre datée du 2 juin 1995. Cette lettre précisait que la Commission n’était pas dessaisie de l’affaire et qu’elle était donc compétente pour entendre la revendication du statut de réfugié du requérant.

LA DÉCISION À L’EXAMEN

Dans les motifs de sa décision, la formation du 29 mai traite de deux questions litigieuses. La première était celle de savoir si la formation du 15 novembre s’était prononcée au sujet de sa compétence; dans l’affirmative, la seconde question en litige était celle de savoir si la formation du 29 mai devait réexaminer cette décision (relative à la compétence) [traduction] « pour examiner les conséquences juridiques de la présumée décision favorable » du 10 mai 1993.

Par souci de commodité, je reproduis le texte intégral de la décision du 10 mai :

[traduction]

SECTION DU STATUT DE RÉFUGIÉ

AVIS DE DÉCISION

[Loi sur l’immigration, par. 69.1(9)]

                                                                 Dossier no : T93-01640

______________________________________________________

W. Moore

Président de l’audience

Affaire intéressant la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de :

Ahmed Hussein ZELZLE né le 1966.04.20

______________________________________________________

La revendication a été jugée sans audition le 10 mai 1993.

La section du statut de réfugié conclut que le revendicateur

EST UN RÉFUGIÉ AU SENS DE LA CONVENTION.

10 mai 1993                                  [signature]_______

                                                                 Greffier

La formation du 29 mai a examiné le procès-verbal de l’audience du 15 novembre 1993 et a constaté qu’à la suite de la découverte de la décision du 10 mai, l’agent d’audience avait fait observer que rien ne me permettait de mettre en doute l’authenticité ou la validité de cette décision. Le président de l’audience qui faisait partie de la formation du 15 novembre a déclaré qu’il estimait que l’affaire avait déjà été réglée (c’est-à-dire que le statut de réfugié au sens de la Convention avait été reconnu au requérant) et que la formation n’avait pas compétence pour entendre l’affaire [traduction] « pour le moment ». La formation du 29 mai a déduit de l’emploi de l’expression « pour le moment » que la décision qui avait été rendue n’était pas définitive, mais qu’elle constituait plutôt une mesure provisoire. De l’avis de la formation du 29 mai, l’affaire n’était pas complètement réglée dans l’esprit du président de l’audience. La formation du 29 mai a conclu que la formation du 15 novembre n’avait pas tranché de façon définitive la question de sa compétence et que, par conséquent, la SSR n’était pas functus officio.

La formation a ensuite examiné un moyen subsidiaire par lequel on prétendait que, si la formation du 15 novembre avait jugé qu’elle n’était pas compétente, la formation du 29 mai serait tenue de réexaminer cette décision en tout état de cause pour examiner les conséquences juridiques de la décision du 10 mai. Par conséquent, la formation a conclu que, comme le requérant n’avait pas bénéficié de la justice naturelle lors du prononcé de la décision de la formation du 15 novembre, la procédure était nulle. La SSR a déclaré qu’elle concluait que la décision du 15 novembre était [traduction] « entachée d’une erreur fondamentale » en raison notamment de certaines ambiguïtés procédurales.

Pour en venir à cette conclusion, la formation du 29 mai a examiné le pouvoir que possède une formation de la section du statut de réfugié de réexaminer la décision rendue par une autre formation. La formation a fait remarquer qu’il est de jurisprudence constante qu’en l’absence d’autorisation expresse de la loi, un tribunal administratif créé par la loi n’a pas le pouvoir général d’annuler ses propres décisions[2]. La formation a toutefois fait remarquer qu’une décision peut être réexaminée en common law lorsque la question en litige qui était soumise au tribunal n’a pas été abordée[3]. Suivant le tribunal administratif, dans son ouvrage Hearings before Administrative Tribunals, l’auteur Macaulay souligne qu’une décision peut être réexaminée lorsque l’erreur qui a été commise porte atteinte à l’intégrité du processus juridictionnel[4]. La SSR peut réexaminer une décision lorsqu’un déni de justice naturelle a été commis lors de l’audience initiale. Ce principe a été posé dans l’arrêt Woldu[5] et qui a été cité dans l’arrêt Gill[6], dans lequel la Cour a statué que :

Nonobstant le principe général confirmé dans Lugano, à savoir qu’en l’absence d’autorisation expresse de la loi, un tribunal administratif n’a pas le pouvoir d’annuler sa propre décision, un courant de jurisprudence suggère que, lorsqu’un tribunal reconnaît n’avoir pas appliqué les règles de justice naturelle, il peut annuler sa décision et réentendre l’affaire[7].

La SSR a cité la décision que j’ai rendue dans l’affaire Chaudhry[8] à l’appui de la proposition qu’une décision peut être réexaminée lorsqu’il y a eu un manquement aux règles de justice naturelle.

Par conséquent, la formation du 29 mai a décidé que le requérant avait le droit d’être entendu sur le fond et que ce droit qui lui avait été nié en raison des agissements de la formation du 15 novembre. La formation du 29 mai a jugé que, si la formation du 15 novembre avait effectivement rendu une décision, elle n’avait pas observé les règles de justice naturelle en la rendant. La formation du 29 mai a conclu en disant [aux pages 52 à 54 de QL] :

[traduction] En rendant sa décision, la formation a commis une grave erreur procédurale qui a eu pour effet de priver le revendicateur des procédures prévues par la Loi. Elle a rendu sa décision en se fondant sur un seul document dont l’authenticité elle-même était contestée par un fonctionnaire de la Commission du bureau duquel il émanait. La formation ne s’est jamais interrogée sur la question de savoir si les exigences prévues par la Loi en ce qui concerne la reconnaissance du statut de réfugié au Canada—la tenue d’une audience conforme au paragraphe 69.1 ou le prononcé d’une décision administrative favorable conforme au paragraphe 69.1(7.1)—avaient effectivement été respectées. Par suite de la façon dont la formation a ensuite traité cette affaire fort grave et inusitée dans laquelle il convenait de faire preuve d’une prudence extrême, la revendication du demandeur n’a jamais été entendue. En conséquence, son statut n’a pas encore été déterminé et les démarches qu’il a entreprises en vue d’obtenir le droit d’établissement ont été contrecarrées.

Ainsi donc, à titre subsidiaire, si nous avons tort de conclure que la formation du 15 novembre 1993 ne s’est pas prononcée sur sa compétence, nous concluons que la décision qu’elle a rendue était entachée d’une erreur fondamentale, en raison de certaines ambiguïtés procédurales et du fait que la formation n’a tenu compte ni des exigences prévues par la Loi en ce qui concerne la reconnaissance du statut de réfugié au Canada ni de l’ultime question de fond. Pour les motifs que nous avons déjà exposés, tant en ce qui concerne la question de fond ultime que la question précise du statut de l’« avis de décision », nous concluons que l’audience du 15 novembre 1993—si tant est que la formation ait voulu rendre une décision—est irrégulière au point d’être entachée de nullité absolue.

QUESTIONS EN LITIGE

Le requérant demande à la Cour de trancher les deux questions suivantes :

1. La Commission (la SSR) a-t-elle respecté les limites de sa compétence en réexaminant sa propre décision?

2. Y a-t-il eu un manquement aux règles de justice naturelle qui permettrait à la Commission de réexaminer sa propre décision?

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

Les pouvoirs de la SSR sont énoncés aux articles 67 [(mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 68 (mod., idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 57), 68.1 (édicté, idem, art. 58), 69 (mod., idem, art. 59), 69.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60), 69.2 (édicté, par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 69.3 (édicté, idem; L.C. 1992, ch. 49, art. 62)] à 69.3 de la Loi. Voici en quels termes l’article 67 définit la compétence de la SSR :

67. (1) La section du statut a compétence exclusive, en matière de procédures visées aux articles 69.1 et 69.2, pour entendre et juger sur des questions de droit et de fait, y compris des questions de compétence.

(2) La section du statut et chacun de ses membres sont investis des pouvoirs d’un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes. Ils peuvent notamment, dans le cadre d’une audience :

a) par citation adressée aux personnes ayant connaissance de faits se rapportant à l’affaire dont ils sont saisis, leur enjoindre de comparaître comme témoins aux date, heure et lieu indiqués et d’apporter et de produire tous documents, livres ou pièces, utiles à l’affaire, dont elles ont la possession ou la responsabilité;

b) faire prêter serment et interroger sous serment;

c) par commission rogatoire ou requête, faire recueillir des éléments de preuve au Canada;

d) prendre toutes autres mesures nécessaires à une instruction approfondie de l’affaire.

Le paragraphe 69.1(7.1) permet à la section du statut de reconnaître le statut de réfugié sans tenir d’audience :

69.1

(7.1) Par dérogation aux paragraphes (1) et (2), dans le cas où le ministre n’a pas avisé la section du statut dans le délai prévu par les règles mentionnées au paragraphe 65(1) qu’il entend intervenir au titre du paragraphe (5) à l’égard d’une revendication, le statut de réfugié peut être reconnu à l’intéressé par un membre de la section du statut conformément à la procédure établie par les règles mentionnées à l’alinéa 65(1)d) sans qu’il soit nécessaire de tenir une audience.

Les Règles de la section du statut de réfugié[9] (les Règles) régissent la pratique et la procédure de la SSR. Ces règles sont établies en vertu du pouvoir de réglementation conféré au président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié par l’article 65 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 55] de la Loi. Les règles ainsi établies sont assujetties à l’agrément du gouverneur en conseil. L’article 19 des Règles permet dans les termes suivants de reconnaître le statut de réfugié sans audience :

19. (1) Sur réception du dossier visé à l’alinéa 18(3)b)[10], le membre, avant de déterminer que le statut de réfugié au sens de la Convention peut être reconnu à l’intéressé sans qu’il soit nécessaire de tenir une audience, vérifie que :

a) le ministre n’a pas, dans les délais visés au paragraphe 8(2), donné avis de son intention de participer à l’audience;

b) les renseignements fournis par l’intéressé à l’égard de sa revendication sont suffisants pour qu’il puisse lui reconnaître le statut de réfugié sans qu’il soit nécessaire de tenir une audience.

(2) Dans le cas où le membre détermine, après avoir fait les vérifications visées au paragraphe (1), que le statut de réfugié au sens de la Convention peut être reconnu à l’intéressé, il rend sa décision sur-le-champ et transmet le dossier au greffier.

(3) Dans le cas où le membre détermine que le statut de réfugié au sens de la Convention ne peut être reconnu à l’intéressé sans la tenue d’une audience, il transmet le dossier au greffier afin qu’une date d’audience soit fixée.

Les articles 29 à 31 des Règles traitent des décisions de la SSR :

29. En cas de décision partagée en matière interlocutoire, le président de l’audience a voix prépondérante.

30. Le greffier signe les avis des décisions rendues par la section du statut et en signifie sans délai une copie au ministre et à l’intéressé.

31. La demande d’un exposé écrit des motifs d’une décision, faite conformément aux alinéas 69.1(11)b) ou 69.3(7)b) de la Loi, est présentée par écrit à la section du statut et déposée au greffe.

Finalement, l’article 39 des Règles confère à la SSR la compétence sur sa propre procédure :

39. Les présentes règles ne sont pas exhaustives; en l’absence de dispositions sur des questions qui surviennent dans le cadre d’une procédure, la section du statut peut prendre les mesures voulues pour assurer une instruction approfondie de l’affaire et le règlement des questions de façon expéditive.

ANALYSE

A.        THÈSE DU REQUÉRANT

1.         Compétence de la SSR

Le requérant fait remarquer que la compétence de la SSR est énoncée au paragraphe 67(1) de la Loi. Suivant le requérant, la Loi ne permet pas expressément de réexaminer une décision rendue par une formation de la SSR. Une fois qu’une décision a été rendue sur le droit, les faits ou la compétence, la Loi permet de demander le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 82.1(1) de la Loi. Le requérant soutient que si la SSR estime qu’une formation a commis une erreur de fait ou de droit dans la décision ou l’ordonnance qu’elle a rendue, elle ne peut se contenter de donner pour instructions au greffier de ne pas tenir compte de sa décision antérieure et d’inscrire l’affaire au rôle pour la tenue d’une nouvelle audience. La SSR doit tenir compte des dispositions expresses de sa loi habilitante. La seule voie de recours ouverte au ministre s’il ne souscrit pas à la décision du 10 mai consiste à solliciter l’autorisation de faire contrôler cette décision par la Cour fédérale.

Le requérant soutient que le tribunal administratif qui exerce des pouvoirs juridictionnels ne peut instruire de nouveau une affaire qu’il a déjà tranchée conformément à la loi qui le régit que si cette dernière lui permet expressément de le faire[11]. C’est le principe du dessaisissement (appelé également « principe du functus officio »)[12]. Selon le requérant, tant la formation du 15 novembre que celle du 29 mai étaient dessaisies de l’affaire, étant donné que la SSR avait rendu une décision définitive le 10 mai 1993. Les deux formations n’avaient donc pas compétence.

2.         Manquement aux règles de justice naturelle

Même si le principe qu’un tribunal administratif ne peut réexaminer ses propres décisions que s’il est expressément autorisé à le faire en vertu de la loi est bien établi en droit, ce principe souffre certaines exceptions dans le cas des tribunaux administratifs. La première exception à ce principe se produit lorsque la loi applicable ajoute une fonction non juridictionnelle à la fonction juridictionnelle du tribunal administratif[13]. Le requérant affirme que cette exception ne s’applique pas au cas qui nous occupe, étant donné que la fonction qu’exerce la SSR est purement juridictionnelle.

Il existe une seconde exception à ce principe lorsqu’il y a eu un manquement aux règles de justice naturelle. Un tribunal administratif peut en pareil cas annuler sa propre décision. Suivant le requérant, cette exception ne peut être invoquée qu’au profit de la personne à qui le tribunal administratif a nié la justice naturelle et qui a subi un préjudice en raison de ce déni de justice. En pareil cas, le tribunal administratif peut corriger son propre manquement en réentendant la demande[14]. Le requérant soutient qu’il n’y a pas eu en l’espèce de manquement aux règles de justice naturelle qui nécessiterait l’invocation de cette seconde exception. Même si le requérant n’a pas bénéficié d’une audience, la décision du 10 mai n’a pas eu pour effet de lui causer un préjudice. Le requérant affirme, dans ses observations, qu’il a été traité équitablement par la formation de la SSR qui lui a transmis l’avis de décision favorable daté du 10 mai 1993. Le requérant avait droit à une audition, à une décision impartiale, à une procédure équitable et à une possibilité raisonnable de faire valoir son point de vue.

B.        THÈSE DE L’INTIMÉ

1.         Compétence

L’intimé soutient que la formation du 29 mai n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a jugé que la formation du 15 novembre n’avait pas rendu de décision définitive au sujet de la revendication du statut de réfugié du requérant. L’intimé fait observer qu’il ressortait des éléments de preuve portés à la connaissance de la formation du 29 mai—et notamment du procès-verbal de l’audience du 15 novembre 1993—que la formation du 15 novembre doutait qu’elle avait compétence pour entendre la revendication du requérant, mais qu’elle a toutefois décidé d’ajourner l’affaire. Suivant l’intimé, la formation du 29 mai a conclu à bon droit que la formation du 15 novembre n’avait rendu aucune décision concluante sur la question de sa propre compétence et qu’elle n’était donc pas functus officio et qu’elle pouvait examiner la présumée décision du 10 mai 1993 ainsi que la revendication du statut de réfugié du requérant.

L’intimé soutient en outre que les éléments de preuve portés à la connaissance de la formation du 29 mai appuient les conclusions de fait que la SSR a tirées pour rendre sa décision. En particulier, la preuve appuie la conclusion de la SSR suivant laquelle aucune décision véritable n’a été rendue le 10 mai 1993 ou à une autre date au sujet de la revendication du statut de réfugié du requérant, que la formation du 15 novembre a ajourné l’audition de la revendication du requérant et que la formation du 29 mai avait compétence pour entendre la revendication du requérant.

2.         Manquement aux règles de justice naturelle

L’intimé soutient que la formation du 29 mai n’a pas commis d’erreur en concluant que, si la formation du 15 novembre avait effectivement réglé la revendication du requérant de façon définitive, le requérant avait subi un déni de justice naturelle. La formation du 29 mai avait donc compétence pour réentendre l’affaire. Un tribunal administratif peut rouvrir ou réentendre une affaire lorsqu’il reconnaît qu’il n’a pas accordé la justice naturelle au requérant. Le tribunal administratif peut annuler la décision qu’il a déjà rendue et réexaminer l’affaire si l’audience qui a abouti à sa décision antérieure ne s’est pas déroulée conformément aux règles de justice naturelle[15]15. Compte tenu du fait que la formation du 29 mai a conclu que l’avis de décision avait été versé au dossier du requérant par erreur et qu’aucune audience n’a été tenue sur le fond de la revendication du requérant, c’est, selon l’intimé, à bon droit que la formation a conclu que, si la formation du 15 novembre a réglé la revendication du requérant, la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention du requérant n’a jamais été examinée. Par conséquent, la formation du 29 mai a conclu à juste titre que le requérant s’était vu refuser une procédure équitable par la formation préalable, en ce sens que les agissements de la formation en question ont eu pour effet de placer le requérant « dans les limbes » sur le plan juridique en ce qui concerne son statut au Canada et de le priver de la possibilité de présenter des éléments de preuve et de faire valoir son point de vue.

C.        ANALYSE

En l’espèce, il est évident que la formation du 29 mai avait, en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi, le pouvoir d’examiner la question de sa compétence. La décision de la formation est quelque peu déroutante. En effet, elle commence par dire :

[traduction] Nous concluons que la formation du 15 novembre 1993 n’a rendu aucune décision concluante. Elle n’en est pas venue à la conclusion que l’avocate prétend qu’elle a tirée. Elle n’a tiré aucune conclusion définitive sur la question de sa compétence. En conséquence, la SSR n’est pas dessaisie de l’affaire et elle peut examiner la décision qui aurait été rendue le 10 mai 1993. (Page 13 (QL) des motifs de la SSR; page 14 du dossier du requérant.)

La formation poursuit en disant :

[traduction] Si nous avons commis une erreur dans notre interprétation des conséquences de l’audience du 15 novembre 1993 et si la formation a effectivement jugé lors de cette audience qu’elle n’avait pas compétence, il serait nécessaire de réexaminer la décision en question pour analyser les conséquences juridiques de la décision favorable qui aurait été rendue le 10 mai 1993. Nous passons maintenant à l’examen des faits sur lesquels cette décision est fondée et à la question de notre compétence pour examiner cette décision. Étant donné que les règles de droit qui régissent cette compétence sont techniques, il est nécessaire d’examiner le contexte factuel avant de décider si nous sommes compétents ou non pour annuler la décision en question. En tenant compte de ces faits, nous reviendrons à la question de savoir si nous avons ou non compétence pour examiner la décision et la déclarer nulle et non avenue. (Page 13 (QL) des motifs de la SSR; page 14 du dossier du requérant.)

Finalement, la formation conclut que, comme la formation du 15 novembre n’a pas accordé la justice naturelle au requérant en rendant sa décision, l’audience est entachée de nullité. La SSR déclare :

[traduction] Ainsi donc, à titre subsidiaire, si nous avons tort de conclure que la formation du 15 novembre 1993 ne s’est pas prononcée sur sa compétence, nous concluons que la décision qu’elle a rendue était entachée d’une erreur fondamentale, en raison de certaines ambiguïtés procédurales et du fait que la formation n’a tenu compte ni des exigences prévues par la loi en ce qui concerne la reconnaissance du statut de réfugié au Canada ni de l’ultime question de fond. Pour les motifs que nous avons déjà exposés, tant en ce qui concerne la question de fond ultime que la question précise du statut de l’« avis de décision », nous concluons que l’audience du 15 novembre 1993—si tant est que la formation ait voulu rendre une décision—est irrégulière au point d’être entachée de nullité absolue. (Pages 53 et 54 (QL) des motifs de la SSR; page 41 du dossier du requérant.)

C’est un principe élémentaire de droit qu’une fois qu’un tribunal administratif a rendu une décision définitive, il cesse d’avoir compétence et est dessaisi de l’affaire. Toutefois, dans le cas des tribunaux administratifs, le juge Sopinka de la Cour suprême du Canada a fait observer, dans l’arrêt Chandler, que « [i]l est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel »[16]. L’« exception du manquement à la justice naturelle » au principe du dessaisissement a été établie pour permettre à un tribunal administratif de rouvrir une audience lorsque, dans le cas où il a été jugé que l’audition de la demande ne s’est pas déroulée conformément aux règles de justice naturelle, le tribunal administratif peut considérer sa décision comme nulle et réexaminer l’affaire[17]. L’« exception de la justice naturelle » a habituellement été invoquée par des revendicateurs du statut de réfugié éconduits dans les cas où, par exemple, la SSR n’a pas tenu compte des éléments de preuve portant sur l’évolution de la situation dans le pays d’origine[18]. Ni l’une ni l’autre des parties n’a soumis à mon attention de jurisprudence dans laquelle la SSR a invoqué l’exception de la justice naturelle au nom d’un revendicateur lorsque le revendicateur—ou la revendicatrice—ne l’avait pas lui-même—ou elle-même—invoquée.

L’arrêt qui fait autorité en ce qui concerne le principe du dessaisissement est l’arrêt Chandler de la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Chandler, la Cour a examiné l’application de ce principe. Le juge Sopinka a déclaré :

Functus Officio

La règle générale portant qu’on ne saurait revenir sur une décision judiciaire définitive découle de la décision de la Court of Appeal d’Angleterre dans In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88. La cour y avait conclu que le pouvoir d’entendre à nouveau une affaire avait été transféré à la division d’appel en vertu des Judicature Acts. La règle ne s’appliquait que si le jugement avait été rédigé, prononcé et inscrit, et elle souffrait deux exceptions :

1. lorsqu’il y avait eu un lapsus en le rédigeant ou

2. lorsqu’il y avait une erreur dans l’expression de l’intention manifeste de la cour[19].

Le juge Sopinka a poursuivi en précisant que, dans le cas des tribunaux administratifs, un principe différent pouvait s’appliquer. Il a déclaré :

Dans Grillas c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1972] R.C.S. 577, le juge Martland s’exprimant en son propre nom et en celui du juge Laskin, s’est dit d’avis que le même raisonnement ne s’appliquait pas à la Commission d’appel de l’immigration dont les décisions ne pouvaient faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Même s’il s’agissait d’une opinion dissidente, seul le juge Pigeon, parmi les cinq juges ayant entendu l’affaire, n’y a pas souscrit. Le juge Martland affirme, à la p. 589 :

Le même raisonnement ne s’applique pas aux décisions de la Commission, dont il n’y a pas d’appel, sauf sur une question de droit. Il n’y a pas d’appel par voie de nouvelle audition.

Je ne crois pas que le juge Martland ait voulu affirmer que le principe functus officio ne s’applique aucunement aux tribunaux administratifs. Si l’on fait abstraction de la pratique suivie en Angleterre, selon laquelle on doit hésiter à modifier ou à rouvrir des jugements officiels, la reconnaissance du caractère définitif des procédures devant les tribunaux administratif se justifie par une bonne raison de principe. En règle générale, lorsqu’un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s’il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l’arrêt Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., précité[20].

Le juge Sopinka a poursuivi en disant :

Le principe du functus officio s’applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d’une cour de justice dont la décision peut faire l’objet d’un appel en bonne et due forme. C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel.

Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C’était le cas dans l’affaire Grillas, précitée.

De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu’il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi[21].

Bien que le principe du dessaisissement (appelé aussi principe du functus officio) favorise le caractère définitif des décisions, son application est souple dans le cas des tribunaux administratifs. Une affaire peut être rouverte si la justice l’exige. Je suis d’avis qu’en l’espèce, la SSR s’est acquittée des fonctions qui lui étaient confiées par sa loi habilitante lorsqu’elle a rendu sa décision du 10 mai et que cette décision est, à première vue, régulière.

Dans le cas qui nous occupe, la véritable question à analyser, selon moi, est celle de savoir si la formation du 29 mai a commis ou non une erreur de droit en considérant la décision du 10 mai comme une « erreur administrative ». En d’autres termes, la Commission peut-elle remettre en question une décision qui semble, à première vue, valide ou enquêter sur les circonstances dans lesquelles cette décision a été prononcée? Ainsi qu’il a déjà été précisé, la décision était régulièrement signée et précisait que l’affaire était réglée « sans audience ». La loi applicable autorise la SSR à rendre des décisions sans tenir d’audience. Il semble que, dans le cas du requérant, une décision a été rendue sans qu’une audience ne soit tenue. Un avis de décision a été dûment signé par le greffier, qui y précisait qu’une décision avait été rendue sans audience au sujet de la revendication le 10 mai 1993 et que le statut de réfugié au sens de la Convention avait été reconnu au requérant. La décision du 10 mai semble être régulière et avoir été rendue en conformité avec les dispositions de la Loi. La formation du 29 mai a excédé sa compétence en allant au-delà de cette décision et en jugeant qu’elle constituait une erreur administrative. La Commission n’avait pas compétence pour remettre en question une décision rendue régulièrement et en conformité avec la Loi. Une fois que la décision a été rendue—peu importe la façon dont elle l’a été »les formations du 15 novembre et du 29 mai étaient toutes les deux functus officio, étant donné que la revendication du statut de réfugié du requérant avait été tranchée. Si le ministre avait des réserves au sujet de la légitimité de la décision du 10 mai, la bonne façon de s’y prendre pour dissiper ses doutes consistait à demander le contrôle judiciaire de cette décision. Une fois qu’une décision qui semble à première vue régulière est rendue, la façon de la contester consiste à présenter une demande de contrôle judiciaire.

Par ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Étant donné qu’elle a été rendue sans compétence, la décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 29 mai 1995 au sujet de la revendication du requérant doit être annulée.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

[2] La formation a cité les décisions suivantes : Lugano c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1977] 2 C.F 605 (C.A.); Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 288(C.A.) (ci-après appelée Longia); Agbona c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 66 F.T.R. 191 (C.F. 1re inst.), (le juge Noël); Camacho-Souza c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 74 F.T.R. 208 (C.F. 1re inst.), (le juge Wetston) et Chaudhry c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 104(1re inst.), (le juge Nadon) (ci-après appelée Chaudhry).

[3] Severud c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 C.F. 318(C.A.).

[4] (Toronto, Carswell, 1994), à la p. 27A-41.

[5] Woldu c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 216(C.A.) (ci-après appelé Woldu).

[6] Gill c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 2 C.F. 425(C.A.), aux p. 428 et 429 (ci-après appelé Gill).

[7] Woldu, précité, note 5, à la p. 219.

[8] Précité, note 2.

[9] DORS/93-45.

[10] L’art. 18(3)b) dispose :

18. …

(3) À la suite de la conférence préliminaire, l’agent d’audience rédige un rapport et :

b) dans le cas où le ministre n’a pas, dans les délais visés au paragraphe 8(2), donné avis de son intention de participer à l’audience et où l’agent d’audience est d’avis que le statut de réfugié au sens de la Convention pourrait être reconnu à l’intéressé sans la tenue d’une audience, transmet le dossier à un membre afin qu’il détermine, conformément au paragraphe 69.1(7.1) de la Loi et à l’article 19 des présentes règles, si le statut de réfugié au sens de la Convention peut être reconnu à l’intéressé sans qu’il soit nécessaire de tenir une audience.

[11] Page c. Canada (Tribunal d’appel des anciens combattants), (1994), 5 C.C.P.B. 75 (C.F. 1re inst.), (le juge Joyal).

[12] Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Nabiye, [1989] 3 C.F. 424(C.A.) (le juge d’appel Marceau) (ci-après appelé Nabiye).

[13] Ibid.

[14] Gill, précité, note 6; Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 (H.L.); Posluns v. Toronto Stock Exchange et al., [1968] R.C.S. 330; Longia, précité, note 2.

[15] Longia, précité, note 2, Gill, précité, note 6, Woldu, précité, note 5, à la p. 219.

[16] Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, à la p. 862 (ci-après appelé Chandler).

[17] Voir, par ex., l’arrêt Gill, précité, note 6 et l’arrêt Nabiye, précité, note 11.

[18] Voir, par ex., l’arrêt Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581(C.A.).

[19] Chandler, précité, note 16, à la p. 860.

[20] Ibid., aux p. 860 et 861.

[21] Ibid., à la p. 862.

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