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[1996] 1 C.F. 586

A-612-93

The Perrier Group of Canada Inc. (appelante) (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée) (défenderesse)

A-613-93

Grand Specialties Ltd. (appelante) (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée) (défenderesse)

Répertorié : Perrier Group of Canada Inc. c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Strayer et Linden, J.C.A.— Toronto, 16 novembre; Ottawa, 28 novembre 1995.

Douanes et accise Loi sur la taxe d’accise L’art. 1c), partie V, annexe III, exempte de la taxe prévue à l’art. 50 les « aliments et boissons destinés à la consommation humaine ... sauf les boissons gazeuses » — Sens du mot « boissons » — Version française examinéeSignification commune aux termes « beverage » et « boisson », toute sorte de boisson, y compris l’eauL’eau Perrier (eau minérale gazeuse) est une boisson gazeuse assujettie à la taxe.

Interprétation des lois Signification du mot « boisson » dans l’expression « boisson gazeuse » employée à l’art. 1c), annexe III, partie V, de la Loi sur la taxe d’acciseLa version française utilise le terme « boisson » — Bien que le mot anglais « beverage » désigne ordinairement une sorte de boisson plus spécialisée, le mot « boisson » renvoie à tout ce qui peut être buLe mot français qui se rapproche le plus du mot anglais « beverage » est le mot « breuvage » — Un « breuvage » est une forme spécialisée de « boisson », ce qui confirme l’observation selon laquelle, dans la version française, le législateur a délibérément choisi un terme dont la portée est générale, et non restreinteLes deux versions de la disposition législative ayant même valeur et la Cour étant tenue d’adopter la signification commune aux deux versions, les mots « beverage » et « boisson », désignent toute sorte de boisson, y compris l’eau.

Il s’agit d’appels interjetés à l’encontre du jugement de première instance qui a rejeté l’appel de la décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur a confirmé la cotisation établie par le ministre à l’égard de la taxe exigible parce que l’eau Perrier est une « boisson gazeuse ». L’appelante importe, distribue et vend de l’eau Perrier au Canada. L’eau Perrier est une eau minérale gazeuse vendue en bouteilles ou en cannettes. Il ne s’agit pas d’un produit naturellement gazeux, mais du résultat d’un important procédé de fabrication. L’article 51 de la Loi sur la taxe d’accise exempte de l’application de la taxe de vente sur les marchandises importées, prévue à l’article 50, les marchandises mentionnées à l’annexe III. L’alinéa 1c), partie V, annexe III, renvoie aux « aliments et boissons destinés à la consommation humaine ... sauf les boissons gazeuses ».

Il s’agit de savoir si l’eau vendue sous l’appellation commerciale Perrier est une « boisson gazeuse ».

Arrêt : les appels doivent être rejetés.

Il ressort des définitions du dictionnaire mentionnées que le mot « beverage », compte tenu des différents emplois ordinaires et acceptables, désigne l’eau, mais ces définitions ne lient pas la Cour. La consultation des dictionnaires n’est que l’un des moyens utilisés par les tribunaux pour interpréter les lois.

Lorsque le sens ordinaire des libellés français et anglais d’une loi semblent aller dans des directions différentes, la Cour est tenue d’opter pour l’interprétation qui concilie le mieux les termes employés dans les deux versions. Dans sa version française, l’article 1 emploie le mot « boisson » comme équivalent de trois mots différents employés en anglais, soit « drink », « water » et « beverage ». Le terme « boisson » a une portée générale contrairement au mot anglais « beverage », qui désigne ordinairement une sorte de boisson plus spécialisée. Sa principale définition est « tout liquide qui se boit », ce qui englobe certainement l’eau. Le mot français qui se rapproche le plus du mot anglais « beverage » est le terme « breuvage ». L’une des significations du mot « boisson » est « breuvage ». La principale définition du mot « breuvage » est « boisson d’une composition spéciale ou ayant une vertu particulière ». Un « breuvage » est une forme spécialisée de « boisson », ce qui confirme l’observation selon laquelle, dans la version française, le législateur a délibérément choisi un terme dont la portée est générale, et non restreinte. Les deux versions de la disposition législative ayant même valeur et la Cour étant tenue d’adopter la signification commune aux deux versions, les mots « beverage » et « boisson », employés dans la Loi, désignent toute sorte de boisson, y compris l’eau. Même si le mot ne désigne pas toujours l’eau, il est plus naturel de considérer que le mot « boisson » (beverage) comprend l’eau.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 18(1).

Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, art. 50(1) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 190; ch. 42, art. 4), 51(1), annexe III, partie V (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 7, art. 55).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Nitrochem Inc. et Sous-M.R.N. (Douanes et accise) (1984), 8 C.E.R. 58; [1984] C.T.C. 608; 53 N.R. 394 (C.A.F.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

R. v. Rouse, [1936] 4 D.L.R. 797; (1936), 66 C.C.C. 225 (C.A. Ont.); Grand Specialties Ltd. et Sous-M.R.N. (Douanes et accise) et Office Général des Eaux Minérales (1987), 13 C.E.R. 233 (C.T.).

DOCTRINE

Concise Oxford Dictionary of Current English, 8th ed. Oxford : Clarendon Press, 1990, « beverage ».

Petit Robert 1 : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Le Robert, 1977, « boisson », « breuvage ».

APPELS contre le jugement de première instance qui a rejeté l’appel d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur par laquelle a été confirmée la cotisation établie par le ministre en ce qui concerne la taxe exigible en application de l’article 50 de la Loi sur la taxe d’accise parce que l’eau Perrier serait une « boisson gazeuse » (Perrier Group of Canada Inc. c. Canada (1993), 52 C.P.R. (3d) 385; 70 F.T.R. 163 (C.F. 1re inst.); conf. Grand Specialties Ltd. et al. c. M.R.N. et al. (1990), 3 TCT 2418 (T.C.C.E)). Appels rejetés.

AVOCATS :

Terrance A. Sweeney et Larissa V. Tkachenko pour les appelantes.

Alain Préfontaine pour l’intimée.

PROCUREURS :

Borden & Elliot, Toronto, pour les appelantes.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : La question que soulèvent les appels est de savoir si l’eau vendue sous l’appellation commerciale Perrier est une « boisson gazeuse » au sens de l’alinéa 1c) de la partie V de l’annexe III de la Loi sur la taxe d’accise [L.R.C. (1985), ch. E-15 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 7 art. 55)]. Les dispositions pertinentes de ce texte législatif sont les suivantes [art. 50(1) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 190; ch. 42, art. 4)] :

50. (1) Est imposée, prélevée et perçue une taxe de consommation ou de vente au taux spécifié au paragraphe (1.1) sur le prix de vente ou sur la quantité vendue de toutes marchandises :

b) importées au Canada, exigible conformément à la Loi sur les douanes de l’importateur, du propriétaire ou d’une autre personne tenue de payer les droits prévus par cette loi;

51. (1) La taxe imposée par l’article 50 ne s’applique pas à la vente ou à l’importation des marchandises mentionnées à l’annexe III, …

Voici le libellé, en français et en anglais, de l’annexe III, partie V :

1. Aliments et boissons destinés à la consommation humaine (y compris les édulcorants, assaisonnements et autres ingrédients devant être mélangés à ces aliments et boissons ou être utilisés dans leur préparation), sauf :

a) les vins, spiritueux, bières, liqueurs de malt et autres boissons alcoolisées;

b) les boissons de malt non alcoolisées;

c) les boissons gazeuses et les marchandises devant servir à leur préparation;

d) les boissons de jus de fruits et les boissons à saveur de fruits non gazeuses autres que les boissons à base de lait, contenant moins de vingt-cinq pour cent par volume :

(i) de jus de fruits naturel ou d’une combinaison de jus de fruits naturels,

(ii) de jus de fruits naturel ou d’une combinaison de jus de fruits naturels qui ont été reconstitués à l’état initial,

et les marchandises qui, lorsqu’elles sont ajoutées à de l’eau, produisent une boisson visée dans le présent alinéa;

e) les bonbons, les confiseries qui peuvent être classées comme bonbons, et toutes les marchandises qui sont vendues au titre de bonbons, telles la barbe à papa, le chewing gum et le chocolat, qu’elles soient naturellement ou artificiellement sucrées, ...

LES FAITS

Les faits ne sont pas contestés. L’appelante importe, distribue et vend de l’eau Perrier au Canada. Par voie d’avis de détermination daté du 4 novembre 1987, le ministre du Revenu national a établi la cotisation des deux appelantes à 1 077 209 43 $ en ce qui concerne la taxe exigible en application de la Loi sur la taxe d’accise. Il a tenu pour acquis que l’eau Perrier est une « boisson gazeuse » au sens de l’alinéa 1c) de la partie V de l’annexe III de la Loi, en sorte que le produit est assujetti à la taxe sur les marchandises importées prévue à l’article 50. Les appelantes ont formulé une opposition que le ministre a rejetée. Elles ont interjeté appel au Tribunal canadien du commerce extérieur [Grand Specialties Ltd. et al. c. M.R.N. et al. (1990), 3 TCT 2418], lequel a tranché en faveur du ministre. Un second appel a été interjeté à la Section de première instance de la Cour fédérale [(1993), 52 C.P.R. (3d) 385], également en vain, après quoi les appelantes se sont tournées vers notre Cour.

L’eau Perrier est une eau minérale gazeuse vendue en bouteilles ou en cannettes. L’eau et le gaz carbonique qui la rend gazeuse proviennent exclusivement de la source Perrier située à Vergèze dans le sud de la France. Le système hydrogéologique auquel appartient la source Perrier a une étendue d’environ 10 kilomètres et une profondeur de 2 à 3 kilomètres, et son fonctionnement est en quelque sorte le suivant. L’eau de pluie tombe dans les collines calcaires des environs de la source, traverse une plaine avoisinante, puis pénètre une importante couche de sable siliceux. Sous celle-ci se trouve une importante formation de roche carbonatée. La chaleur produite par le magma terrestre, qui monte vers la surface par des failles et des fissures, augmente la température de cette roche poreuse de façon qu’elle libère du gaz carbonique dans l’eau qui s’y trouve. Une pression s’exerce naturellement sur cette eau profonde de telle sorte qu’elle parvienne à la couche de sable par les fissures de la roche. L’eau profonde très gazeuse se mélange à l’eau de la couche aquifère, ce qui produit une eau gazeuse d’origine naturelle.

Toutefois, le produit final qui porte le nom Perrier ne correspond pas simplement à cette eau gazeuse mise en bouteille. Il s’agit plutôt d’un produit équivalent obtenu grâce à un procédé. Les composants de l’eau Perrier que sont l’eau et le gaz carbonique proviennent de la source Perrier, mais chacun d’eux est extrait séparément. L’eau est prélevée au moyen d’un trou de sondage à une profondeur de 40 mètres dans la formation aquifère de la source Perrier, et le gaz carbonique est prélevé d’une eau profonde saturée de CO2 au moyen d’un trou de sondage, à une profondeur d’environ 450 mètres. Les deux éléments sont expédiés à l’usine d’embouteillage Perrier et, après conditionnement, ils sont à nouveau combinés pour créer le produit final.

La combinaison et les conditionnements qui s’y rattachent sont nécessaires pour deux raisons qui méritent d’être mentionnées. Premièrement, la nouvelle combinaison permet de contrôler strictement les niveaux de saturation en CO2, ce qui assure une uniformité qui ne saurait être obtenue naturellement. Deuxièmement, et c’est ce qui importe le plus, à l’état naturel, le CO2 de la source Perrier renferme des impuretés qui, pour des raisons commerciales et sanitaires, doivent être éliminées par filtrage avant que le produit final ne puisse être vendu. L’une de ces impuretés est l’acide sulfurique. Il s’agit d’un gaz mortel, même en faibles concentrations, et il imprègne toute substance qui en renferme d’une odeur d’œufs pourris. Une autre impureté est le benzène, un autre gaz toxique même en faibles concentrations. Au nombre des autres impuretés éliminées lors du filtrage, mentionnons l’azote, l’hélium, l’argon, le néon et certains hydrocarbures, comme l’éthane, le méthane, le propane et le toluène.

Après la nouvelle combinaison et la mise en bouteille, le produit peut être offert en vente. L’eau Perrier embouteillée renferme environ 6 500 mg/l de gaz carbonique. Cette concentration correspond à peu près au niveau de saturation que l’on trouverait dans l’eau de la source Perrier à une profondeur de 40 mètres. Je m’exprime au conditionnel, car les deux trous de sondage forés à la source Perrier ont modifié la pression à l’intérieur du système, et les niveaux de CO2 sont désormais sensiblement inférieurs à ce qu’ils auraient été en l’absence de tels trous.

LES DÉCISIONS RENDUES EN PREMIÈRE ET DEUXIÈME INSTANCES

Le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) a conclu que l’eau Perrier était une « boisson gazeuse » et, par conséquent, était assujettie à la taxe. Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal fait tout d’abord remarquer que les versions anglaise et française de la Loi semblent renfermer une contradiction qui justifie une conciliation. Dans la version française, le mot « boisson » est utilisé, et le Tribunal conclut que ce terme désigne tout liquide pouvant être bu. Cependant, pour le Tribunal, l’équivalent anglais « beverage » semble avoir un sens plus restreint et désigner généralement une boisson préparée, habituellement à l’exclusion de l’eau. Le Tribunal a donc tenté de concilier les versions française et anglaise en optant pour une signification commune aux deux termes et compatible avec l’objet de la Loi et l’intention générale du législateur.

Le Tribunal a recherché des indices de cette intention dans le libellé de l’article 1. Il fait remarquer que les alinéas 1a), b) et d) énumèrent tous des boissons qui nécessitent une certaine préparation, ce qui indiquerait que les boissons visées à l’alinéa 1c) feraient également l’objet d’une préparation. Selon le Tribunal, ce point de vue serait confirmé par l’utilisation du mot « gazeuses » à l’alinéa 1c), lequel implique une action ou un procédé grâce auquel le CO2 est ajouté. Il a donc semblé au Tribunal que le rapprochement des versions française et anglaise pouvait reposer sur la notion de « boisson préparée », ce qui respectait l’intention apparemment sous-jacente à l’article 1. Il découle tacitement de cette conclusion que le mot anglais « beverage » n’exclut pas nécessairement l’eau et que le mot français « boisson » ne l’inclut pas nécessairement, mais que les deux peuvent englober l’eau s’il s’agit d’une boisson préparée. Et comme, de l’avis du Tribunal, l’eau Perrier est une boisson préparée, il s’agit d’une « boisson gazeuse ». Le Tribunal dit ce qui suit [à la page 2425] :

… si l’eau est soumise à un processus permettant d’y ajouter du CO2 de façon à augmenter le volume de ce gaz dissous dans l’eau au-delà du niveau de concentration qu’on retrouve dans l’eau à la surface, l’eau devient une « boisson gazeuse » ou un « carbonated beverage ».

Il a été plaidé que l’eau Perrier est un produit de source naturelle qui ne subit que très peu de conditionnement. Le Tribunal tient toutefois compte de la nature de l’eau Perrier et conclut qu’il s’agit d’un produit préparé. Il dit ce qui suit [à la page 2426] :

... l’eau Perrier entre précisément dans la catégorie de « boissons gazeuses » que la modification législative de 1985 visait, à savoir les liquides destinés à être bus qui sont assujettis à une action ou un processus au cours duquel une quantité donnée de dioxyde de carbone a été ajoutée … L’eau a été intentionnellement gazéifiée, et l’ajout intentionnel de CO2 fait du produit fini une boisson taxable.

L’appel est par conséquent rejeté.

À l’audience devant la Section de première instance, les avocats des appelantes ont présenté un certain nombre d’arguments militant contre la décision du Tribunal. Le principal était que les dictionnaires de langue anglaise tendent à exclure l’eau de la définition de « beverage ». Le juge de première instance accorde peu d’importance à cet argument et laisse entendre [à la page 389] que de nombreuses définitions du dictionnaire « montrent que le mot « beverage » est employé tant au sens large qu’au sens strict ». Elle ajoute que les emplois ordinaires du mot « beverage » confirment que ce mot a différentes significations selon le contexte. Elle n’est donc pas convaincue que le terme « beverage », employé à l’alinéa 1c), devrait être interprété restrictivement de façon à exclure l’eau.

Les avocats des appelantes ont également cité un grand nombre d’arrêts de jurisprudence, principalement américains, y compris cependant une décision de la Cour d’appel de l’Ontario où il est question du sens du mot « beverage ». Le juge de première instance ne considère pas ces arrêts comme pertinents. Selon elle, ils portent généralement sur d’autres questions et sont issus de l’application de types de textes législatifs tous différents.

Un autre argument important portait que l’expression « boissons gazeuses » visait à englober uniquement les boissons artificiellement gazeuses et que l’eau Perrier, étant un produit naturel, n’était donc pas visée. Cet argument ne convainc pas non plus le juge de première instance [à la page 392] :

Il me semble que de nombreux produits naturels qui ont été assujettis à un conditionnement minime font partie des articles assujettis à la taxe. Je crois que s’il fallait trouver une catégorie commune pour décrire les types d’articles qui sont assujettis à la taxe, on dirait qu’il s’agit dans tous les cas de denrées superflues ou qui ne sont pas essentielles à la nutrition, par exemple, les boissons alcooliques, les bonbons, la gomme à mâcher. Je ne suis pas convaincue qu’en interprétant les mots « boissons gazeuses », compte tenu de l’objet de la Loi et du contexte des dispositions de la Loi dans son ensemble, on arrive à la conclusion selon laquelle seules les boissons gazeuses artificiellement fabriquées sont destinées à être visées.

Le juge de première instance rejette l’appel.

ANALYSE

La question que soulèvent les appels, qui est essentiellement celle dont ont été saisis le Tribunal et le juge de première instance, peut simplement être énoncée comme suit : l’eau Perrier constitue-t-elle une « boisson gazeuse »? Dès lors, la Cour doit principalement se livrer à une interprétation législative et répondre successivement à deux questions. Premièrement, le mot « boisson » (beverage) employé à l’article 1 comprend-t-il l’eau? Deuxièmement, le terme « boissons gazeuses » (carbonated beverage) vise-t-il uniquement les boissons artificiellement gazeuses ou englobe-t-il également les boissons naturellement gazeuses?

« Boisson » (beverage)

Les appelantes soutiennent que l’eau Perrier n’est pas une « boisson » (beverage), car ce terme, dans son sens ordinaire et répandu, exclut l’eau. C’est ce qui ressort, selon elles, d’un grand nombre de dictionnaires anglais et américains qui définissent le terme « beverage » comme excluant expressément l’eau. La Cour a certes été saisie d’une liste exhaustive de ces définitions, certaines d’entre elles étant tirées de dictionnaires très peu connus, et bon nombre de ces définitions sont aussi claires que les appelantes le prétendent. Par contre, les définitions de certains dictionnaires ne concordent pas et indiquent que « beverage » n’exclut pas l’eau. Par exemple, selon le Concise Oxford Dictionary (8e édition), le mot « beverage » signifie simplement « a drink ». Il ne s’agit évidemment pas d’un ouvrage mineur dans l’interprétation des mots anglais, spécialement au Canada. Il ressort des définitions susmentionnées que le mot « beverage », compte tenu des différents emplois ordinaires et acceptables, désigne clairement l’eau.

Même si elles sont souvent utiles aux tribunaux dans les cas qui s’y prêtent, les définitions du dictionnaire ne lient pas la Cour. L’interprétation d’un texte législatif n’a jamais simplement reposé sur la consultation de dictionnaires. Il ne s’agit pas non plus de dénombrer les dictionnaires qui confirment un sens particulier. L’exercice est plus subtil. Un principe fondamental de l’interprétation législative veut que les mots doivent être interprétés selon leur sens ordinaire et répandu. Cette démarche s’appuie souvent sur la consultation de nombreux bons dictionnaires. Mais il ne s’agit que de l’un des moyens utilisés pour interpréter un document aussi spécialisé qu’une loi.

Un certain nombre de décisions dans lesquelles le sens du mot « boisson » (beverage) était en cause ont été citées. L’une d’elles est l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Rouse[1]. Dans cette affaire portant sur des bouteilles de lait marquées ou portant une marque de commerce, il a été question de savoir si le lait est une boisson. Dans sa décision, la Cour d’appel conclut que le lait n’est pas une boisson aux fins de la disposition en cause, car une boisson est [traduction] « en général, artificiellement préparée ». Le juge de première instance dit ce qui suit relativement à cette affaire [aux pages 390 et 391] :

Cela semblerait être un exemple de l’adage selon lequel les cas d’exception font de mauvaises règles de droit. Je remarque que la Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance, mais qu’elle n’a pas prononcé de motifs. De plus, il semblerait que la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse ait rendu une décision contraire. L’arrêt Rouse est ancien. Il se rapporte à une loi d’un type différent de celui dont il est ici question et, franchement, le raisonnement qui y est fait n’est pas fort.

Bien que ce traitement du juge de première instance ait été critiqué par les avocats des appelantes, je n’y vois rien de fautif. Les autres décisions citées étaient principalement d’origine américaine, et le juge de première instance a estimé qu’une distinction pouvait être établie avec elles en raison de leur contexte. Je ne vois pas d’erreur dans son analyse.

L’analyse du libellé français de la disposition législative est des plus utiles. Selon le paragraphe 18(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] les versions française et anglaise d’une loi ont même valeur[2]. Il s’ensuit donc que, lorsque le sens ordinaire des libellés français et anglais d’une loi semblent aller dans les directions différentes, la Cour est tenue d’opter pour l’interprétation qui concilie le mieux les termes employés dans les deux versions. Dans Nitrochem Inc. et Sous-M.R.N. (Douanes et accise)[3], le juge MacGuigan, J.C.A. fait les observations suivantes au sujet de cette obligation :

Pour ce qui est de la conciliation des textes anglais et français, la responsabilité du juge ne consiste pas à chercher quelque cas fondamental d’usage courant dans une langue, auquel le sens dans l’autre devrait se conformer, il doit plutôt tenter de saisir le sens complet du mot dans les deux langues[4].

Les appelantes ont pressé la Cour de faire ce qui, selon le juge MacGuigan, devrait être évité, c’est-à-dire accepter un « cas fondamental d’usage courant » dans le libellé anglais, auquel sens la version française devrait alors se conformer. Dans sa version française, l’article 1 emploie le mot « boisson » comme équivalent de trois mots différents employés en anglais, soit « drink », « water » et « beverage ». Plusieurs remarques peuvent être formulées au sujet de l’emploi du terme « boisson ». Premièrement, celui-ci a une portée générale. Contrairement au mot anglais « beverage », qui désigne ordinairement une sorte de boisson plus spécialisée, le mot « boisson » renvoie habituellement à tout ce qui peut être bu. La principale définition que renferme le Petit Robert 1 est « Tout liquide qui se boit », ce qui englobe certainement l’eau.

Deuxièmement, je fais remarquer que le mot français qui se rapproche le plus du mot anglais « beverage » n’est pas « boisson », mais « breuvage ». Comme sa graphie l’indique, ce dernier terme est l’équivalent étymologique du mot « beverage ». L’une des significations de « boisson », dans le Petit Robert 1, est « breuvage ». Il n’est pas étonnant que le sens généralement attribué à l’un et l’autre des deux mots soit très semblable. La principale définition du mot « breuvage » que renferme le Petit Robert 1 est la suivante :

1. Boisson d’une composition spéciale ou ayant une vertu particulière.

Ce qui importe à l’égard de cette définition, ce n’est pas son sens littéral, mais le simple fait qu’un « breuvage » soit une forme spécialisée de « boisson ». Cela ressort manifestement de la définition et confirme la première observation selon laquelle, dans la version française, le législateur a délibérément choisi un terme dont la portée est générale, et non restreinte.

Les appelantes ont attiré l’attention de la Cour sur un document publié par l’Office de la langue française du Québec[5], dans lequel il est recommandé d’utiliser le terme « boisson gazeuse » pour désigner une boisson rafraîchissante ou un soda et le terme « eau gazeuse » pour désigner « les eaux minérales gazeuses ». La publication précise également que « boisson englobe eau, eau n’englobe pas boisson », ce qui contredit les prétentions antérieures des avocats. Aussi intéressant que puisse être ce document, et bien qu’il puisse avoir un effet sur l’amélioration du français dans l’avenir, ses recommandations, non plus que les définitions des dictionnaires, ne lient pas la Cour. Par conséquent, les deux versions de la disposition législative ayant même valeur et la Cour étant tenue d’adopter la signification commune aux deux versions, j’estime que les mots « beverage » et « boisson », employés dans la Loi, désignent toute sorte de boisson, y compris l’eau.

Si, dans un restaurant canadien, un serveur demande à un client quel « breuvage » il doit lui apporter et que le client lui répond « Un Perrier, s’il vous plaît », le serveur sera-t-il étonné que le client pense qu’une eau Perrier est un breuvage? Je ne le crois pas. Le serveur répondra-t-il au client « Un Perrier, c’est de l’eau, et je vais vous en apporter, mais désirez-vous également un “breuvage” »? Je ne le pense pas. Dans le langage courant, la plupart des Canadiens, selon moi, incluraient l’eau, et particulièrement l’eau pétillante, dans la définition de breuvage, bien que les nombreuses définitions des dictionnaires l’excluent. De même, si dans une région francophone du Canada, un serveur demande à un client s’il veut une « boisson », le fait que ce dernier réponde « Une eau Perrier. » ne surprendra pas le serveur. Nul n’imaginerait qu’une eau Perrier n’est pas une « boisson », malgré la recommandation de l’Office de la langue française. Même si le mot ne désigne pas toujours l’eau, je suis d’avis qu’il est plus naturel de considérer que le mot « boisson » (beverage) comprend l’eau.

« Boissons gazeuses »

La deuxième question litigieuse consiste à déterminer si l’expression « boissons gazeuses » ne renvoie qu’aux boissons artificiellement gazeuses ou si elle englobe également les boissons naturellement gazeuses. L’alinéa 1c) vise clairement les produits artificiellement gazeux. Il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir s’il s’applique également aux boissons naturellement gazeuses, car il ressort des faits de l’espèce que l’eau Perrier n’est pas un produit naturellement gazeux. Ce que l’on trouve dans une bouteille d’eau Perrier n’est pas ce qui jaillit de la source Perrier. Le produit final que contient une bouteille d’eau Perrier est le résultat d’un important procédé de fabrication. Le CO2 est détecté, extrait, filtré et liquéfié s’il est emmagasiné, puis combiné à l’eau de la source artésienne Perrier. La combinaison est en elle-même un procédé de fabrication exigeant dans le cadre duquel l’eau est imprégnée du CO2 conditionné afin de créer un produit dont le niveau de saturation en CO2 est uniforme d’un lot à l’autre. Les écarts de saturation entre les eaux non conditionnées provenant de la source Perrier sont donc supprimés. Il en va de même des gaz toxiques, de l’odeur nauséabonde et des différentes autres impuretés que renferme le CO2 non conditionné. En conséquence, l’eau Perrier n’est pas un produit naturellement gazeux, mais elle est certainement une boisson gazeuse. Je laisse à d’autres le soin de déterminer ce qu’est précisément une boisson naturellement gazeuse et de décider si l’alinéa 1c) de la partie V de l’annexe III vise une telle « boisson ».

L’appelante a également cité la décision de la Commission du tarif dans Grand Specialties Ltd. et Sous-M.R.N. (Douanes et accise) et Office Général des Eaux Minérales[6], où la question d’interprétation en cause, que soulevait une autre loi, était de savoir si l’eau Perrier aromatisée constituait une « boisson préparée » ou s’il s’agissait d’une « eau minérale naturelle ». La Commission conclut ce qui suit :

Ces marchandises sont le produit d’un procédé automatique à grande vitesse qui permet d’ajouter de petites quantités mesurées d’aromatisants naturels à l’eau minérale naturelle pendant l’embouteillage. Le produit ainsi obtenu dégage une odeur, caractéristique mais peu prononcée, et un goût différent de ceux de l’eau minérale à laquelle aucun aromatisant n’a été ajouté. La différence est suffisante pour justifier une commercialisation de chacune des saveurs offertes sous des désignations différentes. Il s’agit en effet d’un produit différent du produit non aromatisé tel que produit par la nature et non d’une eau minérale naturelle[7]. [C’est moi qui souligne.]

Les avocats des appelantes font valoir que cet extrait confirme le point de vue selon lequel l’eau Perrier non aromatisée, qui fait l’objet des présents appels, est une eau minérale naturelle et, par conséquent, n’est pas une « boisson gazeuse ». Il me semble que cette décision, même si elle liait la Cour, n’est pas aussi concluante qu’on ne le prétend. La Commission n’était pas appelée à trancher la question dont la Cour est actuellement saisie, et l’affaire ne portait pas sur l’eau Perrier non aromatisée. De plus, les présentes espèces et l’affaire dans laquelle la Commission du tarif a statué ont trait à l’application de deux lois différentes.

En conséquence, les présents appels sont rejetés avec dépens.

Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris.

Le juge Strayer, J.C.A. : Je souscris.



[1] [1936] 4 D.L.R. 797 (C.A. Ont.).

[2] Voici le texte de la disposition :

18. (1) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès-verbaux du Parlement sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur.

[3] (1984), 8 C.E.R. 58 (C.A.F.), le juge MacGuigan, J.C.A.

[4] Ibid., à la p. 62.

[5] Guide d’interrogation du doc de l’Office de la langue française.

[6] (1987), 13 C.E.R. 233 (C.T.).

[7] Ibid., à la p. 239.

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