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[1996] 1 C.F. 600

T-527-90

Jonn Morrisonn (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)

Répertorié : Morrisonn c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave— Vancouver, 4 et 13 décembre 1995.

Pratique Rejet des procéduresDéfaut de poursuivreAucune mesure prise dans l’action depuis le dépôt de la défense en 1990Sursis à l’exécution d’une ordonnance de vendre des terrains accordé dans une procédure connexe intentée devant une cour supérieure provinciale par suite de la déclaration par affidavit du demandeur selon laquelle il avait donné instruction à son avocat de poursuivre l’action en 1993Requête accueillie(1) Retard excessif, compte tenu surtout qu’un sursis à l’exécution d’une ordonnance a été accordé sur la base d’un affidavit(2) Aucune explication raisonnable pour justifier le retardLe fait que l’avocat de la défenderesse n’a pas répondu à une lettre de l’avocat du demandeur en 1993 n’est pas une excuse valableLes difficultés financières et l’état de chômeur du demandeur auraient pu être des excuses valables, n’eut été de l’affidavit de 1993(3) Le retard causera vraisemblablement un préjudice grave à la défenderesseLe témoin, dont la déclaration, remontant à 7 1/2 ans, pourrait établir le bien-fondé de la défense, est maintenant incapable de donner un témoignage fiable.

Preuve Déclaration concernant les activités de son ancien employeur ayant trait à l’importation illégale de bijoux préparée par la GRC, et signée par le témoin quelque 18 mois après l’événementLe témoin est maintenant incapable de se souvenir des détailsL’exigence de la contemporanéité est appliquée de façon plus stricte quand le témoin n’a aucun souvenir personnel des événementsLa déclaration serait probablement rejetée par un tribunal étant donné qu’elle n’est pas contemporaine aux faits consignés, que le témoin n’a aucun souvenir personnel de ces événements et qu’il ne peut donc dire si les allégations sont véridiques.

Il s’agit d’une requête en vue de faire rejeter l’action pour défaut de poursuivre fondée sur la Règle 440 des Règles de la Cour fédérale. En 1989, le ministre du Revenu national a établi que le demandeur avait enfreint la Loi sur les douanes. Le demandeur en a appelé de la décision du ministre en intentant une action en février 1990. Le ministère public a déposé sa défense en juillet 1990. En 1991, le ministre a émis un certificat établissant la somme due, qui a été suivi par un certificat de jugement émis dans le cadre d’une autre action devant la Cour fédérale; par la suite, le procureur général a déposé une requête devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue de faire vendre des terrains appartenant au demandeur. Pour s’opposer à la vente de ces terrains, le demandeur a rédigé sous serment un affidavit attestant qu’il avait intenté la présente action devant la Cour fédérale en 1990, en appel de la décision du ministre concernant l’importation illégale de bijoux, et qu’en juin 1993 il avait donné instruction à son avocat de poursuivre cette action. Le juge a accordé un sursis à l’exécution de l’ordonnance de vendre les terrains en attendant l’issue de la présente action. Le demandeur n’a pris aucune autre mesure pour faire avancer l’action. L’élément capital de la défense repose sur le témoignage d’un ancien employé du demandeur. Ce témoin est maintenant incapable de se rappeler le détail des activités de son ancien employeur ayant trait à l’importation illégale de bijoux. Après avoir examiné la déclaration, apparemment rédigée par la GRC et signée quelque 18 mois après l’événement, il n’a aucun souvenir des bijoux dont il est fait mention ni aucun souvenir personnel des allégations qui y sont portées.

Jugement : la requête doit être accueillie.

(1) Ce qui constitue un retard excessif tient aux faits de chaque cas. En l’espèce, le retard peut être qualifié d’excessif en raison surtout du fait que le sursis à la procédure d’exécution a été accordé parce que le demandeur a déclaré sous serment, dans un affidavit, qu’il avait donné instruction à son avocat de poursuivre l’action devant la Cour fédérale.

(2) Le demandeur n’a pas donné d’explication raisonnable pour justifier le retard. L’inaction totale du demandeur sur une période de cinq ans ne peut se justifier par le fait que l’avocat de la défenderesse n’a pas répondu à une lettre de l’avocat du demandeur en 1993. Le demandeur était parfaitement au courant en 1993, soit à mi-chemin de l’intervalle de cinq ans, que le temps passait, mais il n’a pris aucune mesure. Les difficultés financières du demandeur et le fait qu’il soit en chômage depuis deux ans pourraient constituer une excuse valable, si ce n’était de l’affidavit déposé en 1993 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique assurant celle-ci que le demandeur s’engageait à poursuivre l’action.

(3) La défenderesse a probablement subi un préjudice grave en raison du retard parce que le témoin qui aurait pu établir le bien-fondé de la défense est incapable de livrer un témoignage fiable. Un témoin peut raviver sa mémoire, pour témoigner à l’instruction, en consultant ses notes ou une déclaration qu’il a consignée par écrit au moment des événements en question ou peu après ceux-ci. Pour ce qui a trait à la contemporanéité du document, c’est la Cour qui fixe un délai au-delà duquel on ne peut se fier à la mémoire du témoin. L’exigence de la contemporanéité doit être appliquée de façon encore plus stricte dans le cas d’un témoin qui n’a aucun souvenir personnel. Il est très probable qu’un tribunal refuserait que la déclaration du témoin en l’espèce soit utilisée parce qu’elle n’est pas contemporaine aux faits consignés, surtout parce que le témoin n’a aucun souvenir personnel des événements et qu’il est dans l’impossibilité de dire si les allégations qui y sont avancées sont véridiques.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Court Order Enforcement Act, R.S.B.C. 1979, ch. 75.

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 440.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Waterside Cargo Co-Operative c. Conseil des ports nationaux (1986), 3 F.T.R. 189 (C.F. 1re inst.); Clarke v. B.C. Elec. Ry. Co., [1949] 1 W.W.R. 977 (C.S.C.-B.); Archibald c. La Reine (1956), 24 C.R. 50; 116 C.C.C. 62 (C.S. Qc).

DÉCISIONS CITÉES :

Nichols c. Canada et autres (1990), 36 F.T.R. 77 (C.F. 1re inst.); Patex Snowmobiles Ltd. c. Bombardier Ltée (1991), 37 C.P.R. (3d) 467; 48 F.T.R. 221 (C.F. 1re inst.); conf. par (1993), 48 C.P.R. (3d) 555; 153 N.R. 235 (C.A.F.); Department of Transport v. Chris (Smaller) Transport Ltd., [1989] A.C. 1197 (H.L.); Fraser v. Fraser (1864), 14 U.C.C.P. 70; Fleming v. Toronto R.W. Co. (1911), 25 O.L.R. 317 (C.A.).

DOCTRINE

Sopinka, John et al. The Law of Evidence in Canada. Toronto : Butterworths, 1992.

REQUÊTE en vue de faire rejeter l’action pour défaut de poursuivre fondée sur la Règle 440 des Règles de la Cour fédérale. Requête accueillie.

AVOCATS :

Justis Raynier pour le demandeur.

Duff Reilly pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Justis Raynier, Vancouver, pour le demandeur.

Hungerford, Simon, Vancouver, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le protonotaire Hargrave : La requête de la défenderesse en vue de faire rejeter l’action du demandeur pour défaut de poursuivre, fondée sur la Règle 440 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663], soulève des questions assez simples pour ce qui a trait au retard excessif et à l’excuse invoquée pour justifier ce retard. Le question la plus intéressante porte sur le préjudice subi par la défenderesse en raison du retard du demandeur à poursuivre son action.

CONTEXTE

En août 1989, le demandeur, détaillant de bijoux à Vancouver, a reçu un avis de confiscation par constat en vertu de la Loi sur les douanes [L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1]. La Gendarmerie royale du Canada avait des raisons de croire qu’en décembre 1986 et en janvier et février 1987 le demandeur, exploitant ses entreprises sous les raisons sociales de Saks Fourth Avenue et Norgold Phoenix, avait donné instruction à son employé, Martin Berke, de commander des bijoux d’un fournisseur de San Diego, en Californie, et de les faire expédier à un entrepôt de Bellingham, dans l’État de Washington; il est allégué que les bijoux ont ensuite été réexpédiés de cet entrepôt à Vancouver sans être dédouanés. La valeur totale des deux commandes s’établissait à près de 25 000 $.

Afin d’établir, à la satisfaction du ministre du Revenu national, qu’il y a eu importation de bijoux, les autorités ont apparemment réussi à prouver que les bijoux ont été achetés aux États-Unis et qu’ils sont entrés au Canada sans dédouanement étant donné que l’avis de confiscation de 1989 a été signifié au demandeur dans les délais prescrits. En novembre 1989, la décision du ministre du Revenu national établissant que le demandeur avait transgressé la Loi sur les douanes a fait suite à cet avis. Le demandeur a interjeté appel de la décision du ministre en intentant la présente action le 23 février 1990. Le ministère public a déposé sa défense en juillet 1990, et cet acte de procédure est la dernière mesure qui a été prise dans la présente action jusqu’à tout récemment.

Le 26 avril 1991, le ministre a émis un certificat établissant que le demandeur devait payer la somme de 58 622 46 $, intérêt compris, pour importation illégale de bijoux. Ce certificat a été suivi le 29 avril 1991 d’un certificat de jugement émis dans le cadre d’une autre action devant la Cour fédérale portant le numéro T-1130-91.

Le 10 janvier 1993, le procureur général du Canada a déposé une requête, devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, en vue de faire vendre des terrains appartenant au demandeur, conformément à la Court Order Enforcement Act [R.S.B.C. 1979, ch. 75] de la Colombie-Britannique.

Pour s’opposer à cette vente, Jonn Morrisonn, intimé devant la Cour suprême de la Colombie- Britannique, a fait sous serment un affidavit attestant qu’il avait intenté la présente action devant la Cour fédérale en 1990 et qu’en juin 1993 il avait donné instruction à son avocat de poursuivre devant la Cour fédérale les procédures d’appel de la décision du ministre concernant l’importation illégale de bijoux. Le juge Shaw, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, a accueilli la demande de vente de terrains présentée par le ministère public, mais il a ensuite accordé un sursis à l’exécution de son jugement en attendant l’issue de la présente action devant la Cour fédérale.

Le demandeur n’a pris aucune autre mesure pour faire avancer l’action devant la Cour fédérale, bien qu’il eût affirmé, dans l’affidavit qu’il a déposé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique le 25 juin 1993, avoir donné instruction à son avocat de poursuivre cette action en Cour fédérale.

REQUÊTES POUR DÉFAUT DE POURSUIVRE

Le 1er septembre 1995, la défenderesse a déposé une requête en vue de faire rejeter la présente action pour défaut de poursuivre. Cette requête a été entendue par le juge Rouleau, le 2 octobre 1995. L’avocat du demandeur a comparu en sa qualité d’auxiliaire de la justice pour informer la Cour qu’il était dans l’impossibilité d’obtenir des instructions. Le juge Rouleau a commencé par statuer que, si au 31 octobre 1995 le demandeur n’avait pas engagé d’autres procédures, ou pris d’autres mesures indiquant sa volonté de poursuivre l’action, celle-ci serait rejetée nunc pro tunc pour défaut de poursuivre. Après réflexion, le juge Rouleau a modifié son ordonnance, en accordant au demandeur jusqu’au 6 novembre 1995 pour déposer auprès de la Cour les plaidoiries qu’il jugeait nécessaires pour la poursuite de son action, tout en reconnaissant à sa Majesté la Reine, en tant que défenderesse, la possibilité de présenter une requête pour rejet de l’action au fond, malgré toute demande déposée par le demandeur.

Le 6 novembre 1995, l’avocat du demandeur a écrit à la Cour pour l’informer, notamment, qu’il avait depuis reçu instruction de poursuivre l’action, qu’il avait fixé la date des interrogatoires préalables au 16 novembre 1995, et qu’il joignait à la lettre une demande conjointe pour fixer la date de l’instruction. Il n’est pas contesté que la demande conjointe ne porte aucunement atteinte à la présente requête. En outre, l’avocat du demandeur indique qu’il a préparé une liste de documents et déposé le dossier.

Malgré toute ces mesures, la défenderesse demande maintenant, par voie de requête déposée le 20 novembre 1995, que l’action soit rejetée pour défaut de poursuivre.

ANALYSE

Le principe fondamental à retenir dans l’analyse d’une requête en vue de faire rejeter une action pour défaut de poursuivre n’est pas que la partie demanderesse, qui a retardé sans excuse valable la poursuite de l’action, doive être pénalisée, mais bien que la partie défenderesse soit assurée que les questions en litige seront équitablement jugées. Ce principe découle implicitement des critères applicables.

Les critères, au nombre de trois, qui doivent être réunis pour qu’une action soit rejetée pour défaut de poursuivre, ont été clairement établis :

1. Il y a eu un retard excessif;

2. Ce retard excessif est inexcusable; et

3. Le retard causera vraisemblablement un préjudice grave à la partie défenderesse.

Voilà l’essence du triple critère énoncé par la Cour d’appel dans l’arrêt Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd, [1968] 2 Q.B. 229, aux pages 268 et 269. Ce critère a été utilisé par la présente Cour dans bien des causes, notamment Nichols c. Canada et autres (1990), 36 F.T.R. 77, et Patex Snowmobiles Ltd. c. Bombardier Ltée (1991), 37 C.P.R. (3d) 467; confirmé par la Cour d’appel fédérale (1993), 48 C.P.R. (3d) 555. J’aborde maintenant le premier volet du critère, c’est-à-dire le retard excessif.

Le retard excessif

Les événements qui sont à l’origine de la présente action se sont produits en 1986 et 1987. L’action elle-même a été intentée en 1990, mais je n’ai pas tenu compte du temps écoulé entre les événements de 1986 et 1987 et le début de l’action : voir, par exemple, Department of Transport v. Chris (Smaller) Transport Ltd., [1989] A.C. 1197 (H.L.), pour une analyse des questions générales et particulières, aux pages 1206 et 1207. La défense a été déposée en juillet 1990. Aucune autre mesure n’a été prise jusqu’à ce que la défenderesse dépose sa première requête pour faire rejeter l’action le 1er septembre 1995 et que celle-ci soit entendue le 2 octobre 1995; il y a donc eu un intervalle de quelque cinq ans.

L’avocat du demandeur fait référence aux retards notés dans les différentes causes citées par l’avocat de la défenderesse dans son plaidoyer. Ces retards s’échelonnaient sur cinq à huit ans. L’avocat du demandeur fait valoir que le cas de M. Morrisonn, accusant un retard de quelque cinq ans, est un cas limite.

Comme lord Salmon le faisait observer dans Allen v. Sir Alfred McAlpine& Sons Ltd., précité, à la page 268, il n’y a pas de barème quant au nombre d’années qui doivent s’écouler avant que l’on puisse conclure à un retard excessif, mais celui-ci est facile à reconnaître quand il se manifeste :

[traduction] Il serait fort peu souhaitable, voire impossible, de tenter d’établir à cet égard un barème, une ligne de démarcation quant au nombre d’années dont il doit s’agir. Ce qui constitue un retard excessif tient nécessairement aux faits de chaque cas. Ceux-ci varient énormément d’une affaire à l’autre, mais, lorsqu’il se manifeste, le retard excessif ne devrait pas être très difficile à reconnaître.

Le retard en l’espèce peut être qualifié d’excessif en raison surtout du sursis d’exécution que M. Morrisonn a obtenu en 1993 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, étant donné qu’en obtenant ce sursis M. Morrisonn a déclaré dans son affidavit qu’il avait donné instruction à son avocat de poursuivre l’action devant la Cour fédérale.

L’excuse invoquée pour justifier le retard

Dans son affidavit du 4 décembre 1995, s’opposant à la présente requête, M. Morrisonn déclare, pour justifier son retard à poursuivre, que son avocat a écrit au ministère public en novembre 1993 afin de déterminer si M. Carruthers ou M. Bolduk s’occupait du dossier, mais, ne recevant aucune réponse, il n’a pris aucune autre mesure jusqu’en septembre de cette année.

Bien que je sois habilité à examiner les moyens dilatoires exercés par la défenderesse, celle-ci n’est nullement tenue de faire avancer une action à la place d’un demandeur peu enclin à le faire. Bref, l’inaction totale du demandeur sur une période de cinq ans, soit de 1990 à 1995, ne peut se justifier par le fait que l’avocat de la défenderesse n’a pas répondu à une lettre de son avocat en 1993.

Dans la décision Waterside Cargo Co-Operative c. Conseil des ports nationaux (1986), 3 F.T.R. 189 (C.F. 1re inst.), le juge Muldoon, examinant une requête pour défaut de poursuivre, fait observer ceci : « Une règle d’equity vient ici spontanément à l’esprit : “l’equity sert les justiciables diligents” » (page 190); il rejette ensuite l’action pour défaut de poursuivre, en ajoutant que la partie demanderesse n’a pas fait valoir les droits qu’elle pouvait avoir pendant près de cinq ans : en l’espèce, il ne semble pas que le demandeur ait attendu passivement que lui soient reconnus ses droits, car il était parfaitement au courant, en 1993, soit à mi-chemin de l’intervalle de cinq ans, que le temps passait, mais il n’a pris aucune mesure.

Le demandeur fait également valoir qu’il connaît des difficultés financières, et qu’il est au chômage depuis deux ans. Cet argument pourrait lui attirer quelques sympathies et peut-être même constituer une excuse valable, si ce n’était de l’affidavit déposé en 1993 devant la Cour suprême de la Colombie- Britannique qui assurait celle-ci, en contrepartie de l’octroi d’un sursis à la vente de ses terrains, que le demandeur s’engageait à poursuivre la présente action devant la Cour fédérale. À mon avis, le demandeur n’a pas fourni d’explication raisonnable pour justifier son retard.

Le préjudice

Le critère que je dois appliquer dans l’examen du préjudice consiste à déterminer si ce retard causera vraisemblablement un préjudice grave à la défenderesse. Outre le préjudice direct, je peux aussi prendre en compte tout ce qui peut découler du retard lui-même : voir Allen v. Sir Alfred McAlpine& Sons Ltd., précité, à la page 268.

Bien que, selon la règle générale, la gravité potentielle du préjudice est fonction de la durée du retard, j’hésiterais à appliquer cette règle dans le cas d’un retard de cinq ans, en l’absence d’une preuve supplémentaire, parce qu’il ne faut pas priver à la légère un demandeur de son droit d’avoir recours à la justice.

En l’espèce, la défenderesse prétend que l’élément capital de sa défense repose sur le témoignage d’un dénommé Martin Berke, étant donné que le ministère public doit établir que des bijoux destinés aux commerces de détail du demandeur ont été commandés au vendeur californien en décembre 1986 et janvier 1987, qu’ils ont été expédiés à Bellingham et que ces bijoux, vendus depuis longtemps, se sont trouvés dans le magasin de Vancouver. La déposition de Martin Berke est essentielle pour établir les commandes de bijoux en Californie et leur présence à Vancouver.

Dans son affidavit, M. Berke affirme maintenant qu’il ne se souvient de rien, malgré la déclaration qu’il a signée pour la police en juin 1988 et qui est jointe à l’appui de son affidavit. Pour résumer, la déclaration signée déclare que M. Berke a travaillé pour le demandeur pendant quelque trois ans et demi entre le début de 1984 et juin 1987, et qu’à deux reprises, soit en décembre 1986 et en janvier 1987, il a commandé des bijoux au nom des entreprises de M. Morrisonn. Il a été en mesure d’identifier ces deux commandes à partir des factures soumises par le fournisseur californien. Dans cette déclaration signée, il indique également qu’il ne sait pas comment les bijoux sont entrés au Canada, mais qu’il a vu les bijoux de la première commande, en décembre 1986, dans l’atelier situé au sous-sol du magasin Saks Fourth Avenue à Vancouver, sur lesquels un dénommé David Allen apposait une marque de commerce. Il a aussi vu la commande de bijoux de janvier 1987 sur lesquels le même David Allen travaillait, dans le sous-sol de l’immeuble de Saks Fourth Avenue.

Dans son affidavit déposé à l’appui de la présente requête, et établi sous serment le 23 juin 1995, Martin Berke déclare maintenant qu’il ne peut se rappeler le détail des activités de Jonn Morrisonn ayant trait à l’importation illégale de bijoux pour le magasin Saks Fourth Avenue; que, bien qu’il se souvienne d’avoir parlé avec un agent de police, il y a au moins six ans, au sujet de l’importation de bijoux pour le magasin de Jonn Morrisonn, Saks Fourth Avenue, il ne peut se rappeler les détails de cette conversation, ni quoi que ce soit concernant les bijoux; que, bien qu’il se souvienne d’avoir signé une déclaration aux environs de juin 1988, il ne peut se rappeler si la déclaration pour la police signée en juin 1988, et produite comme pièce à l’appui, est bien celle qu’il a signée; qu’après avoir examiné la déclaration il n’a aucun souvenir des bijoux qui y sont mentionnés; enfin, il déclare ce qui suit :

[traduction] 5. Après avoir examiné la déclaration, je n’ai toujours aucun souvenir personnel des allégations qui y sont portées et, par conséquent, je suis incapable de dire si ces allégations sont véridiques, même si je me rappelle qu’à l’époque où j’ai signé la déclaration pour la police, il y a plusieurs années, je croyais ce que j’ai dit dans la déclaration.

Compte tenu du fait que les témoignages ne sont pas admissibles s’ils ne sont pas donnés sous serment, à moins que la loi le permette, la question est de savoir si cette défaillance de mémoire porte préjudice à la défenderesse, étant donné que l’avocat du demandeur fait valoir que M. Berke peut consulter la déclaration signée comme s’il s’agissait de ses notes, tout comme les agents de police consultent les leurs, pour raviver sa mémoire et livrer ainsi un témoignage convainquant.

La proposition fondamentale dont je suis saisi est qu’un témoin peut se rafraîchir la mémoire, pour témoigner à l’instruction, en consultant ses notes ou une déclaration qu’il a consignée par écrit au moment des événements en question ou peu après ceux-ci : voir, par exemple, Fraser v. Fraser (1864), 14 U.C.C.P. 70, à la page 79 et suivantes. Comme exemple type, on peut citer l’agent de police, auquel a fait référence l’avocat du demandeur, qui, pendant plusieurs années, observe de nombreux événements et peut être appelé à témoigner sur des événements particuliers plusieurs mois après que ceux-ci se sont produits. En pareil cas, l’agent de police cité comme témoin est autorisé à consulter ses notes et à dire, si tel est le cas, qu’il a consigné ces notes quand les faits étaient présents à sa mémoire et qu’il n’a aucune raison de douter de leur exactitude. Dans ce genre de situation, la déclaration du témoin fait preuve des faits consignés par écrit : voir, par exemple, Fleming v. Toronto R.W. Co. (1911), 25 O.L.R. 317 (C.A.), aux pages 325 et 326. Deux questions se posent en l’espèce. Il faut déterminer tout d’abord si le document en question est contemporain aux faits qu’il décrit, et deuxièmement, l’admissibilité de la déposition d’un témoin qui, n’ayant aucun souvenir personnel, comme celui en l’espèce, devrait fonder sa déposition sur un document qu’il ne se souvient pas avoir signé. Ces problèmes sont bien analysés dans l’ouvrage de Sopinka, The Law of Evidence in Canada, publié chez Butterworths, à la page 850 et suivantes.

Pour ce qui a trait à la contemporanéité du document, le juge Sopinka signale, en se référant à l’arrêt Fraser v. Fraser, précité, qu’il n’appartient pas au témoin de dire si sa mémoire était toujours fidèle quand le document a été constitué, mais qu’il incombe plutôt à la Cour de fixer un délai au-delà duquel on ne pourra se fier à la mémoire du témoin.

À titre d’exemple, le juge Sopinka cite l’arrêt Clarke v. B.C. Elec. Ry. Co., [1949] 1 W.W.R. 977 (C.S.C.-B.) : dans cette affaire, l’inspecteur de la circulation cité par la partie défenderesse a ravivé sa mémoire en consultant une déclaration décrivant un accident qui s’était produit à bord d’un tramway et relatant les propos de la partie demanderesse, mais qu’il avait dictée près de deux mois après que l’événement se fut produit. Le juge a statué qu’il ne croyait pas qu’un témoin puisse raviver sa mémoire à partir d’une déclaration dictée près de deux mois après l’événement en question, mais que, même si cet élément de preuve était admissible, il ne lui accorderait aucune importance, compte tenu des divergences et de la preuve contraire fournie par la partie demanderesse (page 978).

Le juge Sopinka et les coauteurs de l’ouvrage font également référence à Archibald c. La Reine (1956), 24 C.R. 50. Il s’agit d’un cas typique ayant trait aux notes d’un agent de police dans lequel le juge Lazure, de la Cour supérieure du Québec, fait observer qu’il est évident que les agents de police dont les observations se rapportent parfois à plusieurs sujets dans le même intervalle, ne peuvent se souvenir des différentes dates, de l’heure exacte, de la description des personnes ou des lieux sans prendre des notes à ce sujet; toutefois, pour être autorisé à utiliser ces notes dans sa déposition, l’agent de police doit être « en état de déclarer que lorsqu’il a compilé ou complété ses notes le soir ou le lendemain, ce qu’il écrivait était véridique d’après ses propres connaissances et son propre souvenir » (page 53). Le juge Lazure poursuit : « Il est clair que si leur rapport a été complété sur les premières notes sommaires quelques semaines ou quelques mois plus tard, la preuve en sera grandement affaiblie, et le juge, selon les circonstances, pourra refuser au témoin le recours à son rapport » (loc. cit.). Ainsi donc, d’après l’arrêt Archibald, il est possible d’affirmer que, dans certaines circonstances, un retard de plusieurs semaines à consigner la déclaration pourrait exclure le recours au document. En résumé, et cela est particulièrement vrai en l’espèce, le juge Sopinka et les coauteurs de l’ouvrage déclarent ceci, à la page 851 :

[traduction] L’exigence de la contemporanéité doit être appliquée de façon encore plus stricte dans le cas d’un témoin qui n’a aucun souvenir personnel. En pareil cas, la déposition du témoin n’a guère d’utilité, sinon aucune, pour garantir l’exactitude de ses souvenirs à l’époque pertinente. Par conséquent, il est approprié que le tribunal insiste sur une prompte consignation des événements comme seule garantie d’exactitude.

En l’espèce, il est très probable qu’un tribunal refuserait que la déclaration, apparemment préparée par la GRC et signée par M. Berke, soit utilisée parce qu’elle n’est pas contemporaine aux faits consignés, et parce qu’elle a été préparée et signée quelque 18 mois après l’événement, d’autant plus que M. Berke n’a aucun souvenir personnel de ces événements.

Passant ensuite à l’absence de souvenir personnel, le juge Sopinka signale, à la page 851, que, lorsqu’un témoin qui n’a aucun souvenir personnel fonde sa déposition sur un document, la difficulté se pose de savoir si le document lui-même doit être considéré comme une preuve, étant donné que le témoin n’a aucun souvenir à raviver. Les auteurs ajoutent que, lorsque le témoin affirme que le document a bel et bien été constitué et qu’il croit en son exactitude, le document pourrait alors être considéré comme une preuve, ou du moins que les arguments en faveur de l’admissibilité du document en preuve sont plus convaincants que ceux qui militent à l’encontre de celle-ci (pages 851 et 852). Toutefois, en l’espèce, d’après l’affidavit qu’il a signé sous serment, M. Berke est actuellement dans l’impossibilité de dire si les allégations contenues dans la déclaration sont véridiques. Je le répète, il serait tout à fait improbable qu’un juge, saisi de la présente affaire, accepte cette déclaration en preuve.

Toute cette analyse nous amène à la conclusion probable que la défenderesse a subi un préjudice grave parce que M. Berke, qui, il y a quelque sept ans et demi, était assez certain des faits pour signer une déclaration relatant les événements qui auraient servi à prouver la cause de la défenderesse, ne peut plus aujourd’hui livrer un témoignage fiable. La défenderesse a donc subi un préjudice grave à cause du retard engendré par l’inaction du demandeur qui n’a pas poursuivi son action avec diligence. Il n’est donc plus possible de juger équitablement des questions en litige.

La requête de la défenderesse est accueillie. L’action est rejetée pour défaut de poursuivre.

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