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[1996] 3 C.F. 751

A-539-93

Youssef Hanna Dableh (appelant) (demandeur)

c.

Ontario Hydro (intimée) (défenderesse)

Répertorié : Dableh c. Ontario Hydro (C.A.)

Cour d’appel, juges Strayer, Linden et Robertson, J.C.A.—Toronto, 22 avril; Ottawa, 5 juin 1996.

Brevets Contrefaçon Appel d’un jugement de la Section de première instance concluant que le dispositif élaboré par Ontario Hydro pour repositionner des entretoises déplacées dans des réacteurs nucléaires (dispositif SLAR) ne contrefait pas le brevet de l’appelantLe juge de première instance a commis une erreur en tenant compte de l’antériorité et de la divulgation dans l’interprétation de la revendicationL’interprétation des revendications est indépendante de l’examen de la défense fondée sur l’invaliditéFondement insuffisant pour casser le jugementComme l’intimée n’a pas engagé d’appel incident à l’égard de la conclusion portant qu’elle était irrecevable, par préclusion, à titre de titulaire d’une licence qui en a tiré un avantage, à soulever le moyen de défense de l’invalidité, la Cour est tenue d’accepter la validité des revendications du brevet conformément à l’art. 43 de la Loi sur les brevetsLe juge de première instance a commis une erreur de droit en interprétant les dispositions de la revendication par référence à la divulgation puisqu’il n’y avait aucune ambiguïtéLe dispositif SLAR contrefait la revendicationL’intimée ne peut être tenue responsable d’aucune contrefaçon directe puisqu’elle a le droit d’utiliser le brevet dans le cadre de ses propres entreprises et activitésL’utilisation de l’outil par d’autres entreprises de services publics avec lesquelles l’intimée procède à des échanges de technologies n’est pas protégée par la licence puisque cela ne fait pas partie de l’entreprise et des activités de l’intiméeOctroi d’une injonction pour interdire à l’intimée toute incitation à l’utilisation du dispositif par d’autres.

Responsibilité délictuelleAux termes d’une entente en vertu de laquelle Ontario Hydro devait entreprendre, à frais partagés, la recherche nécessaire pour trouver une solution au problème des entretoises annulaires déplacées dans des réacteurs nucléaires, Ontario Hydro partageait avec deux autres entreprises provinciales de services publics la technologie élaborée par un employéLa technologie contrefait le brevet de l’appelantOntario Hydro a une licence d’exploitation non-exclusive lui permettant d’utiliser l’invention dans le cadre de son entreprise et de ses activitésDans une action pour incitation à la contrefaçon, il faut démontrer que l’acte de contrefaçon a été exécuté par le contrefacteur directHydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick n’ont pas utilisé l’outil et la méthode au-delà de la phase d’expérimentation et d’essaiLe fait de soumettre un dispositif à des essais n’est pas une utilisation constituant une contrefaçonLa licence n’est pas un moyen de défense dans une action pour incitationL’entreprise et les activités de l’intimée n’englobent pas l’entreprise et les activités d’autres parties.

EquityLe juge de première instance a conclu que l’appelant n’avait pas droit à la réparation discrétionnaire des profits, refus qu’il a motivé par une conduite répréhensible, ni l’une ni l’autre des parties n’ayant les mains entièrement nettesLa conduite répréhensible d’une partie ne devrait pas la priver de sa réparation en equity à moins que cette conduite ne mette directement en cause l’opportunité d’accorder la réparationLa conduite répréhensible de l’appelant a précédé la délivrance du brevet, a porté sur des modifications apportées au brevet ou a eu trait à l’hostilité personnelle envers un collègue employé qui n’est même pas partie à l’actionNe mettait pas directement en cause la réparation appropriéeOctroi d’une injonction préventive permanenteVu l’inexistence d’une contrefaçon, il n’y a pas lieu d’accorder quelque réparation sous forme de dommages-intérêts, de reddition des comptes, de remise ou d’intérêts.

InjonctionsProbabilité réelle qu’Ontario Hydro, le titulaire de la licence, facilite une utilisation, par d’autres entreprises de services publics, de l’appareil jugé contrefaire le brevet de l’appelantOctroi d’une injonction préventive permanente pour interdire à Ontario Hydro toute incitation à une telle utilisation.

Il s’agit d’un appel d’une décision de première instance portant qu’il n’y avait pas contrefaçon de brevet. L’appelant était à l’emploi d’Ontario Hydro lorsqu’il a obtenu un brevet pour une invention relative à une méthode pour repositionner des entretoises déplacées dans un réacteur nucléaire en utilisant un courant électrique variable afin d’obtenir une force électromagnétique. Aux termes de la « politique relative aux brevets » d’Ontario Hydro alors en vigueur, la propriété d’une invention brevetée élaborée par un employé en cours d’emploi appartient à cet employé. En contrepartie, Ontario Hydro reçoit une licence d’exploitation (non-exclusive) sans versement de redevances lui permettant d’utiliser l’invention dans le cadre de son « entreprise et de [ses] activités ». À la même époque, le supérieur de M. Dableh, M. Cenanovic, travaillait sur une méthode et un appareil de repositionnement d’entretoises annulaires par l’application d’un courant continu pour obtenir une force électromagnétique, pour lesquels il a lui aussi obtenu un brevet. En raison de certains inconvénients du dispositif de M. Dableh, Ontario Hydro a décidé de ne pas poursuivre son développement, optant plutôt pour la poursuite du développement de celui de M. Cenanovic. Ontario Hydro a finalement développé un outil et une méthode de repositionnement des entretoises déplacées appelés SLAR, qu’elle a « partagés » avec Hydro-Québec et avec la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick aux termes d’une entente officielle entre les trois entreprises de services publics. L’appelant a engagé une action dans laquelle il demandait à la Cour de se prononcer sur la validité de son brevet et sur sa contrefaçon par l’outil et la méthode SLAR, de conclure à la responsabilité délictuelle d’Ontario Hydro pour avoir incité à la contrefaçon Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, d’ordonner le versement de dommages-intérêts ou une reddition des comptes et de rendre une injonction préventive à l’encontre d’Ontario Hydro. Le juge de première instance a conclu que le brevet dans son ensemble démontre une invention « limitée », en se fondant sur l’antériorité et sur la divulgation du brevet, y compris la configuration optimale du brevet (l’appareil que l’appelant a effectivement construit). Il a conclu que l’outil et la méthode SLAR ne contrefont pas les revendications du brevet. Étant donné cette conclusion, il n’a pas examiné la question de l’incitation. Le moyen de défense fondé sur l’invalidité du brevet n’a pas été retenu par le juge de première instance, le titulaire d’une licence qui en a tiré un avantage se trouvant, par préclusion, irrecevable à soulever ce moyen de défense. Le juge de première instance a aussi conclu que M. Dableh n’avait pas droit à la réparation discrétionnaire des profits, refus qu’il a motivé par la conduite quelque peu répréhensible des deux parties et par le fait qu’Ontario Hydro est une entreprise de services publics appartenant à l’État.

Deux points en litige doivent être examinés : (1) la question de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son interprétation des revendications du brevet; (2) en supposant que l’outil et la méthode SLAR contrefont le brevet, la question de savoir si Ontario Hydro est coupable du délit civil d’incitation à la contrefaçon.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

En interprétant la revendication 1 par référence à l’antériorité et à la notion d’évidence, le juge de première instance a confondu la tâche consistant à déterminer la validité d’un brevet avec celle de l’interprétation des revendications, mais cette erreur ne constitue pas un fondement suffisant pour casser le jugement de première instance. Qu’une revendication soit ou non invalide pour cause d’évidence ou d’absence de nouveauté est sans pertinence en ce qui a trait à son interprétation. L’interprétation des revendications doit précéder en toute indépendance l’étape où il faudra déterminer si la défense de l’invalidité est fondée. Comme Ontario Hydro n’a pas interjeté d’appel incident à l’égard de la conclusion du juge de première instance sur la préclusion l’empêchant d’invoquer l’invalidité du brevet, la Cour est tenue, aux termes de l’article 43 de la Loi sur les brevets, d’accepter la validité des revendications du brevet pour les fins de la présente action. Puisque la validité n’est plus en cause, la Cour ne peut examiner ici la question de savoir si la règle énoncée dans la décision Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc., portant que l’empêchement fait au titulaire d’une licence d’attaquer la validité d’un brevet ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de présenter une défense à une action en contrefaçon, devrait être adoptée par la Cour fédérale.

Le juge de première instance a commis une erreur de droit en interprétant le sens des expressions « courant électrique variable » et « bobine électromagnétique » par référence aux configurations illustrées et décrites dans la divulgation du brevet. Il est établi en droit (1) que l’on peut se reporter à la partie divulgation du mémoire descriptif pour mieux comprendre les termes employés dans les revendications; (2) qu’il n’est pas nécessaire de s’y référer lorsque l’énoncé de la revendication est clair et non équivoque; et (3) que l’on ne peut à bon droit y avoir recours pour modifier la portée des revendications. Si les mots employés dans les revendications sont clairs et non équivoques, ils ne doivent pas être réduits ou restreints à la configuration optimale d’un brevet. Les expressions « courant électrique variable » et « bobine électromagnétique » ne sont pas ambiguës et, à première vue, elles englobent le courant c.a. et des bobines autres que celles du type utilisé par M. Dableh. Le juge de première instance n’était pas justifié de recourir à la divulgation pour lever toute ambiguïté.

Le dispositif SLAR contrefait clairement la revendication 1 du brevet.

La preuve d’un délit d’incitation n’a pas été établie. Au nombre des critères auxquels il doit être satisfait dans une action pour incitation à la contrefaçon figure celui qui porte que l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Aucune preuve ne suggère que l’utilisation de l’outil SLAR par Hydro-Québec ou par la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick ait été portée au-delà de la phase d’expérimentation et d’essai. Le fait de soumettre un dispositif à des essais n’est pas une utilisation constituant une contrefaçon. Par conséquent, l’intimée n’a pas incité l’une ou l’autre des deux entreprises de services publics à contrefaire le brevet.

La licence de l’intimée ne constitue pas un moyen de défense à une action pour incitation. Le développement d’un outil MIL qui puisse servir en pratique à repositionner des entretoises annulaires, que ce soit à la seule initiative de l’intimée ou de concert avec d’autres, de même que l’utilisation pratique de l’outil dans les propres réacteurs de l’intimée se trouvent clairement à l’intérieur de la portée « de l’entreprise et des activités » de l’intimée. L’entreprise et les activités de l’intimée n’englobent pas l’entreprise et les activités d’autres parties. Une interprétation de la licence qui protégerait l’utilisation de l’outil par d’autres minerait indûment les droits de l’appelant en vertu de son brevet puisqu’elle permettrait une utilisation de son invention sans versement de redevances dans tout réacteur au Canada.

Il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour indiquer l’existence d’une probabilité réelle que l’intimée facilite une utilisation non autorisée de l’outil par Hydro-Québec ou par la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, ce qui justifie l’octroi d’une injonction préventive permanente pour interdire à l’intimée toute incitation à l’utilisation du dispositif SLAR par d’autres. La conduite répréhensible d’une partie ne devrait pas la priver de sa réparation en equity à moins que cette conduite ne mette directement en cause l’opportunité d’accorder la réparation. La conduite répréhensible de l’appelant a précédé la délivrance du brevet, a porté sur des modifications apportées au brevet ou a eu trait à l’hostilité personnelle envers un collègue employé qui n’est même pas partie à l’action. Une fois délivré, le brevet est réputé avoir conféré à l’appelant certains droits quant à son application. La conduite qui lui est reprochée ne mettait pas directement en cause la réparation appropriée pour donner effet à ces droits légaux à l’encontre de l’intimée. Vu l’inexistence d’une contrefaçon, il n’y a pas lieu d’accorder quelque réparation sous forme de dommages-intérêts, de reddition des comptes, de remise ou d’intérêts.

L’appelant a droit à ses dépens devant notre Cour comme devant la Section de première instance.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 43 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

American Cyanamid Co. v. Berk Pharmaceuticals Ltd., [1976] R.P.C. 231 (Ch. D.); Copeland-Chatterson Co. v. Hatton et al. (1906), 10 R.C.É. 224; Warner-Lambert Co. c. Wilkinson Sword Canada Inc. (1988), 19 C.P.R. (3d) 402; 19 F.T.R. 198 (C.F. 1re inst.); Frearson v. Loe (1878), 9 Ch. D. 48; Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter-American Corporation, [1972] R.C.S. 506; (1971), 25 D.L.R. (3d) 179; 2 C.P.R. (2d) 193.

DÉCISION EXAMINÉE :

Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 58 (Div. gén. Ont.).

DÉCISIONS CITÉES :

Dableh c. Ontario Hydro (1990), 33 C.P.R. (3d) 544 (C.F. 1re inst.); Xerox of Canada Ltd. et al. c. IBM Canada Ltd. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F. 1re inst.); Beecham Canada Ltd. et al. c. Procter& Gamble Co. (1982), 61 C.P.R. (2d) 1; 40 N.R. 313 (C.A.F.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée, [1982] 1 R.C.S. v; (1982), 63 C.P.R. (2d) 260; Unilever PLC c. Procter & Gamble Inc. (1995), 61 C.P.R. (3d) 499; 184 N.R. 378 (C.A.F.); TRW Inc. c. Walbar of Canada Inc. (1991), 39 C.P.R. (3d) 176; 132 N.R. 11 (C.A.F.); Nekoosa Packaging Corp. c. AMCA International Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 470 (C.A.F.); Electric and Musical Industries Ltd. et al. v. Lissen, Ltd. et al. (1939), 56 R.P.C. 23 (H.L.); Lovell Manufacturing Company et al. v. Beatty Bros. Limited (1962), 23 Fox’s Pat. C. 112 (C. de l’É.); Molins and Molins Machine Co. Ltd. v. Industrial Machinery Co. Ltd. (1938), 55 R.P.C. 31 (C.A.).

DOCTRINE

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Aurora, Ontario : Canada Law Book, 1995.

APPEL d’une décision de la Section de première instance (Dableh c. Ontario Hydro (1993), 50 C.P.R. (3d) 290; 67 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.)) concluant à l’inexistence d’une contrefaçon de brevet. Appel accueilli.

AVOCATS :

Donald M. Cameron pour l’appelant.

Eric R. Finn et John M. Rattray pour l’intimée.

PROCUREURS :

Smith & Lyons, Toronto, pour l’appelant.

Eric R. Finn, Ontario Hydro, Law Division, Toronto, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

La Cour :

I           INTRODUCTION

L’appelant, M. Dableh, travaillait comme ingénieur de recherche chez l’intimée, Ontario Hydro, à l’époque où il a demandé et obtenu le brevet canadien numéro 1224578 (le brevet). L’invention porte sur une méthode moins coûteuse pour repositionner des entretoises déplacées se trouvant dans une partie de réacteur nucléaire qui est inaccessible par des moyens mécaniques. Le positionnement adéquat des entretoises est essentiel au fonctionnement sécuritaire d’un réacteur en exploitation. Selon la méthode décrite dans le brevet, le repositionnement s’effectue au moyen d’un outil qui incorpore les principes de l’électromagnétisme. Aux termes de la « politique relative aux brevets » d’Ontario Hydro en vigueur au moment de la délivrance du brevet, la propriété d’une invention brevetée élaborée par un employé en cours d’emploi appartient à cet employé. En contrepartie, Ontario Hydro reçoit une licence d’exploitation (non-exclusive) sans versement de redevances lui permettant d’utiliser l’invention dans le cadre de son [traduction] « entreprise et de [ses] activités ». Ontario Hydro a finalement développé un outil et une méthode de repositionnement des entretoises déplacées appelés SLAR (l’acronyme de l’expression anglaise spacer location and repositioning signifiant outils de localisation et de repositionnement des entretoises annulaires). Ontario Hydro a « partagé » cette technologie avec deux autres entreprises de services publics : Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick. M. Dableh a réagi en engageant devant la Section de première instance une action dans laquelle il demandait à la Cour de se prononcer sur la validité de son brevet et sur sa contrefaçon par l’outil et la méthode SLAR, de conclure à la responsabilité délictuelle d’Ontario Hydro pour avoir incité à la contrefaçon Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, d’ordonner le versement de dommages-intérêts ou une reddition des comptes et de rendre une injonction préventive à l’encontre d’Ontario Hydro.

Dans une décision qui est maintenant publiée à (1993), 50 C.P.R. (3d) 290[1], le juge de première instance a notamment conclu que l’outil et la méthode SLAR ne contrefont pas le brevet et que, partant, Ontario Hydro n’est pas tenue au versement de dommages-intérêts. Il a aussi conclu que, en sa qualité de titulaire d’une licence d’exploitation du brevet, Ontario Hydro ne peut invoquer l’invalidité comme moyen de défense.

Il s’agit d’un appel et d’un appel incident de cette décision. L’appel incident vise uniquement la conclusion subsidiaire par laquelle le juge de première instance a prévu qu’advenant la reconnaissance de la responsabilité en appel, la fixation des dommages-intérêts devrait se faire par renvoi. Deux principaux points en litige doivent être examinés. Le premier a trait à la question de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son interprétation des revendications du brevet. Le deuxième ne se pose que s’il est établi que l’outil et la méthode SLAR contrefont le brevet. Le cas échéant, il restera à déterminer si les actions d’Ontario Hydro remplissent les conditions juridiques nécessaires pour établir l’existence du nouveau délit civil d’incitation à la contrefaçon. Notre analyse débute par un exposé du contexte factuel nécessaire pour bien situer la décision du juge de première instance.

II          LE CONTEXTE

Le cœur du réacteur nucléaire CANDU comprend deux types de tubes : les tubes de force et les tubes de cuve. Dans les tubes de force circule de l’eau lourde qui est chauffée par des faisceaux d’éléments de combustible nucléaire qui s’y trouvent. Chaque tube de force est ensuite placé de façon longitudinale ou co-axiale dans un tube de cuve de plus gros calibre. Il est essentiel que ces deux tubes ne se touchent pas. S’il arrivait qu’ils se touchent, il y aurait au point de contact perte de chaleur du tube de force à haute température, ce qui provoquerait des cloques, des fendillements et même des fissures. Afin d’éliminer cette possibilité, les deux tubes sont séparés par une série d’entretoises annulaires, aussi appelées ressorts cylindriques en anneau, qui encerclent le tube de force. On a découvert, toutefois, que ces entretoises ont tendance à se déplacer vers les extrémités des tubes, lors de l’installation ou de l’exploitation du réacteur. Lorsque ce phénomène se produit, les tubes de force ont tendance à s’affaisser, entraînant le problème que les entretoises visaient à éliminer. Le problème s’est manifesté pour la première fois en 1983, à la centrale de Pickering qui appartient à Ontario Hydro. À cette époque, la seule méthode efficace de repositionnement des entretoises a obligé Ontario Hydro à désactiver le réacteur et à procéder à un démontage de toute la structure de la calandre. Cette réparation a coûté des millions de dollars.

En 1983, M. Dableh était à l’emploi d’Ontario Hydro à titre d’ingénieur de recherche dans la section de la recherche d’Ontario Hydro qui tentait de trouver une méthode moins coûteuse pour repositionner les entretoises annulaires. Cette année-là, il s’attacha à exploiter l’idée que les entretoises annulaires pouvaient être repositionnées de façon électromagnétique, sans qu’il ne soit nécessaire de recourir au démontage des structures tubulaires. L’invention de M. Dableh est fondée sur le principe de l’induction. L’induction est le phénomène par lequel un courant dans un fil, dont le flux magnétique varie en importance dans le temps, entraîne un courant dans un autre fil situé à proximité. Le courant primaire et le courant induit interagissent ensuite de façon à exercer entre eux une force électromagnétique. Deux fils parallèles qui véhiculent un courant dans des directions opposées se repoussent mutuellement. Deux fils parallèles qui véhiculent un courant dans la même direction s’attirent l’un l’autre. L’aspect répulsion de ce phénomène a été illustré dans les années 1800 par Sir John Fleming dans son expérience sur « l’anneau sauteur ».

La méthode adoptée par M. Dableh impliquait l’insertion d’une bobine électromagnétique à l’intérieur du tube de force. La bobine est posée à l’endroit adjacent à l’entretoise qui doit être repositionnée. Un « courant électrique variable » est ensuite véhiculé par l’intermédiaire de la bobine de façon à induire un courant dans l’entretoise et à exercer sur l’entretoise une force de répulsion dans la direction du repositionnement requis. Selon la preuve, pour pouvoir obtenir l’effet recherché, il est nécessaire de recourir à un courant dont la fréquence et l’intensité sont assez faibles pour traverser la paroi du tube de force tout en étant assez élevées pour provoquer un courant suffisant dans l’entretoise.

En octobre 1983, M. Dableh a essayé d’utiliser une source d’électricité en courant alternatif (c.a., à même la prise de secteur) et une bobine à noyau à air (vide) comme moyen de déplacer les entretoises annulaires, mais en vain. Il a ensuite utilisé une batterie de condensateurs, chargée par une source de courant continu (c.c.) comme un accumulateur. En ayant recours à une source de courant continu et à un condensateur, M. Dableh a pu produire un courant d’une fréquence et d’une intensité suffisantes pour entraîner le déplacement des entretoises annulaires.

La méthode de M. Dableh prévoyait l’utilisation d’un courant électrique variable pour obtenir l’induction et les effets de force électromagnétique requis. Dans sa réalisation pratique, elle utilisait un courant continu d’une intensité de 17 kiloampères à 180 kiloampères, à une fréquence de 1190 hertz à 2000 hertz. Afin de compenser la chaleur intense qu’occasionnait sa méthode et d’augmenter la vie utile des bobines, M. Dableh a inclus un commutateur de dérivation dans son dispositif. Ce commutateur servait à détourner le courant de la bobine primaire à un moment prédéterminé. En raison de la courte durée de l’impulsion qui pouvait traverser la bobine avant la dérivation du courant, le dispositif de M. Dableh a été qualifié de « zapper » par les employés d’Ontario Hydro. La méthode de M. Dableh prévoyait aussi la nécessité de repositionner les entretoises annulaires dans une série de déplacements pas à pas effectués par des déclenchements successifs de son dispositif, chaque pulsation de courant, ou « zap », ne déplaçant l’entretoise annulaire que sur une faible distance. M. Dableh a enfin posé en principe qu’une impulsion accélératrice pouvait être exercée contre l’entretoise annulaire par l’introduction d’une deuxième bobine dans le dispositif. Une deuxième pulsation de courant pouvait être envoyée par l’intermédiaire de la deuxième bobine avec un décalage par rapport à la pulsation du premier courant, afin de donner une deuxième poussée électromagnétique à l’entretoise annulaire pendant qu’elle était encore en mouvement par suite de la première poussée.

M. Dableh a réussi, à l’aide de cette technologie, à déplacer des milliers d’entretoises annulaires à l’intérieur de réacteurs hors-service. Sa méthode de repositionnement des entretoises annulaires n’était toutefois pas sans comporter certains inconvénients. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, l’intensité du courant fourni par le condensateur engendrait dans la bobine un degré de chaleur qui pouvait détruire la bobine elle-même et endommager la paroi du tube de force. Le commutateur de dérivation ajouté par M. Dableh a atténué ce problème, mais des incidents de défaillance mécanique de la bobine se sont produits malgré tout dans certains tubes de force lors de l’utilisation de la méthode de M. Dableh dans des réacteurs hors-service entre février et avril 1984, entraînant comme résultat l’endommagement de ces tubes. En conséquence, la méthode de M. Dableh a été jugée trop dangereuse pour être utilisée dans des réacteurs en service, et elle n’a jamais été utilisée dans ce contexte[2].

Ontario Hydro a financé et supervisé la demande de brevet pour l’invention de M. Dableh. La demande initiale a été faite en décembre 1983, et la délivrance du brevet a eu lieu en septembre 1987. La nature de l’invention est décrite dans la divulgation du mémoire descriptif du brevet. Sont reproduites ici les parties de ce document sur lesquelles le juge de première instance s’est fondé et qu’il a citées dans ses motifs, aux pages 295 à 298 :

La présente invention s’applique en général à une méthode permettant de repositionner les éléments métalliques qui ont tendance à se déplacer longitudinalement par rapport au tube auquel ils sont associés, les éléments étant placés sur un côté de la paroi du tube à un endroit qui n’est pas directement accessible par des moyens mécaniques de repositionnement.

L’invention s’applique particulièrement au repositionnement des entretoises dans les réacteurs nucléaires refroidis par fluide. Dans un réacteur nucléaire refroidi par fluide, comme un réacteur CANDU, la calandre comprend un groupe de tubes de cuve abritant chacun un tube caloporteur qui s’étend coaxialement à la longueur du tube de cuve, les tubes caloporteurs étant généralement distancés de leur tube de cuve respectif par des entretoises annulaires, comme des « ressorts cylindriques en anneau ». Les entretoises sont nécessaires pour assurer le rapport coaxial entre les tubes et surtout pour empêcher tout contact entre eux car toute surchauffe localisée entraînerait des dommages à la structure.

Lors de l’installation d’un tel réacteur, ou même lors de son exploitation, les entretoises peuvent se déplacer de leur position déterminée de sorte que les tubes caloporteurs ne possédant plus la structure d’appui nécessaire pour soutenir la charge répartie lors du fonctionnement du réacteur risquent de s’affaisser et de causer de sérieux problèmes. Pour assurer la sécurité de fonctionnement de ces réacteurs, il est donc primordial d’avoir des moyens de repositionner ces entretoises après l’installation des réacteurs et même après que ces derniers aient fonctionné pendant un certain temps. Malheureusement, ces entretoises sont installées entre les tubes caloporteurs et les tubes de cuve et ne peuvent donc pas être atteintes directement par des moyens mécaniques, ce qui signifie que, jusqu’à ce jour, le repositionnement de ces entretoises nécessitait un démontage complexe de la calandre.

La présente invention offre une autre solution pour repositionner les entretoises qui n’exige pas l’accès direct à des moyens mécaniques et qui, en conséquence, est beaucoup plus simple et moins dispendieuse que toutes les méthodes utilisées jusqu’à maintenant.

L’invention repose sur un accès électromagnétique aux entretoises par l’intermédiaire d’une bobine électromagnétique qui est manœuvrée à l’intérieur des tubes caloporteurs respectifs jusqu’à un endroit où une force de répulsion électromagnétique sera exercée sur l’entretoise lorsque le courant passera dans la bobine. Les entretoises annulaires de même que les tubes de cuve et les tubes caloporteurs d’un réacteur à calandre sont en général constitués d’un métal non ferromagnétique, habituellement un alliage de zirconium/niobium.

En conséquence, l’invention fournit, dans un réacteur nucléaire refroidi par fluide comportant une calandre constituée d’un groupe de tubes de cuve longitudinaux abritant chacun un tube caloporteur qui s’étend coaxialement à la longueur du tube de cuve, les tubes caloporteurs étant généralement distancés de leur tube de cuve respectif par des entretoises annulaires placées entre les deux, une méthode permettant de repositionner une entretoise donnée en place en la déplaçant longitudinalement de sa position initiale vers la position requise en faisant avancer une bobine électromagnétique à l’intérieur du tube caloporteur jusqu’à un endroit adjacent à l’entretoise et en faisant passer un courant électrique dans la bobine, la position de la bobine par rapport à l’entretoise de même que la grandeur et le taux de variation du courant faisant en sorte que la force de répulsion électromagnétique exercée sur l’entretoise soit dans la direction requise et d’une intensité suffisante pour vaincre tout frottement par adhérence aux points d’appui de l’entretoise entre les deux tubes. Il est habituellement préférable que la bobine et le tube caloporteur soient coaxiaux afin de maximiser la force de répulsion exercée. Toutefois, dans certains cas, l’axe de la bobine peut être parallèle à l’axe du tube, mais avec un certain décalage.

Afin d’augmenter l’étendue de déplacement de l’entretoise, une impulsion d’accélération peut être appliquée à l’entretoise lors de son déplacement à l’aide d’un deuxième courant pulsé passant dans une deuxième bobine bien positionnée et étant décalé par rapport au premier courant susmentionné.

Il est possible d’améliorer la méthode de façon à augmenter la durée de vie de la bobine, en introduisant un commutateur de dérivation dans le circuit afin de diriger le courant de la bobine vers un autre trajet après un certain temps, notamment après la première ou la deuxième période d’application du courant.

En pratique, et surtout lorsque l’entretoise doit être déplacée sur une grande distance, il peut être nécessaire de la déplacer pas à pas de sa position initiale à la position requise par une succession de petits déplacements.

Pour que l’invention soit facilement comprise, une méthode conforme à l’invention sera décrite, à titre d’exemple, à l’aide des dessins d’accompagnement, …

En se référant à la figure 1, la calandre 10 d’un réacteur CANDU comprend un groupe de tubes de cuve 11 parallèles et longitudinaux, un seul est illustré à la figure 1, se prolongeant entre les parois 12, 13 de l’enveloppe de la calandre. Du dioxyde de carbone sous pression servant de liquide caloporteur circule dans l’enveloppe, remplissant les vides entre les tubes de cuve 11. L’eau lourde servant à la fois de fluide caloporteur et de modérateur circule dans les tubes caloporteurs 14, communément appelés « tubes de force », chaque tube caloporteur 14 se prolongeant coaxialement dans le tube de cuve 11 qui lui est associé. Les extrémités des tubes caloporteurs 14 sont reliées à des raccords d’extrémité 15, 16. Les tubes caloporteurs 14, dans lesquels se trouvent les éléments combustibles (non illustrés), sont maintenus en rapport coaxial avec leur tube de cuve 11 respectif à l’aide d’entretoises annulaires 17 réparties sur toute leur longueur. De tels supports sont nécessaires car les tubes mesurent habituellement environ 20 pieds de longueur et ils s’affaisseraient sous le poids des éléments combustibles s’ils n’étaient pas soutenus entre leurs extrémités. De plus, les entretoises doivent être placées de façon à offrir un support adéquat pour la charge répartie sur toute la longueur du tube étant donné que tout affaissement d’un tube caloporteur entraînera un contact avec son tube de cuve pouvant donner lieu à des conséquences sérieuses.

Comme il l’a déjà été mentionné, les entretoises annulaires de même que les tubes de cuve et les tubes caloporteurs sont fabriqués en un métal non ferromagnétique, normalement un alliage de zirconium/niobium.

Lors de l’installation d’un réacteur, surtout lors de l’installation des tubes caloporteurs 14 et lors du traitement thermique ultérieur de la calandre comme une entité, les entretoises annulaires 17 peuvent se déplacer de leur position initiale et si ce déplacement est important, elles n’offriront plus le support nécessaire à la charge répartie une fois que les éléments combustibles seront chargés dans les tubes caloporteurs. Il est évident que si les entretoises ne sont pas directement accessibles par des moyens mécaniques, il sera nécessaire de procéder à un démontage complexe de la calandre.

Afin de minimiser le transfert de chaleur entre les tubes caloporteurs 14 et les tubes de cuve 11 aux points d’appui, les entretoises 17 ont habituellement la forme illustrée à la figure 2. Une entretoise de ce type, couramment appelée « ressort cylindrique en anneau, se compose d’une bobine de fil métallique à extrémité ouverte ayant une forme toroïdale dont la configuration est assurée par un collier de serrage 18. Le collier de serrage 18 est constitué du même type de fil métallique.

Bien que les entretoises 17 ne sont pas accessibles par des moyens mécaniques une fois que les tubes 11 et 14 sont installés, elles peuvent être atteintes de façon électromagnétique par une bobine électromagnétique manœuvrée à l’intérieur des tubes caloporteurs. Les figures 3, 4 et 5 illustrent le principe de cette méthode, suivant laquelle une bobine électromagnétique 19, orientée de façon à être coaxiale avec le tube caloporteur 14 et le tube de cuve 11, est amenée en une position adjacente à celle de l’entretoise 17. Un courant est appliqué à la bobine 19, produisant ainsi un changement de champ magnétique et induisant une force contre-électromotrice dans l’entretoise annulaire 17. Étant donné que cette dernière crée un circuit conducteur qui est relativement coaxial avec la bobine 19, le courant secondaire résultant crée un champ magnétique qui inter-réagit avec le champ primaire, exerçant ainsi une force de répulsion induite électromagnétiquement sur l’entretoise 17. Cette force est illustrée aux figures 3, 4 et 5 par des flèches F, chaque flèche représentant un vecteur de la force.

La direction et la grandeur de la force résultante sont tributaires de la position des spires individuelles de la bobine 19 par rapport à l’entretoise 17. Aux fins de la présente invention, seul le composant longitudinal de la force est utile. Ainsi, à la figure 3, les spires de la bobine 19 sont également réparties des deux côtés de l’entretoise annulaire; la force résultante est radialement extérieure, faute de composant axial. À la figure 4, la force de répulsion résultante présente un composant axial dans une direction et à la figure 5, la force résultante comporte un composant axial dans la direction opposée. Pour pouvoir repositionner l’entretoise, il est donc nécessaire d’amener la bobine électromagnétique 19 à une position adjacente à l’entretoise de façon que la force résultante agira sur l’entretoise dans la direction souhaitée de son déplacement. De plus, la force doit être suffisante pour surmonter le frottement par adhérence aux points d’appui de l’entretoise entre les tubes.

En plus du positionnement de la bobine électromagnétique 19 par rapport à l’entretoise 17, la force résultante sera tributaire du taux de variation et de la durée du courant primaire dans la bobine 19. Le courant primaire peut être fourni par une source d’alimentation c.a., mais, en pratique, pour éviter toute surchauffe possible de la bobine 19, un courant oscillant de courte durée et d’énergie déterminée, plus du genre d’une impulsion, peut être utilisé surtout dans les réalisations particulières décrites ci-après. En général, la méthode visée par l’invention fait appel à une bobine de courant présentant les caractéristiques suivantes :

a) La fréquence de la forme du courant choisie doit être assez faible pour traverser la paroi du tube caloporteur 14 sans subir de décroissance importante, mais assez élevée pour provoquer un courant suffisant dans l’entretoise annulaire.

b) La grandeur doit être suffisante pour induire assez de courant dans l’entretoise annulaire, mais pas trop pour détruire les éléments porteurs de courant ni pour risquer de déformer ou d’endommager la structure métallique du tube caloporteur.

Dans tous les cas, la fréquence de la forme du courant et la grandeur du courant doivent se trouver entre une limite inférieure et une limite supérieure. Ces limites doivent dépendre de divers paramètres électriques et des autres paramètres du système en question et peuvent être déterminées pour une installation particulière par analyse ou de façon empirique.

L’impulsion de courant à appliquer à la bobine électromagnétique 19 peut être obtenue de toute source adéquate, par exemple une génératrice homopolaire, mais le demandeur a toujours réussi à obtenir l’impulsion de courant nécessaire par une seule décharge d’une batterie de condensateurs chargée à un niveau d’énergie adéquat. Le circuit utilisé est schématisé à la figure 6.

En se référant à la figure 6, la batterie de condensateurs 20 est chargée par un bloc d’alimentation c.c. 21, le circuit de mise en charge comprend un commutateur 22 commandé par un dispositif à distance 23. La décharge de la batterie de condensateurs 20 dans la bobine électromagnétique 19 est commandée par un commutateur à ignitrons 24 à dispositif d’actionnement à distance 25. La décharge résultante est oscillante, la fréquence de la forme de courant étant déterminée par la capacité de la batterie de condensateurs 20, par l’inductance de la bobine 19, et par l’inductance du circuit de décharge.

À l’époque où M. Dableh s’adonnait à la recherche, son supérieur à Ontario Hydro, M. Cenanovic, s’y consacrait lui aussi. M. Cenanovic avait travaillé sur un « dispositif c.a. » pour lequel il a présenté une demande de brevet en juillet 1986. Il a finalement obtenu le brevet canadien numéro 2227292 en septembre 1987. L’essence du brevet de M. Cenanovic est une méthode et un appareil de repositionnement d’entretoises annulaires, de façon contrôlable, par l’application d’une force électromagnétique continue. Le brevet de M. Cenanovic décrit trois bobines contiguës, avec 200 tours en 5 niveaux, faits de fil à bobiner standard. Chacune des bobines est enroulée autour d’un noyau de type spécial. L’utilisation d’un grand nombre d’enroulements et d’un noyau de grande perméabilité vise à réduire l’intensité et la fréquence du courant requis pour obtenir l’effet recherché, réduisant par le fait même le degré de chaleur engendrée au sein des bobines. Les bobines sont alimentées par un courant alternatif (c.a.) d’une fréquence de 50 hertz à 60 hertz et d’une intensité d’environ 100 ampères. Ces courants induisent un courant dans l’entretoise annulaire. Les courants qui traversent les trois bobines sont décalés de façon à produire ce que certains experts ont décrit comme un champ magnétique progressif, et à augmenter l’effet magnétique global sur l’entretoise. La méthode de M. Cenanovic prévoit l’application d’un courant continu pour obtenir cet effet. Pour pouvoir être utilisé dans un réacteur en service, ce dispositif doit être recouvert d’une substance hydrofuge, de façon à le rendre imperméable à l’eau lourde.

Même si Ontario Hydro a reconnu que la méthode de M. Dableh avait été efficace pour repositionner des entretoises annulaires dans des réacteurs hors-service, elle a décidé de ne pas poursuivre le développement de son dispositif. Ontario Hydro a plutôt opté pour la poursuite du développement du SLAR fondé sur la technologie élaborée par M. Cenanovic. Le compte rendu d’une réunion du groupe d’examen de la méthode SLAR tenue le 19 novembre 1984 montre que celui-ci était au fait de la méthode de M. Dableh dans des réacteurs hors-service et qu’il en reconnaissait l’efficacité[3]. Ce compte rendu fait aussi état de deux craintes principales qui ont été soulevées quant à l’opportunité d’intégrer la méthode de M. Dableh au SLAR. La première avait trait aux conséquences que pouvait entraîner la défaillance mécanique d’une bobine dans un tube en service. La deuxième portait sur l’incompatibilité de l’appareil de M. Dableh avec l’outil SLAR en raison de la grosseur des fils utilisés dans le système de M. Dableh. Par ailleurs, le comité a conclu que le dispositif c.a. de M. Cenanovic avait fait preuve des mêmes capacités de repositionnement que l’appareil de M. Dableh, tout en éliminant les principaux inconvénients décelés. Le comité a donc recommandé de procéder au développement de la méthode de M. Cenanovic afin de l’intégrer au SLAR.

Même si le SLAR est décrit comme un outil polyvalent, il a comme principale fonction de repositionner des entretoises annulaires. L’allégation de contrefaçon porte uniquement sur les moteurs à induction linéaire (MIL) du SLAR, au nombre de deux. Le MIL est la terminologie SLAR employée pour décrire l’appareil qui aurait été adapté à partir du brevet de M. Cenanovic. Comme pour le brevet de M. Cenanovic, chaque MIL comprend trois bobines, chacune comportant un noyau ferromagnétique.

Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, le projet SLAR a été conçu après l’incident de 1983 à la centrale de Pickering. Auparavant, Ontario Hydro, la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, Hydro-Québec et l’Énergie atomique du Canada Limitée (concepteur et promoteur des réacteurs CANDU exploités par les trois entreprises de services publics) se partageaient des renseignements techniques. Après l’incident de 1983, les trois entreprises de services publics et Énergie atomique ont conclu une entente formelle (l’entente SLAR). Aux termes de cette entente, Ontario Hydro devait entreprendre, à frais partagés, la recherche nécessaire pour trouver une solution économique au problème des entretoises annulaires déplacées.

En mai 1990, M. Dableh a engagé devant la Cour fédérale une action contre Ontario Hydro, Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick. L’action intentée contre ces deux dernières entreprises de services publics a été radiée pour des raisons de compétence[4]. La déclaration modifiée prétend que Ontario Hydro a incité et encouragé Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick à contrefaire le brevet.

Dans sa déclaration modifiée, M. Dableh prétend que l’outil et la méthode SLAR développés par Ontario Hydro contreviennent aux revendications 1, 2, 3, 5, 8, 9, 10 et 11 de son brevet. Les parties reconnaissent que l’appareil SLAR ne contrefait pas les revendications 4 et 6. Ces revendications portent expressément sur la technologie des impulsions employée par M. Dableh. L’allégation de contrefaçon de la revendication 10 a été abandonnée au procès. Les revendications 1 à 11 portent :

[traduction] 1. Dans un réacteur nucléaire refroidi par un fluide ayant une calandre comportant un groupe de tubes de cuve longitudinaux abritant chacun un tube caloporteur s’étendant coaxialement au tube de cuve, chaque tube caloporteur étant séparé du tube de cuve auquel il est associé par des entretoises annulaires placées entre les deux tubes, une méthode permettant de repositionner une entretoise donnée in situ en la déplaçant longitudinalement de sa position initiale vers la position requise en faisant appel à une bobine magnétique que l’on fait avancer à l’intérieur des tubes caloporteurs jusqu’à une position adjacente à celle de l’entretoise et à laquelle on applique un courant électrique variable, la position de la bobine par rapport à l’entretoise de même que la grandeur et le taux de variation du courant devant faire en sorte qu’une force de répulsion électromagnétique soit exercée sur l’entretoise dans la direction requise et qu’elle soit assez forte pour vaincre le frottement par adhérence aux points d’appui de l’entretoise sur les tubes.

2. Une méthode conformément à la revendication 1, suivant laquelle les entretoises annulaires, les tubes caloporteurs et les tubes de cuve sont fabriqués en un métal non ferromagnétique.

3. Une méthode conformément à la revendication 2, selon laquelle une deuxième bobine électromagnétique est manœuvrée à l’intérieur du tube caloporteur dans un rapport axial fixe avec la première bobine, la deuxième bobine étant axialement distancée de la première dans la direction du déplacement requis, et suivant laquelle un deuxième courant électrique variable est appliqué à la deuxième bobine et décalé par rapport au premier courant mentionné, de façon à appliquer une impulsion d’accélération à l’entretoise au cours de son déplacement.

4. Une méthode conformément à la revendication 2, qui comprend la déviation du courant de la bobine à un moment prédéterminé après la mise en œuvre du courant variable.

5. Une méthode suivant les revendications 2, 3 ou 4, suivant laquelle l’entretoise est déplacée pas à pas de la position initiale à la position requise par des déplacements successifs.

6. Une méthode conformément à la revendication 2, suivant laquelle le courant électrique variable est une impulsion de courant dérivée d’un condensateur extérieur à la calandre et branché en circuit avec la bobine, la méthode comprenant le chargement du condensateur à une tension prédéterminée, la mise en place de la bobine à l’endroit adjacent à l’entretoise et la décharge du condensateur dans la bobine.

7. Une méthode conformément à la revendication 2, suivant laquelle le courant électrique variable est dérivé d’une génératrice homopolaire branchée en circuit avec la bobine.

8. Une méthode conformément à la revendication 2, suivant laquelle les tubes de cuve, les tubes caloporteurs et les entretoises annulaires sont fabriqués en un alliage de zirconium/niobium.

9. Une méthode conformément à la revendication 2, suivant laquelle les entretoises annulaires sont des ressorts cylindriques en anneau.

10. Dans un réacteur nucléaire refroidi par un fluide ayant une calandre comportant un groupe de tubes de cuve longitudinaux abritant chacun un tube caloporteur s’étendant coaxialement au tube de cuve, chaque tube caloporteur étant séparé du tube de cuve auquel il est associé par des entretoises annulaires placées entre les deux tubes, les entretoises, les tubes de cuve et les tubes caloporteurs étant tous en un métal non ferromagnétique, une méthode permettant de déterminer la position des entretoises d’un tube caloporteur donné et faisant appel à une première bobine magnétique que l’on fait avancer à l’intérieur du tube caloporteur et à une deuxième bobine électromagnétique que l’on fait également avancer à l’intérieur du tube caloporteur en maintenant un rapport axial fixe avec la première bobine, en appliquant un courant électrique alternatif à la première bobine tout en observant la forme de courant induite dans la deuxième bobine et en détectant toute modification de ladite forme de courant.

11. Une méthode permettant de repositionner un élément métallique non ferromagnétique qui a tendance à se déplacer longitudinalement par rapport au tube, le tube ayant des parois en matériau non ferromagnétique et l’élément étant placé d’un côté de la paroi où il n’est pas directement accessible, ladite méthode consistant à faire avancer une bobine électromagnétique le long du tube, de l’autre côté de la paroi, à un endroit adjacent audit élément et, tout en maintenant la bobine en position coaxiale avec le tube, en faisant passer une impulsion de courant dans la bobine, la position de la bobine par rapport à l’élément de même que la grandeur et le taux de variation du courant faisant en sorte qu’une force électromagnétique suffisante soit exercée sur l’élément pour le déplacer dans la direction requise pour vaincre le frottement par adhérence auquel l’élément est assujetti.

III         DÉCISION DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Pour les fins du présent appel, il n’est pas nécessaire de revenir sur toutes les conclusions qui figurent dans les motifs élaborés du juge de première instance. Les conclusions particulières pertinentes aux principaux points soulevés en appel seront reproduites de façon plus détaillée, au besoin. Les conclusions les plus importantes peuvent toutefois se résumer de la façon suivante.

En ce qui a trait à la question de l’interprétation des revendications, le juge de première instance a conclu que le brevet dans son ensemble démontre une invention « limitée », c’est-à-dire un « courant continu (c.c.) pulsé pour déplacer des ressorts cylindriques en anneau[5] ». Pour arriver à cette interprétation, le juge de première instance a fait appel à l’antériorité et à la divulgation du brevet, y compris la configuration optimale du brevet (qui est l’appareil que M. Dableh a effectivement construit) et les illustrations qui y figurent. Enfin, le juge de première instance a examiné la divulgation pour conclure que le brevet comporte un « avertissement » contre l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a.

En ce qui a trait à la question de la contrefaçon, le juge de première instance a déterminé que le SLAR était essentiellement une réalisation du brevet de M. Cenanovic, exception faite de la polarité inversée de la bobine du centre. (À la date du procès, la Cour ne savait toujours pas si l’outil SLAR fonctionnait. On a aussi prétendu qu’il existe d’importantes différences entre les revendications du brevet de M. Cenanovic et la méthode et la construction pratique du SLAR.) Après avoir comparé l’invention de M. Dableh à l’appareil SLAR, le juge a conclu qu’ils différaient de façon significative à plusieurs égards. En premier lieu, la bobine Bitter ou de type Bitter décrite et illustrée dans les divulgations du brevet diffère radicalement, sur les plans forme et aspect, des trois bobines contiguës du SLAR. Les bobines ainsi décrites dans le brevet de M. Dableh sont composées d’environ 8 et 5 tours. Chacune des trois bobines des deux MIL du SLAR comprend environ 200 tours de fil à bobiner isolé standard. En deuxième lieu, le brevet ne décrit pas l’utilisation d’un noyau ferromagnétique, lequel est utilisé dans le SLAR. Enfin, l’essence de l’invention de M. Dableh a été qualifiée par le juge de première instance comme une méthode de la technologie des impulsions qui utilise une impulsion de courant c.c. de haute intensité produisant une « onde stationnaire » tandis que le dispositif SLAR utilise une méthode d’« onde progressive » électromagnétique c.a. Étant donné ces différences, le juge de première instance a conclu que M. Dableh n’avait pas inventé ni découvert l’outil SLAR, et que l’outil et la méthode SLAR ne contrefont pas les revendications du brevet. Étant donné cette conclusion, le juge de première instance n’a pas examiné la question de l’incitation.

En ce qui a trait à la défense fondée sur l’invalidité du brevet, le juge de première instance n’a pas retenu ce moyen qu’invoquait Ontario Hydro, le titulaire d’une licence qui en a tiré un avantage se trouvant, par préclusion, irrecevable à soulever ce moyen de défense.

Le juge de première instance a examiné la question des réparations qui seraient ouvertes si sa conclusion négative sur la contrefaçon du brevet était cassée en appel. Il a conclu que M. Dableh n’avait pas droit à la réparation discrétionnaire des profits, en se fondant sur des motifs en equity et sur le fait qu’Ontario Hydro est une entreprise de services publics appartenant à l’État. Quant aux dommages-intérêts, le juge de première instance a conclu que le témoignage des témoins de M. Dableh était peu fiable et inadéquat. Par conséquent, dans l’hypothèse de la cassation en appel de son jugement constatant l’absence de contrefaçon, il a précisé qu’il y aurait lieu d’ordonner, pour l’évaluation des dommages-intérêts, un renvoi devant un arbitre désigné par le juge en chef adjoint. Le juge de première instance ne s’est toutefois pas prononcé sur la question de savoir si Ontario Hydro est responsable d’incitation. Il a déterminé que les dépens du renvoi seraient « entièrement » à la charge de M. Dableh, quel que soit par ailleurs le montant des dommages-intérêts fixé dans le cadre du renvoi.

IV        ANALYSE

Une myriade de points ont été soulevées en appel, à la fois dans les longues observations écrites et dans les quatre jours d’argumentation orale. Ces points vont des sept questions d’interprétation des revendications à la contrefaçon et englobent le nouveau délit d’incitation, les réparations et la question des dépens. Ontario Hydro (ci-après appelée l’intimée) n’a toutefois pas engagé d’appel incident à l’égard de la conclusion du juge de première instance portant qu’elle était empêchée par préclusion de contester la validité du brevet Dableh. Il nous faut donc supposer que le brevet est valide entre ces parties, conformément à l’article 43 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art 16] de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Dans ce cadre, l’issue du présent appel dépend initialement de la question de la contrefaçon, et notamment de la question de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans la façon dont il a procédé à l’interprétation des revendications. Essentiellement, la question centrale consiste à savoir si les revendications du brevet, tout particulièrement la revendication 1, sont formulées de façon assez large pour embrasser la technologie c.a. employée dans l’outil SLAR, ou si elles se limitent au dispositif c.c. que M. Dableh (ci-après appelé l’appelant) a développé.

1.         Interprétation des revendications

En ce qui a trait à la revendication 1, l’appelant fait valoir que le juge de première instance était dans l’erreur sur deux points essentiels. En premier lieu, fait-il valoir, il aurait commis une erreur en interprétant la revendication en fonction de l’antériorité et en mettant l’accent sur « l’évidence » de ce qui était revendiqué. Le juge de première instance aurait donc omis d’établir une distinction entre la démarche relative à l’interprétation d’un brevet et celle qui consiste à en établir la validité. En deuxième lieu, le juge de première instance aurait commis une erreur en interprétant la revendication 1 par référence à la divulgation et, partant, en réduisant la portée de la revendication à ce que l’appelant avait construit, par opposition à ce que les mots utilisés dans le brevet visent à embrasser. Puisqu’il n’y avait aucune ambiguïté quant au sens des termes employés dans cette revendication, l’appelant estime que le juge de première instance a omis de donner à ses mots leur sens normal et habituel. Notre analyse commence par la première de ces prétendues erreurs.

a)         Interprétation des revendications c. invalidité

En faisant remarquer que la revendication 1 est tout simplement une description des parties pertinentes d’un réacteur CANDU et qu’elle indique que c’est un courant électrique variable qui exerce une force de répulsion sur une entretoise annulaire, le juge de première instance se prononce sur la validité de la revendication plutôt que sur sa portée. De façon plus précise, les notions de nouveauté et d’évidence (et plus loin, celle de convoitise) semblent avoir inspiré l’interprétation que le juge de première instance a donnée à la revendication 1. Aux pages 300 et 301 de ses motifs, il dit :

La revendication indique que c’est un courant électrique variable qui exerce une force de répulsion sur le ressort cylindrique en anneau dans la direction requise qui est suffisante pour vaincre le frottement par adhérence auquel est assujetti le ressort in situ entre les deux tubes concentriques.

Cette revendication confirme, sous réserve d’une exception possible, qu’il n’y a pas matière à brevet, car cela est évident et l’a toujours été, comme le démontrent les expériences générales effectuées depuis les découvertes du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle jusqu’aux travaux et documents particuliers portant sur la mise en œuvre de forces électromagnétiques sur les tubes de force CANDU… [L’exception mentionnée se limite à un dispositif c.c. pour déplacer les ressorts cylindriques en anneau dans les réacteurs CANDU.]

La description de la revendication 1 est utile pour classer la technique dans le cosmos, mais il est évident que la technique n’est pas une nouveauté car elle ne fait que placer l’« anneau sauteur » long et bien connu sur un plan horizontal. [ Non souligné dans l’original.]

Par la suite, le juge de première instance se réfère à certains éléments d’antériorité pour démontrer « que l’idée d’insérer une bobine robuste dans un tube de force CANDU afin d’effectuer les réparations n’est pas nouvelle et ne l’était pas non plus au moment déterminé[6]. »

L’appelant prétend qu’en interprétant la revendication 1 par référence à l’antériorité et à la notion d’évidence, le juge de première instance a confondu la tâche consistant à déterminer la validité d’un brevet avec celle de l’interprétation des revendications. Nous sommes d’accord. Qu’une revendication soit ou non invalide pour cause d’évidence ou d’absence de nouveauté est sans pertinence en ce qui a trait à son interprétation. L’interprétation des revendications doit précéder en toute indépendance l’étape où il faudra déterminer si la défense de l’invalidité est fondée. Ainsi qu’il a été dit dans la décision American Cyanamid Co. v. Berk Pharmaceuticals Ltd.[7] :

[traduction] L’étude des revendications doit se faire sans référence aux conséquences que le fait d’attribuer une signification particulière pourrait avoir sur une question de contrefaçon, sans référence au résultat dans la mesure où la validité du brevet est attaquée. [Non souligné dans l’original.]

Dans l’affaire dont appel, l’évidence ou la nouveauté ne sont pas les seules causes susceptibles de fonder la contestation de la validité du brevet. Celui-ci peut aussi être attaqué pour cause de « convoitise ». En effet, plus loin dans ses motifs, le juge de première instance fait un certain nombre d’allusions indirectes à une revendication par convoitise[8]. Toutefois, ce moyen d’attaque vise aussi la question de la validité. Comme Ontario Hydro n’a pas interjeté d’appel incident à l’égard de la conclusion du juge de première instance sur la préclusion empêchant l’intimée d’invoquer l’invalidité du brevet, la Cour est tenue, aux termes de l’article 43 de la Loi sur les brevets, d’accepter la validité des revendications du brevet pour les fins de la présente action. Incidemment, nous notons que le juge Lederman, dans l’affaire Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc.[9], a conclu que même s’il n’est pas loisible au titulaire d’une licence d’attaquer la validité d’un brevet, cet empêchement ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de présenter une défense à une action en contrefaçon. Question : la règle énoncée dans la décision Bayer devrait-elle être adoptée par la Cour fédérale et, le cas échéant, cette règle et le raisonnement qui la fonde s’appliquent-ils aux affaires dans lesquelles le titulaire d’une licence est poursuivi en responsabilité délictuelle pour incitation à la contrefaçon? Nous ne pouvons examiner ici cette question puisque la validité n’est plus en cause.

Même en acceptant que le juge de première instance ait commis une erreur de droit en introduisant des questions de validité dans le processus d’interprétation des revendications, nous ne sommes pas prêts à conclure que, dans les circonstances de l’espèce, cette erreur constitue en soi un fondement suffisant pour casser le jugement de première instance. Cette erreur soulève toutefois une interrogation à première vue puisqu’elle semble clairement avoir eu une incidence sur la façon dont le juge de première instance a abordé l’interprétation des revendications. La question centrale est donc de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en interprétant les dispositions de la revendication 1 en faisant référence à la divulgation.

b)         Référence à la divulgation

L’interprétation juste de la revendication 1 tourne autour du sens de deux expressions : « courant électrique variable » et « bobine électromagnétique ». Le juge de première instance a conclu que le premier terme n’était pas assez large pour inclure un courant alternatif (c.a.) et que, par conséquent, il devait se limiter à un courant continu. Quant à la deuxième expression, le juge de première instance a conclu qu’elle se limitait à une bobine résistante et robuste semblable à la bobine Bitter du type utilisé par M. Dableh[10]. Pour arriver à ces deux conclusions, le juge de première instance a pris en considération la divulgation du brevet, et en particulier la configuration optimale décrite et représentée par le schéma qui y figure, c’est-à-dire le dispositif que M. Dableh avait effectivement construit. Il est utile de reproduire ici la revendication 1 :

[traduction] 1. Dans un réacteur nucléaire refroidi par un fluide ayant une calandre comportant un groupe de tubes de cuve longitudinaux abritant chacun un tube caloporteur s’étendant coaxialement au tube de cuve, chaque tube caloporteur étant séparé du tube de cuve auquel il est associé par des entretoises annulaires placées entre les deux tubes, une méthode permettant de repositionner une entretoise donnée in situ en la déplaçant longitudinalement de sa position initiale vers la position requise en faisant appel à une bobine magnétique que l’on fait avancer à l’intérieur des tubes caloporteurs jusqu’à une position adjacente à celle de l’entretoise et à laquelle on applique un courant électrique variable, la position de la bobine par rapport à l’entretoise de même que la grandeur et le taux de variation du courant devant faire en sorte qu’une force de répulsion électromagnétique soit exercée sur l’entretoise dans la direction requise et qu’elle soit assez forte pour vaincre le frottement par adhérence aux points d’appui de l’entretoise sur les tubes. [Non souligné dans l’original.]

Il est établi en droit (1) que l’on peut se reporter à la partie divulgation du mémoire descriptif pour mieux comprendre les termes employés dans les revendications; (2) qu’il n’est pas nécessaire de s’y référer lorsque l’énoncé de la revendication est clair et non équivoque; et (3) que l’on ne peut à bon droit y avoir recours pour modifier la portée des revendications[11]. Il est également clair que si les mots employés dans les revendications sont clairs et non équivoques, ils ne doivent pas être réduits ou restreints à la configuration optimale d’un brevet[12]. Dans ce cadre juridique, la question est de savoir si les expressions « courant électrique variable » et « bobine électromagnétique » ont été jugées ambiguës, ce qui aurait justifié le juge de première instance de recourir à la divulgation pour lever toute ambiguïté. À notre avis, la preuve établit clairement qu’il n’y avait aucune ambiguïté et que la revendication 1 est libellée avec suffisamment d’ampleur pour couvrir l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a. et de bobines autres que des bobines Bitter ou de type semblable.

Nous remarquons qu’en appel l’intimée n’a pas prétendu que l’expression « courant électrique variable » était ambiguë, mais uniquement que le juge de première instance était fondé à recourir au mémoire descriptif complet pour procéder à l’interprétation des revendications[13]. Nous semble plus pertinent le fait qu’aucun des témoins de l’intimée n’ait perçu quelque ambiguïté dans le sens et la portée de l’expression en cause. Comme l’a dit M. Laithwaite, témoin d’Ontario Hydro [traduction] « [un] courant alternatif est un courant électrique variable[14] ».

Malgré la position adoptée par les témoins experts d’Ontario Hydro, le juge de première instance a conclu, à la page 345 de ses motifs, que la défenderesse avait mal interprété le brevet :

… le demandeur et ses témoins ont simplement, comme la défenderesse elle-même, mal interprété le brevet. D’après la Cour, le brevet ne contient pas ce que les parties croyaient y trouver. [Non souligné dans l’original.]

Il est reconnu en droit que le rôle d’interprétation d’une revendication de brevet appartient exclusivement au juge de première instance. Selon la stricte théorie du droit, les témoins experts, les personnes versées dans l’art, ont pour tâche de fournir au juge la connaissance technique nécessaire pour interpréter un brevet comme s’il était lui-même une personne versée dans l’art. Lorsque les experts ne s’entendent pas, c’est au juge de première instance qu’il appartient de trancher de façon définitive[15]. Toutefois, dans des affaires comme celle qui fait l’objet du présent appel, lorsqu’il n’y a pas de désaccord entre les témoins quant au sens d’un terme technique, toute décision contraire adoptée par un juge de première instance doit être perçue comme une décision rendue sans égard à la preuve.

Nous tirons cette conclusion en pleine connaissance des limitations strictes qui sont imposées aux tribunaux d’appel chargés d’examiner les conclusions qu’un juge de première instance a tirées à l’égard du témoignage d’experts. À moins que la décision de ce juge ne soit entachée de quelque erreur manifeste et dominante, une cour d’appel ne peut intervenir. Dans les circonstances de la présente espèce, l’erreur décelée doit être réputée faire partie de cette exception. Nous sommes aussi conscients du fait que la conclusion du juge de première instance portant que la divulgation constitue un avertissement contre l’utilisation d’un courant alternatif c.a. pourrait être perçue comme un affaiblissement de la position adoptée par les parties et par leurs témoins respectifs. Étant donné l’importance qui lui a été accordée, cette conclusion du juge de première instance mérite d’être examinée de façon plus approfondie. La conclusion du juge de première instance sur ce point figure à la page 345 de ses motifs :

Lorsque le brevet fait état d’un « courant électrique variable », l’expression ne s’entend pas d’un courant alternatif, et ne comprend pas ce type de courant. La mention précise d’une source de courant alternatif est donc interprétée comme indiquant qu’il ne faut pas utiliser un courant alternatif dans le cadre de l’invention revendiquée…

La partie de la divulgation que le juge a interprétée comme un avertissement contre l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a. porte[16] :

Le courant primaire peut être fourni par une source d’alimentation c.a., mais, en pratique, pour éviter toute surchauffe possible de la bobine 19, un courant oscillant de courte durée et d’énergie déterminée, plus du genre d’une impulsion, peut être utilisé surtout dans les réalisations particulières décrites ci-après. [Non souligné dans l’original.]

Nous ne croyons pas qu’en elle-même, cette phrase justifie une telle interprétation, tout particulièrement lorsqu’il est tenu compte du passage suivant qui, lui aussi, se trouve dans la divulgation[17] :

[traduction] L’impulsion de courant à appliquer à la bobine électromagnétique 19 peut être obtenue de toute source adéquate, par exemple une génératrice homopolaire, mais le demandeur a toujours réussi à obtenir l’impulsion de courant nécessaire par une seule décharge d’une batterie de condensateurs chargée à un niveau d’énergie adéquat. [Non souligné dans l’original.]

À la lecture de ces passages en regard l’un de l’autre, il ressort clairement que même si le recours à la divulgation était utile pour l’interprétation de la revendication 1, celle-ci ne constitue pas un avertissement contre l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a., mais plutôt une mise en garde quant à la possibilité que l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a., entraîne des problèmes de surchauffe. Même si la divulgation suggère que la configuration optimale en courant continu de l’appelant constitue un moyen d’éviter le problème de surchauffe, il est reconnu implicitement que si le problème peut être surmonté par d’autres moyens, un courant c.a. est aussi une source d’alimentation viable. En fait, les créateurs du système SLAR ont tenu compte de l’avertissement de M. Dableh. Le système SLAR tente de surmonter le problème de la surchauffe et de rendre viable l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a. en incorporant des bobines faites d’un grand nombre de tours et de noyaux ferromagnétiques. Cela permet de créer l’effet électromagnétique souhaité avec une intensité et une fréquence de courant nettement inférieures.

Cela nous amène à la question de l’interprétation juste de l’expression « bobine électromagnétique » dans la revendication 1. Dans l’interprétation de cette revendication, le juge de première instance a déterminé que la bobine visée est celle qui est illustrée aux figures 3 à 5, 7 à 10 et 12 du brevet[18]. Par conséquent, selon son interprétation, ce terme signifierait des bobines qui sont « de construction robuste comme si elles avaient été usinées à même un bloc ou un lingot de cuivre ». Le juge de première instance conclut que le choix effectué par M. Dableh pour une « bobine robuste et résistante » est une caractéristique essentielle du brevet, et qu’il limite donc la portée du brevet en conséquence[19]. Rien dans les motifs du juge de première instance ne laisse croire qu’il a jugé l’expression bobine électromagnétique ambiguë. L’intimée ne prétend pas cela non plus. Elle fait toutefois valoir que l’expression doit être interprétée en faisant référence à la divulgation. Nous ne sommes pas d’accord. Comme pour l’expression « courant électrique variable », le juge de première instance a erronément restreint la portée de la revendication à ce que M. Dableh avait construit (la configuration optimale ou l’exemple) par opposition à ce qui est revendiqué. Il n’y a assurément aucune indication que les bobines employées dans le SLAR ne sont pas des bobines électromagnétiques.

En résumé, le juge de première instance a commis une erreur en interprétant le sens des expressions « courant électrique variable » et « bobine électromagnétique » par référence aux configurations illustrées et décrites dans la divulgation du brevet. Les expressions ne sont pas ambiguës et, à première vue, elles englobent le courant c.a. et des bobines autres que celles du type utilisé par l’appelant. Ce faisant, il a commis une erreur de droit. Nous estimons aussi qu’il n’y a pas lieu de débattre plus avant les arguments avancés à l’égard de l’interprétation des autres revendications en cause. Ainsi qu’il sera constaté plus loin, la revendication 1 est aussi large que peut l’être une revendication dans un brevet, et si elle a été contrefaite, il n’est plus nécessaire d’interpréter les autres revendications. Nous passerons maintenant à l’étape de l’examen de la question de la contrefaçon, qui en est une de pure forme.

2.         Contrefaçon

Compte tenu de la juste interprétation de la revendication 1, il est évident que l’élément MIL de la technologie SLAR est carrément englobé par sa portée. En comparant le SLAR au libellé de la revendication 1, on constate qu’il est conçu pour être utilisé dans un réacteur nucléaire refroidi par fluide, savoir un réacteur CANDU. De tels réacteurs comportent une calandre constituée de tubes de force disposés longitudinalement à l’intérieur de tubes de cuve. Une des principales fonctions du SLAR consiste à repositionner les entretoises annulaires déplacées. La méthodologie employée pour parvenir à cette fin est de disposer des bobines électromagnétiques à l’intérieur d’un tube de force adjacent à une entretoise annulaire donnée, puis de faire passer dans les bobines un courant électrique variable dont l’intensité et le taux de variation font en sorte qu’une force de répulsion électromagnétique suffisante soit exercée sur l’entretoise pour la déplacer. En bref, l’appareil SLAR contrefait clairement la revendication 1 du brevet. Compte tenu de cette conclusion et même si Ontario Hydro n’est pas responsable de la contrefaçon en soi du fait de sa licence, il reste à déterminer si l’intimée est responsable du délit d’incitation à la contrefaçon auprès d’Hydro-Québec et de la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick.

3.         Incitation à la contrefaçon du brevet

L’appelant prétend qu’Ontario Hydro a incité Hydro-Québec ou la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, ou les deux, à contrefaire le brevet et que, ce faisant, elle s’est rendue coupable d’un délit civil[20]. L’intimée réplique qu’il n’y a eu aucune incitation et, subsidiairement, qu’un échange de technologies entre les entreprises de services publics était embrassé par la portée de la licence de l’intimée, tel qu’il appert de sa « politique relative aux brevets ». Comme le juge de première instance n’a décelé aucune contrefaçon dans l’outil SLAR, il n’a pas été appelé à déterminer si les ententes bilatérales entre les entreprises de services publics au sujet de l’élément MIL du SLAR pouvaient être considérées comme une incitation à la contrefaçon de la part d’Ontario Hydro. Nous avons effectivement conclu que, la validité du brevet étant présumée, l’utilisation réelle de l’invention pouvait donner lieu à la contrefaçon de la revendication 1. Il nous faut donc examiner ces questions.

Nous attaquons d’abord la question de l’incitation. Nous trouvons un ancien précédent canadien en cette matière dans l’affaire Copeland-Chatterson Co. v. Hatton et al.[21]. La Cour de l’échiquier a dit ce qui suit, à la page 245 :

[traduction]… il me semble qu’on doit pouvoir formuler une déclaration visant le cas de la personne qui a fourni le matériel pour la contrefaçon et qui, à ses propres fins et avantage, a poussé ou incité une autre personne à contrefaire un brevet … Je ne vois pas pourquoi les contrefaçons de brevets à cet égard devraient être distinguées des autres délits…

Cet énoncé ancien a été à peine atténué au fil des ans et il énumère les éléments essentiels d’une action pour incitation à la contrefaçon. Plus récemment, ces éléments ont été confirmés dans l’arrêt Warner-Lambert Co. c. Wilkinson Sword Canada Inc.[22] par le juge en chef adjoint Jerome, qui a énoncé les critères suivants, à la page 407 :

1)   Que l’acte de contrefaçon a été exécuté par le contrefacteur direct…

2)   Que l’exécution de l’acte de contrefaçon a été influencée par les agissements de l’incitateur. Sans cette influence, la contrefaçon n’aurait pas eu lieu…

3)   L’influence doit être exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur sait que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon.

Ce sont là les trois critères auxquels il doit être satisfait dans une action pour incitation à la contrefaçon, et dans chaque espèce, la question de savoir si l’incitation a été prouvée est une question de fait.

Dans la présente espèce, on n’a pas établi que l’intimée ait incité l’une ou l’autre des deux entreprises de services publics à contrefaire le brevet. Cette conclusion s’impose dès l’examen du premier critère. Aucune preuve ne suggère que, à la date du procès, l’utilisation de l’outil SLAR par Hydro-Québec ou par la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick ait été portée au-delà de la phase d’expérimentation et d’essai. Le droit ne considère pas le fait de soumettre un dispositif à des essais comme une utilisation constituant une contrefaçon. Le Maître des rôles Jessel a résumé ainsi le point de vue du droit en ce qui a trait à l’utilisation d’une technologie brevetée à des fins d’essai, dans la décision Frearson v. Loe[23] :

[traduction] Les droits de brevet n’ont jamais été conférés pour empêcher des personnes dotées d’un esprit inventif d’exercer leurs talents honnêtement. Mais si l’invention n’est ni exploitée, ni vendue pour réaliser des profits, on ne devrait pas considérer que sa simple fabrication à des fins expérimentales et non dans un but frauduleux est visée par l’interdiction et, si tel était le cas, il ne s’agit certes pas d’un cas qui peut donner lieu à une injonction.

Ce point de vue a été accepté par la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter-American Corporation[24], le juge Hall à dit :

Micro a utilisé la substance brevetée, non pas pour en tirer un profit mais pour voir si elle pouvait fabriquer un produit de qualité suivant le mémoire descriptif inclus dans la demande de l’intimée en vue d’obtenir le brevet no 612204 … les expériences qu’a faites Micro … n’ont pas été faites dans le but de perfectionner le procédé mais afin de permettre à Micro de commencer à produire à l’échelle commerciale dès qu’elle pourrait obtenir la licence sollicitée. Je ne puis voir comment ce genre d’expériences et de préparatifs constituent une contrefaçon.

Comme nous avons conclu à l’inexistence de quelque acte de contrefaçon dans les essais de l’outil SLAR effectués en commun par les entreprises de services publics, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres critères. En bref, la preuve d’un délit d’incitation n’a pas été établie. Dans ce cas, il n’y a pas lieu d’examiner l’appel incident sur la question de savoir si les dommages-intérêts devraient faire l’objet d’un renvoi.

Notre conclusion portant qu’il n’y a pas eu incitation pourrait donner à penser qu’il n’y a pas lieu de déterminer si la licence de l’intimée est libellée de façon suffisamment large pour lui fournir une défense complète. Il est toutefois nécessaire de traiter cette question eu égard à l’injonction que demande l’appelant. Si l’échange de technologie MIL (à des fins autres que de développement) avec Hydro-Québec et avec la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick peut être qualifiée comme une activité comprise dans le cadre de l’« entreprise et [des] activités » de l’intimée, comme le prétend cette dernière, alors celle-ci est protégée par sa licence telle qu’elle est définie dans la politique relative aux brevets en vigueur à l’époque où l’appelant a cherché à faire breveter son invention. La Cour ne pourrait alors rendre aucune injonction qui puisse avoir pour effet d’interdire à l’intimée de partager cette technologie avec les deux entreprises de services publics. Corrélativement, l’utilisation de cette technologie par les deux entreprises de services publics ne pourrait pas les rendre responsables de contrefaçon du brevet puisque celles-ci pourraient s’abriter derrière la licence de l’intimée. Bien que la question de l’injonction soit examinée de façon plus détaillée ci-après, notre analyse sur le point de la « défense » commence par le libellé de la partie pertinente de la politique relative aux brevets :

[traduction] 1. Licences d’exploitation sans versement de redevances

(i)   Ontario Hydro … pourront bénéficier, sans versement de redevances, d’une licence leur permettant de faire ou de faire faire, et d’utiliser dans le cadre de leur entreprise et de leurs activités, toute invention faite par un employé dans le cadre direct ou indirect de son emploi ou des activités de Ontario Hydro[25]… [Soulignement ajouté.]

L’intimée fonde son argument sur la prémisse selon laquelle son échange de technologies avec les autres entreprises de services publics fait partie intégrante de son entreprise et de ses activités normales. L’intimée, Hydro-Québec, la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick et la Commission de contrôle de l’énergie atomique étaient toutes parties à une convention connue sous le nom de convention du Groupe de propriétaires du CANDU (GPC), conclue en 1983. Après l’incident de la centrale de Pickering, les entreprises de services publics ont conclu ce qui était dans les faits une sous-convention, à savoir l’entente SLAR, afin de résoudre le problème. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, l’objet de l’entente SLAR est de partager l’information, la technique et les dépenses entre les trois entreprises de services publics relativement au développement et à l’essai d’une solution au problème du déplacement des entretoises annulaires. Par conséquent, il est possible de prétendre que le partage de l’invention de l’appelant avec Hydro-Québec et la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick dans ce contexte pourrait demeurer à l’intérieur des paramètres de l’entreprise et des activités de l’intimée et, partant, être englobé dans la portée de sa licence.

À notre avis, le développement d’un outil MIL qui puisse servir en pratique à repositionner des entretoises annulaires, que ce soit à la seule initiative de l’intimée ou de concert avec d’autres, se trouve clairement à l’intérieur de la portée de l’entreprise et des activités de l’intimée. L’utilisation pratique de l’outil dans les propres réacteurs de l’intimée fait également partie de son entreprise et de ses activités. Toutefois, protéger en vertu de la licence de l’intimée l’utilisation de l’outil par Hydro-Québec ou par la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick dans leurs réacteurs respectifs serait donner une trop grande portée à la licence. Une telle interprétation minerait indûment les droits de l’appelant en vertu de son brevet puisqu’elle permettrait une utilisation de son invention sans versement de redevances dans tout réacteur au Canada. L’entreprise et les activités de l’intimée ne peuvent recevoir une interprétation large au point d’embrasser l’entreprise et les activités d’autres sociétés. Par conséquent, la licence de l’intimée ne constitue pas un moyen de défense à une action pour incitation.

4.         Réparations

L’appelant a demandé diverses réparations que le juge de première instance lui a refusées ou qu’il lui a accordées avec certaines restrictions pour les raisons mentionnées dans ses motifs. Compte tenu des conclusions de notre Cour, les réparations doivent être rajustées en conséquence.

L’appelant a originellement demandé des jugements déclaratoires qui reconnaissent la validité du brevet et le fait de sa contrefaçon. Nous sommes liés par les conclusions du juge de première instance portant que l’intimée est irrecevable à contester la validité, puisqu’elle a choisi de ne pas interjeter d’appel incident à l’égard de cette conclusion. À l’instar du juge de première instance, nous déclarons donc qu’entre les parties à la présente action, les revendications 1, 2, 3, 5, 8, 9 et 11 du brevet (les revendications faisant toujours l’objet du litige) sont réputées valides aux termes de l’article 43 de la Loi sur les brevets. Nous concluons que l’intimée ne peut être tenue responsable d’aucune contrefaçon directe puisqu’elle a le droit d’utiliser le brevet dans le cadre de ses propres entreprises et activités. Nous sommes aussi convaincus que la preuve du délit d’incitation à la contrefaçon n’a pas été établie. Par conséquent, nous ne pouvons déclarer qu’il y a eu contrefaçon.

L’appelant a toutefois sollicité une injonction visant à empêcher une éventuelle contrefaçon. Il s’ensuit de nos motifs que nous considérons que le fait pour l’intimée d’autoriser d’autres sociétés à utiliser l’élément MIL du SLAR dans leurs entreprises respectives pourrait constituer une incitation à la contrefaçon à tout le moins de la revendication 1. Le pouvoir de prononcer une injonction après le procès afin de protéger un droit reconnu judiciairement n’est pas assujetti à des critères aussi stricts que ceux qui régissent l’octroi d’une injonction interlocutoire. Il semble y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour indiquer l’existence d’une probabilité réelle que l’intimée facilite une utilisation non autorisée de l’outil par Hydro-Québec ou par la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick, ce qui justifie dès lors l’octroi d’une injonction préventive permanente. Une injonction constitue, bien sûr, une réparation en equity. Le juge de première instance a refusé d’accorder une réparation en equity, à savoir la reddition des comptes. Il a motivé ce refus par la conduite quelque peu répréhensible des deux parties, notamment l’attitude de l’appelant dans le développement de son brevet et le refus de l’intimée de reconnaître les droits de l’appelant à cet égard. Le juge de première instance a conclu que « ni l’une ni l’autre des parties n’a les mains entièrement nettes » et que, partant, ni l’une ni l’autre ne pouvait prétendre à un redressement en equity. Il a donc refusé d’accorder une reddition des comptes au demandeur et il a simplement poursuivi en disant que « la Cour ne lui accorde évidemment pas une injonction[26] ». L’adverbe « évidemment » peut avoir trait au fait qu’il n’a constaté aucune contrefaçon, et non à son évaluation des réparations en equity. Quels que soient la motivation ou le bien-fondé du refus du juge de première instance d’accorder une injonction, nous jugeons que, eu égard à notre conclusion sur la possibilité de contrefaçon éventuelle, il sied, dans un jugement final, d’accorder une injonction préventive. La doctrine des « mains nettes » doit être appliquée avec circonspection, et il est désormais accepté que la conduite répréhensible d’une partie ne devrait pas la priver de sa réparation en equity à moins que cette conduite ne mette directement en cause l’opportunité d’accorder la réparation[27].

En l’espèce, la conduite répréhensible de l’appelant relevée par le juge de première instance a précédé la délivrance du brevet, a porté sur des modifications apportées au brevet ou a eu trait à l’hostilité personnelle envers un collègue employé qui n’est même pas partie à la présente action. Une fois délivré, le brevet est réputé avoir conféré à l’appelant certains droits quant à son application. Il est difficile de voir comment la conduite qui lui est reprochée pourrait mettre directement en cause la réparation appropriée pour donner effet à ces droits légaux à l’encontre de l’intimée. Par conséquent, la Cour rendra une injonction permanente pour interdire à l’intimée toute incitation à l’utilisation, autre que dans sa propre entreprise et ses propres activités, de l’appareil MIL comme élément d’un SLAR ou de tout autre appareil semblable dont l’utilisation constituerait une contrefaçon par un utilisateur non détenteur d’une licence en vertu du brevet.

Vu notre conclusion sur l’inexistence d’une contrefaçon, il n’y a pas lieu d’accorder quelque réparation sous forme de dommages-intérêts, de reddition des comptes, de remise ou d’intérêts.

5.         Dépens

Le juge de première instance a adjugé les dépens à l’intimée. Eu égard à notre conclusion, nous remplacerions cette décision par une adjudication des dépens en faveur de l’appelant, devant notre Cour comme devant la Section de première instance. Même s’il n’a pas établi qu’il y avait contrefaçon réelle, l’appelant a démontré qu’il y avait risque d’une contrefaçon éventuelle et il a convaincu la Cour qu’il avait droit à tout le moins à la réparation que constitue une injonction. Comme l’appelant a substantiellement eu gain de cause, il devrait avoir droit à ses dépens.

V         CONCLUSION

En conclusion, nous sommes d’avis qu’il y a lieu d’accueillir le présent appel et d’infirmer le jugement de la Section de première instance. L’appelant a droit à une injonction interdisant à l’intimée d’inciter Hydro-Québec ou la Commission d’énergie électrique du Nouveau-Brunswick à utiliser l’élément MIL du SLAR. L’appelant a aussi droit à ses dépens devant notre Cour comme devant la Section de première instance. L’appel incident est rejeté sans frais.



[1] Ci-après appelée les motifs.

[2] Voir les motifs aux p. 317 et 326, également l’examen qui en est fait plus loin, et les motifs à la p. 314.

[3] Voir les motifs, à la p. 314.

[4] Voir Dableh c. Ontario Hydro (1990), 33 C.P.R. (3d) 544 (C.F. 1re inst.).

[5] Voir les motifs, à la p. 307.

[6] Voir les motifs, à la p. 303.

[7] [1976] R.P.C. 231 (Ch. D.), à la p. 234, motifs du juge Whitford, cités avec approbation par le juge Collier dans Xerox of Canada Ltd. et al. c. IBM Canada Ltd. (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F. 1re inst.), à la p. 43.

[8] Voir les motifs, aux p. 319, 341 et 360.

[9] (1995), 60 C.P.R. (3d) 58 (Div. gén. Ont.), aux p. 72 à 75.

[10] Voir les motifs, à la p. 308.

[11] Voir Beecham Canada Ltd. et al. c. Procter & Gamble Co. (1982), 61 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), à la p. 11, motifs du juge Urie, autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [1982] 1 R.C.S. v; et plus récemment, Unilever PLC c. Procter & Gamble Inc. (1995), 61 C.P.R. (3d) 499 (C.A.F.), motifs du juge Stone; en ce qui a trait aux affaires où la Cour a conclu à l’ambiguïté d’un terme d’une revendication et à la nécessité de recourir à la divulgation, voir TRW Inc. c. Walbar of Canada Inc. (1991), 39 C.P.R. (3d) 176 (C.A.F.) et Nekoosa Packaging Corp. c. AMCA International Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 470 (C.A.F.).

[12] Voir Electric and Musical Industries Ltd. et al. v. Lissen, Ltd. et al. (1939), 56 R.P.C. 23 (H.L.), aux p. 41 et 42, motifs de lord Russell; Lovell Manufacturing Company et al. v. Beatty Bros. Limited (1962), 23 Fox’s Pat. C. 112 (C. de l’É.), à la p. 134; et Molins and Molins Machine Co. Ltd. v. Industrial Machinery Co. Ltd. (1938), 55 R.P.C. 31 (C.A.), à la p. 39, motifs du Maître des rôles Greene.

[13] Voir l’exposé des faits et du droit de l’intimée, au par. 22.

[14] Laithwaite, contre-interrogatoire, transcription du procès, vol. 9, à la p. 1525; voir aussi les affidavits de Laithwaite, pièce 72, dossier d’appel, vol. 7, à la p. 1156; les affidavits de Lavers reproduits dans les motifs, à la p. 309; l’interrogatoire de Ford, pièce 2, dossier d’appel, vol. 1, à la p. 104. Le juge de première instance a rejeté le témoignage des témoins experts de l’appelant, faute de crédibilité.

[15] Voir Nekoosa, précitée, aux p. 476 et 477.

[16] Voir les motifs, à la p. 297.

[17] Voir les motifs, aux p. 297 et 298.

[18] Voir les motifs, à la p. 301.

[19] Voir les motifs, à la p. 308.

[20] Dans son argument écrit, l’appelant a aussi prétendu que les trois entreprises de services publics avaient conspiré pour contrefaire le brevet (voir l’exposé des faits et du droit de l’appelant, aux p. 102 et 103, par. 261 à 264). Cette prétention n’a pas été reprise au cours de l’argumentation orale, et comme nous avons conclu qu’il n’y avait pas encore eu de contrefaçon réelle, il n’y a pas lieu de l’examiner plus avant.

[21] (1906), 10 R.C.É. 224.

[22] (1988), 19 C.P.R. (3d) 402 (C.F. 1re inst.).

[23] (1878), 9 Ch. D. 48, à la p. 67.

[24] [1972] R.C.S. 506, à la p. 520.

[25] Motifs, à la p. 351.

[26] Motifs, aux p. 356 à 360.

[27] R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 2e éd., (Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1995) aux par. 1070 et 1090.

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