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[1996] 1 C.F. 310

IMM-1023-95

An Li Cen (requérante)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Cen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Toronto, 31 octobre et 2 novembre 1995.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Réfugiés au sens de la Convention Contrôle judiciaire d’une décision de la SSR selon laquelle la requérante n’était pas un réfugié au sens de la ConventionLa requérante, qui est citoyenne de la République populaire de Chine, a été droguée et agressée sexuellement par un client de son employeur au cours d’un voyage de promotion du commerceSa directrice, qui était membre du parti communiste, l’a forcée par le chantage à garder le silence et à répondre à d’autres avances sexuellesLa requérante a été jugée par contumace, déclarée coupable et condamnée à une peine de sept ans d’emprisonnement pour prostitutionLa SSR a conclu que son récit n’était pas crédible et qu’il n’existait aucun lien entre la crainte d’être persécutée et les motifs pouvant justifier le statut de réfugié au sens de la ConventionLes conclusions que la SSR a tirées quant à l’invraisemblance n’auraient pas pu raisonnablement l’être de l’ensemble de la preuveLa SSR pouvait juger que la requérante faisait partie d’un groupe socialLa punition était tellement disproportionnée avec l’objectif de la règle qu’on pouvait y voir de la persécution même s’il s’agissait d’une règle d’application générale.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la SSR a jugé que la requérante n’était pas une réfugiée au sens de la Convention. La requérante est citoyenne de la République populaire de Chine. Elle travaillait dans une « agence de voyages » où la promotion du commerce constituait une priorité. Sa directrice était membre du parti communiste. Elle a accompagné cette dernière et un homme d’affaires japonais au cours d’un voyage en Chine qui, espérait-on, amènerait de lucratifs contrats. La deuxième nuit de ce voyage, la requérante a été droguée et agressée sexuellement par l’homme d’affaires. Sa directrice l’a menacée de la dénoncer comme prostituée si elle parlait de l’agression à d’autres personnes, et elle a utilisé des photos prises pendant l’agression sexuelle pour obtenir de la requérante qu’elle garde le silence et continue de répondre à d’autres avances sexuelles pendant le reste du voyage. Les agressions se sont poursuivies durant le reste du voyage d’une durée de quinze jours. À leur retour, la requérante a refusé de retourner au travail. Sa directrice l’a dénoncée au Bureau de la sécurité publique. Elle a été détenue et interrogée, mais elle est tombée malade et a été hospitalisée. Après son rétablissement, la requérante s’est cachée. Elle a découvert qu’elle était enceinte et a ensuite subi un avortement. Elle a été jugée, déclarée coupable et condamnée par contumace à une peine de sept ans d’emprisonnement pour prostitution. Si elle devait retourner dans la RPC, la requérante craignait d’être envoyée dans un camp de « rééducation par le travail ». La SSR n’a pas ajouté foi au récit de la requérante et a conclu qu’il n’existait aucun lien entre sa crainte d’être persécutée et la définition de réfugié au sens de la Convention.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La SSR n’a formulé aucune remarque au sujet de la preuve documentaire qui ajoutait foi au récit de la requérante relativement à l’exploitation des femmes. Elle n’a accordé aucun poids au fait que la directrice de la requérante était membre du parti communiste, gestionnaire dans une entreprise d’État et participait, en exploitant la requérante, à la promotion du commerce, qui constituait une priorité de la RPC. La requérante a prouvé que les conclusions que la SSR a tirées quant à l’invraisemblance n’auraient pas pu raisonnablement l’être de l’ensemble de la preuve.

La conclusion que la SSR avait tirée au sujet du lien existant avec la définition de réfugié au sens de la Convention ne pouvait pas tenir. La requérante a été victime d’exploitation et de chantage. Le droit fondamental en cause était le droit à la sécurité de sa personne. La SSR pouvait juger que la requérante faisait partie d’un groupe social au sens de la première ou de la deuxième catégorie énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, c’est-à-dire d’un groupe défini par une caractéristique naturelle ou immuable ou d’un groupe dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints de renoncer à cette association. Le groupe social pourrait être défini comme étant constitué des « femmes qui ont été soumises à une forme d’exploitation qui a entraîné la violation de la sécurité de leur personne et qui, par suite de cette exploitation, ont été jugées, déclarées coupables et condamnées à une peine d’emprisonnement ».

Si la punition imposée en vertu d’une règle d’application générale est draconienne au point d’être complètement disproportionnée avec l’objectif de la règle, on peut y voir de la persécution. La peine de sept ans imposée à la requérante entre dans cette catégorie.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321; Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 81 (C.A.); Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593; (1995), 187 N.R. 321; Ye c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] F.C.J. no 584 (C.A.) (QL).

DÉCISION EXAMINÉE :

Giron c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES :

Sajous c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), A-1588-92, juge Tremblay-Lamer, ordonnance en date du 12-11-93, C.F. 1re inst., non publiée; Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 189 (1re inst.) (QL); Leon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 1253 (1re inst.) (QL).

DOCTRINE

Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, le 9 mars 1993.

Country Reports on Human Rights Practices for 1993 : Report submitted to the Committee on Foreign Relations, U.S. Senate and the Committee on Foreign Affairs, U.S. House of Representatives by the Department of State. Washington : U.S. Government Printing Office, 1994.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la SSR a jugé que la requérante, une citoyenne de la République populaire de Chine qui, après avoir été agressée sexuellement, a été jugée, déclarée coupable et condamnée par contumace pour prostitution, n’était pas une réfugiée au sens de la Convention parce que son récit était invraisemblable et qu’il n’existait aucun lien entre sa crainte d’être persécutée et les motifs qui peuvent justifier le statut de réfugié au sens de la Convention. Demande accueillie.

AVOCATS :

John O. Grant pour la requérante.

Glen J. Johnson pour l’intimé.

PROCUREURS :

Rosenbaum, Dickison, McKay & Grant, Toronto, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson : Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a jugé que la requérante n’était pas un réfugié au sens de la Convention selon le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration[1]. La décision de la SSR porte la date du 5 avril 1995.

La requérante est citoyenne de la République populaire de Chine (la RPC). En 1987, elle a commencé à travailler en tant que commis dans une « agence de voyages » du gouvernement chinois, où ses fonctions avaient apparemment rapport à la promotion du commerce et aux relations d’affaires. Les dirigeants de son service étaient tous membres du parti communiste. Dès 1990, elle a été promue au poste d’adjointe à la directrice par sa directrice Mme Xiao. Elle était en rapport avec des gens d’affaires étrangers car le commerce avec d’autres pays se développait. En juin 1993, la requérante et sa directrice ont reçu d’un homme d’affaires japonais la promesse d’éventuels contrats lucratifs si un voyage était organisé afin de lui permettre de visiter la Chine. Comme la requérante parlait japonais, elle a été invitée à accompagner sa directrice et l’homme d’affaires lors de ce voyage.

Au cours du voyage, l’homme d’affaires a commencé à acheter des cadeaux dispendieux pour la requérante, qui les a acceptés par suite de l’insistance de sa directrice. La deuxième nuit de ce voyage, selon les dires de la requérante, elle a été droguée de quelque façon et agressée sexuellement par l’homme d’affaires. Elle en a informé sa directrice, qui lui a conseillé vivement de maintenir des rapports « cordiaux » avec l’homme d’affaires jusqu’à la signature des contrats. Sa directrice l’a menacée de la dénoncer au Bureau de la sécurité publique (le BSP) comme prostituée si elle parlait de l’agression à d’autres personnes. Sa directrice lui a montré des photos prises pendant l’agression sexuelle. Sous ces menaces, la requérante s’est sentie forcée de continuer à laisser l’homme d’affaires l’agresser sexuellement pendant le reste du voyage d’une durée de 15 jours.

Le voyage terminé, la requérante a refusé de retourner au travail. Encore une fois, sa directrice l’a menacée de la dénoncer comme prostituée si elle ne reprenait pas son travail. Quelque huit jours après la fin du voyage, la directrice de la requérante l’a effectivement dénoncée au BSP. La requérante a été conduite aux locaux du BSP pour y être interrogée. Elle a été détenue pendant 10 jours, interrogée, pressée de faire des aveux au sujet de ses activités de prostituée et a pris connaissance des photos prises durant le voyage. La requérante a refusé de signer des aveux. Elle est tombée malade durant sa détention. Son père a été autorisé à la conduire à l’hôpital. Après son rétablissement, la requérante s’est cachée. Elle a été jugée, déclarée coupable et condamnée par contumace à une peine de sept ans d’emprisonnement pour prostitution. Son père a été gardé en détention pendant un certain temps. La requérante a découvert qu’elle était enceinte. Elle a tenté de se suicider. Elle a ensuite subi un avortement. Son père a pris des mesures pour la faire sortir clandestinement de la RPC, et elle est parvenue au Canada.

Dans les motifs de sa décision, la SSR a indiqué que les questions dont elle était saisie portaient sur la crédibilité de la requérante et l’existence d’un lien entre sa crainte d’être persécutée et l’un des cinq motifs qui peuvent justifier le statut de réfugié au sens de la Convention.

La SSR a conclu qu’elle n’ajoutait pas foi au récit de la requérante. Elle a déclaré à cet égard :

[traduction] Le tribunal estime que le récit de la revendicatrice selon lequel Mme Xiao a pris des photos des rapports sexuels que la revendicatrice a eus avec l’homme d’affaires et les a ensuite montrées à la police afin de prouver que la revendicatrice était une prostituée n’est pas vraisemblable. Il s’ensuivrait que, si Mme Xiao a pris les photos, elle a alors été complice de cette activité. Il est raisonnable de supposer que Mme Xiao, du fait même d’avoir remis les photos au BSP, risquerait de s’incriminer et hésiterait donc à montrer les photos aux autorités comme le soutient la revendicatrice. Cette dernière a dit que Mme Xiao craignait qu’elle ne la dénonce pour avoir offert les services de la revendicatrice à l’homme d’affaires. Cela dit, il ne s’ensuit pas que Mme Xiao prendrait le risque de révéler sa participation à l’affaire en remettant les photos, et il n’est pas vraisemblable non plus qu’elle compromette son emploi. Si, en effet, de telles photos ont jamais été prises, elles ont probablement servi davantage à garder une emprise sur la revendicatrice qu’autre chose; autrement dit, à s’assurer que la revendicatrice continue de fournir ses faveurs sexuelles à l’homme d’affaires. Nous devrions alors nous demander pourquoi l’homme d’affaires aurait permis que l’on prenne de lui des photos compromettantes. Ne craindrait-il pas le chantage? Il aurait certainement su que Mme Xiao se trouvait dans la chambre et qu’elle avait pris des photos puisque la revendicatrice a déclaré que Mme Xiao se trouvait dans la chambre en train de prendre les photos.

La revendicatrice a dit qu’elle avait été violée durant la deuxième nuit du voyage à Beijing et avait vu les photos le troisième jour. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas signalé le viol aux autorités, elle a répondu qu’elle ne possédait aucune preuve indiquant qu’elle avait été contrainte à avoir des rapports sexuels et que personne ne la croirait.

La SSR n’a pas fait mention de la preuve documentaire qui avait été portée à sa connaissance relativement à l’exploitation des femmes, même si en général il ne s’agissait pas de femmes occupant le même genre d’emploi que la requérante et ayant le même niveau d’instruction, dans la RPC et relativement aux relations de travail étroites et réciproquement avantageuses entre les dirigeants des unités de travail et le BSP. Et ce, malgré le fait que le récit de la requérante était grandement compatible avec cette preuve documentaire.

Dans sa plaidoirie, l’avocat de la requérante a invoqué l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Giron c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[2] à l’appui de la position selon laquelle le tribunal qui entend une demande de contrôle judiciaire peut intervenir plus facilement si on a conclu à l’invraisemblance plutôt qu’à l’existence de contradictions, d’incohérences et d’imprécisions intrinsèques. Dans l’arrêt Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[3], le juge Décary, J.C.A., a fait les remarques suivantes au sujet de l’arrêt Giron :

Il est exact, comme la cour l’a dit dans Giron, qu’il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d’implausibilité qui résulte d’inférences que de faire réviser une conclusion d’incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La cour n’a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d’un récit du champ d’expertise du tribunal, pas plus qu’elle n’a établi un critère d’intervention différent selon qu’il s’agit de « plausibilité » ou de « crédibilité ».

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la cour n’a fait que constater que, dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d’une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d’un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l’être.

Comme je l’ai indiqué précédemment, la SSR n’a formulé aucune remarque au sujet de la preuve documentaire portée à sa connaissance qui ajoutait foi au récit de la requérante relativement à l’exploitation des femmes et au chantage. En outre, elle n’a apparemment accordé aucun poids au fait que la directrice de la requérante était membre du parti communiste, gestionnaire dans une entreprise d’État et participait, en exploitant la requérante, à la promotion du commerce, qui constituait une priorité de la RPC à l’époque. Par rapport au critère énoncé dans la citation ci-dessus tirée de l’arrêt Aguebor, je suis convaincu que, en l’espèce, la requérante a prouvé que, compte tenu de l’analyse restreinte de la SSR dans ce domaine, les conclusions que celle-ci a tirées quant à l’invraisemblance n’auraient pas pu raisonnablement l’être de l’ensemble de la preuve portée à sa connaissance.

Dans l’arrêt Ye c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[4], le juge d’appel MacGuigan, après avoir mentionné l’arrêt Giron, a déclaré :

Nous pouvons bien nous demander si cette opinion [l’opinion de la SSR sur l’invraisemblance de l’histoire de la requérante] n’implique pas le fait d’imposer des concepts occidentaux à un totalitarisme oriental subtil, et s’il est juste d’interpréter la façon dont la loi chinoise est exécutée à la lumière du modèle occidental plus linéaire, alors que l’État chinois exerce un contrôle social omniprésent en cooptant la vigilance de ses citoyens en général.

Je suis convaincu qu’on peut dire la même chose en l’espèce. Mais ce n’est pas tout. La SSR a ajouté dans ses motifs :

[traduction] Même si nous avions cru effectivement le récit de la revendicatrice, nous concluons qu’il n’existe aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention.

Dans ses observations, l’avocat a soutenu que la revendicatrice faisait partie d’un groupe social en raison de son sexe et que, en tant que femme, elle a été harcelée et qu’elle ne serait pas victime de poursuites par le biais du système juridique régulier ou de la détention administrative, si elle n’était pas une femme.

La SSR a ensuite cité les trois types de « groupes sociaux » décrits par le juge La Forest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward[5]. La SSR a examiné les lignes directrices données par la présidente de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et intitulées Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Puis, la SSR a tranché la question à la suite de l’analyse plutôt brève qui suit :

[traduction] La revendicatrice aurait été forcée par sa directrice, Mme Xiao, ou amenée par une ruse de celle-ci à avoir des relations sexuelles avec un homme d’affaires en visite dans le pays. Il est évident que l’acte allégué serait de nature criminelle. La revendicatrice a dit qu’elle avait été choisie afin de « plaire » à l’homme d’affaires parce qu’elle parle le japonais. Cela, à notre avis, ne suffit pas à constituer un groupe social. Le japonais est une langue seconde que la revendicatrice a apprise au travail.

Après avoir examiné la preuve qui se rapporte à ce qui précède et l’application possible de chaque catégorie énoncée dans l’arrêt Ward, le tribunal conclut que le préjudice craint n’est pas visé par la définition de réfugié au sens de la Convention.

En toute déférence et compte tenu des égards que mes collègues ont estimé devoir accorder aux conclusions de la SSR concernant l’appartenance à un groupe social[6], je suis convaincu que la conclusion que la SSR a tirée au sujet du lien existant avec la définition de réfugié au sens de la Convention ne peut pas tenir. Si on ajoute foi au témoignage de la requérante, elle a été victime d’exploitation et de chantage. Dans une opinion minoritaire qui, sur ce point, n’était pas en opposition avec l’opinion majoritaire, le juge La Forest a dit [à la page 642] dans l’arrêt Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) :[7]

Comme cela m’apparaissait évident au moment de cette décision [l’arrêt Ward], la règle énoncée dans l’arrêt Ward n’est qu’une règle pratique et non une règle absolue visant à déterminer si le demandeur du statut de réfugié peut être classé dans un groupe social donné. Les « thèmes sous- jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination » doivent demeurer le facteur primordial en vue de la détermination de l’appartenance du demandeur à un groupe social.

Et ensuite [à la page 645] :

Pour éviter toute confusion sur ce point, permettez-moi d’affirmer, d’une manière indéniable, que le demandeur qui dit appartenir à un groupe social n’a pas besoin d’être associé volontairement avec d’autres personnes semblables à lui. Il n’est d’aucune façon tenu de s’associer, de s’allier ou de frayer volontairement avec des personnes qui lui ressemblent.

Et en dernier lieu [aux pages 645-646] :

Comme le reconnaît le professeur Macklin, il faut se demander si l’appelant est volontairement associé de par un statut particulier, pour des raisons si essentielles à sa dignité humaine, qu’il ne devrait pas être contraint de renoncer à cette association. L’association ou le groupe existe parce que ses membres ont tenté, ensemble, d’exercer un droit fondamental de la personne.

On ne peut pas soutenir en l’espèce qu’aucun droit fondamental n’est en cause. Il y a manifestement eu atteinte à la sécurité de la personne de la requérante. Elle a d’abord été victime d’une agression sexuelle, apparemment sous l’effet de la drogue, et ensuite au moyen du chantage. Par la suite, elle est devenue enceinte et a subi un avortement. Elle a été poursuivie par contumace, déclarée coupable et condamnée à une peine de sept ans d’emprisonnement.

Je conclus que la SSR aurait pu en l’espèce juger que la requérante faisait partie d’un groupe social au sens de la première ou de la deuxième catégorie énoncée dans l’arrêt Ward, c’est-à-dire d’un groupe défini par une caractéristique naturelle ou immuable ou d’un groupe dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints de renoncer à cette association. Le groupe social pourrait être défini comme étant constitué des « femmes qui ont été soumises à une forme d’exploitation qui a entraîné la violation de la sécurité de leur personne et qui, par suite de cette exploitation, ont été jugées, déclarées coupables et condamnées à une peine d’emprisonnement ».

Si elle doit retourner dans la RPC, la requérante craint d’être envoyée dans un camp de « rééducation par le travail ». Dans les U.S. Country Reports on Human Rights Practices for 1993, on peut lire à la page 608 :

[traduction] En plus du système judiciaire officiel, les autorités gouvernementales [dans la RPC] peuvent envoyer les personnes accusées d’infractions « mineures » à l’ordre public ou d’infractions « contre-révolutionnaires » dans des camps de « rééducation par le travail » suivant un processus extrajudiciaire. En 1990, des dirigeants chinois ont déclaré que 869 934 citoyens chinois avaient été envoyés dans ces camps depuis 1980, c’est-à-dire environ 80 000 chaque année. Les dirigeants chinois mentionnent que 120 000 prisonniers se trouvaient soumis à la « rééducation par le travail » à la fin de l’année 1993. Selon d’autres estimations, le nombre de détenus est beaucoup plus élevé. La détention dure normalement un an au minimum jusqu’à concurrence de trois ans au maximum. Le comité de « rééducation par le travail » qui fixe la durée de la détention peut prolonger la peine d’un détenu d’une année supplémentaire. En vertu d’un règlement pris par le Conseil d’État au début de 1991, les personnes condamnées à la « rééducation par le travail » peuvent demander au comité de reconsidérer sa décision. Depuis 1990, les peines de « rééducation par le travail » peuvent également être contestées devant les tribunaux en vertu du droit relatif aux procédures administratives. Bien que certaines personnes aient obtenu une réduction ou une annulation de leur peine après réexamen ou appel, en pratique ces procédures sont rarement utilisées, et les brefs délais d’appel, la difficulté d’avoir accès aux services d’un avocat et d’autres problèmes restreignent leur utilité à prévenir ou à renverser des décisions arbitraires.

Dans Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[8], le juge d’appel Linden a dit aux pages 323 et 324 :

De plus, si la punition ou le traitement imposés en vertu d’une règle d’application générale sont si draconiens au point d’être complètement disproportionnés avec l’objectif de la règle, on peut y voir de la persécution, et ce, indépendamment de la question de savoir si le but de la punition ou du traitement est la persécution. Camoufler la persécution sous un vernis de légalité ne modifie pas son caractère. La brutalité visant une fin légitime reste toujours de la brutalité.

Je conclus que, selon les faits de l’espèce, la peine de sept ans imposée à la requérante ne peut être décrite que comme étant « si draconien[ne] au point d’être complètement disproportionné[e] avec l’objectif de la règle » à laquelle aurait contrevenu la requérante, et ce, d’autant plus que la requérante craint apparemment, avec quelque raison, d’être envoyée dans un camp de « rééducation par le travail ».

Me fondant sur l’analyse ci-dessus, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire, j’annulerai la décision de la SSR et je renverrai l’affaire pour qu’elle soit entendue et jugée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

Les deux avocats m’ont suggéré de certifier une question relativement à l’appartenance à un groupe social. Conjuguant les motifs formulés par le juge La Forest dans l’arrêt Chan à ceux qu’il a formulés à ce sujet dans l’arrêt Ward, je suis convaincu que le droit est maintenant bien établi dans ce domaine. Aucune question ne sera donc certifiée.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1].

[2] (1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.).

[3] (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), aux p. 316 et 317.

[4] [1992] F.C.J. no 584 (C.A.) (QL), aux p. 8 et 9.

[5] [1993] 2 R.C.S. 689, à la p. 726.

[6] Voir Sajous c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration), A-1588-92, juge Tremblay-Lamer, ordonnance en date du 12-11-93, C.F. 1re inst., non publiée; Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 189 (1re inst.) (QL); et Leon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 1253 (1re inst.) (QL).

[7] [1995] 3 R.C.S. 593.

[8] [1993] 2 C.F. 314(C.A.).

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