Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1996] 3 C.F. 931

T-670-96

Karlheinz Schreiber (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Schreiber c. Canada (Procureur général) (1re inst.)

Section de première instance, juge Wetston— Vancouver, 13 juin; Ottawa, 4 juillet 1996.

Droit constitutionnel Charte des droits Procédures criminelles et pénales Mémoire spécial aux fins de décision : la norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant de demander aux autorités suisses de saisir les dossiers bancaires du demandeurPar suite d’une demande d’assistance relativement à une enquête criminelle canadienne sur des fraudes envers le gouvernement, les autorités suisses ont saisi les dossiers bancaires du demandeurNi un mandat de perquisition ni aucune autre autorisation judiciaire n’ont été obtenus avant la demandeEn application de l’art. 8 de la Charte, chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusivesLa question a reçu une réponse affirmativeL’application de la Charte n’est pas extraterritorialeLa Charte s’applique s’il existe un lien important entre les renseignements demandés et les violations alléguées du droit canadienLes renseignements peuvent être utilisés dans une poursuite pénale au CanadaLe requérant a droit aux avantages accessoires de la Charte qu’il soit ou non officiellement poursuivi.

Justice criminelle et pénale Formalités relatives aux lettres de demandeMémoire spécial aux fins de décision : la norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant que la lettre demandant aux autorités suisses de rechercher et de saisir les dossiers bancaires du demandeur n’ait été présentée?Par suite d’une demande d’assistance présentée par le gouvernement canadien relativement à une enquête criminelle sur des fraudes envers le gouvernement, les autorités suisses ont saisi les dossiers bancaires du demandeurNi un mandat de perquisition ni aucune autre autorisation judiciaire n’ont été obtenus avant la demandeLa question a reçu une réponse affirmativePuisque les renseignements peuvent être utilisés dans une poursuite pénale au Canada, le demandeur a droit à la protection, prévue à l’art. 8 de la Charte, contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusivesL’autorisation préalable assure l’impartialité dans la pondération du droit du particulier à une attente raisonnable en matière de vie privée et de celui du gouvernement dans l’application de la loi.

Il s’agit d’un mémoire spécial aux fins d’une décision sur la question de droit suivante : la norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant que la lettre demandant aux autorités suisses de rechercher et de saisir les documents et les dossiers bancaires du demandeur n’ait été présentée? Le demandeur est un citoyen canadien qui a des comptes bancaires en Suisse. Les fonctionnaires du ministère de la Justice ont, au nom du ministre, écrit au gouvernement suisse pour demander l’assistance de ce dernier relativement à une enquête criminelle canadienne sur des fraudes alléguées envers le gouvernement du Canada. Les autorités suisses, agissant en vertu du droit suisse, ont saisi des documents et des dossiers concernant les comptes du demandeur. Antérieurement à l’envoi de la lettre de demande, ni un mandat de perquisition ni aucune autre autorisation judiciaire, étayés par des dénonciations sous serment, n’ont été obtenus relativement à la saisie. Le demandeur soutient qu’il avait droit à la protection, prévue par l’article 8 de la Charte, contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Le défendeur prétend que, à l’extérieur du Canada, le droit à la protection des renseignements personnels n’est pas protégé par la Charte parce que l’article 8 n’a généralement pas d’effet extraterritorial. Toutes fouilles, perquisitions ou toutes saisies résultaient des actes des autorités suisses agissant sous le régime du droit suisse.

Jugement : il faut répondre à la question par l’affirmative.

L’application de la Charte n’est pas extraterritoriale. Le demandeur ne sollicite pas l’application de la Charte au droit étranger, ni aux activités directes du gouvernement suisse dans la recherche et la saisie des dossiers bancaires. L’application de la Charte aux formalités relatives aux lettres de demande au Canada dépend de la question de savoir s’il existe un lien important entre les renseignements demandés dans la lettre de demande et toutes violations alléguées du droit pénal canadien. Les renseignements recherchés peuvent être utilisés dans une poursuite pénale au Canada. L’application de l’article 8 est la suite inéluctable des activités d’exécution gouvernementales au sein du Canada. Cela étant, le lieu de la fouille, de la perquisition ou de la saisie ne tranche pas la question de l’application de l’article 8 de la Charte. Si le demandeur peut être poursuivi au Canada, il devrait avoir droit aux avantages accessoires de la Charte. Il ne s’agit pas là d’une pondération déraisonnable entre le droit du demandeur à la protection des renseignements personnels et l’obligation du gouvernement de faire appliquer le droit pénal de ce pays. « Chacun » a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, et cela sans avoir à être officiellement poursuivi pour un méfait allégué.

L’article 8 vise à empêcher les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu’elles n’aient lieu, et non simplement à déterminer, après le fait, si elles auraient dû survenir en premier lieu. L’autorisation préalable assure un degré élevé d’impartialité dans la pondération des droits du particulier et de ceux du gouvernement. La nécessité de protéger contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives n’est pas moins importante lorsqu’une perquisition a lieu à l’étranger. L’exigence d’une autorisation préalable ne fait pas des fouilles, des perquisitions ou des saisies effectuées à l’extérieur du Canada un outil d’exécution moins puissant pour les autorités publiques. Toutefois, l’inexistence de méthodes d’enquête admissibles sur le plan constitutionnel (c.-à-d. une procédure, selon le droit canadien, d’octroi de l’autorisation préalable d’une lettre de demande) ne justifie pas le recours à des méthodes d’enquête inadmissibles sur le même plan.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 8, 10(b), 24(2).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 121(1), 487.01 (édicté par L.C. 1993, ch. 40, art. 15).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 475.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; (1993), 145 A.R. 104; [1993] 8 W.W.R. 287; 12 Alta. L.R. (3d) 305; 84 C.C.C. (3d) 203; 24 C.R. (4th) 47; 17 C.R.R. (2d) 297; 157 N.R. 321; 55 W.A.C. 104; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; (1994), 110 D.L.R. (4th) 297; 87 C.C.C. (3d) 193; 26 C.R. (4th) 289; 49 M.V.R. (2d) 161; 162 N.R. 321; 69 O.A.C. 81; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; [1991] 1 W.W.R. 193; (1990), 52 B.C.L.R. (2d) 157; 61 C.C.C. (3d) 207; 1 C.R. (4th) 62; 50 C.R.R. 285; 121 N.R. 161.

DISTINCTION FAITE AVEC :

R. c. Terry, [1996] A.C.S. no 62 (QL).

DÉCISION EXAMINÉE :

R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; (1995), 128 D.L.R. (4th) 98.

DÉCISIONS CITÉES :

R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; (1990), 60 C.C.C. (3d) 161; 80 C.R. (3d) 317; 50 C.R.R. 206; 116 N.R. 241; 43 O.A.C. 1; 36 Q.A.C. 161; Zingre c. La Reine et autres, [1981] 2 R.C.S. 392; (1981), 127 D.L.R. (3d) 223; 10 Man. R. (2d) 62; 61 C.C.C. (2d) 465; 23 C.P.C. 259; 38 N.R. 272; Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966); Tolofson v. Jensen; Lucas (Tutrice à l’instance) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022; (1994), 120 D.L.R. (4th) 289; [1995] 1 W.W.R. 609; 100 B.C.L.R. (2d) 1; 51 B.C.A.C. 241; 26 C.C.L.I. (2d) 1; 22 C.C.L.T. (2d) 173; 32 C.P.C. (3d) 141; 7 M.V.R. (3d) 202; 175 N.R. 161; 77 O.A.C. 81; 84 W.A.C. 241; R. v. Eddy (T.) (1994), 119 Nfld. & P.E.I.R. 91; 370 A.P.R. 391 (C.S. 1re inst.).

MÉMOIRE SPÉCIAL aux fins de décision : la norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant que la lettre demandant aux autorités suisses de rechercher et de saisir les dossiers bancaires du demandeur n’ait été présentée? La question a reçu une réponse affirmative.

AVOCATS :

Robert W. Hladun, c.r. et Gary D. Braun pour le demandeur.

Gerald Donegan, c.r. et S. David Frankel, c.r. pour le défendeur.

PROCUREURS :

Hladun & Company, Edmonton, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendu par

Le juge Wetston : Les parties sont convenues d’énoncer une question de droit dans un mémoire spécial aux fins de décision. En application de la Règle 475 des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, modifiées, les parties conviennent que ce qui suit constitue tous les faits nécessaires au règlement de l’espèce.

Exposé des faits

Le demandeur est un citoyen canadien, qui réside tant au Canada qu’en Europe. Le demandeur a des intérêts dans des comptes à la Schweizerischer Bankverein (connue également sous le nom de Swiss Banking Corporation), Paradaplatz 6, Zurich (Suisse).

Le 29 septembre 1995, Kimberly Prost, avocate-conseil et directrice du Groupe d’assistance internationale du ministère fédéral canadien de la Justice a, au nom du ministre de la Justice, signé une lettre de demande adressée aux autorités compétentes suisses, sollicitant l’assistance du gouvernement suisse relativement à une enquête criminelle canadienne. (Je n’ai pas joint la lettre de demande aux présents motifs.)

Le gouvernement suisse a reçu et accepté la lettre de demande. En réponse à celle-ci, les autorités suisses, agissant sous le régime du droit suisse, ont ordonné la saisie de documents et de dossiers concernant les comptes susdits du demandeur.

Le demandeur a présenté une demande pour contester l’ordonnance suisse, qui a été rejetée par la Cour fédérale suisse le 1er mai 1996. Les documents et les dossiers sont actuellement examinés par le premier procureur fédéral suisse. Si elle décide de les mettre à la disposition des autorités canadiennes, le demandeur peut alors contester cette décision devant les tribunaux suisses.

Antérieurement à la présentation de la lettre de demande, aucun mandat de perquisition ni aucune autre autorisation judiciaire, étayés par des dénonciations sous serment, n’ont été obtenus au Canada relativement à la saisie des documents et des dossiers bancaires suisses du demandeur.

Questions de droit à trancher

Les parties conviennent que le règlement de la question de droit suivante tranchera l’espèce :

[traduction] La norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant que le ministre de la Justice et le procureur général du Canada n’aient présenté aux autorités suisses la lettre de demande les priant de rechercher et de saisir les documents et les dossiers bancaires du demandeur?

Les parties s’accordent à dire que l’applicabilité et la validité du droit en vertu duquel les autorités suisses ont agi ne se rapportent pas au règlement de cette question.

Le contexte

La question de droit ci-dessus est la seule dont je suis saisi. Les parties n’ont présenté aucune preuve à l’exception des faits convenus susmentionnés et de la lettre de demande datée du 29 septembre 1995. Comme la lettre de demande l’indique, tous les renseignements, tous les documents ou toute autre preuve que la Suisse fournirait au Canada ont été demandés pour être utilisés uniquement en relation avec l’enquête sur les violations alléguées du droit pénal canadien et la poursuite à ce sujet. Ces infractions alléguées visent des fraudes envers le gouvernement du Canada, en violation du paragraphe 121(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, modifié.

Dans sa lettre de demande adressée aux autorités suisses, le gouvernement du Canada a demandé notamment copie des fiches-signatures, des bordereaux de dépôt, des chèques, des traites, des formules de transfert et de la correspondance concernant les comptes du demandeur en Suisse, ainsi que le contenu de certains coffres. Je présume qu’il s’agit là des types de documents qu’examine actuellement le premier procureur fédéral suisse. La lettre de demande a également donné aux autorités suisses des instructions détaillées sur la certification des documents aux fins de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, modifiée. En dernier lieu, pour indiquer le sérieux de l’enquête et l’importance des renseignements, la lettre de demande précisait qu’aucune autre enquête ne pourrait être menée par la GRC au Canada avant que les renseignements provenant de la Suisse n’aient été reçus.

Position du demandeur

En bref, le demandeur soutient qu’il a droit à la protection prévue par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), relativement à ses comptes à l’étranger. Cet article est ainsi rédigé :

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

Le demandeur prétend qu’une demande relative à ses comptes à l’étranger ne peut être présentée à une autorité étrangère à moins que la norme interne de délivrance d’un mandat de perquisition n’ait au préalable été respectée, c’est-à-dire que l’existence de motifs raisonnables ait été établie au moyen d’une dénonciation sous serment devant un officier de justice indépendant, comme dans un système d’autorisation préalable : Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145. Le demandeur n’affirme nullement qu’un mandat canadien peut être décerné en vue de fouilles, de perquisitions ou de saisies effectuées à l’extérieur du Canada.

Position du défendeur

En bref, le défendeur soutient que les dispositions de la Charte relatives au rassemblement d’éléments de preuve ne s’appliquent pas en l’espèce. Plus particulièrement, il est allégué que :

a) la protection accordée par l’article 8 de la Charte ne s’étend pas aux documents conservés ou maintenus dans un État étranger;

b) la Charte n’entre pas en jeu lorsque des agents canadiens demandent l’assistance d’un État souverain étranger relativement à des questions relevant de la compétence de cet État.

Exposé d’une façon quelque peu différente, l’argument du défendeur est que, à l’extérieur du Canada, le droit à la protection des renseignements personnels n’est pas protégé par la Charte parce que l’article 8 n’a généralement pas d’effet extraterritorial, avec la possible exception du personnel militaire canadien stationné outre-mer. Le défendeur n’a pas invoqué d’arguments quant aux limites raisonnables sous le régime de l’article premier de la Charte. De plus, on ne m’a pas demandé d’examiner l’application du paragraphe 24(2) de la Charte.

Le défendeur soutient que la jurisprudence invoquée par le demandeur relativement à une attente raisonnable en matière de vie privée porte sur les actes d’enquêteurs canadiens qui obtiennent ou cherchent à obtenir accès à des documents situés au Canada. Le défendeur ne conteste pas le fait qu’un particulier a normalement droit à la protection des renseignements personnels figurant dans ses dossiers financiers. Si ces dossiers sont au Canada, alors ce droit est protégé par l’article 8 de la Charte. Bien que le demandeur soutienne que la lettre de demande n’a pas satisfait à la norme relative aux « motifs raisonnables », discutée dans des affaires telles que Hunter et autres c. Southam Inc., précité, et R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, le défendeur affirme que toutes les activités d’enquête en l’espèce ont été exercées en Suisse et non au Canada. De plus, le défendeur prétend que la lettre de demande n’était pas destinée à être une plainte aux fins d’obtention d’un mandat de perquisition, c’est-à-dire aux fins d’établir l’existence de « motifs raisonnables »; selon le défendeur, la lettre a été rédigée plutôt aux fins d’examen par des agents étrangers agissant sous le régime de leur droit intérieur, et les formalités canadiennes de délivrance d’un mandat n’ont pas à être suivies ex ante.

Le défendeur fait valoir en outre que la Charte n’a pas d’application extraterritoriale, particulièrement en ce qui concerne le mécanisme de rassemblement des éléments de preuve. Autrement dit, il existe une limitation territoriale du droit à la protection des renseignements personnels. De plus, le défendeur affirme qu’un État demandeur ne peut forcer un État étranger à l’aider à recueillir des éléments de preuve, et qu’il ne peut pas non plus avoir la haute main sur l’exécution des brefs à l’intérieur des frontières d’un État étranger. Selon le défendeur, cela est conforme au principe de la courtoisie qui souligne la coopération internationale et l’assistance juridique : Zingre c. La Reine et autres, [1981] 2 R.C.S. 392. Le défendeur soutient donc que toutes fouilles, perquisitions ou toutes saisies dans le présent contexte résultaient des actes des autorités suisses agissant sous le régime du droit suisse.

Le défendeur soutient essentiellement que la variable décisive concernant l’application de l’article 8 de la Charte est l’endroit où les renseignements, ou les éléments de preuve, sont recueillis. Ainsi que le défendeur l’a noté dans son argumentation, la véritable question en l’espèce est de savoir si un officier de justice au Canada, appliquant la norme énoncée dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., précité, aurait dû examiner et autoriser au préalable la lettre de demande avant l’envoi de celle-ci aux autorités suisses.

Le défendeur s’appuie dans une grande mesure sur l’arrêt R. c. Terry, [1996] A.C.S. no 62 (QL), et il affirme que cet arrêt tranche l’espèce.

Analyse

Ni l’une ni l’autre des parties n’a pu renvoyer la Cour à une jurisprudence canadienne particulière portant sur la question de droit dont je suis saisi. Ainsi que je l’ai fait savoir ci-dessus, le défendeur s’appuie sur l’arrêt Terry précité. Dans cette affaire, Terry était recherché par les autorités canadiennes relativement à une accusation de meurtre. Il a été arrêté aux États-Unis, par suite d’une requête visant à obtenir son extradition. Par téléphone, un enquêteur canadien a demandé qu’un agent de police américain lise à Terry ses droits du type Miranda [Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966)] et tente d’obtenir une déclaration de lui. L’agent de police américain a donné suite à la requête, et la déclaration obtenue a été versée en preuve au procès de Terry au Canada. Devant la Cour suprême du Canada, Terry a prétendu que la mise en garde Miranda ne remplissait pas toutes les conditions de l’alinéa 10b) de la Charte; en conséquence, la déclaration aurait dû être exclue en application du paragraphe 24(2) de la Charte.

Une mise en garde Miranda n’est requise que lorsque les autorités policières commencent un interrogatoire; par contraste, une mise en garde sous le régime de l’alinéa 10b) de la Charte s’impose au point d’arrestation. Cet alinéa est ainsi rédigé :

10. Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention :

b) d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit;

Dans l’arrêt Terry précité, la Cour suprême du Canada a conclu que l’alinéa 10b) ne s’appliquait pas.

Au nom d’une cour unanime, le juge McLachlin a noté à la page 20 que la Cour suprême a « confirmé à maintes reprises les limites territoriales imposées aux lois canadiennes par les principes de la souveraineté des États et de la courtoisie internationale ». De plus, elle a dit à la page 21 que « l’exercice d’une compétence pour appliquer la loi est [traduction] “intrinsèquement territorial” ». Le juge McLachlin a alors cité avec approbation, à la page 22, les remarques faites par le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, à la page 574, selon lesquelles le Canada ne peut imposer l’application de ses exigences procédurales aux procédures engagées par d’autres États sur leur propre territoire.

Dans l’arrêt Terry précité, le juge McLachlin a ajouté à la page 25 qu’« [il] faut présumer que les rédacteurs de la Charte connaissaient le principe de droit international qui, en général, interdit l’application de lois ou de codes de procédure internes à un processus de maintien de l’ordre à l’étranger. Il n’appartient pas à notre Cour d’en élargir ainsi la portée ». De même, dans l’arrêt Harrer précité, le juge McLachlin a déclaré à la page 589 qu’au Canada, toute personne a le droit de s’attendre à ce que les autorités se conforment à la Charte, et qu’à l’extérieur du Canada, son droit est d’être traité en conformité avec les lois du pays étranger en question. Autrement dit, la Charte n’a généralement pas application extraterritoriale. En conséquence, dans l’arrêt Terry précité, la Cour suprême a conclu que l’accusé avait échoué dans sa prétention que la conduite de la police américaine équivalait à une violation de la Charte.

Le défendeur s’appuie sur les arrêts Terry, précité; Harrer, précité; et Tolofson c. Jensen; Lucas (Tutrice à l’instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022, qui préconisent un certain nombre d’idées. Particulièrement, le défendeur note que la Cour suprême du Canada, dans les décisions ci-dessus, a insisté sur les principes suivants : un Canadien n’emporte pas avec lui le droit canadien lorsqu’il voyage à l’étranger; les voyageurs en pays étrangers devraient savoir que les officiers de police de divers pays coopèrent les uns avec les autres; les traités d’extradition existent; les éléments de preuve recueillis dans un pays peuvent être utilisés dans un autre, et la pratique de la collaboration entre les polices de différents pays ne rend pas le droit d’un pays applicable dans un autre.

Bien que le défendeur s’appuie sur l’arrêt Terry précité, j’estime que cette affaire se distingue clairement de l’espèce. L’affaire Terry était une affaire où l’appelant prétendait que la police étrangère (américaine) était tenue de se conformer à la Charte. Il est clair que l’application de la Charte dans l’affaire Terry aurait été extraterritoriale. Toutefois, en l’espèce, l’application de la Charte n’est pas extraterritoriale. Je n’interprète donc pas l’arrêt Terry comme étant un obstacle à l’application de la Charte en l’espèce.

Dans l’espèce dont la Cour est saisie, le demandeur ne sollicite pas l’application de la Charte au droit étranger, ni aux activités directes du gouvernement suisse dans l’exécution de sa décision de rechercher et de saisir les dossiers bancaires en question. L’application de la Charte cesse clairement là où commence l’océan. Toutefois, la question à aborder en l’espèce est de savoir si la norme requise par l’article 8 de la Charte devrait s’appliquer aux formalités canadiennes relatives aux lettres de demande, antérieurement aux fouilles, aux perquisitions ou aux saisies. Bien entendu, la réponse à cette question ne peut être examinée qu’en notant que Schreiber fait l’objet d’une enquête criminelle canadienne menée par les autorités canadiennes, et que les renseignements recherchés peuvent être utilisés dans une poursuite pénale au Canada, en application du Code criminel. Cela est précisé dans la lettre de demande, qui note expressément ce qui suit à la page 9 :

[traduction] Pour ce qui est de la documentation obtenue, la Loi sur la preuve au Canada permet la production de documents en preuve devant un tribunal canadien.

La lettre de demande dit de plus à la page 11 :

[traduction] Il est donc demandé en outre que tout document commercial obtenu par suite de cette demande soit accompagné de la certification décrite pour satisfaire aux conditions de recevabilité posées par la Loi sur la preuve au Canada.

Est également d’importance le dernier paragraphe, où la lettre de demande dit à la page 11 :

[traduction] Cette enquête préoccupe sérieusement le gouvernement du Canada puisqu’elle porte sur les activités criminelles d’un ancien premier ministre. Aucune autre enquête ne peut être menée par la GRC avant la réception des renseignements disponibles en Suisse.

Donc, le but pour lequel les renseignements étaient demandés est apparu clairement dans la lettre de demande.

Dans son analyse de la question de savoir si l’inspection par l’État de dossiers informatisés fait entrer en jeu l’article 8 de la Charte, le juge Sopinka, dans l’arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, a dit ce qui suit à la page 293 :

L’examen de facteurs tels la nature des renseignements, celle des relations entre la partie divulguant les renseignements et la partie en réclamant la confidentialité, l’endroit où ils ont été recueillis, les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et la gravité du crime faisant l’objet de l’enquête, permet de pondérer les droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi. Il convient donc d’appliquer cette méthode contextuelle aux faits de l’espèce.

À mon avis, appliquer la Charte aux formalités relatives aux lettres de demande au Canada dépend de la question de savoir s’il existe un lien important entre les renseignements demandés dans la lettre de demande et toutes violations alléguées du droit pénal canadien. Le fait que les renseignements demandés et fournis peuvent ne pas devenir des éléments de preuve dans un procès pénal n’est pas, à mon avis, un élément important.

En l’espèce, le défendeur a reconnu qu’on pourrait prendre d’office connaissance du fait que le Canada n’enverrait pas une lettre de demande à un État hostile et peu coopératif. À cet égard, les autorités canadiennes savaient que les autorités suisses saisiraient les dossiers demandés, sous réserve bien entendu du droit suisse. Cela étant, il ne s’agissait pas simplement d’une demande; on s’attendait raisonnablement à ce qu’elle soit acceptée et il était probable qu’on y donnerait suite.

À la page 291 de l’arrêt Plant, le juge Sopinka a réitéré la vue uniforme de la Cour suprême selon laquelle « [l]’article 8 a pour objet de protéger les particuliers contre l’intrusion de l’État dans leur vie privée ». Les limites imposées à ces intrusions sont pondérées entre l’attente raisonnable en matière de vie privée et le droit de l’État d’assurer l’application de la loi. De plus, à la page 291, le juge Sopinka a noté que l’article 8 de la Charte protège les personnes et non la propriété. De même, dans l’arrêt R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20, le juge La Forest s’est prononcé en ces termes à la page 60 :

Tant dans l’arrêt Hunter que dans l’arrêt Dyment, notre Cour a souligné que la protection de l’art. 8 est accordée aux personnes et non pas à des lieux ou à des choses. L’article 8 protège d’abord et avant tout le droit à la vie privée des particuliers et doit en conséquence s’interpréter d’une manière qui permet d’atteindre cet objectif.

En l’espèce, le défendeur ne nie pas que le demandeur ait intérêt à la protection des renseignements personnels figurant dans la propriété en question, en ce que les dossiers bancaires sont personnels et confidentiels.

J’estime que le droit sociétal à la protection de la vie privée d’un particulier ne se déplace pas. Dans le présent contexte, par exemple, il ne se déplace pas du Canada en Suisse simplement parce que la saisie y a eu lieu. Je ne laisse pas entendre que la protection prévue par la Charte voyage avec le demandeur. L’application de l’article 8 est plutôt la suite inéluctable des activités d’exécution gouvernementales au sein du Canada. Cela étant, je ne suis pas d’accord pour dire qu’en l’espèce, le lieu de la fouille, de la perquisition ou de la saisie tranche la question de l’application de l’article 8 de la Charte.

Ainsi que je l’ai dit ci-dessus, je ne considère pas qu’en l’espèce, la protection prévue par la Charte est demandée dans un contexte extraterritorial. Le simple fait que le demandeur ait choisi d’avoir des comptes bancaires en Suisse ne tranche pas la question. Si le demandeur peut être poursuivi au Canada, je ne vois pas pourquoi il ne devrait pas avoir droit aux avantages accessoires de la Charte. Je ne considère pas cela comme étant une pondération déraisonnable entre les droits du demandeur et l’obligation du gouvernement de faire appliquer le droit pénal de ce pays. À l’évidence, « chacun » a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, et cela sans avoir à être officiellement poursuivi pour un méfait allégué. En fait, le juge Dickson [tel était alors son titre] a dit dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., précité, à la page 160, que l’article 8 vise à empêcher les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu’elles n’aient lieu, et non simplement à déterminer, après le fait, si elles auraient dû survenir en premier lieu.

Au cours du débat, le défendeur a dit que, en l’espèce, il s’agissait principalement de savoir si une autorisation préalable s’imposait avant l’envoi de la lettre de demande aux autorités suisses. Au sujet de l’autorisation préalable, le juge Dickson [tel était alors son titre] s’est prononcé en ces termes dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc. précité, aux pages 161 et 162 :

L’exigence d’une autorisation préalable vise à donner l’occasion, avant le fait, d’apprécier les droits opposés de l’État et du particulier, de sorte qu’on ne puisse porter atteinte au droit du particulier à la vie privée que si l’on a satisfait au critère approprié, et si la supériorité des intérêts de l’État peut être démontrée.

À la page 167, le juge Dickson a noté en outre :

L’établissement d’un critère objectif applicable à l’autorisation préalable de procéder à une fouille, à une perquisition, ou à une saisie a pour but de fournir un critère uniforme permettant de déterminer à quel moment les droits de l’État de commettre ces intrusions l’emportent sur ceux du particulier de s’y opposer. Relier ce critère à la conviction raisonnable d’un requérant que la perquisition peut permettre de découvrir des éléments de preuve pertinents équivaudrait à définir le critère approprié comme la possibilité de découvrir des éléments de preuve. Il s’agit d’un critère très faible qui permettrait de valider une intrusion commise par suite de soupçons et autoriserait des recherches à l’aveuglette très étendues. Ce critère favoriserait considérablement l’État et ne permettrait au particulier de s’opposer qu’aux intrusions les plus flagrantes. Je ne crois pas que ce soit là un critère approprié pour garantir le droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives.

Le juge Dickson a ajouté à la page 168 :

Dans des cas comme la présente affaire, l’existence de motifs raisonnables et probables, établie sous serment, de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve se trouvent à l’endroit de la perquisition, constitue le critère minimal, compatible avec l’art. 8 de la Charte, qui s’applique à l’autorisation d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie.

L’autorisation préalable assure donc un degré élevé d’impartialité dans la pondération des droits du particulier et de ceux du gouvernement dans l’application de la loi. L’idée que la pondération peut avoir lieu entre les enquêteurs de la police et les agents d’exécution du gouvernement n’est pas soutenable. La même neutralité s’impose, à mon avis, que les fouilles, les perquisitions ou les saisies aient lieu par suite d’un mandat décerné au Canada, ou qu’elles résultent d’une lettre de demande à laquelle on donnera suite à l’extérieur du Canada. La nécessité de protéger contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives n’est pas moins importante lorsqu’une perquisition a lieu à l’étranger, plutôt qu’à l’intérieur du Canada. J’estime que l’exigence d’une autorisation préalable ne fait pas des fouilles, des perquisitions ou des saisies effectuées à l’extérieur du Canada un outil d’exécution moins puissant pour les autorités publiques.

Je reconnais qu’il n’existe peut-être pas, dans l’état actuel du droit canadien, une procédure d’octroi de l’autorisation préalable d’une lettre de demande. Toutefois, l’inexistence de méthodes d’enquêtes admissibles sur le plan constitutionnel ne justifie pas le recours à des méthodes d’enquête inadmissibles sur le même plan : le juge Sopinka, dans l’arrêt R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, à la page 28; R. v. Eddy (T.) (1994), 119 Nfld & P.E.I.R. 91 (C.S. 1re inst.). Je n’ai pas à trancher la question de savoir si l’article 487.01 [édicté par L.C. 1993, ch. 40, art. 15] du Code criminel, qui porte sur les mandats généraux, peut être utilisé à ces fins. Néanmoins, je crois qu’il est peu probable que cette disposition s’applique.

J’ai noté auparavant qu’aucun argument n’avait été invoqué sous le régime de l’article premier de la Charte. Toutefois, le défendeur a effectivement souligné, par voie d’exemples, certaines des conséquences qu’entraînerait, pour l’exécution de la loi, la nécessité d’une autorisation préalable. Néanmoins, le défendeur n’a invoqué aucun argument de principe détaillé. Par exemple, le défendeur n’a pas, de façon approfondie, discuté des effets, s’il en est, que l’autorisation préalable aurait sur des questions telles que la coopération internationale, les enquêtes internationales communes, le rassemblement, à l’extérieur du Canada, d’éléments de preuve destinés à être utilisés au Canada, le partage d’information et d’autres assistances juridiques, et la capacité d’appliquer le droit pénal canadien.

En conclusion, les parties ont énoncé la question suivante :

[traduction] La norme canadienne applicable à la délivrance d’un mandat de perquisition devait-elle être respectée avant que le ministre de la Justice et le procureur général du Canada n’aient présenté aux autorités suisses la lettre de demande les priant de rechercher et de saisir les documents et les dossiers bancaires du demandeur?

À mon sens, la réponse à cette question est affirmative. Le demandeur a droit à ses dépens.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.