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[1996] 1 C.F. 704

T-673-93

Procureur général du Canada (requérant)

c.

Michael Merrick (intimé)

et

Commission canadienne des droits de la personne (intervenante)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Merrick (1re inst.)

Section de première instance, juge MacKay—Halifax, 11 janvier; Ottawa, 4 décembre 1995.

Droit administratif Contrôle judiciaire Certiorari Contrôle judiciaire de la décision de la CCDP d’autoriser l’examen d’une plainte concernant des faits s’étant produits plus d’un an avant le dépôt de celle-ciPrincipes d’équité procédurale respectésNorme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal administratifPrise en compte par la Commission de la recommandation de l’enquêteur et de la réponse de l’intiméPas d’éléments de preuve déposés par l’employeurAllégations selon lesquelles la Commission n’a pas tenu compte de ses propres directives et que les FC ont subi un préjudice non appuyées par le dossierExercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission selon des principes appropriésToute la preuve pertinente a été examinée, y compris le préjudice allégué aux FC et la réfutation de l’intimé.

Droits de la personne Contrôle judiciaire de la décision de la CCDP autorisant l’examen d’une plainte concernant des faits s’étant produits plus d’un an avant le dépôt de celle-ciL’intimé allègue que la politique de retraite obligatoire des Forces armées constitue de la discrimination fondée sur l’âgeL’intimé a pris sa retraite en 1986, a déposé sa plainte en 1992, peu après que le TDP eut statué que la politique de retraite des FC enfreignait la LCDPL’art. 41e) exige que la Commission traite de la plainte à moins que celle-ci se fonde sur des faits s’étant produits plus d’un an avant le dépôt de celle-ci ou au-delà de tout délai jugé approprié par la CommissionLa décision contestée ne constitue pas une application rétroactive de critères élaborés ultérieurementL’issue de l’appel portant sur la décision du TDP, et qui sera la décision finale de la Commission en l’espèce, n’est que spéculationLa Commission a respecté ses propres directivesEn l’absence d’éléments de preuve déposés par l’employeur, la Commission a examiné le préjudice qui serait causé aux FC d’après le rapport de l’enquêteur, ainsi que la réfutation de l’intiméLa Commission a examiné toute la preuve pertinente.

Forces armées Politique de retraite obligatoireCette politique constitue-t-elle de la discrimination fondée sur l’âge, contrairement à l’art. 7 de la LCDP?Les ORR, édictés en vertu de la Loi sur la défense nationale, établissent une politique de retraite obligatoire pour les militaires du rangL’intimé a déposé une plainte contre les FC six ans après sa mise à la retraite, soit peu après que la politique de retraite eut été jugée contraire à la LCDP : Martin c. Canada (M.D.N.)La CCDP n’a pas enfreint les règles d’équité procédurale en examinant une plainte déposée hors délaiEn ce qui a trait au délai, l’intimé avait le droit de présumer que les dispositions de la Loi sur la défense nationale et les ORR n’étaient pas incompatibles avec la LCDP.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne autorisant l’examen d’une plainte concernant des faits s’étant produits plus d’un an avant le dépôt de celle-ci. L’intimé allègue que sa mise à la retraite obligatoire à l’âge de 50 ans, en vertu de la politique des Forces armées canadiennes, constituait de la discrimination fondée sur l’âge, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La plainte a été déposée six ans après la mise à la retraite de l’intimé et peu après qu’un tribunal canadien des droits de la personne eut statué, dans Martin c. Canada (Ministère de la Défense nationale), que la politique de retraite des FC contrevenait à la Loi. L’alinéa 41e) de la Loi dispose que la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins que celle-ci ait été déposée plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou au-delà de tout délai jugé approprié par la Commission. Le rapport de l’enquêteur indiquait qu’un préjudice serait causé aux FC à cause de la difficulté d’obtenir une évaluation médicale rétroactive et de retracer les témoins et recommandait que la Commission n’examine pas la plainte parce que celle-ci se fondait sur des faits qui s’étaient produits plus d’un an avant son dépôt. En réplique, l’intimé a présenté d’autres arguments portant sur la disponibilité de son ancien supérieur, le maintien de son association avec les FC, grâce à son travail comme entrepreneur civil, et son service dans la réserve supplémentaire. Les FC n’ont présenté aucun autre argument.

Les questions en litige sont les suivantes : (1) la décision de la Commission a-t-elle donné un effet rétroactif à un jugement déclaratoire prononcé dans une autre affaire et modifiant l’application de la Loi? (2) la Commission a-t-elle enfreint les principes d’équité procédurale en ne suivant pas ses propres politiques concernant la prorogation des délais et en n’examinant pas le préjudice qui serait causé aux FC? (3) la décision de la Commission est-elle déraisonnable, a-t-elle été prise sans tenir compte des facteurs pertinents et en tenant compte de considérations inappropriées?

Jugement : la demande doit être rejetée.

(1) La décision de la Commission d’examiner la plainte ne constitue pas l’application rétroactive de critères élaborés subséquemment et énoncés dans la décision Martin. La décision Martin est toujours en appel, et la décision finale de la Commission relève purement de la spéculation. La décision finale pourra faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

Il semble inapproprié, au vu de la tendance de plus en plus généralisée à faire preuve de retenue à l’égard des décisions des tribunaux, d’imposer des normes élaborées par la Cour pour l’examen des prorogations de délai dans les procédures engagées devant elle. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission devrait être évalué au regard de ses lignes directrices et d’autres circonstances applicables à un cas donné.

(2) La Commission n’a pas refusé aux FC l’application d’une procédure équitable. La politique de la CCDP ayant trait au dépôt tardif des plaintes exige que le rapport de la Commission analyse le préjudice causé à l’intimé par le retard, l’importance du retard et l’explication fournie, et l’intérêt public que présente la plainte. Le dossier n’appuie pas la prétention selon laquelle la Commission n’a pas respecté ses propres politiques. Le rapport faisait référence à des facteurs visés par les politiques de la Commission concernant l’examen des plaintes déposées tardivement. Le dossier n’établit pas non plus que le préjudice qui pourrait être causé aux FC en raison du dépôt tardif de la plainte n’a pas été pris en compte. Il y est fait référence dans le rapport de l’enquêteur et ce préjudice est contesté dans les observations formulées par l’intimé en réponse à ce rapport. Finalement, s’il y a une présomption de préjudice causé à l’employeur lorsqu’une prorogation de délai pour le dépôt d’une plainte est accordée, la Commission n’est absolument pas tenue de la réfuter. En l’absence de tout élément de preuve fourni par l’employeur, la Commission a examiné la recommandation de son enquêteur et la réponse de l’intimé.

(3) La Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur des principes appropriés, après avoir examiné tous les éléments de preuve pertinents dont elle était saisie. Elle a tenu compte du préjudice présumé qui serait causé aux FC, selon l’hypothèse de l’enquêteur, si elle décidait d’examiner la plainte, et de la contestation de ce préjudice par l’intimé. La Commission n’était saisie d’aucun élément de preuve établissant un préjudice réel pour les FC, ni concernant l’intérêt public, à l’exception des éléments déposés par le plaignant devant elle. Sa décision ne peut être qualifiée de décision déraisonnable, ni de décision non motivée.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7, 41e).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 12(1).

Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadienne (révision de 1968), art. 15.31.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Lukian c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1994), 80 F.T.R. 38 (C.F. 1re inst.); Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; (1989), 62 D.L.R. (4th) 385; 100 N.R. 241.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143; [1989] 5 W.W.R. 1 (C.A. Sask.); Motorways Direct Transport Ltd. c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1991), 50 Admin. L.R. 222; 36 C.C.E.L. 201; 92 CLLC 17,001; 43 F.T.R. 211 (C.F. 1re inst.); Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1991), 4 Admin. L.R. (2d) 251; 36 C.C.E.L. 83; 91 CLLC 17,016; 43 F.T.R. 47 (C.F. 1re inst.); R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246; (1987), 38 D.L.R. (4th) 530; [1987] 4 W.W.R. 1; 33 C.C.C. (3d) 97; 56 C.R. (3d) 289; 75 N.R. 51; R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713; (1990), 75 C.R. (3d) 352; 108 N.R. 147.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Martin c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1992), 17 C.H.R.R. D/435 (Trib. can.); Canada (Procureur général) c. Martin, [1994] 2 C.F. 524 (1994), 72 F.T.R. 249 (1re inst.); Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne et Boone (1993), 60 F.T.R. 142 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; (1982), 137 D.L.R. (3d) 558; 44 N.R. 354; Canada (Procureur général) c. Bernard, [1995] F.C.J. no 1614 (1re inst.) (QL).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la CCDP prise en vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne d’examiner une plainte déposée six ans après les faits sur lesquels elle est fondée. Demande rejetée.

AVOCATS :

Margaret N. Kinnear et Major Randy Smith pour le requérant.

J. Helen Beck pour l’intervenante.

COMPARUTION :

Michael Merrick en son propre nom.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’intimé et l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge MacKay : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[1], présentée par le procureur général du Canada relativement à une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ou la CCDP). Cette décision en date du 11 février 1993, fondée sur l’alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[2] (la Loi ou la LCDP), autorisait l’examen d’une plainte déposée le 25 septembre 1992 par l’intimé, Michael Merrick, même si les faits sur lesquels elle était fondée s’étaient produits plus d’un an avant son dépôt, c’est-à-dire au-delà du délai d’un an fixé pour le dépôt des plaintes, sauf en cas de prorogation par la CCDP.

Le requérant cherche à obtenir une ordonnance de certiorari visant l’annulation de la décision de la Commission ainsi qu’une ordonnance de prohibition interdisant définitivement à la Commission d’enquêter et de poursuivre son examen relativement à la plainte de l’intimé déposée à l’encontre des Forces armées canadiennes (les FC), dans laquelle il allègue que sa mise à la retraite obligatoire en 1986 constitue de la discrimination fondée sur l’âge, en violation de l’article 7 de la LCDP.

Dans l’ordonnance du juge Noël en date du 30 juin 1994, la Commission a été désignée comme intervenante et a obtenu le droit de déposer une preuve par affidavit et un dossier de demande, de présenter ses arguments à l’audition de la présente demande, et d’en appeler de toute décision de la présente Cour devant la Cour d’appel. À l’audition de la demande à Halifax, la CCDP était représentée et a fait valoir des arguments détaillés, et l’intimé Michael Merrick était présent et a aussi formulé des observations à sa décharge. La demande a été entendue en même temps qu’une autre demande présentée par le procureur général du Canada concernant une décision similaire de la CCDP relativement à une plainte déposée par M. Frank Bernard dans des circonstances quelque peu semblables (numéro du greffe T-1927-93 [[1995] F.C.J. no 1614 (QL)]), bien que le retard à déposer la plainte dans cette autre affaire ait été moindre. Cette deuxième demande a également fait l’objet d’une décision et les motifs de l’ordonnance de la Cour rejetant cette demande sont maintenant déposés. Les deux demandes reposent sur des faits différents, mais elles soulèvent des questions essentiellement semblables et la décision est la même dans les deux cas. Les ordonnances rejettent les demandes de contrôle judiciaire et les demandes visant à obtenir les présents motifs relativement à l’affaire Merrick et des motifs semblables qui sont maintenant déposés pour l’affaire Bernard.

Contexte

L’intimé, Michael Merrick, est né le 3 août 1936. Il s’est enrôlé dans l’Aviation royale du Canada, devenue depuis les Forces armées canadiennes, en 1960 à l’âge de 23 ans, a servi comme militaire du rang, au poste de technicien en approvisionnement, pendant 26 ans, et a obtenu le grade de sergent en 1986. Le 9 août 1985, les FC ont informé M. Merrick, dans une lettre signée par le directeur général, Carrières militaires, qu’il serait obligatoirement mis à la retraite le 3 août 1986, c’est-à-dire à la date de son 50e anniversaire. Il a effectivement pris sa retraite le 4 septembre 1986, un mois après la date initialement fixée.

L’article 15.31 des Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1968) (les ORR), régissant la politique de retraite obligatoire des Forces canadiennes pour les militaires du rang, a été adopté en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur la défense nationale[3]. Ces règlements fixent la retraite à des âges différents d’après l’application de plusieurs facteurs : la date d’enrôlement du militaire, son âge, son grade et le rang qu’il occupe sur la liste des candidats par ordre de mérite, et enfin les besoins du service. Le cas du sergent Merrick était visé au tableau « C » de l’article 15.31 des ORR, qui portait, à cette époque, qu’un militaire du rang ayant le grade de sergent ou un grade supérieur devait prendre sa retraite après 30 ans de service, ou à son 50e anniversaire, si cette date était antérieure.

Près de six ans après sa mise à la retraite, M. Merrick a communiqué avec la Commission le 21 août 1992 et a déposé une plainte à l’encontre des FC le 25 septembre 1992, alléguant que sa mise à la retraite obligatoire en 1986 constituait de la discrimination fondée sur l’âge, en violation de l’article 7 de la LCDP.

Cette plainte a été déposée peu après qu’un tribunal canadien des droits de la personne a statué dans l’affaire Martin c. Canada (Ministère de la Défense nationale)[4] que la politique de retraite des FC contrevenait à la LCDP. Le tribunal a conclu que cette politique de retraite ne constituait pas une exigence professionnelle justifiée, et que les termes juridiques qui auraient permis de l’exempter des dispositions de la LCDP n’avaient pas été utilisés dans sa formulation.

Un enquêteur nommé par la CCDP a préparé un « rapport préalable à l’enquête », en date du 29 septembre 1992, recommandant que la Commission n’étudie pas la plainte de l’intimé conformément à l’alinéa 41e) de la Loi parce qu’elle se fondait sur des faits s’étant produits plus d’un an avant son dépôt et que, de l’avis de l’enquêteur, il y avait des motifs justifiant la Commission de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire. Dans une lettre en date du 30 novembre 1992, la Commission a informé le coordonnateur des droits de la personne pour les FC (le coordonnateur) de la plainte déposée par l’intimé et de la recommandation de l’enquêteur, et a invité les FC à présenter des observations. Des copies de la formule de plainte de l’intimé et du rapport de l’enquêteur, accompagné de sa recommandation de ne pas examiner la plainte, étaient jointes à cette lettre. La CCDP a également demandé à M. Merrick de formuler d’autres observations en réponse à la recommandation de l’enquêteur. Elle a informé les FC et le plaignant qu’une décision finale pourrait être prise après examen de leurs observations déposées dans les délais prévus. Je note que la lettre d’accompagnement adressée au coordonnateur des FC, tout comme la lettre semblable adressée à M. Merrick, portent précisément la mention suivante : [traduction] « La Commission peut décider d’accepter, de modifier ou de rejeter [la] recommandation ».

Dans une lettre en date du 23 décembre 1992, M. Merrick a soumis d’autres observations en réponse au rapport de l’enquêteur pour corriger quelques erreurs de fait commises par celui-ci et pour demander instamment que sa plainte soit examinée par la CCDP et non pas rejetée après une simple entrevue avec l’enquêteur pour le seul motif qu’elle avait été déposée tardivement. Les FC n’ont pas présenté d’autres observations en réponse à la lettre de la Commission.

Par la suite, le coordonnateur des FC a reçu une lettre de la Commission en date du 11 février 1993, l’informant qu’après avoir examiné la question la Commission avait décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour proroger le délai à l’intérieur duquel la plainte pouvait être déposée et d’examiner celle-ci, conformément à l’alinéa 41e) de la Loi. Fidèle à sa pratique, la Commission n’a pas motivé sa décision.

Questions en litige

Le procureur général conteste la décision de la CCDP d’autoriser le dépôt de la plainte de M. Merrick et son examen. Il fait valoir que la Commission a commis une erreur de droit en tenant compte de considérations inappropriées ou en ne tenant pas compte d’éléments pertinents, et en ignorant le délai d’un an prévu à l’alinéa 41e) de la Loi sans fournir de motif raisonnable à sa décision. Il fait également valoir que la CCDP a enfreint les règles de l’équité procédurale en acceptant de traiter la plainte, malgré son dépôt extrêmement tardif.

Dans ses observations écrites, le procureur général soutient que la décision de la Commission aura pour conséquence [traduction] « de donner un effet rétroactif à une déclaration », ce qui est contraire aux principes de common law. Il prétend que l’intimé Merrick est ainsi autorisé à contester une conduite passée, qui était conforme aux lois et aux pratiques en vigueur à l’époque, en s’appuyant sur une déclaration d’invalidité prononcée ultérieurement dans une autre affaire. Selon les allégations du procureur général, la décision de la Commission est entachée d’une erreur de droit et est contraire aux règles de l’équité procédurale.

À l’audition de la présente demande, et de celle concernant la plainte de M. Bernard, la dernière question, portant sur l’effet rétroactif présumé de la décision Martin, a été débattue par le procureur général uniquement en réponse aux observations de la Commission traitant des arguments écrits que le requérant a soulevés sur cette question dans son exposé des faits et du droit. Je traite de cette question après une brève référence au pouvoir discrétionnaire que confère la Loi à la Commission. J’aborde ensuite la question de l’équité de la procédure suivie par la CCDP, et enfin l’argument principal du requérant concernant les présumées erreurs de droit contenues dans la décision de la Commission qui, selon les allégations, serait dénuée de fondement raisonnable.

Contestation du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi

Il est bien établi qu’en exerçant le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’alinéa 41e) de la LCDP, la Commission exerce principalement sa compétence administrative. L’alinéa 41e) est rédigé dans les termes suivants :

41. Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

e) la plainte a été déposée plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.

C’est aussi une règle bien établie que la Cour ne doit pas s’ingérer dans l’exercice qu’un organisme désigné par la loi fait d’un pouvoir discrétionnaire si celui-ci a été exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et si on ne s’est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la Loi[5].

Récemment, dans la décision Lukian c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada[6], le juge en chef adjoint Jerome a fait des observations sur la norme de contrôle applicable, plus précisément dans le contexte de l’exercice par la Commission de son pouvoir discrétionnaire de procéder à l’examen d’une plainte :

D’une manière générale, les tribunaux judiciaires, appelés à se prononcer sur la manière dont un tribunal administratif a exercé les pouvoirs discrétionnaires qui lui sont reconnus, hésiteront à intervenir, étant donné que ces tribunaux, en raison de la formation, de l’expérience, des connaissances et de l’expertise de leurs membres, sont, mieux que les cours de justice, en mesure d’exercer ces pouvoirs. Ainsi, puisque la décision rendue par la Commission se situe dans les limites du pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu, la Cour ne cherchera pas à s’immiscer dans la manière dont ce pouvoir est exercé, à moins qu’il ne soit démontré que la manière dont il a été exercé était contraire au droit. Or, le droit exige que la Commission examine chaque cas qui lui est présenté, qu’elle agisse de bonne foi, qu’elle tienne compte de l’ensemble des considérations pertinentes, qu’elle ne soit pas influencée par des considérations hors de propos et qu’elle n’agisse pas de manière arbitraire ou capricieuse ou pour une raison contraire à l’esprit de son texte d’habilitation.

Bref, la Cour ne devrait intervenir en l’espèce que si elle est convaincue que la Commission a commis une erreur de droit ou qu’elle a agi de façon déraisonnable.

Revue des mises à la retraite passées et de la présumée application rétroactive de la décision Martin

Je traiterai tout d’abord de l’effet qu’entend donner le procureur général à la décision de la Commission, c’est-à-dire l’effet rétroactif qu’aurait un jugement déclaratoire, modifiant l’application de la loi, prononcé dans une autre affaire. Autoriser une telle modification, selon l’argument du procureur général, fait échec au principe du caractère définitif des jugements, expose l’employeur, après un délai de six ans, à une remise en question de décisions non contestées prises par le passé, au vu de modifications apportées subséquemment aux normes et aux critères applicables. Le procureur général prétend que cette décision exposerait les Forces canadiennes à une responsabilité similaire et à une contestation des décisions prises dans plus de 10 000 autres cas de mise à la retraite obligatoire réglés après 1978, date à laquelle la Commission a été créée, et avant la décision Martin.

Le procureur général fait valoir que le critère adopté par la Cour suprême du Canada dans le contexte des appels en matière criminelle se fondant sur des décisions rendues dans des affaires ultérieures est le critère approprié en l’espèce. Ce critère exige en effet que l’affaire soit en cours au moment où le jugement ultérieur est rendu, c’est-à-dire qu’un appel doit avoir été interjeté, ou une requête en autorisation de pourvoi présentée, ou l’autorisation de pourvoi accordée selon les critères normalement applicables. Ce critère a été énoncé dans les arrêts R. c. Wigman[7] et R. c. Thomas[8]. Selon le procureur général, ce critère aurait pour objet d’établir un équilibre entre la recherche d’une justice parfaite pouvant être assurée à tous ceux qui ont été déclarés coupables en vertu du précédent rejeté et la nécessité pratique d’un certain caractère définitif du processus en matière criminelle (voir Wigman, à la page 257). Il prétend que ce principe s’applique aussi bien aux procédures administratives qu’aux affaires criminelles. En l’espèce, l’intimé, M. Merrick, ne satisfait pas au critère établi par la Cour suprême, étant donné qu’il n’avait pas déjà eu recours à la procédure administrative régissant le traitement des plaintes en vertu de la LCDP au moment où la décision Martin a été rendue. En outre, toujours selon le requérant, l’intimé ne respecte pas les normes judiciaires habituelles pour obtenir une prorogation de délai, c’est-à-dire qu’aucun élément de preuve n’établit qu’il avait l’intention de déposer sa plainte dans le délai prescrit, et qu’il ne peut fournir aucune explication adéquate pour avoir tardé à déposer sa plainte au-delà du délai d’un an prévu à l’alinéa 41e). M. Merrick explique son retard de la façon suivante : ayant été assujetti à la loi militaire pendant toute sa carrière dans les FC, il ne lui était jamais venu à l’esprit de remettre en question les décisions prises en vertu de règlements militaires en s’adressant à la CCDP, et il ne connaissait pas d’autres membres des FC ayant agi de la sorte. À mon avis, on peut présumer, d’après sa position, qu’il était en droit de supposer que le droit applicable aux militaires, fondé sur la Loi sur la défense nationale et les ORR, ne serait pas incompatible avec la LCDP.

À mon avis, le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wigman n’est pas pertinent. Ce critère traite de la possibilité pour une personne dont la situation a déjà été déterminée à l’intérieur du processus judiciaire de se prévaloir de la procédure d’appel prévue dans ce processus. Ce critère pose les limites qu’il convient de mettre à la doctrine de la chose jugée, doctrine qui n’est pas applicable en l’espèce. Quant aux normes judiciaires applicables aux prorogations de délai, il me semble inapproprié, au vu de la tendance de plus en plus généralisée à faire preuve de retenue à l’égard des décisions des tribunaux, que la présente Cour impose les normes qu’elle a élaborées pour l’examen des prorogations de délai dans les procédures engagées devant elle. En l’espèce, la Commission a mis au point ses propres normes ou lignes directrices pour l’examen des demandes de prorogation de délai. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission devrait être évalué au regard de ces lignes directrices et d’autres circonstances applicables à un cas donné. Je reviendrai sur ces lignes directrices ultérieurement dans les présents motifs.

De toute façon, je ne suis pas convaincu que la décision de la Commission d’examiner la plainte de M. Merrick puisse être considérée comme l’application rétroactive de critères élaborés subséquemment, comme ceux dont il est question dans la décision Martin. Cette perception semble sous-tendre les observations formulées par le procureur général sur cette question. Toutefois, la décision Martin est toujours en appel. À l’heure actuelle, le résultat de cet appel relève purement de la spéculation. De même, le résultat qui découlera de la décision de la Commission d’étudier la plainte de M. Merrick n’est rien de plus, à l’étape actuelle, que pure spéculation. La décision finale, quelle qu’elle soit, pourra toujours faire l’objet d’un contrôle judiciaire en temps et lieu.

La décision de la Commission a été prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par une loi fédérale. En l’espèce, la question consiste à déterminer si l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est entaché d’une erreur ou s’il est dénué de fondement, comme le soutient le procureur général.

Équité de la procédure suivie par la Commission

Le requérant fait valoir que la CCDP a enfreint les principes d’équité procédurale dans sa décision. En fait, elle a respecté le principe fondamental de l’équité en s’assurant, avant de rendre sa décision, qu’un rapport préalable à l’enquête effectué par l’un de ses agents a été envoyé aux FC et à M. Merrick, en accordant à chacune des parties la possibilité de formuler des arguments et en veillant à ce que les observations de M. Merrick, les seules ayant été reçues, soient examinées en même temps que le rapport. Cette pratique est manifestement conforme au principe de l’équité discuté en termes généraux par le juge Sopinka dans l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)[9] à l’égard de l’examen par la Commission des rapports des enquêteurs.

En l’espèce, le procureur général prétend que les normes d’équité appropriées n’ont pas été respectées parce que la Commission n’a pas suivi ses propres politiques concernant la prorogation des délais et qu’elle n’a pas examiné le préjudice qui serait causé aux FC quand elle a décidé d’autoriser le dépôt de la plainte au-delà du délai prescrit et d’examiner cette plainte.

La politique de la CCDP ayant trait au dépôt tardif des plaintes comprend les lignes directrices suivantes.

[traduction] La Commission peut, dans des circonstances spéciales, proroger à sa discrétion le délai prescrit. Cette prorogation n’est pas automatique

En déterminant s’il est approprié, dans des circonstances spéciales, de recommander la tenue d’une enquête sur une plainte qui se fonde sur des faits ou des omissions qui se sont produits plus d’un an avant le dépôt de la plainte, trois facteurs doivent être examinés.

Le rapport à la Commission doit traiter de chacun des trois facteurs suivants :

—   Le Préjudice causé à l’intimé par le retard :

Voici des exemples d’éléments à examiner au regard de ce facteur :

—   la probabilité que des témoins ou une preuve documentaire ne soient pas disponibles;

—   la possibilité que l’intimé ait agi d’une façon qui révèle qu’il s’est fié au fait qu’aucune plainte n’avait été déposée dans le délai d’un an;

—   Le fait que l’intimé savait qu’il y avait eu des allégations de discrimination et qu’il était probable qu’une plainte soit déposée.

—   L’importance du retard lui-même et l’explication fournie par le plaignant :

Voici des exemples d’éléments à examiner au regard de ce facteur :

—   le fait que d’autres procédures ont été épuisées sans que le plaignant obtienne satisfaction;

—   le fait que le plaignant a été induit en erreur par le personnel de la Commission ou par son avocat ou son syndicat;

—   le fait que le plaignant a été amené à croire que l’action serait réglée (bien qu’il soit approprié d’examiner le temps écoulé avant le dépôt de la plainte après que le plaignant eut su ou eut dû savoir qu’il était peu probable qu’un règlement intervienne);

—   le fait que des menaces de représailles ont raisonnablement empêché le plaignant de déposer sa plainte;

—   le fait que la maladie ou toute autre situation de crise grave a raisonnablement empêché le plaignant de prendre les mesures appropriées.

—   L’intérêt public que présente la plainte :

Voici des exemples d’éléments à examiner au regard de ce facteur :

—   la gravité de l’atteinte à l’égalité des chances découlant des mesures prises à l’encontre du plaignant en sa qualité de particulier;

—   l’existence d’autres redressements dont peut se prévaloir le plaignant;

—   le fait que la cause aidera à préciser le droit grâce à la reconnaissance par les tribunaux d’énoncées de principe;

—   le fait que l’affaire aura des répercussions sociales importantes parce qu’elle vise un groupe ou une catégorie de personnes plutôt qu’une personne en particulier.

Dans le rapport de l’enquêteur, préalable à l’enquête, les observations suivantes sont mentionnées.

[traduction] 6. Le plaignant n’a pas contesté la décision de mettre fin à son emploi, et il n’a pas non plus demandé à ce que la durée de son service soit prolongée.

7. Le plaignant n’a formulé sa plainte que le 21 août 1992, soit six ans après sa libération. Bien que ce fait lui ait été signalé, il a insisté pour déposer quand même sa plainte, déclarant qu’il souhaitait que soit maintenant officiellement consigné son désir de contester cette décision.

8. Les documents produits par le plaignant indiquent qu’il avait été hospitalisé à deux reprises dans les mois qui ont précédé sa libération. Il serait difficile d’obtenir une évaluation médicale rétroactive de la capacité du plaignant à accomplir son travail.

9. Le plaignant reconnaît que plusieurs de ses camarades avec qui il travaillait ou ceux qui pourraient être au courant des circonstances entourant la cessation de son emploi ont depuis pris leur retraite, ou ont reçu d’autres affectations. Accorder une prorogation de délai pour le dépôt de la plainte causerait vraisemblablement un préjudice à la défense de l’intimé.

Recommandation

10. Il est recommandé qu’en vertu de l’alinéa 41e) de la Loi la Commission décide de ne pas examiner la plainte parce qu’elle se fonde sur des faits qui se sont produits plus d’un an avant le dépôt de celle-ci.

Dans ses observations ayant trait au rapport préalable à l’enquête, M. Merrick conteste certains des faits allégués dans ce rapport. Il fait observer entre autres ceci : il avait demandé en vain à son supérieur d’être autorisé à continuer son service; il a été hospitalisé après et non pas avant sa mise à la retraite; et l’évaluation médicale de sa capacité à remplir ses fonctions militaires ne devrait pas être difficile à obtenir du quartier général de la Défense nationale jusqu’au moment de sa retraite; après, il suffirait de consulter son dossier d’emploi à titre de civil affecté au service des avions des FC, travail semblable à celui qu’il effectuait pendant son service actif, et son dossier de membre de la réserve supplémentaire disponible des FC, dont il fait toujours partie.

Le dossier n’appuie pas la prétention du requérant selon laquelle la Commission n’a pas respecté ses propres politiques concernant l’examen des plaintes déposées tardivement, ou qu’elle n’en a pas tenu compte. Ces politiques énoncent les facteurs à prendre en considération et le rapport préalable à l’enquête fait effectivement référence à des facteurs qui satisfont à ces politiques. Ces lignes directrices ou politiques étaient connues de la Commission. La preuve n’établit tout simplement pas qu’elles n’ont pas été prises en considération.

Le dossier n’établit pas non plus que le préjudice qui pourrait être causé aux FC en raison du dépôt tardif de la plainte n’a pas été pris en compte en l’espèce. Il y est fait référence dans le rapport de l’enquêteur et ce préjudice est contesté dans les observations que M. Merrick a formulées en réponse à ce rapport. De toute évidence, la Commission était saisie de ces références quand elle a pris sa décision.

L’avocat de la Commission cite l’arrêt Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas[10] et la décision Motorways Direct Transport Ltd. c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)[11], pour illustrer le principe selon lequel seul un préjudice grave établi après de longs retards justifierait l’annulation d’une décision de la Commission d’examiner une plainte déposée tardivement. À mon avis, aucun de ces jugements n’est particulièrement utile sur ce point étant donné qu’ils traitent tous deux de situations où le retard avait été causé essentiellement par les procédures des commissions visées, élément qui n’existe pas en l’espèce.

Par ailleurs, le requérant insiste sur le fait que le délai prévu par la Loi pour le dépôt d’une plainte implique qu’un préjudice sera causé à la partie qui est défavorablement touchée par ce dépôt tardif. Dans la décision Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)[12], le juge Muldoon traite d’un aspect du délai dans les termes suivants :

Qui le Parlement voulait-il avantager? La limite—qui est perméable, puisqu’il revient à la Commission de décider ce qu’il convient de faire—semble profiter directement à un employeur intimé, tel le Secrétariat d’État en l’espèce. Il va de soi que si l’employeur doit être privé de l’avantage accordé par le Parlement, la Commission doit donner une indication pertinente ou une explication des raisons pour lesquelles elle a jugé opportun d’en priver l’employeur.

Il y a lieu de faire la distinction entre l’espèce et cette affaire qui traitait d’un retard attribuable à la propre procédure de la Commission, et non pas d’un retard à agir du plaignant, et dans laquelle la Commission avait décidé d’examiner la plainte sans d’abord déterminer si elle en autorisait le dépôt tardif aux termes de l’alinéa 41e). Néanmoins, les observations du juge accordent foi à l’argument du procureur général selon lequel la disposition qui impose une date limite pour le dépôt des plaintes crée une présomption que la partie touchée par le dépôt tardif subirait un préjudice, présomption qui, en l’espèce et selon le requérant, n’aurait pas été réfutée par la Commission. Je note ici encore que les références de l’enquêteur au préjudice potentiel qui serait causé aux FC ont été réfutées par M. Merrick dans ses observations à la Commission et que les FC n’ont pas répondu à ces observations, ce qui leur aurait donné la possibilité de déposer devant la Commission des éléments de preuve ayant trait au préjudice qu’elles craignaient de subir.

Dans la décision Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne et Boone[13], mon collègue le juge Teitelbaum a traité de l’argument selon lequel il y a présomption qu’un préjudice est causé à l’employeur quand une plainte est déposée tardivement; dans ce cas, il s’agissait d’un retard de 60 jours après l’expiration du délai d’un an prescrit à l’alinéa 41e). Le juge s’exprime dans les termes suivants[14].

Si je comprends bien le principal argument avancé par le requérant, celui-ci fait valoir qu’en cas de plainte déposée plus d’un an après la survenance du fait qui en fait l’objet, l’employeur, en l’occurrence les FC, n’a pas à faire la preuve du préjudice, celui-ci étant présumé si on donne suite à la plainte.

Je n’accueille pas ce raisonnement.

La loi prévoit que la Commission doit enquêter sur toutes les plaintes qu’elle reçoit. Selon l’article 41, il n’y a que quatre cas où la Commission a la faculté, mais non l’obligation, de refuser de donner suite à la plainte. L’un de ces cas est prévu à l’article 41e).

L’alinéa 41e), tel que je l’interprète, signifie qu’en cas de plainte déposée plus d’un an après la survenance de l’incident qui en fait l’objet, la Commission, avant d’instruire la plainte, doit tenir une « audience » et, en vertu du pouvoir discrétionnaire dont elle est investie, peut décider d’y donner suite.

Avant de parvenir à pareille décision, elle doit permettre à « l’employeur » de présenter ses arguments contre la poursuite de l’enquête. Autrement dit, l’équité procédurale exige que la Commission examine les arguments à elle soumis, après quoi, sur la foi de tous les preuves et témoignages produits, elle décide souverainement s’il faut ou non poursuivre l’enquête.

On peut donc dire que le requérant est fondé à soutenir qu’une plainte déposée après l’expiration du délai d’un an prévu par la Loi est réputée causer un préjudice à l’employeur, mais comme il s’agit là d’une présomption simple, la Commission tient une audience, examine tous les preuves et témoignages pertinents et décide s’il faut ou non poursuivre l’enquête.

En l’espèce, la Commission a suivi une procédure semblable à celle adoptée dans l’affaire Boone. Elle a demandé aux parties de formuler leurs observations relativement au rapport préalable à l’enquête établi par son enquêteur. Elle a examiné le seul argument fourni en réponse et elle a décidé d’examiner la plainte en se fondant sur la preuve dont elle était saisie. À mon avis, s’il y a une présomption de préjudice causé à l’employeur lorsqu’une prorogation de délai pour le dépôt d’une plainte est accordée, la Commission n’est absolument pas tenue de la réfuter. En l’absence de tout élément de preuve fourni par l’employeur, la Commission a examiné la recommandation de son enquêteur et la réponse de M. Merrick qui nie que les FC subiraient un préjudice en l’espèce. Cette contestation se fonde sur la disponibilité de son ancien supérieur, qui est toujours en service actif, et le maintien de son association avec les FC, du fait qu’il continue de travailler comme entrepreneur civil et qu’il fait partie de la réserve supplémentaire. À mon avis, on ne peut dire que la Commission a refusé aux Forces canadiennes l’application d’une procédure équitable dans la décision qu’elle a prise.

La décision de la Commission a-t-elle un fondement raisonnable?

J’aborde maintenant l’argument principal présenté par le procureur général, c’est-à-dire celui selon lequel la décision de la Commission est déraisonnable, qu’elle a été prise sans tenir compte de facteurs pertinents et en tenant compte de considérations inappropriées. En dernière analyse, l’argument soulevé présume que la décision de la Commission ne s’appuie sur aucun motif approprié.

Le requérant prétend que l’alinéa 41e) a été prévu pour les cas qui présentent des circonstances atténuantes, et que l’employeur devrait être en mesure de compter sur le délai d’un an à moins qu’il n’y ait de très bonnes raisons de proroger le délai. Le procureur général fait valoir que la Commission a agi de façon déraisonnable étant donné que le cas de l’intimé ne présente pas de telles circonstances atténuantes. En outre, il prétend que la Commission n’a pas tenu compte de plusieurs considérations pertinentes : le préjudice qui serait causé aux FC si la Cour autorisait la Commission à examiner cette plainte; l’absence d’une explication acceptable pour le retard de six ans à déposer la plainte; l’absence d’intérêt public concernant l’examen de la plainte, et l’intérêt public concernant son refus d’examiner cette plainte. Il prétend que, si la Commission décidait de poursuivre l’étude de ce cas, les FC subiraient un préjudice étant donné que les témoins ont vraisemblablement été affectés ailleurs ou ont pris leur retraite, en raison de l’écoulement du temps, et, ce qui est plus important, que la procédure suivie peut exposer les FC à d’autres poursuites et est susceptible d’engager sa responsabilité dans plus de 10 000 autres cas de retraite obligatoire.

En l’espèce, le dossier indique clairement que la Commission a exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’alinéa 41e) de la Loi, quand elle a décidé en février 1993 d’accorder la prorogation de délai, en s’appuyant sur la formule de plainte de l’intimé, en date du 25 septembre 1992, sur le « rapport préalable » à l’enquête de son enquêteur, en date du 29 septembre 1992, sur la lettre de signification de la Commission, en date du 30 novembre 1992, et sur la réponse de M. Merrick au rapport.

À mon avis, la Commission a pris sa décision en tenant compte du préjudice présumé qui, selon l’hypothèse de l’enquêteur, serait causé aux FC si elle décidait d’examiner la plainte, et de la contestation de ce préjudice par M. Merrick. La Commission n’était saisie d’aucun élément de preuve établissant un préjudice réel pour les FC. La Commission n’était pas non plus saisie d’éléments de preuve concernant l’intérêt public, à l’exception des éléments déposés par le plaignant devant elle, quand elle a pris sa décision. Je suis convaincu que la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur des principes appropriés et après avoir examiné tous les éléments de preuve pertinents dont elle disposait. Je ne suis pas persuadé que cette décision peut être qualifiée de décision déraisonnable, ou de décision non motivée dans les circonstances de l’espèce.

Conclusion

Pour les motifs énoncés ci-dessus, je ne suis pas convaincu que la Commission a commis une erreur de droit, qu’elle a enfreint les principes d’équité procédurale pour parvenir à sa décision ou que celle-ci peut être qualifiée de déraisonnable, c’est-à-dire « sans aucun fondement raisonnable ».

Quand la présente demande et celle de M. Bernard (numéro du greffe T-1927-93) ont été entendues, l’avocat du procureur général a suggéré à la Cour de conclure que ces deux affaires devraient être traitées différemment et, par implication, que la décision concernant la plainte de M. Merrick justifie l’intervention de la Cour du fait que le retard à déposer sa plainte était plus important que dans le cas de M. Bernard. La Commission peut décider de traiter de ces cas différemment, sur le fond, y compris en tenant compte des retards à déposer les plaintes et des conséquences qui en résultent, mais il ne s’agit pas d’une décision que peut prendre la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire concernant des décisions d’autoriser le dépôt tardif d’une plainte et l’examen de celle-ci. Il n’y a aucun fondement de principe, d’après les arguments présentés, qui justifie de parvenir à des résultats différents dans la révision des décisions prises par la Commission dans ces deux affaires.

Une ordonnance est émise pour rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.



[1] L.R.C. (1985), ch. F-7, édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5.

[2] L.R.C. (1985), ch. H-6, et ses modifications.

[3] L.R.C. (1985), ch. N-5; ce paragraphe est rédigé dans les termes suivants :

12. (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi.

[4] (1992), 17 C.H.R.R. D/435 (Trib. can.)

Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Martin, [1994] 2 C.F. 524(1re inst.), Mme le juge Tremblay-Lamer a rejeté la demande de contrôle judiciaire concernant une décision du tribunal des droits de la personne présentée par le procureur général. Cette décision est actuellement devant la Cour d’appel (numéro du greffe A-72-94).

[5] Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux p. 7 et 8, le juge McIntyre.

[6] (1994), 80 F.T.R. 38 (C.F. 1re inst.), à la p. 40.

[7] [1987] 1 R.C.S. 246.

[8] [1990] 1 R.C.S. 713.

[9] [1989] 2 R.C.S. 879, aux p. 899 à 902.

[10] (1989), 60 D.L.R. (4th) 143 (C.A. Sask.).

[11] (1991), 50 Admin. L.R. 222 (C.F. 1re inst.).

[12] (1991), 4 Admin. L.R. (2d) 251 (C.F. 1re inst.), à la p. 274.

[13] (1993), 60 F.T.R. 142 (C.F. 1re inst.).

[14] Idem, à la p. 158.

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