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[1996] 2 C.F. 73

A-652-94

Enno Tonn (requérant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

A-653-94

Rose Marie Tonn (requérante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

A-654-94

Lester Sinanansingh (requérant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Tonn c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Strayer, Linden et McDonald, J.C.A.—Toronto, 31 octobre; Ottawa, 11 décembre 1995.

Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Déductions — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a refusé les déductions des pertes découlant d’un immeuble d’habitation à usage locatif à titre de dépenses d’entrepriseL’immeuble a été acheté comme source de revenuLes prévisions concernant les revenus et les dépenses ne se sont pas réaliséesLe juge de la CCI a conclu que le bien locatif ne correspondait pas à une entreprise, parce qu’il ne présentait aucune attente raisonnable de profitIl a commis une erreur dans la façon dont il a appliqué le critère de l’attente raisonnable de profitAnalyse du critère de la common law (énoncé dans l’arrêt Moldowan) et des critères d’origine législative qui concernent la déductibilité des fraisL’application du critère de l’arrêt Moldowan comme critère objectif vise principalement à empêcher les réductions d’impôt illégitimesLe critère de l’arrêt Moldowan ne doit pas servir d’instrument permettant de faire des conjectures sur l’appréciation commerciale des contribuables et devrait être appliqué avec modération lorsque l’« appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu’aucun élément personnel n’a été établi et que le montant des déductions réclamées n’est pas contestable à première vueIl importe de tenir compte de la nature et de l’ampleur de l’entreprise, des personnes qui y ont participé, du contexte ainsi que du temps requis pour la rentabiliser.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire à l’égard de la décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a statué que les pertes découlant d’un immeuble d’habitation à usage locatif n’étaient pas déductibles à titre de dépenses d’entreprise. L’immeuble a été acheté pour être utilisé comme source de revenu. En se fondant sur les revenus et dépenses qu’ils avaient prévus et sur certains remboursements qu’ils comptaient effectuer, les contribuables s’attendaient à commencer à tirer un bénéfice de la propriété en 1992. Malheureusement, ils n’ont pas reçu les loyers qu’ils avaient prévus et les frais étaient supérieurs aux montants qu’ils avaient prévus. Par conséquent, le bénéfice escompté pour les années 1989, 1990 et 1991 n’a pas été réalisé. Les contribuables ont déduit les pertes de leurs autres sources de revenu et le ministre a refusé ces déductions. La Cour canadienne de l’impôt a conclu que les contribuables n’avaient pas une attente raisonnable de profit et que, par conséquent, le bien locatif n’était pas une entreprise.

L’article 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu énonce que le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise correspond au bénéfice qu’il en tire. L’alinéa 18(1)a) interdit la déduction des dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées en vue de tirer un revenu de l’entreprise. L’alinéa 18(1)h) interdit la déduction des « frais personnels ou de subsistance », dont la définition exclut les dépenses inhérentes aux biens entretenus « dans le but et avec l’espoir raisonnable de tirer un profit de l’exploitation d’une entreprise ». Le sous-alinéa 20(1)c)(i) permet la déduction des frais d’intérêt engagés à l’égard des sommes d’argent empruntées en vue de tirer un revenu. En plus des dispositions législatives redondantes, il faut également tenir compte du critère de la common law qui est énoncé dans l’arrêt Moldowan, soit « l’expectative raisonnable de profit ».

La question en litige était celle de savoir si la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur dans la façon dont elle a appliqué le critère de l’attente raisonnable de profit.

Arrêt : les demandes doivent être accueillies.

La Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur de principe ainsi qu’une erreur dans la façon dont elle a appliqué le critère de l’attente raisonnable de profit.

En définissant le revenu d’entreprise comme un bénéfice, l’article 9 autorise implicitement la déduction des dépenses légitimes. En raison de son renvoi au « bénéfice », le paragraphe 9(1) englobe un critère des affaires aux fins de l’analyse de la déductibilité, lequel critère est fondé sur les « principes bien reconnus de la pratique courante des affaires ». Ces principes sous-entendent que seuls les frais engagés à titre de dépenses pertinentes et de charges d’exploitation visant à gagner un revenu sont déductibles. Ceux qui n’ont aucun lien avec une activité productrice de revenu et ceux qui sont de nature personnelle ne peuvent être déduits. Étant donné que le revenu d’entreprise est fondé sur l’intention de tirer un bénéfice, le paragraphe 9(1) englobe comme critère de déductibilité l’intention de réaliser un bénéfice.

Compte tenu du paragraphe 9(1), le renvoi au revenu de l’alinéa 18(1)a) doit être considéré comme un renvoi au bénéfice. Pour être déductible conformément à l’alinéa 18(1)a), une dépense doit avoir été engagée dans un contexte commercial lié au processus de production de revenus. Cette intention est subjective; la disposition n’exige pas expressément que l’intention soit raisonnable sur le plan objectif.

L’alinéa 18(1)h) indique clairement que les frais engagés dans un but personnel ne sont pas déductibles. Son renvoi au critère d’un « espoir raisonnable de tirer un profit » repose sur une évaluation objective d’une entreprise commerciale pour déterminer si une dépense donnée est ou non de nature personnelle. Cette objectivité n’est pas exigée de façon spécifique par le paragraphe 9(1) ou l’alinéa 18(1)a).

Le sous-alinéa 20(1)c)(i) exige que les fonds empruntés puissent être liés à une utilisation identifiable pour que la déduction soit autorisée. Il exige également que la fin pour laquelle les fonds sont utilisés soit déterminée. Dans certaines circonstances, il sera peut-être nécessaire de répartir les frais d’intérêt entre les utilisations admissibles et non admissibles, dans la mesure du possible.

Bien qu’il soit formulé de façon similaire, le critère de l’arrêt Moldowan n’est pas tiré de l’un ou l’autre des articles 9, 18 et 20, qui concernent la déduction des dépenses. Il s’apparente plutôt à ceux de l’intention commerciale du paragraphe 9(1) et de l’alinéa 18(1)a), mais il doit être appliqué de façon plus stricte en raison de sa nature objective. L’application du critère de l’arrêt Moldowan comme critère objectif vise donc principalement à empêcher les réductions d’impôt illégitimes; le critère ne doit pas servir d’instrument permettant de faire des conjectures sur l’appréciation commerciale des contribuables. Sauf s’il en est prévu autrement dans la Loi, les erreurs de jugement n’empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes qui en découlent. Le critère de l’arrêt Moldowan devrait être appliqué avec modération lorsque l’« appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu’aucun élément personnel n’a été établi et que le montant des déductions réclamées n’est pas contestable à première vue. Cependant, lorsque les circonstances donnent à penser qu’une motivation personnelle ou non commerciale existait ou que l’attente de profit était déraisonnable au point de soulever un doute, le contribuable devra prouver objectivement que l’activité constituait effectivement une entreprise.

Un examen approfondi de l’entreprise dans le contexte de ses activités est donc nécessaire et le caractère raisonnable d’une activité doit être évalué en fonction de tous les facteurs pertinents. La Cour canadienne de l’impôt n’a pas tenu compte de tous les facteurs qu’elle aurait dû examiner et elle n’a pas évalué non plus tous les aspects de la situation. Le facteur le plus important en l’espèce était sans conteste la nature de l’activité à l’égard de laquelle les déductions ont été réclamées. Il s’agissait d’une activité purement commerciale, soit la location d’un immeuble d’habitation, qui ne comportait aucun élément de satisfaction personnelle pour ceux qui la poursuivaient, c’est-à-dire que la location ne constituait ni un passe-temps ni une source d’avantages personnels. La propriété n’a pas été achetée à titre de résidence pour les contribuables ou de maison de retraite future ou encore à titre de résidence pour enfants ou pour d’autres parents. L’immeuble était une propriété résidentielle qui avait été achetée à des fins commerciales. Aucun élément de l’opération ne soulevait de doute.

L’ampleur de l’activité, les personnes qui y ont participé et le contexte dans lequel elle a été poursuivie ont tout autant d’importance. La propriété en question était un immeuble résidentiel. Lorsqu’elle a été achetée, les rendements de l’investissement immobilier paraissaient alléchants. En 1990, le gouvernement provincial nouvellement élu a adopté de nouvelles dispositions législatives qui, dans certains cas, ont imposé des diminutions de loyer ou gelé les prix des loyers. Les contribuables n’étaient pas des investisseurs chevronnés. Ils ont fait une comparaison générale entre les sommes d’argent qu’ils s’attendaient à dépenser et celles qu’ils comptaient recevoir et ont pris une chance. L’absence d’analyse plus professionnelle ne signifie pas nécessairement que les contribuables n’étaient pas en droit de s’attendre à tirer des profits de leur entreprise.

Il importe également d’examiner « le temps requis pour rentabiliser une activité ». Les trois années d’imposition en question étaient les premières années d’existence de l’entreprise. Il est reconnu dans la jurisprudence qu’au cours de la phase de démarrage d’une entreprise, les tribunaux se montreront souples dans l’application du critère de l’arrêt Moldowan. Au cours de la période de démarrage, l’incertitude est nécessairement très grande et les entreprises subissent généralement des pertes très lourdes. Les contribuables n’ont pas eu suffisamment de temps pour prouver la viabilité de l’entreprise.

La propriété n’a pas été achetée pour un motif autre que celui de réaliser un bénéfice. Les contribuables se sont lancés dans une entreprise commerciale et leurs attentes de profit n’étaient pas déraisonnables dans les circonstances.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5esuppl.), ch. 1, art. 3 (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 1), 9, 18, 19, 20, 21, 31, 67, 248(1).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480; (1977), 77 D.L.R. (3d) 112; [1977] C.T.C. 310; 77 DTC 5213; 15 N.R. 476; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 94 DTC 6001.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Bélec (E.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2809; (1994), 95 DTC 121 (C.C.I.); Eleuteri c. Canada, [1995] E.T.C. 329 (C.C.I.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Royal Trust Co., The v. Minister of National Revenue, [1956-60] R.C.É. 70; (1957), 9 D.L.R. (2d) 28; [1957] C.T.C. 32; 57 D.T.C. 1055; Mattabi Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du Revenu), [1988] 2 R.C.S. 175; (1988), 53 D.L.R. (4th) 656; [1988] 2 C.T.C. 294; 87 N.R. 300; 29 O.A.C. 268; Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32; (1987), 36 D.L.R. (4th) 197; [1987] 1 C.T.C. 117; 87 DTC 5059; 25 E.T.R. 13; 71 N.R. 134; Narine (M.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2055 (C.C.I.); Dorfman, O c MRN, [1972] CTC 151; (1972), 72 DTC 6131 (C.F. 1re inst.); Maloney (V.) c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 2402; (1989), 89 DTC 314 (C.C.I.); Cipollone (N.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2598; [1994] E.T.C. 405 (C.C.I.); Cheesmond (J.E.) c. Canada, [1995] E.T.C. 402 (C.C.I.); Baker (C.B.) c. M.R.N., [1987] 2 C.T.C. 2271; (1987), 87 DTC 566 (C.C.I.); Escudero (J) c MRN, [1981] CTC 2340; (1981), 81 DTC 301 (C.R.I.); Sipley (P.D.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2073 (C.C.I.); McKay (K.) c. M.R.N., [1993] 2 C.T.C. 2740; (1993), 93 DTC 1064 (C.C.I.); Huot (M.-G.) c. M.R.N., [1990] 2 C.T.C. 2364; (1989), 90 DTC 1818 (C.C.I.); Landry (C.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 3; (1994), 94 DTC 6624 (C.A.F.); Engler (J.S.) c. Canada, [1994] 2 C.T.C. 64; (1994), 94 DTC 6280; 76 F.T.R. 214 (C.F. 1re inst.); Irrigation Industries Limited v. The Minister of National Revenue, [1962] R.C.S. 346; (1962), 33 D.L.R. (2d) 194; [1962] C.T.C. 215; 62 DTC 1131.

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Connor (J.G.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2991 (C.C.I.); McHugh (B.J.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2652 (C.C.I.); Pleet c. Canada, [1990] T.C.J. no1039 (C.C.I.) (QL); Gabco Ltd. v. Minister of National Revenue, [1968] 2 R.C.É. 511; [1968] C.T.C. 313; 68 DTC 5210; ELB Productions Ltd. c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2661; (1991), 91 DTC 1466 (C.C.I.); Nichol (G.) c. Canada, [1993] 2 C.T.C. 2906; (1993), 93 DTC 1216 (C.C.I.); Roopchan (T.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2415; [1995] E.T.C. 208 (C.C.I.); Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; (1984), 10 D.L.R. (4th) 1; [1984] CTC 294; 84 DTC 6305; 53 N.R. 241; Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3; (1994), 63 C.A.Q. 161; 95 DTC 5017; 171 N.R. 161; Lor-Wes Contracting Ltd. c. La Reine, [1986] 1 C.F. 346 [1985] CTC 79; (1985), 85 DTC 5310; 60 N.R. 321 (C.A.); Geurts (W.L.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2971; (1995), 95 DTC 89 (C.C.I.); Lemieux (L.) c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 2180; (1991), 91 DTC 450 (Fr.) (C.C.I.); Laurence (E.) c. M.R.N., [1987] 1 C.T.C. 2234; (1987), 87 DTC 173 (C.C.I.); Perratt (W P et R) c MRN, [1985] 1 CTC 2089; (1985), 85 DTC 101 (C.C.I.); Lorentz (V) c MRN, [1985] 1 CTC 2144; (1985), 85 DTC 131 (C.C.I.); Aucoin c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 2191; (1990), 91 DTC 313 (C.C.I.); Fish (S.) c. Canada, [1995] E.T.C. 403 (C.C.I.); Daudlin (R.M.P.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2731; [1995] E.T.C. 157 (C.C.I.).

DOCTRINE

Hoffer, Joseph, The Rent Control Act, 1992 : New Rules for Landlords, Lenders and Lawyers. Toronto : Insight Press, 1992.

Silver, Sheldon, « Great Expectations — Are they Reasonable? » paper presented at the Corporate Management Tax Conference, juin 1995.

Thomas, R. B. et T. E. McDonnell, « Reasonable Expectation of Profit : Are Revenue Canada’s and the Court’s Expectations Unreasonable? » (1993), 41 Can. Tax. J.1128.

DEMANDES de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a refusé les déductions des pertes découlant d’un immeuble d’habitation à usage locatif à titre de dépenses d’entreprise (Tonn c. Canada, [1994] T.C.J. no1223 (C.C.I.) (QL)). Demandes accueillies.

AVOCATS :

Clifford L. Rand et Susan J. Thomson pour les requérants.

David E. Spiro pour l’intimée.

PROCUREURS :

Wildeboer Rand Thomson Apps, Toronto, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. :Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale[1] à l’égard d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt [[1994] T.C.J. no1223 (QL)]. La question en litige est celle de savoir si le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en statuant que les pertes découlant d’un immeuble d’habitation à usage locatif ne sont pas déductibles des autres sources de revenu à titre de dépenses d’entreprise aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu[2].

Les faits ne sont pas contestés et peuvent être résumés comme suit. En août 1989, le requérant Enno Tonn a acheté un immeuble d’habitation vacant situé à Scarborough au prix de 245 000 $. L’immeuble contenait deux logements locatifs. Lorsque le requérant a acheté l’immeuble, il avait l’intention de l’utiliser comme source de revenu. Pour financer l’achat, M. Tonn a pris en charge l’hypothèque existante d’environ 168 000 $ qui grevait la propriété à un taux d’intérêt de 11,25 %. Ce financement a été complété par un prêt assorti d’une hypothèque de premier rang de 50 000 $ sur la résidence principale de M. Tonn au taux d’intérêt de 12,5 % ainsi que par un prêt sans intérêt consenti par le troisième requérant en l’espèce, Lester Sinanansingh.

Lorsqu’il a acquis la propriété, M. Tonn s’attendait à recevoir un revenu de location mensuel de 1 900 $ tout au long de l’année 1990 et prévoyait que les revenus annuels augmenteraient d’environ 6 % au cours des années suivantes. En se fondant sur les revenus et dépenses qu’il avait prévus et sur certains remboursements qu’il comptait effectuer, M. Tonn s’attendait à commencer à tirer un bénéfice de la propriété en 1992. Il a également déclaré ce qui suit : [traduction] « l’immobilier est un bon placement à long terme ». Malheureusement, il n’a pas reçu les loyers qu’il avait prévus en 1989 ni au cours des deux années suivantes. De plus, les frais étaient supérieurs aux montants qu’il avait prévus. Par conséquent, le bénéfice escompté pour les années en question, soit 1989, 1990 et 1991, n’a pas été réalisé.

L’avocat des requérants a tenté de présenter un affidavit de M. Tonn concernant des faits qui n’avaient pas été mis en preuve à l’audience. L’avocat de Sa Majesté s’est vivement opposé à la production de cet affidavit et, en réponse, l’avocat du requérant a soutenu qu’il ne se fonderait pas sur les nouveaux faits allégués dans l’affidavit, étant donné qu’ils n’étaient pas nécessaires pour sa plaidoirie. Dans l’affidavit contesté, les faits suivants, dont la Cour n’a pas tenu compte, ont été allégués (entre autres) : M. Tonn a réussi à libérer l’hypothèque de 50 000 $ qui grevait sa résidence principale en 1991 et, afin de compenser le manque à gagner imprévu, son épouse, Rose Tonn, s’est jointe à l’entreprise. Tous deux ont ensuite convenu avec M. Sinanansingh de convertir le prêt de celui-ci en un droit afférent au tiers de la propriété. Cette conversion a eu lieu en août 1991 et a permis d’espérer que l’immeuble génère des profits.

Les requérants ont considéré la location comme une entreprise et, en se fondant sur cette présomption, ils ont déduit les pertes de leurs autres sources de revenu en 1989, 1990 et 1991. Le ministre du Revenu national a contesté cette déduction et établi de nouvelles cotisations à l’endroit de chacun des contribuables pour les années en question[3], refusant les pertes déclarées.

LA COUR DE PREMIÈRE INSTANCE

Les requérants ont porté la décision du ministre en appel devant la Cour canadienne de l’impôt. Au cours de l’interrogatoire principal de M. Tonn, le juge de la Cour a formulé la question à trancher en ces termes :

[traduction] Une seule question se pose, Monsieur : pourquoi ces personnes estiment-elles qu’elles ont le droit de se faire aider par les autres contribuables du Canada à payer le coût des pertes qu’elles ont subies à l’égard d’un bien locatif? C’est la seule question à trancher. Les autres questions ne sont nullement pertinentes.

Quelques moments plus tard, le juge a reformulé la question comme suit :

[traduction] Voyez-vous, la question est très simple en réalité et le ministre l’a énoncée précisément pour vous. L’appelant avait-il un espoir raisonnable de tirer un profit du bien au cours des années en question…

Répondant par la négative à cette question, le juge a tranché le litige en faveur du ministre. Dans ses motifs, il a dit ce qui suit [aux pages 3 à 5 (QL)] :

Il n’y a qu’une question à trancher. Il s’agit de déterminer si le bien locatif et la prétendue entreprise de location correspondent en fait à une entreprise, c’est-à-dire une entreprise présentant une attente raisonnable de profit.

Si l’on résume très simplement la question, il s’agit en dernière analyse de déterminer si, après s’être lancés dans ce qu’ils disent être une entreprise, ils ont fait la preuve que c’était bien une entreprise. À cet égard, il existe deux façons d’établir ce qu’il en est. Soit que vous affichez un bénéfice, situation qui témoigne de l’existence probable d’une entreprise, soit que vous prouvez clairement qu’en dépit de la présence de pertes, il y aurait pu ou il y aurait dû y avoir un bénéfice. La Loi de l’impôt sur le revenu a pour objet d’imposer les bénéfices; elle ne vise pas à alourdir le fardeau des autres contribuables du pays, … Revenu Canada tient certes compte des pertes lorsqu’elles sont légitimes. Elles ne sont pas légitimes ni déductibles lorsqu’il est manifeste qu’elles correspondent à des dépenses dont on ne peut faire la preuve qu’elles ont servi à gagner ou à produire un revenu, c’est-à-dire un revenu net, et non tout simplement un revenu.

Après avoir examiné les revenus et dépenses réels et prévus des contribuables pour les années 1989 à 1991, le juge a formulé les commentaires suivants [à la page 6 (QL)] :

… en d’autres mots, lorsqu’on tient compte des intérêts hypothécaires seulement et des taxes seulement, on constate que jamais le revenu locatif escompté n’aurait pu produire un bénéfice.

Lorsqu’on est incapable d’établir l’existence d’une entente [sic] raisonnable de profit, il n’y a pas d’entreprise aux fins de l’impôt sur le revenu, et on n’est pas autorisé à imputer les pertes subies sur un revenu tiré d’autres sources. C’est là ce qui s’est produit en l’instance.

Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a donc essentiellement conclu que les contribuables n’ont pu démontrer qu’ils avaient une attente raisonnable de profit dans les circonstances. Par conséquent, pour les années en question, ils ne pouvaient dès le départ réclamer une déduction, parce que les revenus prévus n’étaient pas suffisants pour compenser les dépenses. En outre, même si les revenus prévus avaient effectivement été reçus, les livres comptables des contribuables auraient encore affiché une perte, selon le juge de la Cour canadienne de l’impôt.

LES ARGUMENTS INVOQUÉS DEVANT LA COUR D’APPEL

Contestant la décision de la Cour canadienne de l’impôt, l’avocat des requérants, MClifford Rand, a soutenu que le juge a mal appliqué le critère de l’attente raisonnable de profit. D’abord, a-t-il mentionné, lorsque les intentions d’un contribuable à l’égard d’une entreprise sont strictement commerciales, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour ne devrait pas substituer son jugement à celui du contribuable, sauf si les attentes liées au bénéfice sont « manifestement déraisonnables ». En deuxième lieu, MRand fait valoir que la Cour devrait donner aux contribuables suffisamment de temps pour établir la rentabilité de l’entreprise. Le fait qu’une entreprise engage des pertes au cours de ses premières années d’existence, soit la période de « démarrage », ne signifie pas nécessairement que le contribuable n’a pas d’espoir raisonnable de tirer profit de l’exploitation de l’entreprise. Ce n’est qu’après la période de démarrage, qui varie en fonction de la nature et des circonstances de l’entreprise, qu’il est possible de déterminer objectivement les chances de profit selon le critère. En troisième lieu, les contribuables ont dû faire face à des changements de circonstances indépendants de leur volonté, notamment la baisse du marché de l’immobilier et le fait que les revenus de location n’ont pas augmenté de 6 % par année, contrairement à ce que les contribuables avaient prévu. De l’avis de Me Rand, le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas suffisamment tenu compte de ces facteurs dans ses motifs.

Pour sa part, l’avocat de Sa Majesté, MDavid Spiro, a présenté une plaidoirie logique et bien sentie qui était axée sur les projections de dépenses et de revenus des contribuables. Sur le plan des dépenses, Me Spiro a soutenu que les contribuables n’ont pas tenu compte de certaines dépenses importantes dans leurs prévisions; c’est pourquoi celles-ci étaient beaucoup trop basses. Sur le plan des revenus, il a souligné que, étant donné que les contribuables n’ont présenté aucune preuve visant à expliquer pourquoi ils comptaient bénéficier d’une augmentation annuelle de 6 % des loyers, cette attente n’était pas raisonnable. MSpiro a donc fait valoir que les prévisions relatives aux dépenses et aux revenus n’étaient pas celles que des propriétaires raisonnablement prudents auraient faites. Par conséquent, la méthode utilisée par ces contribuables était nonchalante, imprudente et irrationnelle. Selon Me Spiro, en raison de ces lacunes, les requérants n’avaient pas d’attente raisonnable de tirer un profit de la propriété de Scarborough et le ministre a eu raison de refuser les déductions qu’ils avaient faites.

PRINCIPES JURIDIQUES PERTINENTS : CONTEXTE

Le présent litige est le plus récent d’une série d’affaires semblables portant sur l’application du critère de l’attente raisonnable de profit pour déterminer si une perte d’entreprise peut être déduite des autres sources de revenu. Si abondante qu’elle soit, la jurisprudence prête parfois à confusion. Les affaires semblables à la présente espèce nécessitent l’examen de facteurs d’ordre factuel et juridique complexes. Une de ces difficultés, et non la moindre, réside dans le fait que, pour des circonstances semblables à celles de la présente affaire, au moins cinq critères peuvent s’appliquer au sujet de la déductibilité des frais, soit quatre d’origine législative et un qui est tiré de la common law. Un bref survol de la situation fournira peut-être certains éclaircissements utiles. Par conséquent, dans l’analyse qui suit, je présenterai les dispositions législatives qui s’appliquent à la principale question qui se pose en l’espèce, soit la déductibilité des dépenses d’entreprise. Cette analyse constituera le fondement dont je m’inspirerai pour commenter le critère de l’attente raisonnable de profit à appliquer pour trancher le présent litige.

La Loi de l’impôt sur le revenu vise à taxer le revenu selon la source. Elle définit différentes activités productrices de revenus comme sources de revenu distinctes et énonce des règles de calcul s’appliquant spécifiquement à ces sources. Quatre sources de revenus sont prévues : le revenu d’emploi, le revenu d’entreprise, le revenu tiré d’un bien et les gains en capital. Selon l’article 3 [mod. par L.C. 1990, ch. 7, ann. II, art. 1] de la Loi, le revenu total du contribuable est le total des revenus et des pertes provenant de chacune de ces sources, compte tenu des règles de calcul relatives à la source en question. La seule exception à la méthode d’addition et de soustraction envisagée par l’article 3 est la règle selon laquelle les pertes en capital ne peuvent être déduites que des gains en capital. Dans tous les autres cas, les revenus et dépenses provenant de chaque source sont ajoutés à tous les autres revenus et dépenses ou retranchés de ceux-ci, selon le cas.

Pour chacune des quatre sources susmentionnées, différentes dépenses peuvent être déduites. Les règles relatives aux déductions qui s’appliquent au revenu tiré d’un bien ou d’une entreprise sont énoncées en grande partie aux articles 9 et 18 à 21. Pour déterminer le sort des dépenses dont nous sommes saisis, quatre de ces dispositions sont pertinentes et chacune comporte son propre critère : il s’agit du paragraphe 9(1), des alinéas 18(1)a) et 18(1)h) et du sous-alinéa 20(1)c)(i).

L’article 9 énonce les règles fondamentales relatives au calcul du revenu ou d’une perte tiré d’un bien ou d’une entreprise. Le paragraphe 9(1), dont le texte est reproduit ci-après, est particulièrement pertinent :

9.(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

Cette disposition est le point de départ de toute analyse de la déductibilité des dépenses d’entreprise et est importante pour deux raisons. D’abord, elle énonce que les renvois au « revenu » d’entreprise, comme ceux qui sont prévus aux articles 18 et 20, sont des renvois au « bénéfice », qui est un concept net. En second lieu, en définissant le revenu d’entreprise comme un bénéfice, le paragraphe 9(1) autorise implicitement la déduction des dépenses légitimes. En d’autres termes, le bénéfice, comme concept net, renvoie à l’excédent des revenus sur les dépenses. Par conséquent, un bénéfice ne peut être réalisé qu’une fois les dépenses déduites.

Le paragraphe 9(1) a donc été considéré comme la disposition à examiner en premier lieu[4] dans l’analyse des déductions et, en raison de son renvoi au « bénéfice », a été interprété comme une disposition qui englobe un « critère des affaires » aux fins de l’analyse de la déductibilité. Comme le président Thorson l’a dit bien des années plus tôt dans l’arrêt Royal Trust Co., The v. Minister of National Revenue, le « critère des affaires » sous-entendu par la disposition est fondé sur les « principes bien reconnus de la pratique courante des affaires »[5] :

[traduction] [P]our savoir si un débours ou une dépense donné est déductible aux fins de l’impôt sur le revenu, il faut d’abord déterminer si sa déduction est conforme aux principes ordinaires des affaires commerciales ou aux principes bien reconnus de la pratique courante des affaires[6].

Les principes bien reconnus de la pratique courante des affaires sous-entendent notamment que seuls les frais engagés à titre de dépenses pertinentes et de charges d’exploitation visant à gagner un revenu sont déductibles. Ceux qui n’ont aucun lien avec une activité productrice de revenu et ceux qui sont de nature personnelle ne peuvent être déduits. Étant donné que le revenu d’entreprise est fondé sur l’intention de tirer un bénéfice, le paragraphe 9(1) englobe comme critère de déductibilité l’intention de réaliser un bénéfice. Dans l’arrêt Symes, le juge Iacobucci, de la Cour suprême du Canada, a reconnu cette interprétation du paragraphe 9(1) :

Si l’on adopte cette conception de la déductibilité, on se rend immédiatement compte que les principes bien reconnus de la pratique courante des affaires visés au par. 9(1) auraient généralement pour effet d’interdire la déduction de dépenses qui n’ont pas pour objet de gagner un revenu…[7]

Il est également évident que le paragraphe 9(1) reprend de façon plus succincte certaines des déductions interdites qui sont énoncées à l’article 18, notamment les interdictions générales prévues aux alinéas 18(1)a) et h). Ce chevauchement n’a guère de conséquences sur le plan juridique, les dernières dispositions énonçant simplement de façon plus explicite les interdictions découlant implicitement de la première.

Les deuxième et troisième dispositions qui sont pertinentes pour déterminer si les dépenses en l’espèce sont déductibles se trouvent toutes deux à l’article 18, qui est le premier des trois articles prescrivant des restrictions au sujet de la déductibilité des dépenses. L’alinéa 18(1)a) énonce la plus générale de ces restrictions :

18.(1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

a) les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien.

Tel qu’il est mentionné ci-dessus, il faut lire l’alinéa 18(1)a) à la lumière du paragraphe 9(1). Le renvoi au revenu de l’alinéa 18(1)a) doit donc être considéré comme un renvoi au revenu net, c’est-à-dire au bénéfice. Interprété de cette façon, l’alinéa 18(1)a) énonce un critère de déductibilité assez semblable à celui qui découle implicitement du paragraphe 9(1). Dans l’arrêt Mattabi Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du revenu), Mme le juge Wilson a dit que le premier critère était un « critère général fondé sur le but ou l’intention »[8]. Pour être déductible conformément à l’alinéa 18(1)a), une dépense doit avoir été engagée dans le but de produire un bénéfice. En d’autres termes, la dépense doit avoir été engagée dans un contexte commercial lié au processus de production de revenus. Je souligne à cet égard que cette intention, à strictement parler, est subjective. La disposition n’exige pas expressément que l’intention soit raisonnable sur le plan objectif. Je reviendrai sur cette question un peu plus loin.

La disposition pertinente qui suit est l’alinéa 18(1)h), qui interdit la déduction des frais personnels ou de subsistance. Voici le libellé de cette disposition :

18.(1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

h) le montant des frais personnels ou de subsistance du contribuable—à l’exception des frais de déplacement engagés par celui-ci dans le cadre de l’exploitation de son entreprise pendant qu’il était absent de chez lui.

Le paragraphe 248(1) définit les frais personnels ou frais de subsistance en partie comme suit :

248.(1) …

« frais personnels ou de subsistance » Sont compris parmi les frais personnels ou de subsistance :

a) les dépenses inhérentes aux biens entretenus par toute personne pour l’usage ou l’avantage du contribuable ou de toute personne unie à ce dernier par les liens du sang, du mariage ou de l’adoption, et non entretenus dans le but ou avec l’espoir raisonnable de tirer un profit de l’exploitation d’une entreprise.

Une comparaison entre l’alinéa 18(1)a) et l’alinéa 18(1)h) indique une certaine répétition de la part du législateur. Les dépenses de nature personnelle sont implicitement exclues en raison du critère de l’intention de l’alinéa 18(1)a), car elles ne sont nullement liées à la réalisation d’un bénéfice; l’alinéa 18(1)h) devient donc en quelque sorte redondant. Néanmoins, il indique clairement que les frais engagés dans un but personnel ne sont pas déductibles. Là où il diffère de l’alinéa 18(1)a), c’est dans son renvoi au critère d’un « espoir raisonnable de tirer un profit », qui repose sur une évaluation objective d’une entreprise commerciale pour déterminer si une dépense donnée est ou non de nature personnelle. Cette objectivité n’est pas exigée de façon spécifique par le paragraphe 9(1) ou l’alinéa 18(1)a).

La dernière disposition pertinente en l’espèce est le sous-alinéa 20(1)c)(i), qui permet la déduction des frais d’intérêt engagés à l’égard des sommes d’argent empruntées. Voici le texte de cette disposition :

20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :

c) la moins élevée d’une somme payée au cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur :

(i) de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien …

Tout comme c’est le cas pour l’article 18, les renvois au revenu de l’article 20 doivent être considérés comme des renvois au bénéfice. Compte tenu de cette précision et du renvoi à une intention que comporte cette disposition, le sous-alinéa 20(1)c)(i) énonce un critère des affaires semblable aux critères de l’intention subjective du paragraphe 9(1) et de l’alinéa 18(1)a), sauf qu’il s’applique seulement aux frais d’intérêt. Commentant le critère prévu au sous-alinéa 20(1)c)(i), le juge en chef Dickson a dit, dans l’arrêt Bronfman Trust c. La Reine[9], que les fonds empruntés doivent pouvoir être liés à une fin identifiable admissible :

La déduction prévue par la loi exige donc qu’on détermine si l’argent emprunté a été utilisé en vue de tirer un revenu imposable d’une entreprise ou d’un bien, ce qui constitue une utilisation admissible, ou s’il a été affecté à quelqu’une des possibles utilisations inadmissibles. Il incombe au contribuable d’établir que les fonds empruntés ont été utilisés à une fin identifiable ouvrant droit à la déduction[10].

En plus de cette détermination, le sous-alinéa 20(1)c)(i) exige également que la fin pour laquelle les fonds sont utilisés soit déterminée. Comme le juge en chef Dickson l’a dit dans l’arrêt Bronfman :

La disposition prévoyant la déduction des intérêts exige non seulement la détermination de l’usage auquel ont été affectés les fonds empruntés, mais aussi la détermination de la « fin ». L’admissibilité à la déduction est soumise à la condition que l’argent emprunté soit utilisé pour produire un revenu[11].

Le sous-alinéa 20(1)c)(i) énonce donc un autre critère « des affaires » dont l’application est assez restreinte, mais qui ressemble par ailleurs aux critères prévus au paragraphe 9(1) et à l’alinéa 18(1)a). Dans certaines circonstances, compte tenu des exigences formulées dans l’arrêt Bronfman, il sera peut-être nécessaire de répartir les frais d’intérêt entre les utilisations admissibles et non admissibles, dans la mesure du possible. Cette répartition est envisagée dans la disposition législative et n’est pas inhabituelle dans la jurisprudence[12].

CRITÈRE DE L’ARRÊT MOLDOWAN

En plus de ces dispositions redondantes qui énoncent toutes un critère applicable en l’espèce pour déterminer la déductibilité des dépenses, il faut également tenir compte du critère de la common law qui est énoncé dans l’arrêt Moldowan, soit « l’expectative raisonnable de profit ». C’est ce critère que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a appliqué. Il s’agit d’un critère que le juge Dickson [tel était alors son titre] a articulé dans l’arrêt Moldowan c. La Reine (arrêt de principe de 1978)[13], où le litige portait sur la question de savoir si une entreprise d’élevage de chevaux constituait la principale source de revenu du requérant au sens du paragraphe 13(1), [S.R.C. 1952, ch. 148] qui est maintenant le paragraphe 31(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Dans sa décision, le juge Dickson s’exprime comme suit :

Il y a d’abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une « source » de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L’expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise[14].

Ces commentaires, qui sont bien connus des professionnels et du personnel du Ministère, sont devenus le premier et souvent le dernier argument invoqué dans la plupart des cas concernant la déductibilité d’une dépense d’entreprise. Les mots « expectative raisonnable de profit » constituent donc maintenant un critère de référence permettant habituellement de trancher les litiges qui concernent la déductibilité des frais d’entreprise.

Pour mieux comprendre le critère énoncé dans l’arrêt Moldowan et la façon dont il faut l’appliquer, il y aurait peut-être lieu de le comparer à ceux qui figurent dans la loi. D’abord, il convient de souligner que les mots « reasonable expectation of profit » [traduits au paragraphe 248(1) de la Loi par « espoir raisonnable de tirer un profit »] sont utilisés dans de nombreux articles de la Loi de l’impôt sur le revenu et servent principalement à établir la distinction entre certaines transactions acceptables et inacceptables au sens des dispositions en question. Ils sont même intégrés à l’alinéa 18(1)h), en raison de l’application à cette disposition de la définition des mots « frais personnels ou de subsistance » du paragraphe 248(1), tel qu’il est mentionné plus haut.

D’après certains commentateurs et quelques décisions rendues à ce sujet, le critère de l’attente raisonnable de profit énoncé dans l’arrêt Moldowan tire ses origines de l’alinéa 18(1)h) et se voulait une simple reformulation de l’interdiction prévue dans cette disposition quant à la déduction des frais personnels. Selon ces commentateurs et ces décisions, la portée de ce critère ne devrait pas être plus grande que celle qui est envisagée par l’alinéa 18(1)h). C’est l’avis, notamment, de R. B. Thomas et T. E. McDonnell :

[traduction] L’expression [espoir raisonnable de tirer un profit] figure dans la Loi de l’impôt sur le revenu, plus précisément dans la définition des frais personnels ou de subsistance, qui comprend les mots « les dépenses inhérentes aux biens…non entretenus dans le but ou avec l’espoir de tirer un profit de l’exploitation d’une entreprise ». Cependant, avec le temps, « l’espoir raisonnable de tirer un profit » semble avoir été détaché de la définition et être devenu un critère en soi[15].

De la même façon, désapprouvant l’évolution du critère, le juge Bowman, de la C.C.I., a dit ce qui suit :

Les pertes n’ont pas été admises pour le motif que les dépenses représentaient des frais personnels ou de subsistance et qu’il n’y avait, pour employer la formule régulièrement psalmodiée comme une espèce d’incantation rituelle, « aucune attente raisonnable de profit ». L’application de la notion d’absence d’« attente raisonnable de profit », si tant est que cette notion existe vraiment comme principe fiscal indépendant, ne peut se justifier en l’espèce. Il s’agit d’une notion qui a été sortie du contexte du principe énoncé par le juge Dickson dans l’arrêt Moldowan… et qui tire son origine de la définition de « frais personnels ou de subsistance » figurant à l’article 248 de la Loi de l’impôt sur le revenu[16].

Au soutien de cette conception de l’origine du critère, il y aurait peut-être lieu de souligner que, dans l’arrêt Moldowan, le juge Dickson a cité la définition des frais personnels immédiatement après le paragraphe duquel ses propos susmentionnés ont été tirés. De plus, une des principales questions à trancher dans cette affaire était celle de savoir si l’entreprise agricole en question était une véritable entreprise ou si les dépenses étaient personnelles. L’importance de cette question dans l’affaire et la similitude de la phraséologie utilisée dans le critère et à l’alinéa 18(1)h) pourraient inciter certains à penser que le critère de l’attente raisonnable de profit visait simplement à permettre d’établir une distinction entre les dépenses personnelles et les dépenses d’entreprise, sans plus.

Cependant, cette interprétation de l’arrêt Moldowan ne m’apparaît pas entièrement convaincante. Dans cette affaire, le critère proposé par le juge Dickson a servi à refuser la déduction des frais personnels. Les litiges portant sur l’article 31 concernent souvent des cas dans lesquels une ferme est exploitée davantage comme passe-temps qu’à titre d’entreprise et dans lesquels la première question, souvent déterminante, est celle de savoir si les dépenses en question sont de nature personnelle. Toutefois, le juge Dickson n’a pas cité le critère de l’expectative raisonnable de profit uniquement pour trancher cette question. Une lecture plus approfondie de la décision indique qu’il n’avait pas l’intention que ces situations de « passe-temps » soient les seules situations dans lesquelles le critère pourrait s’appliquer. Il voulait également enterrer l’idée selon laquelle, pour avoir une source de revenu aux termes du paragraphe 13(1) (aujourd’hui le paragraphe 31(1)), un contribuable doit avoir un revenu net tiré de la source. C’est sur ce point que le critère aurait une portée plus étendue. À cet égard, le juge Dickson a cité l’arrêt Dorfman, O c MRN[17], où la Cour dit ce qui suit au sujet de la « source de revenu » :

Je ne puis accepter l’interprétation que l’avocat du ministre donne en l’espèce à l’expression « source de revenu » et suivant laquelle il doit y avoir un revenu net avant de pouvoir dire qu’il y a une source de revenu. À mon avis, cette expression est employée dans le sens d’une entreprise, d’un emploi ou d’un bien desquels on peut raisonnablement espérer tirer un bénéfice[18].

Par son renvoi aux sources de revenu de la Loi, cette citation indique que le juge Dickson désirait que le critère de l’expectative raisonnable de profit, qui était semblable au critère précisé à l’alinéa 18(1)h), constitue une restriction générale touchant la déductibilité, tout à fait de la façon dont il avait formulé le critère. Il a choisi sagement d’utiliser une phraséologie semblable à celle de la disposition législative, afin d’éviter tout conflit pouvant découler du sens de termes différents. L’application du critère n’a pas été limitée aux dépenses d’exploitation agricole prévues à l’article 31, aux frais personnels aux termes de l’alinéa 18(1)h) ou même aux dépenses d’entreprise entrant dans la catégorie du revenu tiré d’une entreprise. Cette interprétation du critère de l’arrêt Moldowan respecte le ton général du renvoi fait par le juge Dickson au concept de la « source de revenu » et est conforme à la façon dont le critère a été appliqué dans de nombreuses décisions. Je suis donc convaincu que, aux yeux du juge Dickson, le critère devait avoir une portée plus large que l’alinéa 18(1)h); par conséquent, il n’y a pas lieu de dire que le critère énoncé dans l’arrêt Moldowan tire ses origines de cette disposition et que celle-ci exige en soi une interprétation plus restrictive de l’arrêt Moldowan.

Cependant, je n’ai pas l’intention, par cette analyse de l’arrêt Moldowan, de passer sous silence les préoccupations exprimées par les auteurs (voir plus haut) au sujet de l’application étendue du critère. Il est nécessaire de comprendre clairement l’objet du critère, tant d’après un examen de l’arrêt Moldowan qu’à la lumière d’une comparaison avec les dispositions législatives pertinentes. Le critère de l’arrêt Moldowan est plus strict que les critères de la fin commerciale prévus au paragraphe 9(1) et à l’alinéa 18(1)a). Tel qu’il est mentionné ci-dessus, ces critères exigent que le contribuable ait formé l’intention subjective de réaliser un bénéfice lorsqu’il engage une dépense. Cependant, selon le critère de l’arrêt Moldowan, cette intention doit également être raisonnable sur le plan objectif. En réalité, dans la plupart des cas, le critère objectif de l’arrêt Moldowan et les critères subjectifs découlant de la loi ne donneront pas de résultats vraiment différents. Il est fréquemment possible de déduire l’intention subjective d’une analyse raisonnable des circonstances. Une personne qui invoque une intention subjective irréaliste ne sera peut-être pas crue. Habituellement, l’intention de réaliser un bénéfice doit être raisonnable pour qu’un tribunal l’accepte. Cependant, il y a une différence entre l’intention subjective et l’intention objective sur le plan du sens et des liens qu’elles ont avec les dépenses. Le juge Iacobucci a reconnu cette différence dans l’arrêt Symes, lorsqu’il a dit ce qui suit au sujet de l’intention commerciale exigée implicitement par l’alinéa 18(1)a) :

Comme dans d’autres domaines du droit, lorsqu’il faut établir l’objet ou l’intention des actes, on ne doit pas supposer que les tribunaux se fonderont seulement, en répondant à cette question, sur les déclarations du contribuable, ex post facto ou autrement, quant à l’objet subjectif d’une dépense donnée. Ils examineront plutôt comment l’objet se manifeste objectivement, et l’objet est en définitive une question de fait à trancher en tenant compte de toutes les circonstances[19].

En résumé, bien qu’il soit formulé de façon similaire, le critère de l’arrêt Moldowan n’est pas tiré de l’un ou l’autre des articles 9, 18 et 20, qui concernent la déduction des dépenses. Il s’apparente à ceux de l’intention commerciale du paragraphe 9(1) et de l’alinéa 18(1)a), mais il doit être appliqué de façon plus stricte en raison de sa nature objective. L’aspect objectif du critère de l’arrêt Moldowan est certainement la caractéristique qui le distingue le plus des critères généraux énoncés dans la Loi quant à la déductibilité des dépenses. Cette caractéristique du critère a été critiquée, parce qu’elle peut être appliquée de façon inéquitable pour désapprouver rétrospectivement les décisions commerciales des contribuables[20]. Un auteur a formulé sa critique en ces termes :

[traduction] [P]lutôt que d’appliquer le critère simplement pour déterminer si le contribuable avait une entreprise ou une source de revenu, Revenu Canada l’applique pour examiner en rétrospective le sens des affaires des contribuables. Il est malheureux de constater que Revenu Canada s’intéresse à ce type d’évaluation subjective, mais il est encore plus décevant de constater à quel point cette méthode est acceptée par les tribunaux. Dans plusieurs décisions, les tribunaux ont simplement adopté l’opinion de Revenu Canada selon laquelle le Ministère et, en dernier ressort, les juges eux-mêmes devraient examiner la viabilité de chaque entreprise commerciale pour déterminer si le contribuable a le droit de déduire les dépenses qui ont été engagées. Cet examen survient bien entendu des années après le début des activités et la décision est fondée en grande partie sur une évaluation rétrospective. Il est difficile de trouver, que ce soit dans la Loi ou ailleurs, une source justifiant l’utilisation de ce type d’évaluation par les tribunaux. Tel qu’il est mentionné plus haut, l’arrêt Moldowan n’exige pas l’application de cette méthode …[21].

Examiné sous un autre angle, le critère de l’arrêt Moldowan peut être considéré comme un critère qui tire ses origines des principes et des objets de la Loi et qui constitue un précurseur de l’interprétation moderne des lois fiscales. Cette interprétation a été reconnue clairement dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine[22], et depuis ce temps, a été désignée sous différentes appellations, notamment « l’approche téléologique », par le juge Gonthier dans Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours[23], et « l’examen des termes dans leur contexte global », par le juge MacGuigan, J.C.A., dans Lor-Wes Contracting Ltd. c. La Reine[24]. Quelle que soit l’appellation utilisée, cette approche nécessite une interprétation de la Loi qui est conforme aux objectifs fondamentaux de celle-ci. Cette analyse de l’objet visé a inévitablement incité les tribunaux à examiner de façon plus rigoureuse les activités du contribuable pour déceler les transactions qui vont à l’encontre des objets de la Loi. Le juge en chef Dickson résume la question en ces termes dans l’arrêt Bronfman :

Si, en appréciant les opérations des contribuables, on a présent à l’esprit les réalités commerciales et économiques … , cela aidera peut-être à éviter que l’assujettissement à l’impôt dépende, ce qui serait injuste, de l’habileté avec laquelle le contribuable peut se servir d’une série d’événements pour créer une illusion de conformité avec les conditions apparentes d’admissibilité à une déduction d’impôt[25].

Quelles que soient les circonstances examinées, les transactions contraires aux fins de la Loi sont celles dont l’objet sous-jacent est d’éviter illégalement de payer de l’impôt. Un bon exemple est le cas du contribuable qui tente de déduire à titre de dépenses d’entreprise des frais qui constituent essentiellement des frais relatifs à un passe-temps ou des dépenses personnelles. Comme le bon sens l’indique, il est difficile de dire que cet évitement est l’un des objets fondamentaux visés par la Loi. À mon avis, c’est dans cet esprit que le juge Dickson a formulé le critère dans l’arrêt Moldowan.

Je me suis attardé à l’origine du critère de « l’attente raisonnable de profit », parce qu’il est nécessaire de bien comprendre ce concept pour trancher la présente demande. Comme formulation jurisprudentielle des objets de la Loi, le critère de l’arrêt Moldowan convient on ne peut mieux aux situations dans lesquelles le contribuable cherche à éviter de payer de l’impôt en structurant ses affaires de façon inappropriée, notamment lorsqu’il tente de déduire une dépense engagée pour obtenir un remboursement d’impôt[26] ou de déduire des dépenses d’entretien ménager personnelles sous le couvert d’une entreprise de services de dactylographie exploitée par son épouse[27]. Il s’agit, dans tous ces cas, de situations dans lesquelles le contribuable applique la Loi à des fins inappropriées et dans lesquelles le critère de l’arrêt Moldowan a été appliqué à juste titre pour refuser la déduction, parce que celle-ci allait à l’encontre des objets de la Loi.

Cependant, le respect des objets de la Loi exige-t-il que les déductions de pertes provenant d’entreprises exploitées de bonne foi soient refusées pour la simple raison que le contribuable a fait preuve de mauvais jugement? Je ne le crois pas. Si l’examen de la bonne foi du contribuable est nettement justifié dans certains cas, le régime fiscal ne devrait pas décourager ou pénaliser les contribuables qui ont pris des décisions honnêtes, mais erronées. Le régime d’imposition n’est pas fondé sur l’examen du sens des affaires de façon à accorder les déductions aux contribuables perspicaces et à les refuser à ceux qui ont manqué de jugement. L’imposition repose plutôt sur la situation économique du contribuable telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être, sous réserve des commentaires figurant plus loin.

À mon avis, lorsque le Ministère désire contester le caractère raisonnable des transactions d’un contribuable, il peut tout simplement, dans la plupart des cas, invoquer l’article 67, qui énonce qu’une dépense peut être déduite uniquement dans la mesure où elle est raisonnable dans les circonstances. Il n’est pas tenu d’appliquer le critère plus rigide de l’arrêt Moldowan. En fait, dans bien des cas, le recours à l’article 67 conviendra peut-être mieux. C’est ce qu’a fait remarquer le juge Bowman, de la Cour canadienne de l’impôt, à plusieurs reprises. Ainsi, dans Cipollone (N.) c. Canada[28], la contribuable a cherché à déduire différentes dépenses élevées dans le cadre de son entreprise de « thérapie de l’humour ». Malgré la nature inhabituelle de l’entreprise, le juge Bowman a décidé que celle-ci était honnête et n’était donc pas visée par le critère de l’arrêt Moldowan. Il a ajouté ce qui suit :

Ses pertes étaient considérables, mais pas parce que son entreprise n’avait pas une expectative raisonnable de profit, ou qu’elle ne dépensait pas d’argent pour tirer ou produire un revenu d’une entreprise. Je considère comme un fait établi qu’elle dépensait de l’argent pour faire un profit et que son expectative de profit était raisonnable, si elle avait choisi de déduire des dépenses raisonnables. Le problème réside non pas dans l’absence d’expectative raisonnable de profit, car des entreprises de ce genre peuvent être assez lucratives, mais plutôt dans la tentative de déduire des dépenses déraisonnables[29].

La façon dont le juge Bowman a examiné le problème dans cette décision semble très logique et pourrait être appliquée à l’avenir dans des litiges semblables à cette affaire.

Par conséquent, le critère de l’arrêt Moldowan est un critère utile qu’il est possible d’appliquer pour conclure qu’une activité du contribuable est inappropriée en l’absence d’éléments de preuve plus directs. Ainsi, lorsque les circonstances ne soulèvent nullement la question de savoir si une perte d’entreprise a été engagée dans un but personnel ou dans un but non lié à l’entreprise, le critère devrait être appliqué avec modération et avec une latitude favorisant le contribuable, dont le sens des affaires a peut-être fait défaut.

LA JURISPRUDENCE

Il appert d’un examen plus approfondi de la jurisprudence que cette interprétation est maintenant celle qui est retenue dans la plupart des cas. Les litiges dans lesquels le critère de « l’attente raisonnable de profit » est appliqué appartiennent à deux catégories. La première se compose des cas où l’activité reprochée se caractérise en grande partie par un élément personnel. Il s’agit de situations dans lesquelles le contribuable a investi de l’argent pour poursuivre une activité qui lui procure une satisfaction ou des avantages personnels, notamment sur le plan psychologique. L’exploitation de fermes d’élevage pour chevaux[30], la location d’unités en copropriété à Hawaï et en Floride[31] ou de chalets de ski[32], l’affrètement de yachts[33], l’exploitation de chenils[34] et ainsi de suite ont été considérés comme des activités de cette nature. Même si ces activités peuvent parfois être poursuivies comme s’il s’agissait d’une entreprise, les tribunaux ont généralement décidé qu’elles visaient avant tout des fins personnelles. Le désir de réaliser un bénéfice dans ce genre de situation n’est rien de plus qu’un vœu pieux ou un rêve impraticable[35] et ne constitue qu’une intention secondaire liée à l’activité. En réalité, le contribuable cherche à subventionner le coût de ces activités en déduisant de son revenu ce qui constitue effectivement une dépense personnelle.

Ainsi, dans l’arrêt McKay (K.) c. M.R.N.[36], le juge Brulé, de la C.C.I., a décidé qu’une entreprise de formation en plongée et de photographie sous-marine constituait un simple passe-temps :

Bien que la voie sur laquelle l’appelant s’était engagé montre qu’il œuvrait dans le domaine de la plongée, ce n’est pas suffisant pour faire de cette occupation autre chose qu’un simple passe-temps. À mon avis, sur la foi de l’ensemble de la preuve, l’appelant n’a pas établi qu’il avait bien une expectative raisonnable de profit à l’égard d’une entreprise de formation en plongée et de photographie sous-marine au cours des années dont il est ici question[37].

Le critère décisif dans ces affaires réside non pas dans le fait que les activités reprochées se prêtent plus ou moins bien en soi à l’exploitation commerciale, mais plutôt dans la façon dont elles sont poursuivies : même si le contribuable désire tirer un bénéfice de l’activité, ce n’est pas là le principal but de celle-ci, qui est poursuivie d’abord et avant tout pour la satisfaction personnelle du contribuable.

Dans une autre affaire de passe-temps, Escudero (J) c MRN[38], le requérant a déduit les pertes découlant de l’exploitation d’un chenil. Même si celui-ci était manifestement exploité comme une entreprise, le contribuable avait un intérêt personnel évident à l’endroit des chiens, puisqu’il s’était même acheté une maison mobile pour se rendre à des expositions canines. Statuant que les déductions avaient été refusées à bon droit, le président Cardin a dit ce qui suit :

Même si l’appelant a peut-être exploité son chenil en homme d’affaires averti, ce chenil n’a pas, à mon sens, l’ingrédient essentiel qui en ferait une entreprise, soit une expectative raisonnable de profit. D’après la preuve produite et, en particulier, les états financiers des années 1975 à 1980 inclusivement, je ne crois pas que l’appelant puisse raisonnablement s’attendre à tirer un profit de l’exploitation de son chenil dans un avenir prévisible. Quelle qu’ait été la raison pour laquelle il a entrepris d’élever des saint-bernard de race, ce n’était pas, à mon avis, afin d’en tirer un profit[39].

Un autre exemple de cas où l’avantage personnel dominait est l’affaire Huot (M.-G.) c. M.R.N.[40], où le contribuable a acquis certaines propriétés de ses parents et leur a ensuite loué une de celles-ci contre un loyer bien inférieur au taux du marché. Le requérant a ensuite tenté de déduire les pertes découlant de cette entente. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu à bon droit que le requérant n’avait pas d’attente raisonnable de profit et a rejeté l’appel.

Enfin, dans Maloney (V.) c. M.R.N.[41], la contribuable a loué à bas prix à sa mère une maison qu’elle lui avait achetée et a cherché à déduire les pertes engagées. Décidant que l’objet de l’entente était avant tout un avantage personnel, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a formulé les commentaires suivants :

Je ne doute aucunement de la bonne foi de l’appelante. Celle-ci a présenté son appel avec sincérité et conviction. Je considère toutefois que le projet selon lequel la mère subviendrait à ses propres besoins et paierait de ce fait un loyer raisonnable qui aurait permis à l’appelante de tirer un revenu du bien en question a été mal conçu. Les éléments subjectifs de la bonne foi, des espoirs commerciaux et des aspirations d’un contribuable ne confèrent pas à son entreprise une expectative raisonnable de profit si cette entreprise ne satisfait pas aux critères objectifs d’une entreprise prudente dans des circonstances analogues[42].

L’autre catégorie de cas se compose de situations dans lesquelles le contribuable ne poursuit pas l’activité en question pour en tirer des avantages personnels et dans lesquelles cette activité ne peut être considérée comme un passe-temps. Dans ces affaires, l’activité semble être poursuivie d’une façon commerciale et ne constitue pas une forme déguisée de loisir personnel. Habituellement, le Ministère ne conteste pas ces déductions; par conséquent, elles ne sont pas portées en appel et les décisions publiées dans les recueils judiciaires à ce sujet sont peu nombreuses. Cependant, les tribunaux doivent encore déterminer s’il existe dans ce genre de situations des facteurs moins évidents qui pourraient mener à une conclusion différente. Bien qu’ils soient moins enclins à refuser ces dépenses, ils le font dans les cas opportuns.

Ainsi, dans Baker (C.B.) c. M.R.N.[43], le juge Couture, juge en chef de la C.C.I., a statué que le contribuable s’était comporté d’une façon sérieuse et qu’il ne convenait pas de refuser les déductions qu’il réclamait :

Dans le présent appel, il me semble que l’appelant s’est comporté comme tout investisseur moyen normal, un investisseur non spécialisé à cause d’un manque de formation professionnelle, mais qui néanmoins avait une connaissance pratique des principes fondamentaux en matière de placement. Il connaissait la région où se trouvait le bien-fonds. Il avait obtenu la promesse formelle de l’agent immobilier qu’il n’aurait aucune difficulté à louer la propriété durant toute l’année et qu’en plus, l’agent avait suggéré le montant du loyer à percevoir…

On ne peut en aucune manière rendre l’appelant responsable du fait que les prévisions de location ne se sont pas réalisées, ce qui d’ailleurs a été l’unique et la principale cause de l’échec de l’entreprise. Il s’agit tout simplement d’une part du risque attaché à l’entreprise[44].

Dans une affaire bien différente, le contribuable a tenté de déduire les pertes découlant de la location d’un bien. Tout en reconnaissant que le ministre ou le tribunal ne devait pas substituer son jugement commercial à celui du contribuable, le juge Bowman a décidé que l’entreprise ne respectait pas le critère de l’arrêt Moldowan :

[traduction] Néanmoins, il doit y avoir suffisamment d’indices du caractère commercial permettant de conclure qu’une véritable entreprise commerciale est exploitée. Je ne trouve pas ces indices dans les ententes conclues par l’appelant. Le financement total de l’entreprise, le paiement d’une commission de 25 % aux constructeurs d’habitations de Port Charlotte ainsi que les frais et la perte élevés comparativement aux revenus bruts et au coût total de la propriété m’apparaissent des éléments incompatibles avec l’existence d’une véritable entreprise commerciale.

Bien entendu, cette conclusion ne justifie pas le refus automatique des pertes engagées au cours des premières années d’exploitation d’une véritable entreprise de location viable. Il faut donner à l’entreprise suffisamment de temps pour lui permettre de devenir autonome. Au cours des années faisant l’objet de l’appel, je ne crois pas que l’entreprise pouvait être considérée comme une entreprise commerciale ou comme une entreprise de location viable[45].

Il existe d’autres arrêts dans lesquels le critère de l’arrêt Moldowan a été appliqué à ce qui semble être des situations d’entreprises commerciales régulières. Pour différencier les opérations qui seront jugées admissibles de celles qui ne le seront pas, une grande importance est évidemment accordée aux faits. Ainsi, lorsque le contribuable exploite une entreprise commerciale à perte dans le but d’obtenir des remboursements fiscaux ou de tirer d’autres conséquences de cette nature, le tribunal jugera vraisemblablement que l’entreprise ne satisfait pas au critère de l’arrêt Moldowan[46]. Dans d’autres cas, le tribunal décidera que, même si le contribuable désirait vraiment tirer profit d’une activité purement commerciale, l’intention n’était pas réaliste, l’attente de profit n’était pas raisonnable et, par conséquent, l’activité n’était pas une entreprise. C’est ce genre de situation dont la Cour d’appel fédérale a été saisie dans l’arrêt Landry (C.) c. Canada[47]. Statuant que l’espoir d’un avocat de tirer profit d’un cabinet rajeuni qu’il avait rouvert alors qu’il était âgé de plus de 70 ans n’était pas raisonnable sur le plan objectif, le juge Décary, J.C.A., a dit ce qui suit :

Quelqu’un peut bien, avec la meilleure volonté du monde, exercer une activité qui prend tout son temps, sans que cette activité ne devienne pour autant une entreprise pour les fins de la Loi de l’impôt sur le revenu

Il vient donc un temps, dans la vie de toute entreprise déficitaire, où le ministre doit pouvoir déterminer objectivement, après, le cas échéant, avoir donné la chance au coureur pendant un certain nombre d’années, qu’un espoir raisonnable de profit s’est transformé en rêve impraticable[48].

Je souligne pour les besoins de la cause que les circonstances de l’affaire Landry soulevaient certains doutes. Une des sources importantes des pertes réclamées dans cette affaire était une partie du coût de la résidence personnelle du contribuable où celui-ci exerçait ses activités au moins une partie du temps.

Par ailleurs, dans l’arrêt Engler (J.S.) c. Canada[49], un contribuable a tenté de déduire des pertes d’une petite entreprise qu’il avait créée pour acheter et vendre différents cadeaux comme des objets en laiton, des montres, des bagues et des articles pour le foyer. Le contribuable voulait ainsi suppléer au revenu qu’il tirait de son emploi. Même si aucun élément personnel n’était évident dans la façon dont le contribuable a exploité l’entreprise et que la nature de celle-ci donnait à penser qu’il s’agissait d’une entreprise commerciale honnête, la déduction des pertes qui en découlaient n’a pas été autorisée, parce qu’il n’y avait pas d’attente raisonnable de profit. L’entreprise ne pouvait être attaquée pour d’autres raisons, mais les pertes assez élevées qui étaient réclamées soulevaient trop de doutes pour être passées sous silence, ce qui indiquait que l’objet sous-jacent n’était pas commercial. Dans sa décision, le juge Joyal s’est exprimé en ces termes :

D’après la preuve, on pourrait dire que le demandeur a créé la controverse lui-même en déduisant des frais qui n’étaient nullement justifiés. Compte tenu de l’écart évident entre les pertes et le chiffre d’affaires, les fonds investis et le temps consacré à l’entreprise, il était facile de présumer, après avoir conclu que les dépenses n’étaient pas raisonnables, que l’entreprise n’avait à tout événement aucune expectative raisonnable de profit[50].

Les commentaires suivants du même jugement m’apparaissent également intéressants :

Ce n’est que lorsque le contribuable déduit ce genre de pertes d’une autre source de revenu que Revenu Canada envoie des signaux qui pourraient être inquiétants pour le contribuable. Selon les circonstances de chaque cas, Revenu Canada présumera que le contribuable exploite une entreprise qui, objectivement, n’a aucune expectative raisonnable de profit. Il conclura que le contribuable s’adonne simplement à un sport ou à un loisir ou poursuit une autre activité purement personnelle et que, lorsqu’il déduit ses pertes de ses autres sources de revenu, il abaisse en réalité le montant d’impôt qu’il risquerait par ailleurs de payer[51].

Le problème que le contribuable n’a pu surmonter est la conclusion, qui découlait de la nature déraisonnable des dépenses, selon laquelle l’entreprise n’était pas exploitée pour des raisons commerciales.

Lorsque les causes sont classées en deux groupes de la façon susmentionnée, il apparaît évident que les cas dans lesquels l’entreprise est exploitée comme passe-temps ou dans le but d’en tirer un avantage personnel sont rarement tranchés en faveur du contribuable. En revanche, l’activité qui est purement commerciale est rarement contestée. Si elle l’est, les tribunaux se sont montrés réticents à deviner l’intention du contribuable et lui ont accordé le bénéfice du doute. Je constate également que, sur le plan de la quantité pure et simple, le nombre d’affaires concernant un passe-temps ou un avantage personnel est nettement supérieur à celui des cas touchant une activité commerciale, qui sont plutôt rares, ce qui indique que l’activité du contribuable est moins souvent contestée dans ce genre de situations.

L’application du critère de l’arrêt Moldowan principalement comme critère objectif vise donc à empêcher les réductions d’impôt illégitimes; le critère ne doit pas servir d’instrument permettant de faire des conjectures sur l’appréciation commerciale des contribuables. Un avertissement doit être formulé dans les cas où le critère est appliqué aux activités commerciales. Sauf s’il en est prévu autrement dans la Loi, les erreurs de jugement n’empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes qui en découlent. Sheldon Silver a bien insisté sur ce dernier point :

[traduction] Il n’appartient pas à Revenu Canada de déterminer les fins que les contribuables qui exploitent une entreprise devraient viser. En fait, les gouvernements du Canada ont reconnu à maintes reprises la nécessité de favoriser la création de nouvelles entreprises et d’inciter les contribuables à prendre des risques et ont adopté à l’occasion des lois visant à stimuler ce genre d’activité. Récemment, les banques à charte canadiennes ont été vivement critiquées par la presse et les fonctionnaires gouvernementaux parce que leurs services de prêt étaient mal adaptés aux besoins des petites entreprises et des nouvelles. De toute évidence, lorsque Revenu Canada tente de pénaliser les contribuables qui ont échoué dans leurs tentatives, il agit à l’encontre de la politique gouvernementale visant à encourager les entrepreneurs privés[52].

Dans l’arrêt Bélec (E.) c. Canada, le juge Bowman a repris cette critique en ces termes :

Il faut souligner que ces pertes ont été subies dans un contexte complètement commercial. Il n’y avait aucun élément de personnel ni dans son achat ni dans son utilisation de l’immeuble. L’appelant est un homme de commerce expérimenté. Il a pris sa décision de bonne foi sur son meilleur jugement commercial et sur les faits qui lui étaient disponibles à cette époque. Il n’appartient pas au ministre (ou à cette cour) de substituer, avec le bénéfice de sa sagesse d’après coup, son jugement commercial pour celui du contribuable. Il ne faut pas se poser la question « En sachant ce que je sais maintenant, est-ce que je me serais embarqué dans cette entreprise? » La réponse est sans aucun doute « non », parce que la question ne se soulève que lorsqu’il y a des pertes[53].

Enfin, le même avertissement a été répété dans Nichol (G.) c. Canada[54] :

[M. Nichol] a fait ce qui peut, rétrospectivement, être considéré comme une erreur de jugement, mais il s’agissait d’une question d’appréciation commerciale et cette appréciation n’était manifestement pas déraisonnable au point d’autoriser cette Cour ou le ministre du Revenu national à y substituer leur propre appréciation ou à pénaliser le contribuable pour avoir pris une décision que moi-même ou le ministre, forts de la clairvoyance qu’un gérant d’estrade possède toujours, ne prendrions peut-être pas aujourd’hui. Après tout, nous n’étions pas là en 1986[55].

Même si je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du mot « manifestement » dans l’arrêt Nichol, je, par ailleurs, reconnais que le critère de l’arrêt Moldowan devrait être appliqué avec modération lorsque l’« appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu’aucun élément personnel n’a été établi et que le montant des déductions réclamées n’est pas contestable à première vue. Cependant, lorsque les circonstances donnent à penser qu’une motivation personnelle ou non commerciale existait ou que l’attente de profit était déraisonnable au point de soulever un doute, le contribuable devra prouver objectivement que l’activité constituait effectivement une entreprise. Par conséquent, des circonstances douteuses appelleront plus souvent un examen plus approfondi comparativement à celles qui ne soulèvent aucun doute.

ALYSE

Je suis maintenant prêt à trancher le litige. Au fil des années, plusieurs facteurs servant à prouver qu’une activité est objectivement raisonnable ont été proposés. Dans l’arrêt Moldowan, ces facteurs ont été énumérés comme suit :

On doit alors tenir compte des critères suivants : l’état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s’engager, la capacité de l’entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l’allocation à l’égard du coût en capital. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive[56].

Une autre liste de facteurs a été proposée dans l’arrêt Sipley (P.D.) c. Canada :

Le critère objectif comporte un examen de l’état des profits et pertes pour les années antérieures, un examen du plan opérationnel et des circonstances qui ont donné lieu à sa mise en œuvre, y compris de la voie sur laquelle le contribuable entend s’engager. Le critère comporte également un examen du temps consacré à l’activité, ainsi que des antécédents, de la formation et de l’expérience du contribuable[57].

Enfin, dans Landry (C.) c. Canada, l’examen des facteurs suivants est proposé :

Outre les critères énumérés par le juge Dickson, ceux dont la jurisprudence a tenu compte, à ce jour, pour déterminer s’il y avait espoir raisonnable de profit, comprennent les suivants : le temps requis pour rentabiliser une activité de ce genre, la présence des ingrédients nécessaires à la réalisation éventuelle de profits, l’état des profits et pertes pour les années postérieures aux années en litige, le nombre d’années consécutives pendant lesquelles des pertes ont été enregistrées, l’accroissement des dépenses et la diminution des revenus au cours des périodes pertinentes, la persistance des facteurs qui causent les pertes, l’absence de planification, et le défaut d’ajustement. Par ailleurs, il ressort de ces mêmes arrêts que la bonne foi et la réputation du contribuable, la qualité du résultat obtenu, le temps et l’énergie consacrés, ne suffisent pas, en eux-mêmes, à transformer en entreprise l’exercice d’une activité[58].

Ces citations indiquent que la liste de facteurs pertinents s’allonge et que d’autres facteurs pourront être ajoutés. Un examen approfondi de l’entreprise dans le contexte de ses activités est donc nécessaire et le caractère raisonnable d’une activité doit être évalué en fonction de tous les facteurs pertinents, tant ceux qui ont déjà été énumérés que les nouveaux qui pourraient être utiles.

Le facteur le plus important en l’espèce est sans conteste la nature de l’activité à l’égard de laquelle les déductions ont été réclamées. Il s’agissait d’une activité purement commerciale, soit la location d’un immeuble d’habitation, qui ne comportait aucun élément de satisfaction personnelle pour ceux qui la poursuivaient. Bien entendu, par satisfaction personnelle, je veux dire que la location ne constituait ni un passe-temps ni une source d’avantages personnels. Les contribuables ont acheté la propriété à titre de placement d’entreprise. Il ne s’agissait pas d’une résidence pour eux ni d’une maison de retraite future dans un pays au climat plus doux. Il ne s’agissait pas non plus d’une résidence pour enfants ou pour d’autres parents. L’immeuble était une propriété résidentielle qui a été achetée à des fins commerciales. Aucun élément de l’opération ne soulevait de doute.

L’ampleur de l’activité, les personnes qui y ont participé et le contexte dans lequel elle a été poursuivie ont tout autant d’importance. La propriété en question était un immeuble résidentiel. Lorsqu’elle a été achetée, les rendements de l’investissement immobilier paraissaient alléchants. Les contribuables ne sont pas des investisseurs chevronnés et n’ont jamais prétendu qu’ils l’étaient. Ils n’ont entrepris aucune analyse élaborée du marché ou de la situation économique. Aucune étude de marketing sophistiquée n’a été effectuée non plus. Comme bien d’autres personnes avant eux, les contribuables ont simplement décidé d’acheter une maison comme source de revenu et à titre de placement à long terme. À cette fin, ils ont fait une comparaison générale entre les sommes d’argent qu’ils s’attendaient à dépenser et celles qu’ils comptaient recevoir et ont pris une chance. Ils ont été optimistes, peut-être trop. Néanmoins, l’absence d’analyse plus professionnelle ne signifie pas nécessairement que les contribuables n’étaient pas en droit de s’attendre à tirer des profits de leur entreprise.

Les contribuables ont commis une erreur et n’ont pas touché les recettes qu’ils s’attendaient à recevoir. Ils avaient élaboré un plan, même s’il était rudimentaire, et ont tenté de le suivre. Ils ont peut-être fondé leurs attentes sur des présomptions erronées. Selon une de ces présomptions, que l’avocat de Sa Majesté a vivement contestée, les loyers devaient augmenter d’environ 6 % en moyenne par année. Au cours de sa plaidoirie, Me Spiro a soutenu que, étant donné que les contribuables n’avaient pas expliqué pourquoi ils avaient prévu cette augmentation, l’attente ne pouvait être considérée comme une attente raisonnable. Cependant, je souligne que, lors de l’acquisition de l’immeuble, les augmentations de loyer autorisées par règlement s’établissaient en moyenne à 6 %[59]. Il n’était donc pas déraisonnable de penser que cette tendance se poursuivrait. Malheureusement pour les contribuables, le marché de l’immobilier a connu un ralentissement. De plus, en 1990, le gouvernement provincial nouvellement élu a annoncé un moratoire sur les augmentations de loyer et a précisé qu’il modifierait bientôt les dispositions législatives pertinentes pour restreindre les hausses de loyer. C’est effectivement ce qui s’est produit et les augmentations ont été limitées à moins de 5 %[60]. Dans bien des cas, ces nouvelles dispositions ont imposé des diminutions de loyer ou gelé les prix des loyers pour une période indéterminée. Il suffit de dire qu’au cours de ces années, les prix des loyers sont devenus imprévisibles et ont généralement baissé. Que cette baisse ait été causée par l’adoption des nouvelles dispositions législatives concernant les loyers, par une profonde récession ou par d’autres forces du marché, elle a nui au plan des contribuables.

Il importe également d’examiner « le temps requis pour rentabiliser une activité de ce genre ». Les trois premières années d’imposition en question étaient les premières années d’existence de l’entreprise. Il est reconnu depuis longtemps dans la jurisprudence qu’au cours de la phase de démarrage d’une entreprise, les tribunaux se montreront souples dans l’application du critère de l’arrêt Moldowan. Cette souplesse n’est que juste, car, au cours de la période de démarrage, l’incertitude est nécessairement très grande et les entreprises subissent généralement des pertes très lourdes. C’est pourquoi plusieurs années peuvent s’écouler avant qu’il soit possible de dire si une entreprise sera rentable. Les tribunaux ont reconnu cette incertitude en accordant ce qui constitue en réalité un délai de grâce pour les nouvelles entreprises. L’aide à la création de nouvelles entreprises est logique tant sur le plan économique que sur le plan fiscal et c’est pourquoi la Loi renferme de nombreuses dispositions visant à favoriser la création de nouvelles entreprises. Dans Bélec (E.) c. Canada, le juge Bowman, de la C.C.I., a expliqué succinctement les raisons pour lesquelles une certaine marge de manœuvre pouvait être accordée au cours de la phase de démarrage d’une entreprise :

Beaucoup d’entreprises sont, à leur début, risquées, ou occasionnent des dépenses lourdes. Certaines réussissent, certaines échouent. Ce serait manifestement injuste que le ministre puisse participer dans les profits de celles qui réussissent et refuser d’admettre des dépenses de celles qui ne réussissent pas sur l’hypothèse que le ministre, avec son jugement commercial d’après coup, considère que l’entrepreneur n’avait pas d’espoir raisonnable de profit. Ce serait aussi inacceptable de permettre au ministre de refuser la déduction des pertes au début d’une entreprise sur la présomption qu’il n’y avait pas d’espoir raisonnable de profit, et, après la réussite de l’entreprise, d’exiger une partie de ses profits au titre d’impôt en disant, en effet, au contribuable : « Le fait que tu as perdu de l’argent quand tu as débuté l’entreprise prouve que tu n’avais pas d’espoir raisonnable de profit, mais dès que tu gagnes de l’argent, ça prouve que maintenant, tu en as »[61].

Ces facteurs s’appliquent tout aussi bien à une entreprise de location. L’achat d’un immeuble résidentiel destiné à être loué nécessite des dépenses en immobilisations élevées. L’acheteur n’est pas forcé de payer ces dépenses au comptant et il n’est pas nécessaire non plus que l’entreprise soit rentable dès le début. Au fur et à mesure que la dette est remboursée, les intérêts diminuent et le bénéfice ou les possibilités de bénéfice augmentent. Les contribuables n’ont pas eu suffisamment de temps pour prouver la viabilité de l’entreprise.

Compte tenu de tous ces facteurs, je ne puis conclure que la propriété a été achetée pour un motif autre que celui de réaliser un bénéfice. Pourquoi les requérants auraient-ils acheté cette propriété, si ce n’est dans un but commercial? Sur ce point, je souscris aux commentaires que le juge Bowman a formulés dans Eleuteri c. Canada[62] :

[traduction] Lorsqu’il s’agit d’une propriété que le contribuable a achetée dans le but de toucher des loyers de locataires liés et qu’il n’y a aucun élément d’utilisation ou de satisfaction personnelle, la question à trancher est la suivante : « si les dépenses n’ont pas pour objet de gagner un revenu, quel en est l’objet?[63] »

De plus, la nouvelle cotisation a été établie à l’encontre des contribuables au cours des premières années d’existence de l’entreprise et, pendant cette période, ils ont adopté des mesures pour compenser le manque à gagner imprévu de l’entreprise. Je souligne que M. Tonn avait l’intention de rembourser le montant dû à l’égard de la propriété avant que l’entreprise commence à accumuler les pertes.

Il importe également de préciser que l’achat d’un immeuble, tout comme celui d’actions, peut être motivé non seulement par l’intention de créer une source de revenus, mais aussi par celle de réaliser un gain en capital. M. Tonn a dit au cours de son témoignage que [traduction] « l’immobilier est un bon placement à long terme ». Une des raisons pour lesquelles l’immobilier et les valeurs mobilières peuvent constituer un bon investissement est le fait qu’ils offrent à la fois la possibilité de gagner un revenu et de réaliser un gain en capital plus tard. Habituellement, les acheteurs ont l’intention à la fois de réaliser un bénéfice et un gain en capital et, si tel est le cas, ils paient de l’impôt sur les deux sources de profit. Le juge Martland a commenté cette question dans Irrigation Industries Limited v. The Minister of National Revenue[64], lorsqu’il a dit ce qui suit au sujet de l’achat de titres :

[traduction] Il est difficile de concevoir un cas d’achat de titres dans lequel l’acheteur n’aurait pas au moins en partie l’intention de revendre ces derniers si leur valeur augmentait au point où leur vente paraîtrait financièrement souhaitable[65].

DÉCISION

Ma décision en l’espèce est donc la suivante. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur de principe ainsi qu’une erreur dans la façon dont il a appliqué le critère de l’attente raisonnable de profit selon le sens actuel de ce critère. Il n’a pas tenu compte de tous les facteurs qu’il aurait dû examiner et il n’a pas évalué non plus tous les aspects de la situation. Il appert clairement de la preuve que les contribuables se sont lancés dans une entreprise commerciale et que leurs attentes de profit n’étaient pas déraisonnables dans les circonstances. Une petite entreprise de location a été créée sans l’aide d’une étude de marché sophistiquée à une époque où le marché de la location semblait prometteur. Peu après, par suite de circonstances imprévues, il est devenu précaire. Les contribuables n’ont tiré aucun avantage personnel des ententes de location. La propriété n’était pas un lieu de vacances. Elle n’a pas été utilisée non plus pour offrir un logement à prix modique ou sans frais à des parents ou à des amis. Les contribuables se sont honnêtement trompés et ont perdu de l’argent plutôt que d’en gagner. Il n’appartient pas au Ministère ou à la Cour de les pénaliser pour cette erreur en appliquant le critère de l’attente raisonnable de profit sans donner à l’entreprise suffisamment de temps pour prouver qu’elle est rentable.

Les trois demandes en l’espèce sont accueillies, les décisions du juge de la Cour canadienne de l’impôt sont annulées et les affaires sont renvoyées à la C.C.I. pour nouvel examen par le ministre conformément aux présents motifs. Les frais de la présente demande et de l’audience devant la Cour canadienne de l’impôt doivent être payés aux requérants.

Le juge Strayer, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs



[1] Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8.

[2] Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 et ses modifications.

[3] 1989, 1990 et 1991 pour Enno Tonn et 1991 pour Rose Tonn et pour Lester Sinanansingh.

[4] Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la p. 723, par le juge Iacobucci.

[5] Royal Trust Co., The v. Minister of National Revenue, [1956-60] R.C.É. 70.

[6] Ibid., à la p. 78.

[7] Symes, supra, à la p. 723.

[8] Mattabi Mines Ltd. c. Ontario (Ministre du revenu), [1988] 2 R.C.S. 175, à la p. 189.

[9] Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, par le juge en chef Dickson.

[10] Ibid., aux p. 45 et 46.

[11] Ibid., à la p. 46.

[12] Voir Connor (J.G.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2991 (C.C.I.); McHugh (B.J.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2652 (C.C.I.); et Pleet c. Canada, [1990] T.C.J. no 1039 (C.C.I.) (QL).

[13] Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480.

[14] Ibid., à la p. 485.

[15] R. B. Thomas et T. E. McDonnell, « Reasonable Expectation of Profit : Are Revenue Canada’s and the Court’s Expectations Unreasonable? »(1993), 41 Can. Tax J.1128.

[16] Narine (M.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2055 (C.C.I.), aux p. 2056 et 2057.

[17] Dorfman, O c MRN, [1972] CTC 151 (C.F. 1re inst.).

[18] Ibid., à la p. 154.

[19] Symes, supra, à la p. 736.

[20] Le juge Bowman, J.C.C.I., a dénoncé en termes clairs l’évaluation rétrospective et l’a vivement critiquée dans plusieurs décisions; voir ELB Productions Ltd. c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2661; Nichol (G.) c. Canada, [1993] 2 C.T.C. 2906; Bélec (E.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2809; Eleuteri c. Canada, [1995] E.T.C. 329; Roopchan (T.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2415; et Narine (M.) c. Canada, supra; voir aussi Gabco Ltd. v. Minister of National Revenue, [1968] 2 R.C.É. 511, le juge Cattanach.

[21] Sheldon Silver, « Great Expectations—Are they Reasonable? », document présenté à la Corporate Management Tax Conference de 1995, 19 et 20 juin 1995, aux p. 37 à 39.

[22] Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536.

[23] Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, à la p. 17.

[24] Lor-West Contracting Ltd. c. La Reine, [1986] 1 C.F. 346(C.A.), à la p. 352.

[25] Bronfman, supra, à la p. 53.

[26] Voir l’arrêt Maloney (V.) c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 2402 (C.C.I.).

[27] Geurts (W.L.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2971, décision du juge Couture, juge en chef de la C.C.I.

[28] Cipollone (N.) c. Canada, [1995] 1 C.T.C. 2598 (C.C.I.).

[29] Ibid., à la p. 2600.

[30] Lemieux (L.) c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 2180 (C.C.I.).

[31] Voir Laurence (E.) c. M.R.N., [1987] 1 C.T.C. 2234 (C.C.I.); Perratt (W P et R) c MNR, [1985] 1 CTC 2089 (C.C.I.); Lorentz (V) c MRN, [1985] 1 CTC 2144 (C.C.I.); Cheesmond (J.E.) c. Canada, [1995] E.T.C. 402 (C.C.I.); Baker (C.B.) c. M.R.N., [1987] 2 C.T.C. 2271 (C.C.I.); et Aucoin c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 2191 (C.C.I.).

[32] Fish (S.) c. Canada, [1995] E.T.C. 403 (C.C.I.).

[33] Daudlin (R.M.P.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2731 (C.C.I.).

[34] Escudero (J) c MRN, [1981] CTC 2340 (C.R.I.).

[35] Sipley (P.D.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 2073 (C.C.I.), à la p. 2075, décision du juge Hamlyn, J.C.C.I.

[36] McKay (K.) c. M.R.N., [1993] 2 C.T.C. 2740 (C.C.I.).

[37] Ibid., à la p. 2745.

[38] Escudero (J) c MRN, [1981] CTC 2340 (C.R.I.).

[39] Ibid., à la p. 2343.

[40] Huot (M.-G.) c. M.R.N., [1990] 2 C.T.C. 2364 (C.C.I.).

[41] Maloney (V.) c. M.R.N., supra.

[42] Ibid., à la p. 2404.

[43] Baker (C.B.) c. M.R.N., supra.

[44] Ibid., à la p. 2274.

[45] Cheesmond, supra, à la p. 405.

[46] Il s’agissait de la question en litige dans l’arrêt Maloney, supra.

[47] Landry (C.) c. Canada, [1995] 2 C.T.C. 3 (C.A.F.).

[48] Ibid., aux p. 5 et 6.

[49] Engler (J.S.) c. Canada, [1994] 2 C.T.C. 64 (C.F. 1re inst.), décision du juge Joyal.

[50] Ibid., à la p. 70.

[51] Ibid., à la p. 67.

[52] Silver Sheldon, supra, à la p. 45. Pour d’autres critiques dans la même veine, voir R. B. Thomas et T. E. McDonnell, supra, note 15 ainsi que le juge Bowman de la C.C.I. dans les décisions mentionnées à la note 20, supra.

[53] Bélec, supra, à la p. 2812.

[54] Nichol (G.) c. Canada, supra.

[55] Ibid., aux p. 2909 et 2910.

[56] Moldowan, supra, à la p. 486.

[57] Sipley, supra, à la p. 2075.

[58] Landry, supra, à la p. 6.

[59] Voir les commentaires de Joseph Hoffer dans The Rent Control Act, 1992 : New Rules for Landlords, Lenders and Lawyers(Toronto : Insight Press, 1992), à la p. 8.

[60] Ibid.

[61] Bélec (E.) c. Canada, supra, à la p. 2812.

[62] Eleuteri c. Canada, supra.

[63] Ibid., à la p. 334.

[64] Irrigation Industries Limited v. The Minister of National Revenue, [1962] R.C.S. 346.

[65] Ibid., à la p. 350.

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