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[1996] 2 C.F. 729

T-569-95

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (requérant)

c.

Erichs Tobiass (intimé)

T-866-95

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (requérant)

c.

Helmut Oberlander (intimé)

T-938-95

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (requérant)

c.

Johann Dueck (intimé)

Répertorié : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass (1re inst.)

Section de première instance, juge Cullen—Ottawa, 4 juillet 1996.

Juges et tribunaux Indépendance du pouvoir judiciaireRencontre clandestine entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint au sujet de causes pendantes devant le juge en chef adjoint et auxquelles la Couronne était partie, et intervention subséquente du juge en chef auprès de ce dernierSuspension des procédures en révocation de la citoyenneté pour cause d’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaireLa Cour doit protéger sa propre indépendance et ne peut compter sur le Conseil canadien de la magistrature ou le Barreau provincial.

Pratique Suspension d’instance La rencontre clandestine entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint au sujet de causes pendantes devant le juge en chef adjoint et l’intervention subséquente du juge en chef auprès de ce dernier, constituent une grave atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, qui rentre dans la qualification des « cas les plus manifestes » à l’égard desquels la jurisprudence prescrit la suspension des procédures.

Citoyenneté et immigration Statut au Canada Citoyens L’importance que représentent pour la société canadienne les affaires de révocation de la citoyenneté qui aurait été obtenue par dissimulation des crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et la crainte que des témoins ne meurent de vieillesse ne justifient ni la rencontre clandestine entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint pour parler d’une activation de causes pendantes devant la Cour fédérale, ni l’intervention subséquente du juge en chef auprès du juge saisi (le juge en chef adjoint)La suspension des procédures est la réparation indiquée pour cette grave atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait intenté une demande en révocation de la citoyenneté de chacun des intimés qui l’auraient acquise par dissimulation de faits essentiels, savoir qu’ils avaient commis des crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. Les avis d’intention de révoquer la citoyenneté des intimés avaient été envoyés en janvier 1995 et diverses requêtes interlocutoires étaient encore débattues en mai 1996. L’avocat de la Couronne a fait part au juge saisi, qui était le juge en chef adjoint, de ses préoccupations au sujet du long délai et de la nécessité qu’il y avait à instruire d’urgence ces dossiers. Il craignait que les témoins à charge, qui sont âgés, ne meurent ou ne soient incapables de témoigner, et que ces causes ne soient jamais entendues au fond. Le juge en chef adjoint a néanmoins continué à fixer les dates comme à l’accoutumée. C’est alors qu’un sous-procureur général adjoint a rencontré, sans que les parties en fussent informées, le juge en chef de la Cour fédérale qu’il a averti que l’intérêt général exigeait d’activer ces dossiers et que « le risque d’embarras » était « très élevé si le public devait penser que la justice n’est pas en mesure de s’occuper en temps voulu de ces causes urgentes », ajoutant que le procureur général du Canada a été engagé à envisager de saisir la Cour suprême du Canada d’un renvoi tendant à résoudre certaines questions de droit préalables, en raison surtout du fait que la Section de première instance de la Cour fédérale ne pouvait ou ne voulait pas faire diligence pour juger ces causes. Le juge en chef a fait part de ces préoccupations au juge en chef adjoint, qui a fait savoir qu’il prendrait toutes mesures raisonnables pour éviter un renvoi à la Cour suprême et qu’il accorderait désormais la plus haute priorité aux causes de ce genre. Ces discussions et leur issue ont été confirmées dans un échange de correspondance que l’avocat du ministre a divulgué une semaine après aux avocats des intimés. Le juge en chef adjoint a jugé, vu les circonstances, qu’il fallait confier ces dossiers à un autre juge.

Ces requêtes concluent à la suspension des procédures par ce motif qu’il y a eu atteinte à l’indépendance de la Cour.

Jugement : Il faut faire droit aux requêtes.

Il échet d’examiner si la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint et leurs agissements sont des agissements qui compromettent l’indépendance du pouvoir judiciaire.

L’indépendance de la magistrature s’entend à la fois de l’indépendance du juge et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le juge doit entendre et juger les causes dont il est saisi, sans ingérence de l’extérieur, ce qui s’entend aussi du gouvernement, du Conseil canadien de la magistrature, du barreau provincial, d’autres juges ou des parties au litige. Le pouvoir judiciaire, en sa qualité de protecteur de la Constitution, doit être, sur le plan institutionnel, indépendant des deux autres pouvoirs. Dans les deux cas, l’objectif s’exprime en ces termes : Il ne suffit pas que justice soit faite, il faut encore que tous le constatent sans l’ombre d’un doute. Il s’agit en l’espèce de la première cause portant sur l’indépendance du juge pris individuellement. Ce qui est en jeu, c’est l’indépendance du juge pour ce qui est d’entendre et de décider les litiges, sans ingérence de la part du juge en chef de sa juridiction ou d’un représentant de rang élevé du ministère public.

Il ne s’agit pas de savoir si le juge en chef adjoint a été effectivement influencé ou aurait manqué à l’équité de quelque façon que ce soit, mais de savoir si une personne raisonnable qui aurait lu la correspondance entre le juge en chef et le sous-procureur général conclurait qu’un juge de cette Cour pourrait faire preuve d’indépendance dans l’instruction du dossier des intimés. Il faut conclure qu’une personne raisonnable serait convaincue qu’il y a eu ingérence dans la fonction juridictionnelle et que les intimés ne seraient pas jugés par une cour indépendante.

Le juge en chef et le sous-procureur général adjoint savaient que les dossiers des intimés étaient activement instruits par le juge en chef adjoint. Dans ce contexte et eu égard aux mises en garde de la jurisprudence au sujet de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la non-ingérence de la part du gouvernement, on ne saurait raisonnablement affirmer qu’ils ne savaient pas qu’ils avaient vraiment tort de se rencontrer et de discuter de ces dossiers.

Une personne raisonnable conclurait qu’à la suite de l’échange entre le juge en chef et le sous-procureur général adjoint, le juge en chef adjoint, maintenant qu’il « se rendait pleinement compte de la nécessité qu’il y a à les instruire de façon aussi urgente que le souhaite le gouvernement », se sentirait obligé d’expédier ces causes, peut-être au détriment des intimés.

L’influence ou la pression qui s’est exercée sur le juge en chef adjoint était d’autant plus grave que l’avertissement venait directement du juge en chef de la Cour fédérale, sur les instances d’un haut fonctionnaire qui représente aussi l’une des parties. Une personne raisonnable conclurait qu’à supposer que le juge en chef adjoint se dessaisisse de ces trois dossiers, un autre juge pourrait lui aussi donner l’impression de céder à la pression exercée par le juge en chef et le sous-procureur général adjoint.

L’importance de ces causes ne justifie pas de fermer les yeux sur les transgressions. Le fait que les crimes reprochés aux intimés soient si graves exige que le juge saisi tire les conséquences uniquement des preuves, et non de la pression exercée par qui que ce soit de l’extérieur.

Pour ce qui est de savoir si la suspension des procédures est la réparation indiquée, la Cour suprême du Canada a décidé qu’il y a lieu à arrêt des procédures lorsque « forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence » ou lorsque la procédure est « oppressive ou vexatoire ». Cependant, il ne faut exercer ce pouvoir que dans « les cas les plus manifestes ».

Une plainte ou une action disciplinaire devant le Conseil canadien de la magistrature ou le Barreau du Haut-Canada ne satisferait pas en l’espèce aux impératifs de la justice. Ces institutions sont indépendantes de la Cour, qui ne peut pas, et ne doit pas, essayer d’influer ou de peser sur des actions parallèles qui seront, peut-être, entreprises. Ce qui est plus important encore, elle doit protéger sa propre indépendance. Il faut que le public soit assuré que quiconque comparaît devant la Cour fédérale du Canada sera traité équitablement et que le gouvernement ou toute autre partie puissante n’y jouira d’aucun privilège.

La rencontre clandestine et l’intervention subséquente auprès du juge en chef adjoint constituent une grave atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Cette atteinte est l’un des « cas les plus manifestes »; la suspension des procédures s’impose dans chacun des dossiers concernant les intimés.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24(1).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; (1991), 64 C.C.C. (3d) 513; 5 C.R.R. (2d) 31; 5 M.P.L.R. (2d) 113; 128 N.R. 1; 39 Q.A.C. 241; Rex v. Sussex Justices. Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; (1985), 20 D.L.R. (4th) 651; [1985] 6 W.W.R. 127; 21 C.C.C. (3d) 7; 47 C.R. (3d) 193; 61 N.R. 159; R. v. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520; 13 C.C.C. (3d) 1; 40 C.R. (3d) 289; 10 C.R.R. 307; 3 O.A.C. 254 (C.A.); R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657; [1988] 4 W.W.R. 97; (1988), 65 Sask. R. 122; 40 C.C.C. (3d) 481; 62 C.R. (3d) 349; 32 C.R.R. 269; 83 N.R. 296.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; [1996] 2 W.W.R. 153.

DÉCISIONS CITÉES :

R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; (1992), 87 D.L.R. (4th) 449; 69 C.C.C. (3d) 481; 10 C.R. (4th) 257; 7 C.R.R. (2d) 193; 133 N.R. 1; 51 O.A.C. 161; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; (1992), 88 D.L.R. (4th) 110; 70 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R.R. (2d) 89; 133 N.R. 241; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267.

REQUÊTES en suspension, pour cause d’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, des procédures en révocation de la citoyenneté. Requêtes accueillies.

AVOCATS :

Christopher A. Amerasinghe, cr., Paul J. Evraire, James Brender, Cheryl Mitchell, Hana Gertler, Donald A. MacIntosh pour le requérant.

Gesta J. Abols pour l’intimé Erichs Tobiass.

Robert B. McGee, c.r., pour l’intimé Helmut Oberlander.

Donald B. Payne & Michael Davies pour l’intimé Johann Dueck.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Gesta J. Abols, Toronto, pour l’intimé Erichs Tobiass.

Robert B. McGee, c.r., Toronto, pour l’intimé Helmut Oberlander.

Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour l’intimé Johann Dueck.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Cullen : Les requêtes en suspension des procédures, introduites par les intimés[1] le 3 mai 1996 (Dueck) et le 9 mai 1996 (Tobiass et Oberlander), s’inscrivent dans le cadre des demandes principales intentées par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vue de la révocation de leur citoyenneté. Bien que je ne sois appelé à me prononcer que sur les requêtes en suspension, un bref aperçu de l’affaire soumise à la Cour permettra de les situer dans leur contexte.

APERÇU GÉNÉRAL

L’affaire a commencé par les avis de renvoi déposés par le ministre à l’égard de chacun des intimés, en vue d’un jugement déclarant que ceux-ci ont obtenu l’admission au Canada à titre de résidents permanents, puis la citoyenneté canadienne, par fraude, fausse déclaration ou dissimulation de faits essentiels. Bien que ces avis aient été déposés à différentes dates—savoir le 20 mars 1995 pour Tobiass, le 24 avril 1995 pour Oberlander, et le 1er mai 1995 pour Dueck —, la teneur en est la même. Le ministre a ensuite déposé un avis de requête en directives dans chacun de ces trois dossiers. De leur côté, les intimés ont déposé des requêtes en communication de certains documents. Le 30 juin 1995, le juge en chef adjoint, qui était saisi des trois dossiers, en a ordonné la jonction en vue de la résolution de certaines questions de procédure, dont la question de la communication des documents. Peu de temps après, les intimés ont déposé leurs requêtes en suspension des procédures en application de l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] et du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

Le juge en chef adjoint a décidé que les requêtes en communication seraient entendues en premier lieu, suivies des requêtes en suspension puis des requêtes en directives. Pareille séquence était logique à mon sens. Les débats sur les requêtes en communication se sont ouverts le 12 décembre 1995. Étant donné que seul l’avocat de Dueck avait suffisamment de temps pour présenter ses conclusions, les débats devaient reprendre les 15 et 16 mai 1996. Il se trouve cependant qu’entre-temps, le 1er mars 1996, il y eut une rencontre entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint, suivie d’un échange de correspondance. Ce sont ces incidents qui ont motivé les requêtes en suspension des procédures.

La rencontre entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint eut lieu sans que les parties en fussent informées. Elle avait pour objet les dossiers pendants devant le juge en chef adjoint. La teneur en a été confirmée dans un échange de correspondance, que l’avocat du ministre a divulgué à peu près une semaine après aux avocats des intimés. Malgré leur longueur, ces lettres sont reproduites textuellement ci-dessous puisqu’elles sont au cœur même des requêtes en instance :

[traduction]

Le 1er mars 1996                           ENVOI PAR COURSIER

L’honorable J.A. Isaac, juge en chef

Cour fédérale du Canada

Édifice de la Cour suprême du Canada

Ottawa (Ontario)

K1A 0H9

Objet : Erichs Tobiass, T-569-95, Helmut Oberlander, T-866-95 et Johann Dueck, T-938-95

Monsieur le Juge en chef :

Comme suite à notre rencontre de ce matin, au cours de laquelle je vous ai informé que le procureur général du Canada a été engagé à envisager de saisir la Cour suprême du Canada d’un renvoi tendant à résoudre certaines questions de droit préalables, en raison surtout du fait que la Section de première instance de la Cour fédérale ne peut ou ne veut pas faire diligence pour juger les causes susmentionnées.

Les avis d’intention de révoquer la citoyenneté des individus susnommés ont été envoyés en janvier 1995. Ces personnes avaient fait l’objet d’enquêtes pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité durant la Seconde Guerre mondiale. Au cours des trois mois suivants, leurs dossiers ont été déférés à la Cour fédérale. Après les formalités prévues à la Règle 920, des requêtes ont été introduites pour demander à la Cour des directives en matière de communication des preuves et de commission rogatoire. Ces requêtes, respectivement déposées les 13 avril (Tobiass), 11 mai (Oberlander) et 18 mai 1995 (Dueck), étaient nécessaires en ce qu’il n’existe aucune règle de procédure régissant les causes de ce genre. Nous avons suggéré d’appliquer la procédure suivie dans l’affaire Luitjens. Notre requête devait être entendue le 30 juin 1995. Le juge en chef adjoint Jerome, qui avait été saisi des trois dossiers, a décidé d’entendre toutes les requêtes préliminaires qui s’y rapportaient. Le 30 juin, l’avocat de Dueck soutient qu’il fallait fusionner les trois dossiers, et fait savoir qu’il se proposait d’introduire une requête en suspension des procédures pour abus de procédure. Le juge en chef adjoint Jerome a fusionné les trois dossiers et accordé l’ajournement malgré les objections de notre avocat. Il a fixé au 15 septembre 1995 le dépôt des mémoires et, lors d’une téléconférence tenue le 4 octobre 1995, il a fixé au 12 décembre 1995 l’ouverture des débats.

Le 12 décembre, l’avocat de Dueck a pu présenter ses arguments pendant une journée entière et il a été nécessaire de prévoir une reprise de l’audience. Le juge en chef adjoint Jerome a fait savoir que l’audience reprendrait en février 1996 malgré notre demande d’une date plus proche et bien que l’avocat de Dueck fût disponible au début de janvier. La Cour a refusé de fixer une date pour la reprise de l’audience alors que toutes les parties étaient présentes. Lorsque notre avocat appela la Cour en janvier 1996 pour demander la fixation d’une date pour la reprise de l’audience, il a été informé plusieurs jours après que les débats reprendraient les 15 et 16 mai. Nous avons écrit à la Cour pour faire part de nos préoccupations au sujet du long délai et de la nécessité qu’il y avait à instruire d’urgence ces dossiers. Nous avons suggéré de poursuivre l’argumentation au moyen de mémoires écrits. L’avocat de M. Dueck s’y est opposé, et le juge en chef adjoint Jerome a fait savoir que même en cas de mémoires écrits, il tenait à entendre l’argumentation de vive voix; au cours d’une téléconférence tenue le 18 février avec toutes les parties, il a confirmé les dates des 15 et 16 mai pour les débats.

La Cour fédérale sera probablement saisie d’une douzaine de cas semblables, et rien que pour cette année, il se peut que 6 personnes reçoivent un avis à cet effet.

Nous craignons que si ces affaires ne sont pas diligemment instruites, elles ne soient jamais entendues au fond. Un témoin primordial dans l’affaire Tobiass est atteint de cancer et ne sera peut-être pas en mesure de témoigner. Dans l’affaire Dueck, un principal témoin est mort, un autre est à l’hôpital, et deux autres sont si malades qu’il leur est impossible de voyager. Notre avocat estime qu’à l’allure actuelle de la procédure et compte tenu des appels relatifs aux questions interlocutoires, il se passera des années avant que ces causes puissent être entendues au fond.

Comme vous le savez, le public manifeste un grand intérêt pour le jugement au fond de ces affaires et le risque d’embarras est très élevé s’il devait penser que la justice n’est pas en mesure de s’occuper en temps voulu de ces causes urgentes.

Je vous serais obligé de toute aide que vous pourriez apporter en la matière.

Veuillez agréer les assurances de ma haute considération.

J.E. Thompson

Sous-procureur général adjoint

Contentieux des affaires civiles

(613) 957-4840/Télécopieur : 941-1972

ENVOI PAR COURSIER                                       Le 1er mars 1996

Monsieur J.E. (Ted) Thompson, c.r.

Sous-procureur général adjoint

Direction du contentieux des affaires civiles

Ministère de la Justice

Ottawa K1A 0H8

Objet : Erichs Tobiass, T-569-95, Helmut Oberlander, T-866-95 et Johann Dueck, T-938-95

Monsieur,

Je vous écris au sujet de notre conversation de ce matin et de votre lettre subséquente concernant ces affaires.

J’ai fait part de vos préoccupations au juge en chef adjoint et, tout comme moi, il est prêt à prendre toutes les mesures raisonnables possibles afin d’éviter un renvoi à la Cour suprême du Canada.

Le juge en chef adjoint m’a informé que la Cour est actuellement saisie de cinq affaires de révocation de la citoyenneté : les trois mentionnées dans votre lettre et dont s’occupe M. Amerasinghe, et deux dossiers antérieurs, l’un mené par Mme Charlotte Bell (Khalil) et l’autre par M. Amerasinghe (Nemsila). Le juge en chef adjoint a entendu tous les témoignages et arguments dans l’affaire Nemsila, mais l’avocat de ce dernier lui a demandé de différer son jugement en attendant l’issue de la cause Khalil. L’argumentation de vive voix a commencé dans cette dernière affaire mais a été ajournée pour reprendre le 29 avril.

Vu les préoccupations exprimées dans votre lettre, le juge en chef adjoint rencontrera Mme Bell, ainsi que Mme Jackman qui représente l’intimé, au début de la semaine prochaine pour fixer une date pour l’argumentation finale. S’il est impossible de fixer une date proche, il rendra jugement dans l’affaire Nemsila puis entendra la cause Khalil le plus tôt possible.

En ce qui concerne les trois dossiers visés par votre lettre, le juge en chef adjoint fait savoir en premier lieu qu’avant de lire votre lettre, il ne se rendait pas pleinement compte de la nécessité qu’il y a à les instruire de façon aussi urgente que le souhaite le gouvernement. Cependant, maintenant qu’il s’en est rendu compte, il consacrera, à compter du 15 mai, une semaine à l’audition non seulement des questions préliminaires, mais aussi de la cause au fond. Enfin, il m’a demandé de vous faire savoir qu’à l’avenir, la Cour accordera la plus haute priorité aux causes de ce genre étant donné les préoccupations exprimées dans votre lettre.

Veuillez agréer les assurances de ma considération distinguée.

Julius A. Isaac

c.c. :—L’honorable James A. Jerome

Juge en chef adjoint

La divulgation des lettres ci-dessus a provoqué un échange de correspondance entre les parties. Le 30 juin 1996, elles ont comparu devant le juge en chef adjoint pour décider de la manière de poursuivre ces affaires. Lors de cette audience tenue à Toronto, les avocats des intimés soutiennent que non seulement le juge en chef adjoint n’avait rien fait de mal, mais que c’était à lui qu’on faisait tort. Ils suggèrent aussi qu’il demeure saisi de ces affaires ainsi que des requêtes en instance, lesquelles n’avaient pas encore été déposées mais devaient être introduites sous peu. L’avocat représentant le ministre n’avait aucune objection à ce que le juge en chef adjoint demeure saisi. Celui-ci a cependant jugé, vu les circonstances, qu’il fallait confier ces dossiers à un autre juge. Les parties ont été informées de cette décision le 6 mai 1996.

Avant de me prononcer au fond, je pense qu’il est important de souligner que ni la Cour ni les parties ne savent exactement ce qui s’est passé durant la rencontre entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint, sauf ce qui est rapporté dans les lettres reproduites supra. Le 29 mai 1996, le ministre de la Justice a désigné le juge en chef Charles Dubin de la Cour d’appel de l’Ontario pour enquêter sur cette affaire. J’ai appris par ailleurs qu’une plainte a été portée devant le Conseil canadien de la magistrature. Cependant, les résultats de l’enquête Dubin ou la décision du Conseil canadien de la magistrature n’ont aucun rapport avec la requête en instance. Je conviens avec les avocats des intimés que cette requête a pour seul fondement le contenu des lettres citées supra.

La requête pose deux questions, savoir :

(1) si la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint et leurs agissements sont des agissements qui compromettent l’indépendance du pouvoir judiciaire; et

(2) si la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint constitue un abus de procédure.

Les avocats de part et d’autre conviennent que si la réponse à l’une ou l’autre de ces deux questions est affirmative, les intimés ont droit à la suspension des procédures.

LA QUESTION DE L’INDÉPENDANCE DU POUVOIR JUDICIAIRE

Les avocats citent divers arrêts de la Cour suprême du Canada qui touchent à la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire. J’ai trouvé instructif l’exposé des principes applicables en la matière bien que dans chacune des causes citées, la Cour suprême eût à se prononcer sur des faits qui n’ont rien de commun avec les faits de la cause.

Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, est l’une des premières causes dans lesquelles la Cour suprême a entrepris de clarifier le concept d’indépendance du pouvoir judiciaire. Le jugement de la Cour était rendu par le juge Le Dain qui, à la page 687, a dégagé les deux composantes de cette indépendance comme suit :

On admet généralement que l’indépendance judiciaire fait intervenir des rapports tant individuels qu’institutionnels : l’indépendance individuelle d’un juge, qui se manifeste dans certains de ses attributs, telle l’inamovibilité, et l’indépendance institutionnelle de la cour ou du tribunal qu’il préside, qui ressort de ses rapports institutionnels ou administratifs avec les organes exécutif et législatif du gouvernement.

Le juge ajoute que le critère de l’indépendance est le même que celui qu’a défini le juge Grandpré pour l’impartialité dans Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, et que confirme Valente en ces termes, pages 684 et 689 :

… la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique… »

Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l’ai proposé, être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s’il jouit de ces conditions ou garanties.

La conclusion du juge Le Dain a été reprise dans Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, par le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada, qui a analysé l’indépendance du juge en ces termes, à la page 69 :

Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l’extérieur—que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge—ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision. Cet élément continue d’être au centre du principe de l’indépendance judiciaire. Néanmoins, ce n’est pas là tout le contenu du principe.

Et voici ce que le juge en chef fait observer au sujet de l’indépendance institutionnelle du pouvoir judiciaire, à la page 70 :

La raison d’être de cette conception moderne à deux volets de l’indépendance judiciaire est la reconnaissance que les tribunaux ne sont pas chargés uniquement de statuer sur des affaires individuelles. Il s’agit là évidemment d’un rôle. C’est également le contexte pour un second rôle différent et également important, celui de protecteur de la constitution et des valeurs fondamentales qui y sont enchâssées—la primauté du droit, la justice fondamentale, l’égalité, la préservation du processus démocratique, pour n’en nommer peut-être que les plus importantes. En d’autres termes, l’indépendance judiciaire est essentielle au règlement juste et équitable des litiges dans les affaires individuelles. Il constitue également l’élément vital du caractère constitutionnel des sociétés démocratiques.

La question de l’indépendance de la magistrature a ensuite été examinée par la Cour suprême dans MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796. Bien qu’il y ait un lien étroit entre indépendance et impartialité, les deux ne sont pas synonymes. Tel est le sens de la conclusion suivante, tirée par Mme le juge McLachlin, à la page 826 :

Il faut remarquer que l’indépendance du pouvoir judiciaire ne doit pas être confondue avec l’impartialité du pouvoir judiciaire. Comme le souligne le juge Le Dain dans l’arrêt Valente c. La Reine, l’impartialité a trait à l’état d’esprit d’un juge; l’indépendance judiciaire, par contre, se rapporte à la relation sous-jacente qu’il y a entre le pouvoir et les autres organes du gouvernement, qui assure que la cour fonctionnera de façon impartiale et sera perçue comme tel. Ainsi, la question qui se pose dans une affaire comme la présente n’est pas de savoir si l’acte du gouvernement en question aura en fait des répercussions sur l’impartialité d’un juge, mais plutôt de savoir s’il menace l’indépendance qui est la condition fondamentale de l’impartialité judiciaire dans un cas donné.

Elle conclut [à la page 828] que l’indépendance du pouvoir judiciaire prescrit « d’éviter des incidents et des rapports qui pourraient avoir des répercussions sur l’indépendance du pouvoir judiciaire relativement à deux fonctions judiciaires cruciales : l’impartialité judiciaire dans la prise de décisions et le rôle du pouvoir judiciaire en tant qu’arbitre et protecteur de la Constitution ».

Dans R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, la Cour, tout en confirmant cette conception binaire de l’indépendance du pouvoir judiciaire, a examiné la question de savoir de qui celui-ci doit être indépendant. De l’avis du juge en chef Lamer, que partage le juge Sopinka, la magistrature doit être indépendante du « gouvernement », qui s’entend non seulement de l’exécutif et du législatif, mais aussi des organes de réglementation et de surveillance. Le juge en chef s’est prononcé en ces termes, à la page 138 (le soulignement figure dans l’original) :

Par l’expression « gouvernement », dans ce contexte, je veux dire toute personne ou toute organisation capable d’exercer des pressions sur les juges en vertu des pouvoirs émanant de l’État. Cette large définition englobe, par exemple, le Conseil canadien de la magistrature et tout Barreau. J’inclurais aussi toute personne et tout organisme au sein de la magistrature investis de certains pouvoirs sur les juges; par exemple, les membres de la Cour doivent jouir de l’indépendance judiciaire et être en mesure d’exercer leur jugement sans faire l’objet de pression ou influence de la part du Juge en chef.

Le juge Gonthier, dont les motifs de jugement sont partagés par les juges La Forest et L’Heureux-Dubé, préconise une conception élargie de l’indépendance du pouvoir judiciaire, vis-à-vis non seulement du « gouvernement » tel que le définit le juge en chef de la Cour suprême, mais encore de toutes les parties au litige. L’arrêt Lippé confirme le principe, défini pour la première fois dans Valente, que le critère d’appréciation de l’indépendance est le même que pour l’impartialité.

L’arrêt Lippé était suivi de quatre autres arrêts de la Cour suprême cités par les avocats : R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; et Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267. Ces décisions peuvent certes être évoquées en l’espèce, mais elles sont fondées sur les principes d’indépendance du pouvoir judiciaire établis par la jurisprudence antérieure.

CONCLUSIONS SUR L’INDÉPENDANCE DU POUVOIR JUDICIAIRE

Voici les principes qui se dégagent de la jurisprudence en la matière. L’indépendance de la magistrature s’entend à la fois de l’indépendance du juge pris individuellement et de l’indépendance du pouvoir judiciaire pris dans son ensemble. En premier lieu, le juge doit entendre et juger les causes dont il est saisi, sans ingérence de l’extérieur, ce qui s’entend du gouvernement, du Conseil canadien de la magistrature, du barreau provincial, d’autres juges et des parties au litige. En second lieu, le pouvoir judiciaire, en sa qualité de protecteur de la Constitution, doit être, sur le plan institutionnel, indépendant des deux autres pouvoirs. Bien qu’il y ait un lien entre indépendance et impartialité, les deux ne sont pas identiques. L’impartialité ou la prévention participent de l’état d’esprit du juge; l’indépendance se manifeste dans les rapports sous-jacents entre le pouvoir judiciaire et le gouvernement au sens large. L’indépendance et l’impartialité s’apprécient de façon objective, en ce sens qu’une personne raisonnable doit constater que les juges pris individuellement et la justice, en tant qu’institution, jugent et fonctionnent à l’abri de toute influence extérieure, réelle ou apparente. Ainsi que l’a conclu l’arrêt Rex v. Sussex Justices. Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256 à la page 259, conclusion qu’ont paraphrasée d’innombrables décisions subséquentes : « Il ne suffit pas que justice soit faite, il faut encore que tous le constatent sans l’ombre d’un doute. »

J’en viens maintenant à l’affaire en instance. Comme noté supra, la Cour suprême du Canada n’a pas eu à se prononcer sur une cause semblable à l’affaire en instance. En effet, elle n’a été appelée à se prononcer que sur la « seconde composante » du concept, savoir l’indépendance institutionnelle du pouvoir judiciaire. Autant que je sache, il s’agit en l’espèce de la première cause portant sur la « première composante », savoir l’indépendance du juge pris individuellement.

L’avocat du ministre soutient que tant que cette Cour est structurée de façon à requérir le serment d’entrée en fonction, à assurer l’inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif, autant de « conditions essentielles » telles que les définit l’arrêt Valente, son indépendance n’est pas compromise. Cet argument passe à côté de la question qui se pose véritablement en l’espèce. Ce qui est en jeu, ce n’est pas l’indépendance institutionnelle de notre Cour, mais l’indépendance du juge pris individuellement pour ce qui est d’entendre et de décider les litiges, sans ingérence de la part du juge en chef de la Cour fédérale ou du sous-procureur général adjoint.

Il ne s’agit pas de savoir si le juge en chef adjoint, à supposer qu’il demeure saisi des affaires en instance, a été influencé par ce qui s’est passé entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint du Canada. Rien dans le dossier ne permet de conclure qu’il a été effectivement influencé ou qu’il aurait manqué à l’équité de quelque façon que ce soit. Il s’agit au contraire de se demander si une personne raisonnable qui aurait lu la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général du Canada, conclurait qu’un juge de cette Cour pourrait faire preuve d’indépendance dans l’instruction du dossier des intimés. Malgré l’argumentation éloquente de l’avocat du ministre, je conclus qu’une personne raisonnable serait convaincue qu’il y a eu ingérence dans la fonction juridictionnelle et que ces trois intimés ne seraient pas jugés par une cour indépendante.

La rencontre entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint eut lieu sans que les parties en fussent informées, en un état de la cause où un certain nombre des décisions judiciaires avaient été déjà rendues dans les dossiers respectifs. Le juge en chef adjoint avait déjà décidé de joindre ces dossiers, déterminé l’ordre dans lequel les requêtes seraient entendues, jugé que l’argumentation se ferait de vive voix et non par écrit; il avait déjà entendu des arguments pendant une journée entière et prévu la reprise de l’audience, malgré les objections de l’avocat du ministre. Il ressort de la correspondance qui faisait suite à leur rencontre que le juge en chef de la Cour fédérale et le sous- procureur général adjoint savaient que les dossiers des intimés étaient activement instruits par le juge en chef adjoint. Dans ce contexte et eu égard aux mises en garde de la jurisprudence au sujet de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la non-ingérence de la part du gouvernement, on ne saurait raisonnablement affirmer que le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint ne savaient pas qu’ils avaient vraiment tort de se rencontrer et de discuter de ces dossiers.

À la suite de cette rencontre, le juge en chef de la Cour fédérale est intervenu dans l’affaire et a fait part au juge en chef adjoint des préoccupations du gouvernement au sujet de l’instruction du dossier des intimés. Selon le juge en chef de la Cour fédérale, le juge en chef adjoint a promis de s’occuper diligemment de ces dossiers et consacrerait « à compter du 15 mai, une semaine à l’audition non seulement des questions préliminaires, mais aussi de la cause au fond. » À mon avis, une personne raisonnable conclurait que le juge en chef adjoint, maintenant qu’il « se rendait pleinement compte de la nécessité qu’il y a à les instruire de façon aussi urgente que le souhaite le gouvernement », se sentirait obligé d’expédier ces causes, peut-être au détriment des intimés.

On ne saurait excuser l’ingérence du juge en chef de la Cour fédérale et du sous-procureur général adjoint en disant que par ses actions ou décisions, le juge en chef adjoint retardait les dossiers des intimés. En premier lieu, je ne peux conclure que ces dossiers progressaient à une allure excessivement lente ou qu’il faisait preuve de négligence. Les requêtes pendantes dans ces dossiers portaient sur des questions de preuve, des questions de communication et la Charte; il ne s’agit pas là de questions qui peuvent être résolues rapidement. En second lieu, quand bien même ces dossiers progresseraient trop lentement au goût du gouvernement, ce qu’il aurait fallu faire, c’était de saisir la Cour suprême du Canada d’un renvoi ou d’essayer de s’entendre sur un échéancier avec les autres parties. La solution ne consiste pas à approcher le juge en chef de la Cour fédérale ou à brandir la menace voilée d’un renvoi à la Cour suprême.

L’influence ou la pression qui s’est exercée sur le juge en chef adjoint était d’autant plus grave qu’elle passait par le juge en chef de la Cour fédérale. L’avocat du ministre soutient que selon la Loi sur la Cour fédérale, le juge en chef adjoint est le président de la Section de première instance et, de ce fait, n’est pas soumis à la surveillance ou aux ordres du juge en chef de la Cour fédérale, mais cette argutie ne fait qu’occulter la réalité. Il ne s’agit pas d’un cas où un juge de même rang exprime ses idées sur une cause pendante ou donne de son propre chef des conseils à un autre juge. En l’espèce, l’avertissement venait directement du président de cette Cour, sur les instances d’un haut fonctionnaire qui représente aussi l’une des parties. Une personne raisonnable conclurait qu’à supposer que le juge en chef adjoint se dessaisisse de ces trois dossiers, un autre juge donnerait lui aussi l’impression de céder à la pression exercée par le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint.

Il ne suffit pas de dire que le dossier des intimés est d’une telle importance pour la société canadienne qu’il faut fermer les yeux sur les transgressions du juge en chef de la Cour fédérale et du sous- procureur général adjoint. À mon avis, l’extrême gravité des accusations portées contre les intimés requiert un très haut degré d’indépendance du pouvoir judiciaire. Malgré l’affirmation faite par le gouvernement qu’il cherche la révocation de leur citoyenneté uniquement pour cause de fausse déclaration, de fraude et de dissimulation volontaire de faits essentiels, la Cour et le public savent que ces fausses déclarations, fraude ou dissimulation de faits essentiels se rapportent aux crimes de guerre ou crimes contre l’humanité qu’on reproche aux intimés. Il s’agit là de crimes odieux, qui ne devraient pas rester impunis. Mais le fait que ces crimes soient si graves et soient frappés d’un tel opprobre exige aussi que le juge qui en connaît tire les conséquences uniquement des preuves, et non de la pression exercée par qui que ce soit de l’extérieur.

Ayant conclu que l’indépendance de la Cour a été compromise, j’en viens maintenant à la question de la réparation.

LA SUSPENSION DES PROCÉDURES

L’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit ce qui suit :

50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

Le pouvoir de prononcer l’arrêt des procédures en réparation de l’abus de procédure a été analysé en profondeur dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Dans R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, la Cour [à la page 135] a fait sienne la conclusion tirée par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520 [à la page 551], qui a décidé qu’il y a lieu à arrêt des procédures lorsque « forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence » ou lorsque la procédure est « oppressive ou vexatoire ». Dans Jewitt, la Cour suprême avertit aussi qu’il ne faut exercer ce pouvoir que dans « les cas les plus manifestes ». Dans R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, page 659, Mme le juge Wilson rappelle que la mauvaise foi de la Couronne n’est que l’un des facteurs à prendre en considération :

À mon avis, donner au mot « oppressive » une définition exigeant qu’il y ait une conduite blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment l’application du principe. Dans le cas présent, par exemple, où il n’y a pas d’allégations de conduite blâmable, cette définition viendrait empêcher qu’une limite quelconque soit imposée au nombre de procès qui pourraient avoir lieu. La conduite blâmable de la poursuite et l’existence d’un motif illégitime ne sont que deux des nombreux facteurs qu’un tribunal doit prendre en considération lorsqu’il est appelé à examiner si, dans un cas donné, l’exercice par le ministère public de son pouvoir discrétionnaire de présenter de nouveau l’acte d’accusation équivaut à un abus de procédure.

Il faut mettre fin à toute poursuite qui est si viciée que le fait de lui permettre de suivre son cours compromettrait l’intégrité de l’autorité judiciaire.

La décision la plus récente de la Cour suprême du Canada en matière d’arrêt pour abus de procédure est R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411. Dans cette affaire, elle n’a pas prononcé l’arrêt des procédures pour défaut du ministère public de communiquer promptement. La Cour, tout en concluant que les agissements du ministère public étaient blâmables, ne jugeait pas qu’il y avait lieu à arrêt des procédures, soulignant qu’il y avait des mesures de réparation « moins draconiennes ».

L’avocat représentant le ministre reconnaît que le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint n’auraient jamais dû se rencontrer et qu’ils ont eu tout à fait tort de le faire. Malgré cet aveu, il soutient que l’affaire en instance n’atteint pas à la qualification de « cas les plus manifestes » tels qu’en fait état l’arrêt Jewitt, et engage la Cour à trouver une mesure de réparation « moins draconienne » que l’arrêt des procédures, à l’instar de la décision O’Connor.

Je me suis longuement demandé si une mesure de réparation autre que la suspension des procédures serait conforme aux impératifs de la justice. Par exemple, une plainte ou une action disciplinaire devant le Conseil canadien de la magistrature ou le Barreau du Haut-Canada réparerait-elle cette atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire? J’ai conclu que non. En premier lieu, la compétence et les actions du Conseil canadien de la magistrature ou du Barreau n’ont rien à voir avec la Cour. La Cour ne peut pas, et ne doit pas, essayer d’influer ou de peser sur des actions parallèles qui seront, peut-être, entreprises. En second lieu, et ce qui est plus important encore, elle doit protéger sa propre indépendance. Elle doit assumer la responsabilité de sa propre intégrité, elle ne doit pas laisser la bonne administration de la justice aux mains de quelque autre organe. Toute autre solution compromettrait son indépendance et donnerait l’impression que les atteintes à l’intégrité de la Cour sont peut-être réprimandées mais qu’à la longue, elles seront oubliées. Il faut que le public soit assuré que quiconque comparaît devant notre Cour sera traité équitablement et que le gouvernement ou toute autre partie puissante n’y jouira d’aucun privilège.

Comme je l’ai souligné, la rencontre clandestine entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint, et l’intervention subséquente auprès du juge en chef adjoint, constituent une grave atteinte à l’indépendance de la Cour. À mon avis, cet affront contre l’indépendance du pouvoir judiciaire est l’un des « cas les plus manifestes »; la suspension des procédures sera prononcée dans chacun des dossiers concernant les trois intimés.

Ayant conclu que son indépendance a été compromise dans le dossier des intimés et que la suspension des procédures est la réparation qui s’impose, la Cour fait droit aux requêtes des intimés.



[1] Bien que les parties ayant introduit ces requêtes soient à proprement parler les requérants en l’occurrence, elles seront désignées ci-après « intimés » puisque c’est en cette qualité qu’elles sont nommées dans la demande principale. La partie qui a intenté cette demande principale est désignée ci-après « le ministre ».

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