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[1996] 1 C.F. 857

T-2257-93

Richard Sauvé (demandeur)

c.

Le directeur général des élections du Canada, le solliciteur général du Canada et le procureur général du Canada (défendeurs)

T-1084-94

Sheldon McCorrister, président, Lloyd Knezacek, vice-président, en leur nom et au nom du comité chargé du bien-être des détenus de l’établissement de Stony Mountain, et Clair Woodhouse, président, Aaron Spence, vice-président, en leur nom et au nom de la fraternité des autochtones de l’établissement de Stony Mountain, et Serge Bélanger, Émile A. Bear et Randy Opoonechaw (demandeurs)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections) (1re inst.)

Section de première instance, juge Wetston— Winnipeg, 24, 25, 26, 29, 30 et 31 mai, 1er , 2, 5 et 6 juin, 30 et 31 août et 1er septembre; Ottawa, 27 décembre 1995.

Droit constitutionnelCharte des droitsDroits démocratiquesLes demandeurs sont des détenus ou ex-détenus d’établissements correctionnelsIls sont inhabiles à voter à une élection fédérale aux termes de l’art. 51e) de la Loi électorale du CanadaÀ première vue, l’art. 51e) contrevient à l’art. 3 de la CharteLes objectifs de la mesure contestée correspondent à des préoccupations urgentes et réellesLien rationnel entre l’inhabilité à voter des prisonniers qui ont commis des actes criminels graves et l’objectif de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droitLe critère de l’atteinte minimale n’a pas été respectéL’art. 51e) nuit à la réadaptation des contrevenants et à leur réinsertion sociale et ne peut produire aucun effet bénéfiqueAbsence de proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciablesL’art. 51e) contrevient à l’art. 3 de la Charte et n’est pas justifié aux termes de l’art. premier.

Droit constitutionnelCharte des droitsDroits à l’égalitéSelon la Loi électorale du Canada, les détenus purgeant une peine de deux ans ou plus sont inhabiles à voter à une élection fédéraleLa disposition attaquée peut s’appliquer de façon à cibler un plus grand nombre de détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones, mais elle ne touche pas plus durement ces deux groupesAucune discrimination directe fondée sur l’un des motifs énumérés dans la Charte ou sur un motif analogue.

ÉlectionsLes demandeurs contestent la constitutionnalité de l’art. 51e) de la Loi électorale du CanadaIls sont inhabiles à voter à une élection fédérale car ils purgent une peine de deux ans ou plus dans un établissement correctionnelLe retrait du droit de vote vise à punir les personnes coupables d’un crime graveExamen de l’évolution historique du retrait du droit de vote aux détenusTémoignage d’experts au sujet de la théorie politique et du droit de vote comme droit démocratiqueLe retrait du droit de vote aux prisonniers n’est pas bien connu dans la société canadienneL’octroi du droit de vote aux détenus n’entraîne aucun coût pour la sociétéLes effets de la disposition attaquée ne sont pas proportionnels aux objectifs.

PénitenciersLes détenus purgeant une peine de deux ans ou plus sont inhabiles à voter lors d’une élection fédérale aux termes de l’art. 51e) de la Loi électorale du CanadaLa disposition attaquée contrevient à l’art. 3 de la Charte et n’est pas sauvegardée par l’art. premierL’inhabilité à voter des contrevenants est liée à la perpétration de crimes gravesLes effets punitifs de l’art. 51e) sont nuisibles, parce qu’ils vont à l’encontre de l’objet et des principes énoncés dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditionL’inhabilité à voter nuit à la réinsertion sociale des prisonniers.

Il s’agit d’actions que des détenus ou d’ex-détenus d’établissements correctionnels ont intentées pour contester la constitutionnalité de l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada. Cette disposition remplace une disposition antérieure que la Cour suprême du Canada a annulée en mai 1993. La nouvelle disposition prévoit que tous les prisonniers purgeant une peine de deux ans ou plus dans un établissement correctionnel sont inhabiles à voter à une élection fédérale. Les demandeurs, dont certains sont des autochtones, ont allégué que l’alinéa 51e) de la Loi contrevient aux articles 3 et 15 de la Charte. Les défendeurs ont admis que la disposition attaquée contrevient à première vue à l’article 3 de la Charte; cependant, ils ont soutenu que le retrait du droit de vote aux prisonniers est justifié aux termes de l’article premier de la Charte et ne crée pas de discrimination au sens de l’article 15. Le présent litige a soulevé deux grandes questions : (1) Quels sont les objectifs des défendeurs et correspondent-ils à des préoccupations urgentes et réelles? (2) Les moyens prévus à l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada sont-ils proportionnels aux objectifs et aux effets de la disposition?

Jugement : les actions doivent être accueillies.

(1) Les défendeurs soutiennent que l’alinéa 51e) vise deux grands objectifs : d’abord, rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit, et en second lieu, faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale. Le libellé de l’alinéa 51e) indique clairement que l’inhabilité à voter des contrevenants est liée à la perpétration de crimes graves. Dans son application, l’alinéa 51e) ne vise pas le contrevenant, mais concerne plutôt la peine. Les peines d’emprisonnement d’au moins deux ans sont liées à des crimes graves qu’un tribunal a jugés répréhensibles au point de justifier ces peines. L’éducation morale semble constituer un autre motif justifiant cette sanction supplémentaire. Quant à l’objectif de rehausser le sens du devoir civique, une lecture des Débats de la Chambre des communes indique que le législateur a tenu compte du fait que la disposition attaquée pouvait transmettre aux contrevenants et au grand public un message au sujet de l’importance du droit de vote dans une démocratie. L’alinéa 51e) vise les deux objectifs invoqués par les défendeurs. Même si les demandeurs avaient raison de dire qu’aucune tradition occidentale unifiée ne sous-tend la théorie politique, il appert de la preuve présentée que le sens du devoir civique et la responsabilité morale constituent des éléments clés de nos traditions démocratiques libérales. Compte tenu du fait que l’alinéa 51e) comporte un aspect punitif, ses objectifs se rapportent à des préoccupations urgentes et réelles.

(2) Pour appliquer le critère de la proportionnalité, il faut d’abord déterminer si les moyens choisis pour atteindre les objectifs législatifs ont un lien rationnel avec ceux-ci. En suivant un raisonnement fondé sur la logique et le bon sens, il est possible de dire que l’inhabilité à voter décrétée à l’endroit des prisonniers qui ont commis des actes criminels graves a un lien rationnel avec l’objectif de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit. L’alinéa 51e) a pour but de façonner un ordre social volontaire, puisqu’il transmet un message très clair selon lequel certaines formes de comportement criminel ne sont pas acceptables dans une société libre et démocratique. La fonction d’éducation morale de la règle de droit est indéniable. Il existe un lien rationnel entre la disposition attaquée et l’objectif avoué de mettre en relief la sanction pénale. Comme auxiliaire à la peine imposée, la disposition impose clairement une sanction et dénonce la mauvaise conduite. Dans la présente affaire, la sanction prend la forme de la perte du droit de vote en plus de la perte de la liberté. À la deuxième étape du critère de proportionnalité, le gouvernement doit démontrer que l’atteinte aux droits est minimale. Le Parlement n’est pas tenu d’adopter le moyen le moins envahissant, dans l’absolu, d’atteindre ses objectifs. Ce qu’il faut examiner, ce sont les répercussions du retrait du droit de vote pour les contrevenants. Les détenus qui sont visés par l’alinéa 51e) de la LEC perdent complètement le droit de voter au cours de toute élection fédérale tenue pendant leur incarcération. Le Parlement pourrait décider d’adopter une loi permettant au juge qui prononce la peine de déclarer le contrevenant inhabile à voter, compte tenu de la nature du crime et des circonstances personnelles de l’accusé ainsi que des principes sous-jacents à la détermination de la peine. Il s’agirait là d’un moyen beaucoup moins envahissant et tout aussi efficace de restreindre le droit de vote du citoyen. La disposition législative actuelle ne permet pas de distinguer le type de contrevenant dont la malhonnêteté est grave au point de menacer les principes de notre société libre et démocratique. L’alinéa 51e) ne satisfait donc pas au critère de l’atteinte minimale énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes. À la troisième et dernière étape, le critère des effets proportionnels exige que les effets préjudiciables de la mesure contestée soient proportionnels à l’atteinte de ses objectifs législatifs. Ce critère a récemment été reformulé et modifié par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada. Selon le critère reformulé, il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté fondamental et l’objectif et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques des mesures. Ce critère doit être appliqué en l’espèce. La preuve indique sans conteste que le retrait du droit de vote aux prisonniers n’est pas bien connu dans la société canadienne. Il existe peut-être de très bonnes raisons politiques et philosophiques qui militent en faveur du retrait du droit de vote aux prisonniers; cependant, les raisons pratiques liées à ce retrait semblent peu nombreuses. Les différents objectifs que vise la peine et qui ne sont généralement pas contestés sont la dissuasion générale, la dissuasion spécifique, la protection du public, la réadaptation et le châtiment. Ce dernier objectif concerne davantage le contrevenant. L’alinéa 51e) nuit à la réadaptation des contrevenants et à leur réinsertion sociale. La disposition ne sert qu’à isoler davantage les prisonniers de la société à laquelle ils doivent retourner et au sein de laquelle leurs familles vivent. Les effets punitifs de l’alinéa 51e) sont nuisibles, parce qu’ils vont à l’encontre de l’objet et des principes énoncés dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Les provinces dans lesquelles les prisonniers participent aux élections provinciales ne semblent pas être lésées. Les effets bénéfiques que les défendeurs invoquent sont bien minces par rapport au retrait du droit de vote, qui est un droit démocratique, et sont insuffisants pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile. La proportionnalité entre les effets de la disposition législative attaquée et ses objectifs et entre ses effets bénéfiques et nuisibles n’a pas été établie. L’alinéa 51e) va à l’encontre de l’article 3 de la Charte et n’est pas sauvegardé par l’article premier.

Dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, la Cour doit, dans un premier temps, déterminer si, par suite d’une distinction créée par la disposition attaquée, un droit à l’égalité a été refusé. Au cours de la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, la Cour doit déterminer si la distinction crée de la discrimination. L’alinéa 51e) retire le droit de vote à tous les détenus qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans. Tous les détenus ainsi privés subissent cet inconvénient dans la même mesure. Même si la disposition attaquée peut s’appliquer de façon à cibler un plus grand nombre de détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones, elle ne touche pas plus durement ces deux groupes. En conséquence, il n’existe pas de discrimination directe fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 15 de la Charte ou sur un motif analogue à ceux-ci et l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada ne va pas à l’encontre de cette disposition.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 3, 15.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 46, 47, 48.

Election Act, S.B.C. 1995, ch. 51.

Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 51e) (mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 23).

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19).

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 3, 4, 5, 76.

Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., ch. 1251, art. 41 (mod. par DORS/80-462, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; (1994), 120 D.L.R. (4th) 12; 94 C.C.C. (3d) 289; 34 C.R. (4th) 269; 25 C.R.R. (2d) 1; 175 N.R. 1; 76 O.A.C. 81.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; (1987), 44 D.L.R. (4th) 193; 37 C.C.C. (3d) 1; 61 C.R. (3d) 1; 80 N.R. 161; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Belczowski c. Canada, [1992] 2 C.F. 440 (1992), 90 D.L.R. (4th) 330; 12 C.R. (4th) 219; 9 C.R.R. (2d) 14; 132 N.R. 183 (C.A.); conf. [1991] 3 C.F. 151 (1991), 5 C.R. (4th) 218; 6 C.R.R. (2d) 345; 42 F.T.R. 98 (1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d) 234; 53 D.L.R. (4th) 595 (H.C.); infirmée par (1992), 7 O.R. (3d) 481; 89 D.L.R. (4th) 644; 55 O.A.C. 219 (C.A.); Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438; (1993), 15 C.R.R. (2d) 1; 153 N.R. 242; 64 O.A.C. 124; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158; (1991), 81 D.L.R. (4th) 16; [1991] 5 W.W.R. 1; 127 N.R. 1; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; (1992), 89 D.L.R. (4th) 449; [1992] 2 W.W.R. 577; 70 C.C.C. (3d) 129; 11 C.R. (4th) 137; 8 C.R.R. (2d) 1; 78 Man. R. (2d) 1; 134 N.R. 81; 16 W.A.C. 1.

DÉCISIONS CITÉES :

Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; (1993), 107 D.L.R. (4th) 342; [1993] 7 W.W.R. 641; 56 W.A.C. 1; 82 B.C.L.R. (2d) 273; 34 B.C.A.C. 1; 85 C.C.C. (3d) 15; 24 C.R. (4th) 281; 158 N.R. 1; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; (1991), 11 W.A.C. 161; 61 B.C.L.R. (2d) 145; 5 B.C.A.C. 161; 67 C.C.C. (3d) 481; 8 C.R. (4th) 82; 7 C.R.R. (2d) 1; 31 M.V.R. (2d) 137; 131 N.R. 1; R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965; (1994), 120 D.L.R. (4th) 175; 94 C.C.C. (3d) 385; 34 C.R. (4th) 360; 25 C.R.R. (2d) 92; 174 N.R. 321; 76 O.A.C. 241; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; (1995), 124 D.L.R. (4th) 449; 29 C.R.R. (2d) 1; [1995] 1 C.T.C. 382; 95 DTC 5273; 12 R.F.L. (4th) 1; Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (1990), 55 C.C.C. (3d) 50; 75 C.R. (3d) 174; 1 C.R.R. (2d) 327; 32 F.T.R. 96 (1re inst.); Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 110 D.L.R. (4th) 470; 19 C.R.R. (2d) 1; [1994] 1 C.T.C. 40; 94 DTC 6001; 161 N.R. 243.

DOCTRINE

Canada. Commission canadienne sur la détermination de la peine. Réformer la sentence : une approche canadienne. Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1987.

Canada. Chambre des communes. Comité spécial sur la réforme électorale. Procès-verbaux et témoignages, Fascicule no 12, 1993.

Canada. Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis. Rapport final. Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1991 (Président : Pierre Lortie).

Colvin, E. « Criminal Law and The Rule of Law » in Crime, Justice and Codification. Toronto : Carswell, 1986.

Cotterrell, Roger. The Sociology of Law : An Introduction. London : Butterworths, 1984.

Débats de la Chambre des communes, vol. 14, 3e sess., 34e Lég., 1993, aux p. 18015 à 18107.

La Charte des droits et libertés : Guide à l’intention des Canadiens. Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1982.

Landreville, P. et L. Lemonde. « Le droit de vote des personnes incarcérées » dans Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis. Les droits démocratiques et la réforme électorale au Canada (Collection d’études; 10). Toronto : Dundurn Press, 1991.

Rawls, John. A Theory of Justice. Cambridge : Harvard Univ. Press, 1971.

Ruby, Clayton. Sentencing, 4th ed. Toronto : Butterworths, 1994.

Stuart, Don R. Canadian Criminal Law : A Treatise, 3rd ed. Toronto : Carswell, 1995.

ACTIONS visant à faire déclarer inconstitutionnel l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada au motif qu’il va à l’encontre des articles 3 et 15 de la Charte. Actions accueillies.

AVOCATS :

Fergus J. O’Connor, pour le demandeur Richard Sauvé.

Arne Peltz, pour les demandeurs Sheldon McCorrister et al.

Gerald L. Chartier et Glenn D. Joyal, pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Arne Peltz, Legal Aid Manitoba, Winnipeg, for plaintiffs Sheldon McCorrister et al.

Fergus J. O’Connor, Kingston (Ontario), pour le demandeur Richard Sauvé.

Arne Peltz, Aide juridique du Manitoba, (Winnipeg), pour les demandeurs Sheldon McCorrister et al.

Le sous-procureur général du Canada, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Wetston : Les demandeurs, qui sont des détenus ou d’ex-détenus d’établissements correctionnels, contestent la constitutionnalité de l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada (LEC), L.R.C. (1985), ch. E-2, modifié par L.C. 1993, ch. 19, art. 23. La disposition, qui est entrée en vigueur le 6 mai 1993, prévoit ce qui suit :

51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection :

e) toute personne détenue dans un établissement correctionnel et y purgeant une peine de deux ans ou plus.

Cette disposition remplace une disposition antérieure portant incapacité électorale que la Cour suprême du Canada a annulée en 1993.

Les demandeurs soutiennent que l’alinéa 51e) de la LEC contrevient à la fois à l’article 3 et à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Les défendeurs admettent que la disposition attaquée contrevient à première vue à l’article 3 de la Charte; cependant, ils soutiennent que le retrait du droit de vote aux prisonniers qui est énoncé à l’alinéa 51e) de la LEC est justifié aux termes de l’article premier de la Charte et ne crée pas de discrimination au sens de l’article 15.

La présente instance se compose de deux actions distinctes qui ont été réunies et entendues ensemble. Les demandeurs sont ou ont récemment été détenus dans des établissements correctionnels du Canada. Richard Sauvé, le demandeur dans la première affaire, est maintenant en liberté conditionnelle. Dans la seconde affaire, les demandeurs sont notamment Sheldon McCorrister, un autochtone qui est le président du comité chargé du bien-être des détenus de l’établissement de Stony Mountain, Lloyd Knezacek, le vice-président de ce même comité, et Aaron Spence, qui est aussi un autochtone, est le président de la fraternité des autochtones. Cette fraternité représente les détenus autochtones de l’établissement de Stony Mountain, surtout pour les questions liées à la culture et à la spiritualité autochtones.

LA NATURE DE LA PREUVE

Peu de faits ont été présentés en l’espèce. Dans les cas où la preuve de ces faits existe, elle sera examinée au moment opportun dans les présents motifs. À l’exception des points de fait et des points de droit pertinents auxquels je ferai allusion, la preuve se compose presque exclusivement d’opinions de spécialistes.

Les témoins experts

Les spécialistes, qui ont témoigné pour les demandeurs et les défendeurs, étaient presque tous des théoriciens qui ont présenté des opinions dans les domaines de la théorie politique, de l’éthique, de la philosophie politique, de la philosophie du droit, de la criminologie, de la politique pénitentiaire et de la théorie pénale. Compte tenu des questions à trancher en l’espèce, les témoignages d’experts présentés constituent la preuve la plus apte à aider la Cour à déterminer si l’inhabilité à voter décrétée à l’endroit des prisonniers est justifiée.

Presque tous les témoins des défendeurs sont des citoyens, boursiers ou résidents des États-Unis ou ont poursuivi leurs études et reçu leur formation principalement dans ce pays. En revanche, la plupart des témoins experts des demandeurs sont des citoyens, boursiers ou résidents du Canada. Compte tenu de la nature internationale du milieu universitaire, il est incontestable que tous les experts jouissent d’une formation et d’une expérience polyvalentes. Ainsi, M. Pangle a même récemment obtenu la citoyenneté canadienne.

Malgré leur formation académique impressionnante et leur apport à la science, aucun des témoins des défendeurs n’a examiné la question de l’inhabilité à voter des prisonniers avant que le procureur général du Canada retienne leurs services dans le présent litige. En fait, aucun spécialiste bien connu de la théorie politique ou de l’éthique, que ce soit de Tocqueville, Kant, Locke, Rousseau ou Hobbes, ne s’est arrêté à cette question, à l’exception de John Stuart Mill, qui l’a fait dans une courte note figurant en bas de page de l’un de ses écrits. Plus près de nous, les spécialistes de la philosophie morale et politique comme Rawls, Hart, Murphy et Morris n’ont pas examiné non plus cette question de façon spécifique.

À l’exception d’un rapport présenté par M. Colin Meredith, la majeure partie de la preuve des défendeurs peut être qualifiée de preuve abstraite et théorique. Même si une bonne partie de la preuve des demandeurs peut également être décrite de cette façon, elle était, dans l’ensemble, moins emphatique et plus concrète, notamment en ce qui a trait à la pénologie, à la justice sociale et aux prisons canadiennes. Cependant, les éléments de preuve portant sur des phénomènes observables sont à peu près inexistants. Les demandeurs ont effectivement décrit la preuve des défendeurs comme une preuve très théorique et abstraite. Bien qu’il soit possible de confirmer certains aspects de la théorie des sciences sociales par l’observation empirique, peu d’éléments de preuve en l’espèce peuvent être classés dans cette catégorie. La preuve des défendeurs a été présentée principalement dans le contexte d’une analyse ex post facto.

Pour soupeser la preuve, j’ai examiné la compétence, les connaissances, la formation et l’expérience de chaque témoin expert ainsi que l’attention qu’il a accordée à la question à trancher en l’espèce. Eu égard à la nature imprécise des témoignages, le bon sens et la logique jouent un rôle encore plus important dans l’évaluation de la preuve. En outre, la connaissance de la société, des lois, des institutions et des traditions démocratiques libérales du Canada est également importante. J’ai également été frappé par le fait que trois des cinq témoins experts des défendeurs sont généralement considérés comme des spécialistes qui ne représentent pas des courants de pensée généraux dans leurs disciplines respectives. Même si chaque expert qui a témoigné au cours de l’instruction est bien renommé, la Cour se doit d’analyser la preuve et d’accorder plus de crédit à un témoignage plutôt qu’à un autre.

Les demandeurs Richard Sauvé et Aaron Spence

Deux des demandeurs, Richard Sauvé et Aaron Spence, ont également témoigné en l’espèce. M. Sauvé a été reconnu coupable de complicité pour le meurtre d’un membre d’une bande de motards rivale. Il a été condamné à vingt-cinq ans d’incarcération et a été remis en liberté en mai 1994. Depuis sa mise en liberté, M. Sauvé vit dans une maison de transition et travaille actuellement comme ébéniste. Il a travaillé auprès des jeunes contrevenants dans le cadre d’un programme appelé Youths at Risk et est maintenant candidat à une maîtrise en criminologie à l’Université d’Ottawa. Une transcription admise du témoignage qu’il avait présenté dans une instance antérieure concernant le droit de vote des prisonniers a été déposée en preuve en l’espèce : voir Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d) 234 (H.C.); décision infirmée (1992), 7 O.R. (3d) 481 (C.A.) ([ci-après] Sauvé no 1); décision confirmée, [1993] 2 R.C.S. 438.

M. Sauvé estime que les contrevenants ne sont pas nés criminels, mais qu’ils le deviennent par suite des circonstances. Il a fait valoir que les détenus se sentiraient davantage liés à la société s’ils obtenaient le droit de voter. De plus, a-t-il mentionné, il n’a pas perdu son statut de citoyen et son intérêt pour la société et pour son pays n’a pas disparu lorsqu’il a été incarcéré. Il a laissé entendre que les prisonniers doivent un jour retourner à la société et que les prisons constituent des milieux hostiles où sont enfermés de nombreux individus profondément blessés. Il a parlé des différentes mesures qui ont été organisées sur une base volontaire par les prisonniers de l’établissement carcéral de Collins Bay, dont le parrainage des camps à l’intention des enfants défavorisés et des parents de familles d’accueil et une olympiade spéciale en faveur des « personnes handicapées par un retard de développement ».

M. Spence, dont le casier judiciaire est bien différent de celui de M. Sauvé, est un autochtone qui purge actuellement une peine d’emprisonnement de quatre ans après avoir été reconnu coupable, notamment, d’introduction par effraction, de vol, de violation des conditions d’un engagement et de voies de fait à l’encontre d’un autre autochtone. Son casier judiciaire est lourd et remonte à 1984. M. Spence se considère maintenant sur la voie de la réadaptation. Il a reconnu qu’il avait agi de façon dysfonctionnelle, égoïste et irresponsable. Il a également reconnu que le droit de vote est important et qu’il se sent privé par la perte de ce droit. Il estime également que le fait d’être incarcéré dans un établissement pénal ne signifie pas que les membres de sa famille ne sont pas touchés par les mesures gouvernementales. M. Spence sait qu’il retournera vivre dans la société. Comme il le dit lui-même, [traduction] « à un moment ou l’autre, nous ferons à nouveau partie de cette société, que nous le voulions ou non ».

ANALYSE

Le droit de vote, un des droits démocratiques reconnus à l’article 3 de la Charte

Les défendeurs admettent, avec raison à mon avis, que l’alinéa 51e) de la LEC va à première vue à l’encontre de l’article 3 de la Charte. En conséquence, il leur appartient de prouver que la disposition attaquée constitue une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte.

Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, la Cour suprême du Canada a récemment examiné l’article premier de la Charte et a explicitement adopté l’interprétation qui avait été proposée pour la première fois dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 à l’égard de cette disposition. Explicitant l’analyse présentée dans cet arrêt, Mme le juge McLachlin a formulé les commentaires suivants aux pages 328 et 329 :

La question n’est pas de savoir si la mesure est populaire ou compatible avec les sondages d’opinion publique. Elle est plutôt de savoir si cette mesure peut être justifiée par l’application du processus de la raison.

Il ne s’agit pas de procéder par simple intuition, ou d’affirmer qu’il faut avoir de l’égard pour le choix du Parlement. Il s’agit d’un processus de démonstration. Cela renforce la notion propre au terme « raisonnable » selon laquelle il faut tirer une inférence rationnelle de la preuve ou des faits établis. [Souligné dans l’original.]

Bref, l’analyse fondée sur l’article premier est un exercice qui repose non pas sur des idées abstraites, mais sur les faits de l’affaire et sur la preuve présentée à l’appui du droit. Comme l’a dit Mme le juge McLachlin à la page 331 :

Le contexte est essentiel dans la détermination de l’objectif législatif et de la proportionnalité, mais on ne peut pousser son importance à l’extrême et considérer ainsi la loi contestée comme un phénomène socio-économique unique, dont le Parlement est réputé le meilleur juge. On se trouverait ainsi à atténuer l’obligation imposée au Parlement de justifier les restrictions qu’il porte aux droits garantis par la Charte

Le degré de retenue dont la Cour devrait faire montre à l’endroit du choix du Parlement variera en fonction de la situation que la règle de droit vise à réglementer. À cet égard, Mme le juge McLachlin a dit ce qui suit à la page 332 :

… comme pour le contexte, il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect … Le Parlement a son rôle : choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution. Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle : déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s’inscrit dans les limites prévues par la Constitution.

Pour satisfaire à la norme de la preuve en matière civile, il n’est pas nécessaire de faire une démonstration scientifique : la prépondérance des probabilités s’établit par application du bon sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue scientifique : le juge Iacobucci dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, à la page 352.

Dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438, la Cour suprême du Canada a annulé une version précédente de l’alinéa 51e) de la LEC en mai 1993. Dans la présente affaire, les défendeurs font valoir que la Cour devrait s’en remettre au choix que le Parlement a exercé lorsqu’il a décidé d’adopter à nouveau une disposition qui aurait pour effet de déclarer inhabiles à voter les contrevenants emprisonnés pour une période d’au moins deux ans. Sur ce point, je me fonde sur les principes exposés dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a reconnu dans un jugement majoritaire qu’une certaine retenue peut être exercée à l’endroit du législateur et qu’il faut tenir compte des problèmes inhérents à la rédaction de règles de portée générale. Cependant, la Cour a précisé qu’il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect : le juge McLachlin dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, aux pages 332 et 333.

Selon Mme le juge McLachlin, il est toujours difficile de déterminer les cas dans lesquels il faut avoir plus d’égard pour le choix du Parlement. Selon certaines décisions, cette plus grande retenue conviendrait peut-être davantage dans les cas où la règle de droit concerne les droits divergents de différents secteurs de la société, plutôt que les cas opposant l’individu et l’État à titre d’adversaire singulier : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux pages 993 et 994; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la page 563. Malgré certains arguments contraires sur lesquels les défendeurs n’ont pas vraiment insisté, j’estime que le présent litige, dans l’ensemble, en est un où l’État joue le rôle d’adversaire singulier. De toute façon, mon examen de la preuve en l’espèce est fondé sur l’application de la norme de preuve en matière civile, soit la prépondérance des probabilités, suivant les exigences de l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, à la page 333.

I. Quels sont les objectifs des défendeurs et correspondent-ils à des préoccupations urgentes et réelles?

À ce stade, la Cour doit déterminer si les objectifs de la mesure contestée sont suffisamment importants pour justifier, en principe, la restriction. Pour respecter ce critère, les objectifs doivent correspondre à des préoccupations urgentes et réelles.

a)         Objectifs

Les défendeurs soutiennent que l’alinéa 51e) de la LEC vise deux grands objectifs :

a) rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit;

b) faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale.

De l’avis des défendeurs, les prisonniers qui purgent une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans sont des personnes qui ont un lourd casier judiciaire ou qui ont été reconnues coupables d’infractions particulièrement graves. C’est cette mauvaise conduite qui sous-tend ces objectifs importants.

En ce qui a trait au premier objectif, les défendeurs font valoir que la disposition vise à inculquer chez les citoyens canadiens le sens des liens entre les droits des personnes et les responsabilités qu’elles ont envers la société, c’est-à-dire les obligations d’un bon citoyen. Ils ajoutent que la disposition a pour but de dénoncer les individus qui, par leur comportement particulièrement répréhensible, ont fait montre d’un manque de respect flagrant à l’endroit de la vie, des biens ou de la dignité de leurs concitoyens. Ce message accusateur vise à affirmer le lien entre la participation au processus électoral et le respect de la primauté du droit.

Les défendeurs ajoutent que le deuxième objectif de la disposition législative est de faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale. À leur avis, la suspension du droit de vote du détenu jusqu’à la mise en liberté de celui-ci transmet un message qui a une fonction punitive, exemplaire et édifiante.

Les demandeurs ne s’opposent pas radicalement aux objectifs que les défendeurs invoquent, soit l’accroissement du sens civique, le respect de la primauté du droit et la punition du coupable. Cependant, ils soutiennent que la cause des défendeurs repose sur des notions abstraites, généralisées, symboliques et irréalistes et que les objectifs de la disposition législative attaquée demeurent ambigus. Ils ajoutent que la période d’exclusion de deux ans est arbitraire et a été choisie à des fins administratives. Toujours selon les demandeurs, l’inhabilité à voter décrétée à l’endroit des prisonniers constitue simplement une forme de punition gratuite supplémentaire et vise à rassurer les personnes qui ne sont pas en prison en stigmatisant davantage les détenus comme des parias n’ayant aucun lien avec la société.

Dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 335, le juge en chef Dickson a souligné que « [l]’objet d’une loi est fonction de l’intention de ceux qui l’ont rédigée et adoptée à l’époque, et non pas d’un facteur variable quelconque ». En conséquence, pour déterminer les objectifs de l’alinéa 51e) de la LEC, il est nécessaire d’examiner les répercussions de la disposition sur les droits constitutionnels dans le contexte des facteurs sociaux et politiques généraux. À cet égard, un certain nombre de facteurs peuvent nous fournir des éclaircissements importants au sujet des objectifs des défendeurs. Ces facteurs comprennent la jurisprudence relative aux dispositions législatives qui ont précédé la disposition attaquée ainsi que l’évolution et le texte actuel de la disposition en question.

État antérieur du droit

Voici le libellé de la version précédente de l’alinéa 51e) de la LEC :

51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection :

e) toute personne détenue dans un établissement pénitentiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque infraction.

Dans un jugement qu’elle a prononcé le 27 mai 1993, la Cour suprême du Canada a décidé que cette disposition allait à l’encontre de l’article 3 de la Charte : Sauvé c. Canada (Procureur général), précité. Dans cette affaire, un appel d’un jugement (Belczowski c. Canada, [1992] 2 C.F. 440 dans lequel la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Section de première instance ([1991] 3 C.F. 151 a été entendu en même temps qu’un appel d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Sauvé no 1, précité.

Dans l’arrêt Belczowski, précité, les défendeurs ont soutenu que la version précédente de l’alinéa 51e) de la LEC visait trois objectifs : proclamer et sauvegarder le caractère sacré du droit de vote dans notre démocratie, préserver l’intégrité du processus électoral et imposer des sanctions aux contrevenants. Dans cet arrêt, le juge Hugessen, J.C.A., a dit ce qui suit aux pages 456 et 457 :

L’élément le plus frappant des prétendus objectifs de l’alinéa 51e), étudiés ensemble et collectivement, est qu’ils sont tous symboliques et abstraits. L’appelante l’admet, mais elle soutient qu’ils n’en demeurent pas moins des objectifs légitimes d’une mesure législative … Pour ma part, je dois dire que je doute sérieusement qu’un objectif complètement symbolique puisse être suffisamment important pour justifier la suppression de droits qui sont eux-mêmes à tel point importants et fondamentaux qu’ils ont été reconnus dans notre Constitution.

Refusant d’accepter les objectifs allégués, le juge Hugessen a statué qu’il n’y avait aucun élément de preuve établissant que les objets prêtés à l’alinéa 51e) de la LEC étaient ceux que le Parlement avait en tête lorsqu’il a adopté la disposition en question. Qui plus est, sur le fondement d’une étude textuelle, il ne pouvait, avec certitude, attribuer un objectif législatif à cette disposition : arrêt Belczowski, précité, à la page 454.

Dans l’arrêt Sauvé no 1, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a ni plus ni moins souscrit aux motifs énoncés dans l’arrêt Belczowski, précité. Le juge Arbour, J.C.A., estimait que l’objectif le plus plausible de l’inhabilité à voter des détenus était de punir les contrevenants. À son avis, si la version précédente de l’alinéa 51e) visait à imposer une sanction, la punition découlait de l’incarcération et non de la perpétration d’une infraction donnée. La Cour d’appel de l’Ontario a également annulé la disposition.

Dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Procureur général), précité, le juge Iacobucci, qui s’exprimait au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, a dit ce qui suit aux pages 439 et 440 :

Nous sommes tous d’avis qu’il y a lieu de rejeter ces pourvois.

Le procureur général du Canada a concédé à bon droit que l’al. 51e) de la Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, enfreint l’art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais il prétend qu’il est sauvegardé par l’article premier de la Charte. Nous ne sommes pas d’accord. À notre avis, l’al. 51e) a une portée trop large et ne satisfait pas au critère de la proportionnalité, particulièrement en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale, énoncé dans la jurisprudence de notre Cour touchant l’article premier.

Ces motifs forment la totalité de la décision de la Cour. Soulignant que la disposition législative précédente avait une portée trop large et ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité, la Cour suprême du Canada n’a formulé aucun commentaire au sujet des objectifs que le Parlement aurait invoqués pour refuser le droit de vote aux détenus.

Le premier objectif de l’alinéa 51e) de la LEC est de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit. Contrairement à ce qui s’est produit dans l’arrêt Belczowski, précité, les défendeurs ne soutiennent plus que l’intégrité du processus électoral est touchée par la disposition; ils font plutôt valoir que l’un des effets de la disposition législative est d’éliminer du processus électoral le vote des personnes indignes de confiance. Cet argument est légèrement différent des allégations invoquées dans l’arrêt Belczowski, précité. De plus, la preuve que les défendeurs ont présentée est différente de celle qui a été produite dans ce dernier arrêt et beaucoup plus étoffée.

Les défendeurs allèguent que la Cour d’appel fédérale a eu tort de conclure, dans l’arrêt Belczowski, que la disposition précédente ne respectait pas le premier volet du critère de l’arrêt Oakes. Selon les défendeurs, la Cour d’appel fédérale n’a pas tenu compte de l’évolution philosophique et historique générale du droit de vote lorsqu’elle a examiné les objectifs de la loi : Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158 ([ci-après] Circonscriptions de la Saskatchewan). Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a conclu, à la page 181, qu’il était nécessaire d’examiner « les principes philosophiques plus généraux qui sous-tendent l’évolution historique du droit de vote ». Elle a également souligné l’importance d’examiner tant l’idéal d’une société libre et démocratique que la portée du droit de vote pour déterminer si les restrictions dont ce droit fait l’objet peuvent se justifier.

De l’avis des défendeurs, la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en omettant de tenir compte de l’arrêt Circonscriptions de la Saskatchewan, précité. Selon eux, la Cour suprême du Canada a adopté implicitement, dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Procureur général), précité, les objectifs invoqués dans l’arrêt Circonscriptions de la Saskatchewan, étant donné qu’elle n’a formulé aucun commentaire négatif à ce sujet; en conséquence, la Cour fédérale devrait accepter les objectifs, même s’ils sont formulés de façon différente en l’espèce. À mon avis, il serait présomptueux de ma part de conclure que les courts motifs de la Cour suprême donnent raison aux défendeurs; je ne puis donc souscrire à cet argument.

Pour leur part, les demandeurs font valoir que les arguments invoqués par les défendeurs en l’espèce ne sont pas différents, quant au fond, de ceux qui ont été allégués dans l’arrêt précédent, où les objectifs liés au sens du devoir civique et à la sanction pénale ont été rejetés. Ils soutiennent donc que la Cour est liée par l’arrêt Belczowski, précité, où le juge Hugessen, J.C.A., a dit ce qui suit à la page 459 : « [I]l m’apparaît que le véritable objectif de l’alinéa 51e) vise peut-être à satisfaire un stéréotype largement répandu selon lequel le détenu représente une forme de vie inférieure et nuisible à laquelle tous les droits devraient être enlevés sans distinction. » J’estime également que je ne suis pas lié par l’arrêt Belczowski, étant donné que la disposition attaquée est rédigée de façon différente. Cependant, cela ne signifie pas que le raisonnement et l’analyse de la Cour d’appel fédérale ne sont pas instructifs.

Historique législatif

Les demandeurs soutiennent que, sur le plan historique, le dossier du Canada en matière de droits de vote n’est pas exemplaire. Effectivement, il est permis de dire que l’octroi du droit de vote à différents groupes dans le passé a été motivé essentiellement par des principes moraux. Au Canada, ce ne sont pas seulement les prisonniers qui ont été privés du droit de vote. Ainsi, les autochtones vivant sur les réserves n’ont pu voter avant 1960. Même s’il existe d’autres exemples de cas où le droit de vote a été refusé à des groupes marginalisés ou défavorisés dans le passé, mon examen de l’historique législatif du droit de vote portera uniquement sur les débats et les travaux qui ont donné lieu à l’adoption de la version actuelle de l’alinéa 51e) de la LEC, qui concerne les détenus.

En 1993, la LEC a été modifiée en profondeur par le Projet de loi C-114 [Loi modifiant la Loi électorale du Canada, 3e sess., 34e Lég., 1993]. Cependant, avant l’adoption de la LEC modifiée, la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (la Commission Lortie) a été créée en novembre 1989 et chargée de mener une enquête sur les principes et processus devant régir, notamment, l’élection des membres de la Chambre des communes. Le Rapport final de la Commission Lortie a été soumis au Cabinet en novembre 1991. Il s’agissait d’un rapport étoffé qui couvrait divers sujets, notamment l’inhabilité à voter de certains groupes, dont les détenus.

Comme c’est habituellement le cas des rapports présentés par les commissions royales, de nombreuses études étaient jointes aux recommandations de la Commission Lortie. L’inhabilité à voter des prisonniers, quant à elle, a été examinée dans un article de P. Landreville et L. Lemonde intitulé « Le droit de vote des personnes incarcérées » [dans Les droits démocratiques et la réforme électorale au Canada, volume 10 de la collection d’études], dans lequel les auteurs ont recommandé que le droit de vote soit accordé à tous les prisonniers. La Commission Lortie n’a pas accepté cette recommandation; elle est plutôt arrivée à la conclusion que les personnes qui avaient été reconnues coupables d’une infraction assujettie à une peine d’emprisonnement à perpétuité et qui avaient été condamnées à une peine d’emprisonnement d’au moins dix ans ne devraient pas avoir le droit de voter pendant qu’elles étaient incarcérées (Recommandation 1.2.7.). De toute évidence, les membres du Parlement avaient entièrement accès aux études ainsi qu’au Rapport final de la Commission royale.

Dans le cadre de l’examen du Projet de loi C-114, une étude intensive a été menée par un Comité spécial sur la réforme électorale. Les droits de vote des prisonniers ont également fait l’objet de grandes discussions au cours des débats de la Chambre des communes et du Sénat.

Les procès-verbaux du Comité spécial sur la réforme électorale font état du désir du Parlement que les tribunaux s’en remettent à celui-ci en ce qui a trait à l’inhabilité à voter des prisonniers. Le Comité spécial s’est longuement attardé à la question de savoir si la limite de deux ans à l’égard de l’inhabilité à voter était justifiée, ou si une période de cinq ans, sept ans ou même dix ans (selon la recommandation de la Commission Lortie) convenait davantage. Finalement, le Comité spécial a recommandé une période d’exclusion de deux ans étant donné que, à son avis, les individus ayant commis de graves infractions sont probablement des personnes qui ont été condamnées à purger une peine d’au moins deux ans dans un établissement correctionnel. De façon générale, il s’agira d’un pénitencier fédéral, mais ce n’est pas toujours le cas.

Il appert également des procès-verbaux que les membres du Comité spécial étaient préoccupés par la possibilité que les contrevenants coupables d’une inconduite grave aient le droit de voter. Sur ce point, le Comité a sans doute examiné l’objectif de mettre en relief la sanction pénale en privant les prisonniers de leur droit de vote. Ainsi, au cours des travaux du Comité, certains membres ont fait valoir que le droit de vote devait être assujetti à certaines restrictions et que la punition englobait le retrait du droit de vote à tous les contrevenants incarcérés : Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial sur la réforme électorale, fascicule no 12, aux pages 12 :18 et 12 :19.

Une lecture des Débats de la Chambre des communes indique à quel point l’examen d’une question épineuse en matière de politique sociale peut susciter des divergences d’opinion chez les parlementaires. Certains d’entre eux étaient opposés à toute forme de suppression du droit de vote; d’autres préconisaient manifestement l’adoption d’une règle portant inhabilité à voter dans le cas des détenus condamnés à purger une peine d’au moins deux ans, tandis que d’autres préféraient une solution médiane. Même si la nécessité d’accroître le sens du devoir civique n’a pas été commentée expressément au cours des Débats de la Chambre des communes, certains ont affirmé que tous les Canadiens devraient être informés de l’inhabilité à voter des détenus imposée comme conséquence de la peine d’emprisonnement : Débats de la Chambre des communes, vol. 14, 3e sess., 34e Lég., 1993, aux pages 18015 à 18107. Ces commentaires sous-entendent que le gouvernement voulait que la disposition retirant le droit de vote des détenus ait un effet éducatif. D’autres députés ont soutenu que les personnes qui choisissent d’agir à l’encontre de la société doivent subir les conséquences de leurs actes, y compris la perte de la liberté et des privilèges dont jouissent les citoyens libres et responsables, notamment le droit de vote : Débats de la Chambre des communes, vol. 14, 3e sess., 34e Lég., 1993, aux pages 18017 à 18019. Ces commentaires indiquent que l’un des objets de la disposition attaquée concerne le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit.

Les Débats du Sénat font également état de la grande ambivalence que plusieurs sénateurs ont affichée en ce qui a trait au maintien de l’inhabilité à voter des prisonniers. Ils indiquent également que les sénateurs ont eu beaucoup de mal à déterminer où la ligne devait être tirée. Les Débats fournissent donc peu d’explications vraiment instructives au sujet des objectifs; cependant, tel qu’il est mentionné ci-dessus, ils suggèrent quelques éléments de réponse.

Le texte législatif

Les défendeurs soutiennent que la période d’exclusion de deux ans prévue à l’alinéa 51e) de la LEC indique que le Parlement visait une catégorie de personnes dont la conduite a été répréhensible au point de donner lieu à une longue peine d’emprisonnement. Dans un rapport qu’il a déposé, M. Colin Meredith a présenté une répartition statistique des crimes graves pour lesquels les contrevenants sont emprisonnés dans les établissements fédéraux ainsi que le lourd casier judiciaire de la plupart de ces détenus. En avril 1995, 14 179 détenus étaient incarcérés dans des pénitenciers fédéraux. Les statistiques de M. Meredith indiquent que chacun de ces détenus avait commis, en moyenne, 29,5 infractions. Effectivement, dans la présente affaire, un examen des casiers judiciaires de deux des demandeurs, Richard Sauvé et Aaron Spence, confirme les conclusions de M. Meredith. Par exemple, M. Sauvé a été reconnu coupable de complicité de meurtre. Même s’il n’a commis qu’une seule infraction grave, il a été condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans. En revanche, le dossier de M. Spence est celui d’un récidiviste qui a été condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans pour avoir commis un vol à main armée et différentes infractions connexes. De toute évidence, l’un comme l’autre ont commis des crimes graves que les tribunaux ont punis par des peines d’emprisonnement de plus de deux ans. Les casiers judiciaires de MM. Sauvé et Spence appuient donc la thèse des défendeurs selon laquelle les peines d’emprisonnement d’au moins deux ans visent les personnes coupables de crimes graves et les récidivistes.

Le libellé de l’alinéa 51e) de la LEC indique clairement que l’inhabilité à voter des contrevenants est manifestement liée à la perpétration de crimes graves. Je ne commente pas ici les causes du crime ou les circonstances entourant la perpétration de certains crimes; ma réflexion porte simplement sur les liens manifestes entre le retrait du droit de vote et la conduite criminelle grave.

Dans son application, l’alinéa 51e) ne vise pas le contrevenant. Il ne tient pas compte de la situation particulière du détenu avant et après l’incarcération. Il concerne plutôt la peine. Je suis d’avis que les peines d’emprisonnement d’au moins deux ans sont liées à des crimes graves qu’un tribunal a jugés répréhensibles au point de justifier ces peines.

Les nombreuses études et discussions qui ont porté sur l’inhabilité à voter des prisonniers avant l’adoption du Projet de loi C-114 indiquent que le Parlement était manifestement préoccupé par la nécessité d’inculquer le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit dans la société canadienne. De plus, il semble que le Parlement avait l’intention de punir les personnes qui commettent des actes graves antisociaux.

Plus précisément, il appert du libellé de la disposition ainsi que des procès-verbaux du Comité spécial sur la réforme électorale que la disposition visait sans conteste à imposer le retrait du droit de vote comme sanction supplémentaire à l’égard d’un crime grave. L’éducation morale semble constituer un autre motif justifiant cette sanction supplémentaire. L’objectif de rehausser le sens du devoir civique par l’application de l’alinéa 51e) de la LEC est moins évident. Néanmoins, une lecture des Débats de la Chambre des communes indique que le législateur a tenu compte du fait que la disposition attaquée pouvait transmettre aux contrevenants et au grand public un message au sujet de l’importance du droit de vote dans une démocratie.

Les demandeurs font valoir que le message transmis par l’alinéa 51e) n’est que symbolique. À leur avis, un message symbolique ne peut justifier les objectifs qui sous-tendent une disposition portant atteinte à un droit garanti par la Charte. Est-ce à dire qu’une loi ne peut avoir une fonction symbolique légitime?

Dans son ouvrage The Sociology of Law : An Introduction (London : Butterworths, 1984), R. Cotterrell dit ce qui suit, à la page 108 :

[traduction] Dans un ouvrage sérieux et enrichissant, The Symbols of Government, publié en 1935, Thurman Arnold a soutenu que l’idée du droit comme mécanisme d’intégration sociale fondé sur l’interprétation des valeurs de la société peut être maintenue malgré la diversité des croyances et des aspirations des personnes. Selon Arnold, l’adoption et le maintien de symboles, soit des valeurs, idéaux et modes de pensée au sujet du gouvernement et de la société auxquels les individus peuvent s’identifier, représentent une fonction fondamentale du droit qui favorise l’intégration sociale. Le rôle spécial de l’élaboration et de l’application de la doctrine juridique est de créer l’illusion d’un ensemble de pensées et de croyances uniforme et cohérent qui va tout à fait à l’encontre de la réalité, laquelle se caractérise par des intérêts et des désirs individuels et collectifs variés, contradictoires et opposés qui sont incompatibles. Ainsi, pour Arnold, le droit représente avant tout une façon de penser au sujet du gouvernement, un réservoir de symboles sociaux importants sur le plan émotif, notamment la liberté de contracter, l’égalité devant la loi, la liberté politique et individuelle, le caractère sacré des biens, l’ordre public, l’équité, la responsabilité morale, qui, pour la plupart, sont incompatibles entre eux et n’ont pas en pratique le sens qu’ils possèdent comme idéaux symboliques.

À la page 110, l’auteur poursuit en ces termes :

[traduction] L’idée selon laquelle le droit joue un rôle symbolique signifie que l’efficacité d’une loi ne dépend pas nécessairement de la question de savoir si elle peut être invoquée ou appliquée.

Bien entendu, la Cour doit, à ce stade, examiner les objectifs de l’alinéa 51e) de la LEC; la rhétorique du Parlement est donc plus importante que toute preuve prospective concernant l’application ou l’efficacité de la disposition législative. Cet aspect sera examiné au cours de l’analyse du critère de la proportionnalité.

En conséquence, je suis d’avis que l’alinéa 51e) vise les deux objectifs invoqués par les défendeurs.

b)         Préoccupations urgentes et réelles

Soutenant que les deux objectifs visés par l’alinéa 51e) de la LEC se rapportent à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles, les défendeurs se fondent sur les valeurs et principes historiques sous-jacents de la démocratie libérale traditionnelle, dont le respect de la primauté du droit constitue un aspect important. En fait, les défendeurs soutiennent que l’alinéa 51e) traduit l’intention du Parlement de réaffirmer les liens du Canada avec les valeurs philosophiques et politiques qui sous-tendent la tradition des démocraties libérales occidentales et avec les objectifs pénologiques qui visent à la protéger. Une grande partie de la preuve des défendeurs a porté sur les valeurs et les objectifs philosophiques, politiques et pénologiques que les démocraties libérales cherchent généralement, en théorie, à promouvoir.

Selon les défendeurs, le retrait du droit de vote aux prisonniers est une pratique bien reconnue dans de nombreuses sociétés démocratiques libérales. Cependant, cette pratique n’est pas suivie dans toutes les sociétés démocratiques. Ainsi, au Danemark, en Suède, en Irlande, en Israël et en Suisse, les prisonniers ont le droit de voter. En Australie, les détenus qui purgent des peines d’au moins cinq ans n’ont pas le droit de voter aux élections fédérales. En Grèce, les prisonniers qui purgent des peines d’emprisonnement à perpétuité ou des peines d’une durée indéterminée n’ont pas le droit de voter; dans les autres cas, la question est laissée à la discrétion des tribunaux. En France et en Espagne, la perte du droit de vote des prisonniers dépend de la peine imposée par le tribunal. En Angleterre et au Japon, l’inhabilité à voter est totale. Aux États-Unis, la plupart des États ne permettent pas aux détenus de voter. Certains États retirent aux contrevenants leur droit de vote en permanence, tandis que deux États ne restreignent nullement le droit de vote.

Un argument semblable concernant le droit de vote des prisonniers dans d’autres territoires a été soulevé devant le juge Strayer [tel était alors son titre] dans l’arrêt Belczowski, précité. Cependant, le juge Strayer n’était pas convaincu que l’existence de dispositions législatives correspondantes dans d’autres territoires pourrait aider la Cour à trancher le litige. Je suis d’accord avec lui. Après avoir examiné des exemples de lois étrangères concernant les droits de vote des prisonniers, je constate qu’il est difficile de tirer des conclusions significatives au sujet des raisons pour lesquelles les prisonniers n’ont pas le droit de voter dans certaines sociétés libres et démocratiques, alors qu’ils ont ce droit dans d’autres sociétés.

Les demandeurs allèguent que la démocratie contemporaine ne repose pas sur une seule théorie généralement reconnue et qu’aucune tradition occidentale unifiée ne sous-tend la théorie politique. Par conséquent, l’accroissement du sens du devoir civique ne devrait pas représenter un objectif d’ordre public important. Les demandeurs ajoutent que la philosophie punitive invoquée par les défendeurs ne correspond pas aux réalités empiriques de la société canadienne d’aujourd’hui.

À ce stade, il convient d’examiner avec attention les idéaux démocratiques que le Canada, comme société libre et démocratique, cherche à promouvoir. Il se peut que la théorie politique ne repose sur aucune tradition occidentale unifiée, mais il appert clairement de la preuve présentée en l’espèce que le sens du devoir civique et la responsabilité morale constituent des éléments clés de nos traditions démocratiques libérales. En fait, selon le préambule de la Charte, le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent « la primauté du droit ». La primauté du droit peut se prêter à différentes interprétations, notamment la nécessité d’adopter des règles sur les questions d’intérêt public ou des règles régissant la vie en société : J. Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, Mass., 1971), aux pages 235 à 243. Les idéaux sous-jacents à la primauté du droit traduisent la nécessité de formuler des règles de droit de façon à assurer le respect volontaire de la norme de conduite fixée par lesdites règles. Bien entendu, il serait vain de souhaiter que toutes les règles d’un système de droit donné soient connues du public, mais il est important, pour façonner l’ordre social volontaire, de faire en sorte que les personnes sachent à l’avance quelles pourraient être les conséquences de leurs actes : E. Colvin, « Criminal Law and The Rule of Law » dans Crime, Justice& Codification (Toronto : Carswell, 1986), à la page 125.

L’alinéa 51e) de la LEC comporte un aspect punitif. Le châtiment est sans doute un concept qui n’est pas étranger aux sanctions imposées en matière pénale. Effectivement, les peines sont, dans tous les cas, de nature punitive, du moins en partie. Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la page 329 : « Dans un système rationnel de détermination des peines, l’importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant ». Voir également l’arrêt R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, à la page 503.

En conséquence, je suis d’avis que les objectifs de l’alinéa 51e) de la LEC se rapportent à des préoccupations urgentes et réelles.

II. Les moyens prévus à l’alinéa 51e de la LEC sont-ils proportionnels aux objectifs et aux effets de la disposition?

a)         Lien rationnel

Pour appliquer le critère de la proportionnalité, il nous faut d’abord déterminer si les moyens choisis pour atteindre les objectifs législatifs ont un lien rationnel avec ceux-ci. Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, à la page 352, le juge Iacobucci a dit que le lien rationnel « doit être établi, selon la norme de preuve en matière civile, par la raison, la logique ou le simple bon sens. L’existence d’une preuve scientifique n’a une valeur probante que lorsqu’il s’agit d’établir la raison, la logique ou le bon sens. Elle n’est en aucune façon déterminante ». De la même façon, dans l’arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, le juge Sopinka a dit, à la page 502, que « Compte tenu de la preuve non concluante en matière de sciences humaines … [i]l est suffisant que le choix du mode d’intervention du Parlement soit raisonnablement fondé » (souligné dans l’original). Le juge Sopinka a également reconnu qu’il faut accorder une certaine marge de manœuvre au gouvernement pour lui permettre d’établir des objectifs légitimes fondés sur des données plus ou moins concluantes en matière de sciences humaines.

Dans la présente affaire, le lien de causalité entre l’atteinte au droit de vote et les objectifs de la disposition législative ne peut aucunement être observé, démontré ou évalué à l’aide de données empiriques. La Cour doit donc déterminer s’il est raisonnable ou logique de conclure, sur la foi de la preuve présentée, qu’il existe un lien rationnel entre le retrait du droit de vote et les objectifs.

La preuve dont la Cour a été saisie se composait en majeure partie d’opinions d’experts de nature non empirique. Cependant, le témoignage de MM. Spence et Sauvé et le rapport Meredith semblent indiquer l’existence d’un lien entre la disposition attaquée et la conduite criminelle. L’ensemble de cette preuve, examinée sur le plan de la logique ou du bon sens, doit être suffisamment convaincante pour établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien entre le retrait du droit de vote et les objectifs invoqués par les défendeurs.

Est-il possible de dire, en suivant un raisonnement fondé sur la logique et le bon sens, que l’inhabilité à voter décrétée à l’endroit des prisonniers qui ont commis des actes criminels graves a un lien rationnel avec l’objectif de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit? Quant au sens du devoir civique, il n’y a aucune preuve indiquant l’existence d’un lien, si ce n’est une preuve fondée sur la théorie politique et philosophique. En ce qui a trait au respect de la primauté du droit, il est évident que les membres de la population carcérale fédérale ont agi à l’encontre et au mépris de l’ordre social.

Les défendeurs font valoir que l’alinéa 51e) de la LEC prive certaines personnes du droit de participer au processus décisionnel politique, parce qu’elles ont fait montre de mépris à l’endroit du sens du devoir civique et de la primauté du droit en commettant des crimes graves. En dénonçant de cette façon cette conduite répréhensible, le Parlement aurait tenté de lier le droit de voter aux élections fédérales à l’objectif d’inculquer un sens minimal du devoir civique.

Les défendeurs demandent à la Cour d’adopter le raisonnement suivi dans l’arrêt Circonscriptions de la Saskatchewan, précité, selon lequel une analyse fondée sur l’article 3 de la Charte doit comporter un examen de la portée et des restrictions inhérentes au droit de voter dans une société libre et démocratique. Par conséquent, plusieurs témoins experts des défendeurs ont invoqué des arguments politiques, philosophiques et pénologiques visant à expliquer pourquoi bon nombre de démocraties libérales occidentales ont restreint et continuent à restreindre, d’une façon ou d’une autre, le droit de vote des prisonniers.

M. Thomas Pangle, qui a témoigné pour les défendeurs, est un spécialiste de la théorie politique. Il est l’auteur de plusieurs écrits publiés et un théoricien très respecté. Américain de naissance, il est récemment devenu citoyen naturalisé canadien. M. Pangle a examiné les composantes d’une société libre et démocratique afin de déterminer si l’alinéa 51e) de la LEC est compatible avec les préceptes théoriques. Il s’est fondé sur les théories des « grands penseurs » du passé qui ont jeté les bases du discours concernant les droits de la personne, la constitution, le républicanisme et la théorie de la démocratie libérale. Il considère l’inhabilité à voter comme l’un des moyens d’inculquer un sens minimal du devoir civique.

De l’avis de M. Pangle, les personnes qui ont commis des actes criminels méritent de perdre leur droit de vote pour trois raisons :

[traduction] D’abord, le comportement criminel, les actes criminels graves pour lesquels ils ont été punis indiquent de leur part un manque de respect flagrant à l’endroit de leurs concitoyens; or, l’un des aspects les plus fondamentaux du vote responsable est un vote qui favorise le bien-être du reste de la société … En deuxième lieu, ces personnes ont été reconnues coupables d’une faute qui n’indique pas seulement qu’elles ont transgressé une règle de droit. Dans une démocratie, les règles de droit ont un sens bien différent de celui qu’elles prennent sous d’autres formes de gouvernement. Dans une démocratie, la transgression d’une règle de droit est considérée comme un manque de respect à l’endroit du processus électoral, qui constitue le tout premier fondement de la légitimité de la règle. L’élection vise à choisir les représentants appelés à adopter les règles de droit qui nous régissent. En conséquence, celui qui désobéit à une règle de droit fait montre d’un manque de respect à l’endroit de l’objectif et donc du processus électoral, lequel trouve son accomplissement dans la réalisation de cet objectif que représente l’adoption de la règle de droit … Enfin, en troisième lieu, … celui qui désobéit à une règle de droit affiche également un manque de respect ou de compréhension à l’égard de l’engagement implicite par lequel il est tenu, comme partie au contrat social, de respecter le processus et le résultat du processus aboutissant à la création des règles de droit qui régissent une société contractante.

M. Pangle a souligné que l’inhabilité à voter fondée sur le comportement, comme norme minimale, est tout à fait compatible avec l’ouverture d’esprit qui caractérise une démocratie pluraliste dans laquelle tous les citoyens sont libres et égaux aux yeux de l’État. Il ne s’agit pas d’une règle fondée sur le statut ou la vertu.

M. Christopher Manfredi, qui a également témoigné pour les défendeurs, est un spécialiste en théorie constitutionnelle et politique ainsi qu’en philosophie politique. Il est lui aussi un auteur bien connu. Bien qu’il soit canadien, il a poursuivi ses études supérieures aux États-Unis. M. Manfredi a mentionné que chaque démocratie libérale restreint le droit de vote afin de préserver les liens entre les membres de l’électorat et leurs collectivités. Sur ce point, le droit de vote est assujetti à différentes restrictions, notamment des restrictions fondées sur la citoyenneté et l’âge. De l’avis du M. Manfredi, dans la mesure où aucune exigence préalable positive n’est imposée pour l’exercice du droit de vote (comme un test d’aptitude à lire et à écrire, par exemple) et où l’application de la règle portant inhabilité à voter est universelle (contrairement aux restrictions fondées sur l’âge), le fait de restreindre le droit de vote ne va pas à l’encontre de la démocratie.

M. Manfredi a soutenu qu’il existe un lien rationnel entre l’inhabilité à voter des détenus et les obligations que tout bon citoyen doit respecter pour assurer le bon fonctionnement d’un gouvernement fondé sur une démocratie libérale. Il a ajouté que le comportement criminel grave indique que l’individu n’a pas le caractère nécessaire pour prendre au sérieux ses responsabilités de citoyen et pour cultiver un sens du devoir civique. Sur ce point, M. Manfredi estimait que les vertus civiques sont celles que doit avoir le citoyen qui vit dans une démocratie libérale, lesquelles vertus sont liées aux facteurs de l’empathie et de la maîtrise de soi; selon ce témoin, la vérification des vertus civiques ne nécessite pas l’application d’un test positif dans le cadre duquel les personnes doivent prouver, d’une façon ou d’une autre, qu’elles sont des personnes honnêtes et responsables. De plus, à son avis, une démocratie libérale saine doit pouvoir compter sur des citoyens empathiques qui savent se contrôler. Selon lui, il est raisonnable de suspendre le droit d’un contrevenant de participer au processus électoral jusqu’à ce qu’il ait acquis les vertus caractéristiques du bon citoyen conscient de ses responsabilités, lesquelles vertus sont essentielles pour vivre dans une démocratie libérale.

M. Manfredi a ajouté que le désir des individus de participer à une démarche collective comme le processus électoral est déterminé en grande partie par les avantages psychiques et sociaux inhérents à l’activité en question. Selon ce témoin, des études empiriques permettent de conclure que la participation au processus électoral peut avoir des effets bénéfiques pour l’électorat.

Les demandeurs font valoir qu’il n’existe aucun lien rationnel entre la suppression du droit de vote aux élections fédérales et le premier objectif du gouvernement, puisqu’il n’a pas été prouvé que la catégorie de personnes touchée par la disposition attaquée se compose de citoyens inconvenants. Selon les demandeurs, la disposition vise de nombreux citoyens qui méritent encore de voter parce qu’ils possèdent les vertus civiques nécessaires. Les demandeurs ajoutent que bon nombre de personnes visées par l’alinéa 51e) de la LEC ne sont pas, à l’évidence, des personnes inconvenantes ou des êtres abjects; ce sont plutôt des victimes de l’appauvrissement social, d’une éducation marquée par la violence, de l’alcoolisme, de certaines autres dépendances ou maladies ou d’autres causes sociales de la criminalité, notamment la pauvreté et l’analphabétisme. Ainsi, comme l’ont reconnu à maintes reprises ceux qui ont participé à des enquêtes judiciaires et à d’autres études, une bonne partie des autochtones qui commettent des crimes appartiennent à cette catégorie.

Sur ce point, les demandeurs font valoir que la Constitution ne peut être interprétée de façon isolée par rapport à la société, qui en constitue le fondement. À leur avis, le contexte socio-économique et le manque de chances peuvent inciter les individus à commettre des crimes et nier cette réalité équivaut à nier la composition de la population carcérale.

Les demandeurs ajoutent que la disposition attaquée ne respecte pas le critère du lien rationnel, parce que la privation du droit de vote décrétée à l’endroit d’une minorité de citoyens adultes et sains d’esprit contribue uniquement à promouvoir l’intolérance et l’adoption de stéréotypes à l’intérieur de l’ensemble de la société et à aggraver l’aliénation de ceux qui sont capables de vivre à l’intérieur de celle-ci.

M. Grant Amyot, qui a témoigné pour les demandeurs, est spécialisé en politique comparative et en théorie politique. Il a rejeté l’opinion selon laquelle l’alinéa 51e) de la LEC vise à inculquer le sens du devoir civique chez les membres de la population en leur enseignant les normes inhérentes aux responsabilités du citoyen. Il a soutenu qu’aucun lien n’avait été établi entre l’inhabilité à voter des prisonniers et les conséquences de cette règle sur le plan de l’éducation morale. Selon lui, il n’existe effectivement aucune donnée empirique au sujet de ces conséquences, si elles existent. M. Amyot a également fait valoir qu’il n’y avait aucune preuve établissant l’existence d’un lien entre le sens du devoir civique et le retrait du droit de vote aux prisonniers. En revanche, il a mentionné que les partisans de la démocratie de participation de même que de nombreux adeptes du communautarisme soutiendraient plutôt que l’octroi du droit de vote aux prisonniers, et non l’inverse, permettrait de rehausser les vertus civiques et le sens du devoir civique en formant les détenus eux-mêmes au sujet de ces qualités.

M. Arthur Schafer, qui a également témoigné pour les demandeurs, est un théoricien spécialisé en éthique biomédicale, en jurisprudence et en philosophie morale et politique. Il s’oppose vivement au retrait du droit de vote aux prisonniers, soutenant qu’aucun lien rationnel ne peut exister entre la disposition législative et le premier objectif qui la sous-tend. À son avis, comme la plupart des Canadiens ne sont même pas au courant du fait que les détenus n’ont pas le droit de voter, cette restriction n’est pas utile.

Les demandeurs ont bien raison de dénoncer l’absence de données empiriques pouvant justifier la thèse des défendeurs au sujet de l’accroissement du sens civique. Cependant, cette absence de données ne tranche pas la question. Il faut plutôt se demander s’il existe un fondement rationnel ou logique, au sens de l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, qui permet de dire que l’inhabilité vise manifestement les personnes qui ont affiché un comportement antisocial répréhensible. À mon avis, après avoir examiné la preuve, j’estime qu’il existe un lien rationnel entre la privation du droit de vote et la nécessité de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit.

Même si la plupart des lois sont symboliques et transmettent des messages à la société, elles ne visent pas toutes à modifier le comportement de la personne. Le droit criminel, par exemple, a pour but de façonner un ordre social volontaire. Dans le même sens, il me semble que l’on peut dire que l’alinéa 51e) de la LEC devait avoir un effet similaire. Il est raisonnable de soutenir que la disposition transmet un message très clair selon lequel certaines formes de comportement criminel ne sont pas acceptables dans une société libre et démocratique. La fonction d’éducation morale de la règle de droit m’apparaît indéniable. Même si cette éducation n’a guère de conséquences pour le contrevenant, elle indique en termes clairs à la société que la perpétration de crimes graves est incompatible avec les devoirs du bon citoyen et avec les principes de démocratie libérale.

Certes, nombreux sont ceux qui, bien qu’ils aient commis un crime, échappent à la justice et ne sont pas incarcérés. Certains contrevenants qui affichent une attitude gravement antisociale passent inaperçus dans le système; cependant, même si une minorité écope pour la majorité, ce n’est pas une raison pour nier l’existence d’un lien entre la disposition législative et le premier objectif qu’elle vise. En conséquence, il existe un lien rationnel entre l’alinéa 51e) de la LEC et l’objectif invoqué par les défendeurs, soit la nécessité de rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit.

Les défendeurs font valoir que la privation du droit de vote décrétée à l’endroit des prisonniers appuie les objets généraux de la sanction pénale, dans la mesure où la perte de ce droit peut constituer une mesure punitive, exemplaire et édifiante. Selon les défendeurs, le châtiment n’est pas synonyme de vengeance ou de revanche; il constitue plutôt une conséquence normale du crime commis à l’encontre des personnes et de l’ensemble de la société. Le témoignage de MM. Sauvé et Spence indique sans l’ombre d’un doute que tous deux considèrent l’inhabilité à voter comme la perte d’un droit précieux.

Selon M. Manfredi, le principe du châtiment mérité vise principalement à exprimer la réprobation de la société à l’endroit des actes criminels. Il a comparé la nature rétrospective de ce principe avec la nature prospective de certaines autres sanctions, comme l’incapacité, les moyens de dissuasion (généraux et spécifiques) et les mesures de réadaptation, qui visent à modifier le caractère et le comportement des criminels. À son avis, la privation du droit de vote traduit l’aversion de la société à l’endroit d’une rupture du contrat social.

Mme Jean Hampton, qui a témoigné pour les défendeurs, est une Américaine qui a poursuivi ses études aux États-Unis. Comme théoricienne, elle a publié de nombreux articles sur des sujets liés à l’éthique ainsi qu’à la philosophie politique et juridique. Mme Hampton a parlé des liens entre les aspects punitifs, exemplaires et édifiants du châtiment. Grande partisane de la théorie du châtiment, elle affirme qu’il est nécessaire de préserver la santé et le bien-être d’un État libre et démocratique en ayant recours, notamment, à la punition, laquelle nécessite une suspension, voire une révocation de certains droits en raison de l’indignation morale suscitée par l’infraction. Selon elle, l’aspect le plus important d’une sanction punitive réside dans le fait qu’elle constitue une réaction axée sur la victime du délit commis. Elle a soutenu que la sanction doit chercher à donner aux personnes des raisons morales qui les inciteront à s’abstenir de commettre des crimes. Cet aspect fait partie de la théorie de l’éducation morale liée au châtiment.

M. Ernest Van den Haag, un autre témoin des défendeurs, jouit d’une compétence dans plusieurs domaines, tels le droit, la sociologie et la psychologie, et peut être décrit comme un « intellectuel ». Les commentaires de M. Van den Haag ont porté principalement sur les différents objets visés par le châtiment. Il est d’avis que [traduction] « le fait de permettre aux criminels incarcérés de voter va à l’encontre des objectifs moraux, dénonciateurs et éducatifs du châtiment, qui sont peut-être les plus importants ». Sur ce point, il a souligné que l’inhabilité décrétée vise à éduquer le grand public en exprimant le caractère immoral du crime commis et en excluant symboliquement le contrevenant des affaires de la société.

M. Seymour Lipset, qui a aussi témoigné pour les défendeurs, est un théoricien américain respecté qui est bien connu au Canada et qui a publié plusieurs écrits. Après avoir comparé les cultures politique et juridique du Canada et des États-Unis, ce témoin a conclu que l’alinéa 51e) de la LEC dénonce une rupture du contrat social et traduit un précepte du communitarisme selon lequel les droits de la collectivité peuvent atténuer les libertés individuelles. De l’avis de M. Lipset, le Canada est un pays axé sur l’étatisme et le communitarisme, tandis que les États-Unis sont dominés par le libéralisme et le laissez-faire. Cependant, à ses yeux, la Charte commence à modifier l’équilibre entre les droits et les responsabilités au Canada.

Le professeur Schafer, qui a témoigné pour les demandeurs, estimait pour sa part qu’il est difficile, en pratique, d’appliquer la doctrine d’une justice punitive à une société où l’égalité des chances est loin d’exister, tant sur les plans social qu’économique. En ce qui a trait aux vertus édifiantes du châtiment qu’invoquent les défendeurs, le professeur Schafer a répondu qu’il n’est ni charitable ni raisonnable d’appliquer le principe de la punition alors que la société n’offre pas un environnement sain et enrichissant à bon nombre de ses citoyens qui sont défavorisés ou qui font partie de minorités.

Les demandeurs ont invoqué un certain nombre d’arguments à l’égard du lien rationnel qui, à mon avis, s’appliquent davantage à l’analyse de la proportionnalité abordée plus loin dans les présents motifs.

Même s’il n’existe pas de données empiriques indiquant que l’inhabilité à voter des prisonniers abaisse le crime (que ce soit de façon générale ou spécifique), qu’elle joue un rôle édifiant ou qu’elle pourrait constituer une punition efficace, j’estime qu’il existe un lien rationnel entre la disposition attaquée et l’objectif avoué de mettre en relief la sanction pénale. Comme auxiliaire à la peine imposée, il est bien certain que la disposition impose une sanction et dénonce la mauvaise conduite. Dans la présente affaire, la sanction prend la forme de la perte du droit de vote en plus de la perte de la liberté. Un droit démocratique fondamental a été retiré par suite des crimes qui ont été commis et MM. Sauvé et Spence considèrent indéniablement la suppression de ce droit comme une privation. Il est également raisonnable de conclure que l’imposition d’une sanction transmet un message moralisateur aux contrevenants et peut-être même à l’ensemble de la population. Bien entendu, il se peut que le message ne soit ni entendu ni compris, mais cette possibilité n’atténue pas le lien entre le moyen et le second objectif.

b)         Atteinte minimale

Le gouvernement doit démontrer que l’atteinte aux droits est minimale, c’est-à-dire que la règle de droit a été soigneusement adaptée de façon que l’atteinte aux droits conférés par la Charte ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Comme Mme le juge McLachlin l’a dit dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, aux pages 342 et 343 :

[L]e processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation … Par contre, si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide. [Non souligné dans l’original.]

Ainsi, le Parlement n’est pas tenu d’adopter le moyen le moins envahissant, dans l’absolu, d’atteindre son objectif : R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965, à la page 1009.

Dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Procureur général), précité, la Cour suprême du Canada a statué que la version précédente de l’alinéa 51e) de la LEC avait une portée trop large et ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité, notamment en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale. Compte tenu des modifications apportées à l’alinéa 51e), le Parlement a-t-il réussi à adopter une disposition qui est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte?

Les défendeurs font valoir que la disposition attaquée porte atteinte le moins possible au droit de vote. Ils soutiennent que la disposition législative actuelle comporte des mesures de protection, notamment la période d’exclusion de deux ans, qui garantit que seules les personnes ayant commis des crimes graves perdront le droit de vote. En outre, disent-ils, le droit de vote demeure intact et n’est suspendu que temporairement, c’est-à-dire pendant la période d’incarcération. Ils ajoutent que la suspension s’applique uniquement aux citoyens qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans; elle ne constitue donc pas une interdiction ou un rejet qui a une portée générale ou trop étendue. Le droit de vote est rétabli automatiquement, sans formalité, dès que le détenu est libéré.

Les défendeurs font remarquer que seulement 37 % des contrevenants qui ont été incarcérés dans des établissements fédéraux entre 1989 et 1990 n’auraient pas été admissibles à voter au cours de l’élection fédérale de 1993. De plus, près de la moitié de ces détenus auront fini de purger leur peine actuelle avant la prochaine élection fédérale. Les défendeurs affirment donc que la disposition législative a été soigneusement adaptée de façon que l’atteinte au droit de vote soit minimale.

De l’avis des défendeurs, la privation du droit de vote satisfait aux deux conditions à respecter pour justifier une restriction dans une société libérale et démocratique, soit les conditions qui concernent le test positif et l’application universelle. Bien entendu, il peut s’agir d’une condition préalable à l’adoption d’une mesure législative, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas nécessaire d’examiner plus à fond la question de savoir si l’atteinte au droit de vote n’est que minimale. Sur ce point, les défendeurs mentionnent que l’alinéa 51e) de la LEC n’est pas arbitraire, parce que l’inhabilité concerne la peine imposée, laquelle découle directement de la perpétration d’actes criminels, c’est-à-dire l’inconduite. Les défendeurs soutiennent donc qu’il s’agit d’un choix politique parfait que la Cour devrait respecter. À leur avis, la disposition n’a pas une portée trop générale, parce que des peines d’emprisonnement plus longues sont imposées aux individus ayant des traits de caractère négatifs. Étant donné que la disposition législative est liée à la nature des crimes qu’ils ont commis, elle est précise dans son application. Les défendeurs soutiennent que l’emprisonnement ne constitue pas en soi la raison de l’inhabilité; la peine d’emprisonnement est plutôt une indication de la gravité et de l’ampleur de la conduite criminelle reprochée.

Les défendeurs soulignent enfin que, même si les prisonniers perdent temporairement leur droit de vote, ils ne perdent pas nécessairement le droit d’être représentés. Les défendeurs invoquent à ce sujet certains commentaires que Mme le juge McLachlin a formulés dans l’arrêt Circonscriptions de la Saskatchewan, précité, où elle a dit, à la page 183, que « [l]a représentation suppose la possibilité pour les électeurs d’avoir voix aux délibérations du gouvernement aussi bien que leur droit d’attirer l’attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations ». Selon les défendeurs, ces commentaires permettent de dire que les contrevenants qui perdent le droit de voter ne perdent pas nécessairement le droit d’être représentés. Je ne suis pas de cet avis. À mon sens, les commentaires de Mme le juge McLachlin portent sur le concept d’une démocratie représentative au sein de laquelle des personnes sont élues à titre de représentants par suite de la participation directe des électeurs au processus électoral.

Les demandeurs soulignent que l’alinéa 51e) de la LEC ne respecte pas le critère de l’atteinte minimale parce qu’il est arbitraire dans son application. Selon eux, la restriction découle de la peine imposée plutôt que des faits et des circonstances donnant lieu à un acte criminel donné. Les demandeurs ajoutent que seuls deux types d’exclusion pourraient satisfaire au critère de l’atteinte minimale : une exclusion cas par cas au moment de la détermination de la peine ou une exclusion des personnes reconnues coupables de trahison ou de haute trahison au sens des articles 46 à 48 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46].

Les demandeurs soutiennent aussi que la disposition attaquée ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale parce que le gouvernement dispose de moyens moins envahissants pour atteindre les objectifs qu’il vise. Ces moyens comprennent le pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine de retirer le droit de vote au contrevenant; l’application de la recommandation de la Commission Lortie, qui visait les infractions les plus graves (celles qui sont passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité) et les peines les plus lourdes (soit les peines d’emprisonnement d’au moins dix ans); l’adoption d’une disposition axée sur l’infraction, qui définirait les types de crimes pouvant être perçus comme des infractions ayant un lien rationnel avec le droit de vote, et l’adoption d’une règle permettant le rétablissement du droit de vote par suite du bon comportement du détenu en prison.

Les demandeurs allèguent qu’un prisonnier qui a été condamné à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans n’a pas le droit de voter si une élection fédérale est tenue pendant cette période. Cette privation pourrait, selon eux, être perçue comme une interdiction totale au cours de la période d’incarcération du détenu. Les défendeurs considèrent l’inhabilité comme une suspension temporaire du droit protégé par la Charte, tandis que les demandeurs estiment qu’il s’agit d’une perte permanente du droit de vote. Cependant, ce qu’il faut examiner, ce sont les répercussions du retrait du droit de vote pour les contrevenants. Il est bien certain que les détenus qui sont visés par l’alinéa 51e) de la LEC perdent complètement le droit de voter à toute élection fédérale tenue pendant leur incarcération.

Comme je l’ai mentionné précédemment, la Commission Lortie a recommandé que l’inhabilité à voter soit décrétée à l’endroit du contrevenant qui a été reconnu coupable d’un crime pour lequel il est passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité et pour lequel il a été condamné à une peine d’incarcération d’au moins dix ans. De toute évidence, le Parlement a étudié cette recommandation et l’a rejetée. Il a également envisagé la possibilité d’adopter une période d’exclusion de cinq ans ou de sept ans et a rejeté les deux options. De plus, le Parlement a examiné les droits de vote que possèdent les prisonniers dans d’autres pays démocratiques. Il en est finalement arrivé à une période d’exclusion de deux ans à l’égard de l’inhabilité à voter. Selon les défendeurs, cette restriction permet au Parlement de s’assurer que le droit de vote est retiré seulement aux personnes ayant commis des crimes graves.

Dans ce contexte, les statistiques déposées par M. Colin Meredith démontrent que, pour les 654 détenus échantillonnés, qui représentaient 4,5 % de la population carcérale totale des établissements fédéraux, environ 29,5 condamnations avaient été prononcées en moyenne par détenu. De plus, 75,3 % des détenus échantillonnés avaient accumulé plus de dix condamnations par suite de leurs activités criminelles. Dans le cadre de cette analyse, aucune différence importante sur le plan statistique n’a été décelée entre les détenus autochtones et les autres détenus. Les statistiques confirment que la population carcérale fédérale se compose d’individus ayant un lourd passé criminel. Ces statistiques semblent donc donner raison au Parlement d’avoir choisi une période de deux ans comme période d’exclusion pour le retrait du droit de vote aux contrevenants qui se sont rendus coupables d’actes criminels.

Le Parlement doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans le choix des solutions qui s’offrent à lui. C’est pour cette raison que je rejette l’argument des demandeurs au sujet des autres solutions de rechange. Il existe cependant une exception. En effet, il faut reconnaître que le Parlement disposait d’une dernière option selon laquelle le droit de vote pourrait être retiré à chaque détenu, au gré du juge appelé à prononcer la peine. De cette façon, l’inhabilité ne serait pas automatique, mais serait plutôt imposée par un juge qui aurait estimé à propos de suspendre le droit de vote du contrevenant dans le cadre de la détermination de la peine, compte tenu des circonstances personnelles de l’accusé : R. c. Goltz, précité.

En adoptant l’alinéa 51e) de la LEC, le législateur n’a pas envisagé la possibilité de confier aux tribunaux la tâche de déterminer, lors du prononcé de la peine, si l’accusé devrait perdre son droit de vote. L’évolution de la disposition législative indique, de façon plutôt imprécise, une volonté apparente de tenir les tribunaux à l’écart en ce qui a trait à l’examen de cette question. Au cours des Débats de la Chambre des communes, certains se sont demandé si un criminel comme Clifford Olsen devrait être autorisé à voter. Si l’inhabilité à voter était examinée dans chaque cas, un contrevenant manifestement malhonnête et immoral comme Clifford Olsen pourrait bien être déclaré inhabile à voter par le tribunal qui prononce la sentence.

Au cours de l’instruction, M. Pangle s’est fait demander si le retrait du droit de vote par les tribunaux, qui est une pratique suivie dans plusieurs pays, répondrait à ses exigences en ce qui a trait aux fondements d’une démocratie libérale. Même s’il n’a pas rejeté catégoriquement cette solution, M. Pangle a indiqué qu’il préférait l’interdiction législative à l’interdiction imposée par les tribunaux. À son avis, si les tribunaux intervenaient dans ce processus, aucune norme minimale claire n’existerait ni serait appliquée. Il s’interrogeait également sur le manque de connaissances de la magistrature en matière de théorie politique et se demandait si les juges pouvaient s’acquitter de cette tâche de façon satisfaisante. M. Pangle a ajouté que le message éducatif serait moins clair. Une analyse du critère de l’atteinte minimale nécessite évidemment un examen de la portée de la disposition législative, c’est-à-dire de la précision dans l’application de celle-ci, et non de la clarté de ses objectifs. D’autre part, M. Pangle a souligné qu’une magistrature indépendante a pour rôle de protéger la primauté du droit contre l’oppression par la majorité ou l’esprit de dissension.

M. Pangle a formulé des préoccupations bien légitimes au sujet de la détermination discrétionnaire de la peine et du fait que les peines peuvent varier considérablement d’un juge à l’autre, notamment quant à la nature, au type ou au nombre de sanctions. Il va sans dire que les tribunaux d’appel ont un rôle important à jouer pour déterminer si une peine donnée est juste. Cependant, toute disparité possible et non justifiée dans la détermination de la peine en ce qui a trait à l’inhabilité à voter pourrait être atténuée au moyen de critères législatifs.

De nos jours, les tribunaux jouent un rôle crucial dans la détermination de la peine. Dans un rapport intitulé Réformer la sentence : une approche canadienne (Ottawa (Ont.), 1987), la Commission canadienne sur la détermination de la peine envisageait une réforme exhaustive des règles et des pratiques canadiennes dans ce domaine. La Commission a défini la détermination de la peine comme « la détermination judiciaire d’une sanction légale imposée à une personne trouvée coupable d’une infraction ». Cette définition ne suscite pas vraiment de controverse. L’inhabilité dont il est question en l’espèce n’est aucunement liée à un processus de détermination de la peine.

Comme je le mentionne plus loin, l’inhabilité à voter des prisonniers n’est pas bien connue ni n’est bien visible au Canada. Ce facteur pourrait certainement être pris en compte lors de toute réforme envisagée de la règle de droit. La communication des sanctions au public est le seul moyen évident d’en assurer l’efficacité. L’atténuation des disparités est certes un objectif important et seuls les juristes pourront peut-être s’y retrouver dans le dédale des décisions judiciaires; néanmoins, si l’interdiction de voter est imposée par un tribunal plutôt que par le législateur, comme c’est le cas actuellement, le public aura plus de chances d’être informé du retrait du droit de vote au prisonnier.

Les témoins experts des défendeurs ont présenté un certain nombre d’arguments sérieux et convaincants à l’appui de l’inhabilité à voter. Si le Parlement décide d’adopter une autre loi, il n’y a aucune raison pour laquelle ces arguments ne pourraient former les critères qui seraient retenus. Le juge qui prononce la peine pourrait tenir compte de la nature du crime et des circonstances personnelles de l’accusé en même temps que des principes sous-jacents à la détermination de la peine : arrêt R. c. Goltz, précité. À mon avis, il s’agirait là d’un moyen beaucoup moins envahissant et tout aussi efficace de restreindre le droit de vote du citoyen. Si le juge est investi de la responsabilité de priver une personne de sa liberté, ne devrait-il pas également avoir pour tâche de déterminer si l’inhabilité à voter est justifiée?

La malhonnêteté existe dans l’ensemble de la société, et non seulement dans les établissements correctionnels. La disposition législative actuelle ne permet pas de distinguer le type de contrevenant dont la malhonnêteté est grave au point de menacer les principes de notre société libre et démocratique. C’est pourquoi je suis d’avis que l’alinéa 51e) de la LEC ne satisfait pas au critère de l’arrêt Oakes en ce qui a trait à l’élément de l’atteinte minimale.

c)         Effets proportionnels

Même si j’ai conclu que l’alinéa 51e) de la LEC ne respecte pas le critère de l’atteinte minimale, j’estime qu’il importe également d’examiner les effets proportionnels de la disposition. La restriction ne doit pas porter atteinte aux droits reconnus par la Charte au point où cette atteinte l’emporte sur l’objectif du législateur, si important soit-il. Selon le critère de la proportionnalité, il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables de la mesure restrictive et l’objectif législatif poursuivi : R. c. Oakes, précité, aux pages 138 à 140; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; et McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, aux pages 281 à 286. Dans le cadre de l’analyse du lien rationnel, la Cour doit comparer les moyens aux objectifs afin de déterminer si le Parlement a agi de façon raisonnable. En revanche, pour appliquer le critère de la proportionnalité, la Cour doit comparer les objectifs visés avec les conséquences réelles de la disposition attaquée.

Récemment, dans l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, la Cour suprême du Canada a modifié et reformulé le critère de la proportionnalité. Dans cet arrêt, le juge en chef Lamer a statué que l’analyse proposée dans l’affaire Oakes convient lorsqu’une mesure atteint pleinement ou presque son objectif législatif. Cependant, à la page 889, le juge en chef Lamer précise que, lorsqu’une mesure n’atteint que partiellement son objectif législatif, les exigences liées à la proportionnalité sont les suivantes :

[I]l doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l’objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques. [Souligné dans l’original.]

Aux pages 887 et 888, le juge en chef a expliqué pourquoi il avait reformulé le critère de la proportionnalité :

Il arrive fréquemment qu’une mesure permette d’atteindre pleinement ou presque un objectif législatif. La troisième étape du critère de proportionnalité exige alors l’examen de l’équilibre qui a été atteint entre l’objectif en question et les effets préjudiciables que subissent des droits protégés par la Constitution du fait des moyens utilisés pour atteindre cet objectif. Il arrive par contre à l’occasion que, bien qu’elle ait un lien rationnel avec un objectif important, la mesure en question ne permette d’atteindre cet objectif que partiellement. Dans ce cas, j’estime que la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes nécessite que l’objectif qui sous-tend la mesure et les effets bénéfiques qui résultent en fait de sa mise en application soient proportionnels à ses effets préjudiciables sur les libertés et droits fondamentaux. Un objectif législatif peut être urgent et réel, le moyen choisi peut avoir un lien rationnel avec cet objectif, et il se peut qu’il n’existe aucune autre mesure portant moins atteinte aux droits. Néanmoins, et bien que l’importance de l’objectif même (lorsqu’il est considéré dans l’abstrait) l’emporte sur les effets préjudiciables sur les droits garantis, il reste possible que les effets bénéfiques réels de la disposition législative ne soient pas suffisants pour justifier ces effets négatifs. [Souligné dans l’original et soulignement ajouté.]

La Cour suprême du Canada semble avoir appliqué ce critère modifié dans les arrêts RJR-MacDonald Inc., précité, et Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627.

Par suite de la modification du critère de la proportionnalité, il semble nécessaire d’examiner les effets bénéfiques réels lorsqu’il s’agit de déterminer la proportionnalité. Dans certains cas, s’il y a absence de proportionnalité entre les effets nuisibles et les effets bénéfiques réels de la loi attaquée, la loi ne pourra être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Ainsi, lorsque l’objectif est partiellement atteint, l’évaluation de la proportionnalité des effets devient vitale et ne constitue nullement une répétition de la première démarche, qui consiste à déterminer si les objectifs correspondent à des préoccupations urgentes et réelles.

Le juge en chef a donc semblé dire, dans l’arrêt Dagenais, qu’une disposition législative qui porte atteinte à un droit ou à une liberté reconnu par la Charte et qui n’atteint pas pleinement ses objectifs sera moins susceptible de produire des effets bénéfiques qui sont proportionnels aux effets nuisibles qui en découlent. En pareil cas, il ne suffit pas de comparer les objectifs visés par la disposition législative avec les effets nuisibles qu’elle produit, étant donné que les effets bénéfiques ne correspondent pas tout à fait aux résultats escomptés.

Dans la présente affaire, les défendeurs reconnaissent que je dois étudier les effets proportionnels à la lumière du critère reformulé dans l’arrêt Dagenais, précité. Je dois examiner, non seulement les objectifs théoriques de la mesure attaquée, mais aussi les effets bénéfiques qui peuvent en découler. Les défendeurs admettent que les effets bénéfiques réels de la mesure ne peuvent être déterminés. En fait, il n’a nullement été établi par la preuve, sauf en théorie, que l’alinéa 51e) de la LEC a atteint, ne serait-ce que partiellement, les objectifs visés.

Les défendeurs soutiennent qu’une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans traduit une mauvaise conduite. Selon eux, les deux grandes conséquences négatives de la disposition attaquée sont les suivantes : un droit démocratique est violé et un détenu qui a perdu le droit de vote se sent isolé par rapport à ses concitoyens.

La plupart des témoins experts des défendeurs ont semblé reconnaître que l’alinéa 51e) de la LEC n’aurait guère de conséquences pour le prisonnier. De l’avis de M. Pangle, la disposition pourrait favoriser, dans une moindre mesure, la réadaptation et M. Manfredi estimait qu’elle pourrait avoir un effet dissuasif général. Pour sa part, M. Van den Haag, qui est un criminologue modéré, favorise la dissuasion générale, mais soutient qu’une sanction plus sévère est nécessaire même lorsque les effets ne sont pas mesurables.

Selon M. Pangle, la suspension du droit de vote des prisonniers vise, notamment, à contrôler le vote des personnes indignes de confiance. Cependant, le principal avantage à long terme pour la société réside dans le fait que l’interdiction peut avoir un rôle important sur le plan de l’éducation morale. Sur ce point, les commentaires du témoin ont porté sur l’ensemble des électeurs plutôt que sur le contrevenant lui-même. M. Pangle affirme que le retrait du droit de vote a pour effet d’atténuer la tendance à promouvoir et à protéger les droits individuels. Même s’il considère qu’il s’agit de mesures nobles et louables, il soutient qu’elles voilent les responsabilités et les devoirs inhérents à ces droits dans une société libre et démocratique.

M. Pangle est un théoricien éminent qui a témoigné d’une façon très sérieuse et crédible. Néanmoins, il est évident qu’il n’a commencé que très récemment à examiner les liens entre les prisonniers et le droit de vote. De plus, sa recherche approfondie sur le sujet ne l’a mené qu’à une note de bas de page d’un écrit de John Stuart Mill. Par ailleurs, même s’il est un spécialiste chevronné en théorie politique et que, jusqu’à tout récemment, il était citoyen américain, M. Pangle ignorait si les prisonniers avaient le droit de vote aux États-Unis. Il croyait que la plupart des prisonniers votaient aux États-Unis et a soutenu que ce facteur a provoqué la désintégration sociale ainsi qu’une perte des valeurs communautaires. En réalité, c’est plutôt l’inverse. La plupart des prisonniers américains ne votent pas; par conséquent, s’il y a détérioration morale et sociale, elle ne saurait être imputée à la perte du droit de vote. M. Pangle était également préoccupé par la question des votes exprimés par des personnes indignes de confiance et a soutenu que les personnes qui n’ont pas la capacité voulue ne devraient pas voter. Cependant, il ignorait que, par suite des modifications apportées à la Loi électorale du Canada en 1993, l’inhabilité à voter des personnes aux prises avec des difficultés mentales a été abolie.

En ce qui a trait aux coûts liés à l’interdiction de voter, M. Manfredi les a jugés minimes, précisant que, dans la plupart des cas, le prisonnier ne sera exclu du vote qu’au cours d’une seule élection fédérale. Il a également minimisé le préjudice en soulignant que les prisonniers sont représentés en matière politique par des groupes de pression et conservent le droit à l’assistance d’un avocat ainsi que le droit d’accès à l’appareil judiciaire.

M. Manfredi a relevé au moins deux avantages liés à l’inhabilité à voter des prisonniers. D’abord, l’interdiction permet de promouvoir le comportement légal, qui est un objectif collectif, dans la mesure où la sanction entraîne l’établissement de normes morales pour l’ensemble de la population. En deuxième lieu, l’interdiction de voter décrétée à l’endroit des prisonniers favorise la participation politique. De l’avis de M. Manfredi, le problème de l’action collective pourrait être résolu par l’adoption du vote obligatoire et pourrait renforcer l’idée selon laquelle la participation au processus électoral est une marque de civisme. L’inhabilité à voter des prisonniers pourrait donc rendre le processus électoral moins irrationnel et moins menaçant pour la viabilité d’une démocratie libérale.

Les demandeurs font valoir qu’il ne peut y avoir de proportionnalité entre les effets nuisibles de l’alinéa 51e) de la LEC ainsi que ses objectifs et ses effets bénéfiques, compte tenu de l’absence de preuve indiquant que ceux-ci existent vraiment. Ils soutiennent que les objectifs invoqués par les défendeurs sont abstraits, tandis que les conséquences de la disposition attaquée sont concrètes et fondamentales pour les personnes concernées. La perte du droit de vote est d’autant plus grave, selon les demandeurs, que la catégorie de personnes visées est un groupe qui n’a pas de pouvoir dans la société et qui peut donc difficilement se faire entendre sur la scène politique et sociale. Les demandeurs soulignent également que tous les détenus ont été autorisés à voter au cours du Référendum fédéral de 1992 et qu’ils peuvent actuellement voter aux élections provinciales dans quatre provinces; pourtant, la participation des détenus à ces élections n’a apparemment engendré aucune conséquence négative.

Parmi les autres effets nuisibles de l’alinéa 51e) de la LEC, les demandeurs mentionnent la stigmatisation, la perte de possibilités de réadaptation, la diffusion d’un message d’inégalité et la caractérisation de notre société comme une société intolérante qui craint les plus défavorisés. Les demandeurs ajoutent qu’il n’y a aucune preuve du fait que l’inhabilité à voter des détenus est largement connue; les demandeurs doutent donc que la mesure législative puisse être exemplaire ou édifiante et qu’elle puisse favoriser la réadaptation. En revanche, l’octroi du droit de vote aux détenus n’entraîne aucun coût, que ce soit pour l’ensemble de la société ou pour les différents groupes dont elle est formée.

M. Amyot a mentionné que les défendeurs n’ont pu relever aucune conséquence directe que l’octroi du droit de vote aux prisonniers pourrait entraîner sur les résultats du processus électoral. Il a ajouté que les répercussions sur la qualité générale de la démocratie canadienne seraient minimes, les détenus formant une partie relativement infime de l’électorat. Il a refusé de reconnaître qu’il existait des données justifiant la théorie des effets édifiants de la mesure ou que l’interdiction constituerait un stimulant psychologique qui inciterait d’autres personnes à voter. En revanche, M. Amyot a cité un certain nombre d’études empiriques sur la participation électorale dans lesquelles l’inhabilité à voter des prisonniers n’a nullement été considérée comme un facteur qui expliquait les niveaux de cette participation.

De l’avis du professeur Schafer, le retrait du droit de vote peut avoir pour effet d’éliminer un des liens qui unissent les prisonniers à la société. Le professeur a cité le principe que préconisent les criminologues libéraux et selon lequel les contrevenants sont envoyés en prison comme mesure de châtiment, et non pour y être punis. Sur ce point, tout en soulignant l’allégation de M. Van den Haag selon laquelle il n’avait pas été établi que l’octroi du droit de vote aux prisonniers favoriserait leur réadaptation, le professeur Schafer a soutenu que, selon certaines données, les détenus qui ont un plus grand contrôle sur leur vie pendant leur incarcération affichent une plus grande indépendance et une plus grande maîtrise d’eux-mêmes lorsqu’ils sont remis en liberté. Ainsi, selon ce témoin, l’exercice des devoirs civiques, dont la participation au processus électoral, peut avoir pour effet d’inculquer le sens du devoir civique et devrait constituer l’une des principales raisons pour lesquelles les prisonniers ne devraient pas perdre le droit de voter. Même s’il est favorable à la sanction pénale, le professeur est convaincu qu’une personne est capable de modifier son propre comportement.

Se fondant sur le bon sens, le professeur Schafer a fait valoir qu’une personne qui ne serait pas dissuadée par la perspective de passer au moins deux ans en prison en commettant une infraction ne serait probablement pas dissuadée non plus par la possibilité de perdre temporairement son droit de vote pendant cette période. De plus, le professeur Schafer n’était pas d’accord avec l’argument de M. Van den Haag selon lequel l’incarcération ne suffit pas en soi à stigmatiser le contrevenant ni à dénoncer sa conduite criminelle, mais que la perte du droit de vote, comme stigmate supplémentaire, créera un ordre social plus sûr. Selon le professeur Schafer, cet argument est encore moins plausible du fait que la disposition portant inhabilité à voter est généralement peu connue.

Le professeur Neil Boyd, qui a été cité comme témoin par les demandeurs, est directeur de la faculté de criminologie de la Simon Fraser University, en Colombie-Britannique en plus d’être un avocat et un auteur prolifique. Le professeur Boyd a rejeté l’idée selon laquelle le fait de priver le prisonnier du droit de voter aura un effet bénéfique sur le plan de la dissuasion, car rien ne prouve que la conservation du droit de vote aggravera l’ampleur et la nature du crime dans la société. Le professeur Boyd soutient même que, d’après certaines données, les prisonniers des établissements fédéraux qui participent à des démarches politiques comme des enquêtes retirent souvent des avantages importants de leur participation. Il estime donc que la perte du droit de vote n’a aucun effet dissuasif, que ce soit de façon particulière ou générale. De plus, l’octroi du droit de vote aux prisonniers serait bénéfique sur le plan de l’éducation morale. Le professeur Boyd a décrit l’inhabilité à voter des prisonniers comme [traduction] « une sorte de réaction instinctive qui pourrait bien être de nature punitive » et a soutenu que le retrait de certains droits aux prisonniers correspondait aux attentes du public. Il a également reconnu que la dénonciation sociale peut être valable, mais pas si elle entraîne la suppression d’un droit démocratique.

Les demandeurs ont également fait témoigner M. Eric Andersen, citoyen du Danemark qui a travaillé au sein du système carcéral de ce pays pendant trente-sept ans, notamment à titre de directeur de prison. M. Andersen a mentionné que les prisonniers du Danemark votent depuis 1970 sans que des conséquences négatives aient été observées au sein de la société. À son avis, le fait de permettre aux prisonniers de conserver leurs droits civils, notamment le droit de vote, a des conséquences très positives et si ces droits étaient retirés aux prisonniers, leur réadaptation deviendrait beaucoup plus difficile.

Le professeur Michael Jackson, qui a témoigné pour les demandeurs, est un professeur de droit canadien bien connu. Il a rédigé de nombreux articles sur le système de justice pénale, notamment sur les questions touchant les peuples autochtones et les établissements carcéraux. Le professeur Jackson s’est montré préoccupé par la surreprésentation de la population autochtone dans les établissements correctionnels du Canada. Il a attribué ce problème à la discrimination systémique qui caractérise tant le système de justice pénale que l’ensemble de la société. Il a souligné que les taux démesurément élevés de pauvreté et de chômage chez les autochtones ainsi que d’autres désavantages sociaux et économiques expliqueraient, du moins en partie, la surreprésentation des autochtones dans les prisons canadiennes.

Le professeur Jackson a examiné les effets nuisibles de l’alinéa 51e) de la LEC dans le contexte historique et politique qui caractérise tant le droit de vote que la population autochtone. Il a fait remarquer que le droit de voter aux élections fédérales n’a été réattribué aux autochtones qu’en 1960, après un délai de soixantequinze ans. De la même façon, les Inuits ont perdu le droit de voter en 1935 et ne l’ont recouvré qu’en 1950. Le professeur Jackson estime que le retrait du droit de vote aux autochtones détenus dans des pénitenciers fédéraux découle encore aujourd’hui d’une forme de discrimination systémique fondée sur la race.

Selon le professeur Jackson, la surreprésentation des autochtones dans les prisons est l’exemple le plus évident du lien qui existe entre la situation socio économique et l’incarcération. Sur ce point, le professeur Jackson a souligné qu’un lien semblable existait entre le crime et la classe sociale dans le cas de certains autres groupes défavorisés de la société, notamment les chômeurs, les analphabètes, les pauvres, les sans-abri et les personnes issues de familles éclatées ou instables. Il a soutenu que le fait de permettre aux prisonniers de voter aux élections fédérales accroîtrait le sens civique et favoriserait un comportement responsable. S’il est vrai que des êtres abjects sont enfermés en prison, a-t-il dit, cela ne signifie pas que tous les détenus sont des êtres abjects. Néanmoins, le professeur Jackson affirme que le retrait du droit de vote aux détenus ne permet pas de faire la distinction entre les deux types de prisonniers.

Au Canada, les prisonniers des établissements provinciaux et fédéraux peuvent voter aux élections générales provinciales du Manitoba, de l’Ontario, du Québec et de Terre-Neuve. Au Québec, tous les prisonniers peuvent voter aux élections provinciales depuis 1981. En Colombie-Britannique, la nouvelle loi électorale [Election Act, S.B.C. 1995, ch. 51], qui est entrée en vigueur le 1er septembre 1995, est semblable à la loi fédérale. D’après les chiffres fournis à l’instruction, des 14 955 personnes détenues dans les établissements fédéraux au Canada le 30 avril 1995, environ 56 % avaient le droit de voter aux élections provinciales. Fait intéressant à souligner, au Québec, le taux de participation des détenus au cours des trois dernières élections provinciales a atteint environ 74 %.

Les défendeurs n’ont pu prouver que la participation des prisonniers au processus électoral au cours des élections provinciales ou au cours du Référendum de 1992 avait causé un préjudice. En fait, ils n’ont pu invoquer d’arguments significatifs pour justifier les messages mixtes que la société canadienne reçoit des politiques fédérales et provinciales opposées en ce qui a trait aux droits de vote des prisonniers. Ils ont toutefois fait valoir que le gouvernement fédéral a pour rôle d’établir une norme à l’échelle nationale.

Les défendeurs n’ont pu faire la preuve d’aucun effet négatif qui aurait été ressenti par d’autres sociétés démocratiques où le droit de vote total ou partiel est accordé aux prisonniers. Même s’il n’était pas possible pour les défendeurs de présenter cette preuve, il n’en demeure pas moins que M. Andersen n’a pas fait allusion aux coûts découlant de l’octroi du droit de vote aux prisonniers, que ce soit pour les contrevenants ou pour l’ensemble de la société. M. Andersen était même d’avis que, de façon générale, il est préférable d’imposer plus de responsabilités que moins aux individus.

Les démocraties ont lutté pendant des années pour que le droit de vote devienne vraiment universel. Au Canada, cet objectif est presque atteint. Depuis la réforme de la Loi électorale du Canada en 1993, plusieurs groupes, dont les juges, les personnes souffrant d’une maladie mentale et les détenus purgeant des peines de moins de deux ans, ont obtenu le droit de voter. Seuls quelque 14 955 détenus, dont près de 2 000 sont des autochtones, n’ont pas encore obtenu ce droit.

Même si le présent litige ne porte pas sur les causes du crime, les demandeurs soutiennent que les arguments des défendeurs à l’appui du retrait du droit de vote ne tiennent pas compte de la dimension socio économique globale du crime. Les défendeurs et leurs témoins reconnaissent à mots couverts les liens entre la société et le crime; toutefois, ils estiment que le comportement criminel est influencé, non pas tant par le rôle de la société que par un choix volontaire exercé par l’individu qui affiche un mauvais caractère ou un manque d’empathie ou de maîtrise de soi. Les défendeurs ont choisi la peine imposée par le tribunal comme critère de référence pour l’application de la règle portant inhabilité à voter. Selon les défendeurs, les problèmes plus complexes sous-jacents au comportement criminel qui peuvent être associés à la violence, au désespoir, à la pauvreté, à l’analphabétisme, aux difficultés d’apprentissage, à l’alcoolisme ou à la toxicomanie ne sont nullement pertinents.

Comme je l’ai déjà mentionné à presque toutes les étapes de mon analyse dans les présents motifs, la preuve indique sans conteste que le retrait du droit de vote aux prisonniers n’est pas bien connu dans la société canadienne. En fait, dans la publication du gouvernement du Canada intitulée La Charte des droits et libertés : Guide à l’intention des Canadiens (Ottawa (Ont.), 1982), les commentaires suivants sont formulés aux pages 6 et 8 au sujet de l’article 3 de la Charte :

Les droits démocratiques traditionnels sont tout particulièrement garantis par la Charte. Tout citoyen aura le droit constitutionnel de voter aux élections fédérales ou provinciales et d’être candidat à ces élections.

Les seules restrictions au droit de vote et au droit de se porter candidat à des élections seront celles que l’on qualifie de raisonnables, telles que l’âge pour les mineurs, l’incapacité mentale, et certaines restrictions pour quelques fonctionnaires tels que les présidents d’élection dont le vote peut être déterminant. Il pourra par exemple y avoir certaines restrictions de se porter candidat pour les juges, en raison de la nature non partisane de leurs fonctions. [Non souligné dans l’original.]

Lorsque ce guide a été publié, aucun prisonnier ne pouvait voter aux élections fédérales; néanmoins, manifestement, il n’est pas question du retrait du droit de vote aux prisonniers. L’alinéa 51e) de la LEC est très peu connu. Malgré les litiges dont cette question a fait l’objet au cours de la dernière décennie, M. Pangle n’était pas au courant des décisions qui avaient été rendues au sujet des droits de vote des prisonniers.

Dans la présente affaire, les parties n’ont pu citer aucune source canadienne, exception faite de la jurisprudence, dans laquelle la question du droit de vote des prisonniers a été abordée. J’ai consulté deux textes récents concernant le droit criminel et la détermination de la peine : C. Ruby, Sentencing, 4e édition (Toronto : Butterworths, 1994) et D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise, 3e édition (Toronto : Carswell, 1995). Aucun de ces auteurs ne commente la question du retrait du droit de vote aux détenus, ce qui n’est pas étonnant. Je ne veux pas pour autant critiquer leurs ouvrages, qui sont d’excellente qualité; j’estime plutôt que cette omission est caractéristique de l’attention que les Canadiens, y compris les juristes, ont accordée à la question du droit de vote des prisonniers.

Dans son ouvrage intitulé Sentencing, précité, à la page 1, M. Ruby commente comme suit les causes du crime :

[traduction] Il apparaît évident, pour tous les professionnels du droit qui réfléchissent à la question, que les causes du crime et leurs solutions résident, non pas dans le système de droit, mais dans la société elle-même.

Pour sa part, le professeur Stuart présente la question un peu différemment aux pages 54 et 55 de l’ouvrage Canadian Criminal Law : A Treatise, précité :

[traduction] Même si une typologie acceptable des comportements est établie, la plupart des spécialistes reconnaissent maintenant qu’il est inutile de tenter d’échafauder une théorie fondée sur l’existence d’une cause unique et que le mieux que nous puissions faire, c’est de dire qu’il existe une kyrielle de facteurs prédisposants, qu’ils soient d’ordre biologique, psychologique ou sociologique.

Pourtant, même les recherches les plus poussées ont donné des résultats très pessimistes, notamment en ce qui a trait au taux de récidive. Différentes formes de sanction ou de traitement semblent tout aussi inefficaces les unes que les autres, même lorsque nous comparons des mesures aussi différentes que l’incarcération de courte et de longue durées, la liberté surveillée et les sanctions imposées en milieu carcéral, les traitements infligés par les établissements autoritaires et ceux qu’offrent les groupes thérapeutiques. Les chances sont plus grandes du côté des délinquants primaires, mais le traitement imposé ne semble pas faire de différence.

Le professeur Stuart poursuit en ces termes à la page 58 :

[traduction] Cependant, nous vivons à une époque marquée par la prédominance de l’ordre public. Nombreux sont ceux qui demandent l’adoption de règles plus sévères en droit pénal, notamment en matière de violence, et les voix de ceux qui clamaient une plus grande souplesse ont été étouffées. Des plaidoyers en faveur de la « tolérance zéro » se font entendre, tandis que d’autres craignent que les criminels n’aient trop de droits aux dépens des victimes… Rares sont ceux qui prônent l’indulgence face au crime.

Le professeur Stuart mentionne ensuite que les principes établis en matière de criminologie sont restreints et qu’il n’existe pas d’explications, de définitions ou de réponses claires.

Selon Ruby, précité, à la page 1, le débat intellectuel qui oppose les spécialistes de l’éthique au sujet de la nature et des objets du châtiment n’entre pas en ligne de compte lors de la détermination de la peine, qui semble reposer sur des principes et des objectifs plus pragmatiques. En réalité, il existe peut-être de très bonnes raisons politiques et philosophiques qui militent en faveur du retrait du droit de vote aux prisonniers; cependant, les raisons pratiques liées à ce retrait semblent peu nombreuses. Les différents objectifs que vise la peine et qui ne sont généralement pas contestés sont la dissuasion générale, la dissuasion spécifique, la protection du public (l’incapacité), la réadaptation et le châtiment. À la page 60 de son ouvrage, le professeur Stuart souligne que les quatre premiers objectifs [traduction] « ont une fonction utile, parce qu’ils visent à offrir à la société un avantage supérieur à l’inconvénient qu’elle a subi ». En revanche, le châtiment (page 60) aurait un fondement moral qui justifie la sanction imposée, uniquement en la reliant au crime, quels que soient les effets bénéfiques de la mesure :

[traduction] La plupart reconnaissent une différence entre le châtiment et la vengeance et feraient la distinction entre les fonctions morales et utilitaires, d’une part, et la fonction exemplaire, d’autre part, dont les tenants perçoivent le châtiment comme un signe évident par lequel la société manifeste sa réprobation à l’égard d’une infraction donnée.

Le châtiment est donc un objectif de la détermination de la peine qui concerne davantage le contrevenant.

Bien qu’une caractérisation générale de la thèse des défendeurs puisse être présomptueuse, il n’en demeure pas moins qu’ils ont soutenu, dans le cadre de leurs arguments concernant la nécessité de mettre en relief la sanction pénale, que le châtiment devrait jouer un rôle plus important au cours de la détermination de la peine. Ainsi, selon M. Van den Haag, il faudrait accorder plus d’importance à l’aspect punitif, puisque la dissuasion et la réadaptation semblent futiles. M. Van den Haag a toutefois admis qu’il ne connaissait pas en profondeur la politique canadienne en matière de justice pénale.

Le châtiment constitue effectivement l’un des principaux arguments que les défendeurs ont invoqués à l’appui du retrait du droit de vote aux prisonniers. Cependant, sur ce point, la Commission canadienne sur la détermination de la peine a souligné ce qui suit dans son rapport Réformer la sentence : une approche canadienne, précité, à la page 125 :

D’une façon plus directe, le retour au rétributivisme est essentiellement le résultat d’une étude systématique de l’incarcération aux États-Unis, et il a débouché sur une théorie étroite de la justice pénale qui relie le processus sentenciel à l’imposition de peines carcérales et au châtiment. En fait, les trois rapports cités dans la partie 3.3 de ce chapitre provenaient d’études de l’incarcération. Ces études sur l’emprisonnement furent d’autant plus poussées que leur perspective était limitée. Quand on nous incite à assimiler la sentence à la peine, le type de sentence qui fonde implicitement l’argumentation est l’emprisonnement, lequel constitue la sentence la plus sévère qu’on puisse infliger, à part la peine capitale.

Ainsi, la Commission canadienne sur la détermination de la peine minimise l’importance du rôle du châtiment dans le système de justice canadien. En outre, le débat sur le crime aux États-Unis est différent de celui auquel nous assistons au Canada.

Bien qu’elles représentent des étapes différentes du système de justice pénale, la politique correctionnelle et la politique relative à la détermination de la peine ont certainement des objectifs communs. De par sa nature, la détermination de la peine est cœrcitive et involontaire. Cependant, les articles 3 et 4 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la LSCMLC), L.C. 1992, ch. 20, énoncent ce qui suit :

3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité … en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

h) ses directives d’orientation générale, programmes et méthodes respectent les différences ethniques, culturelles et linguistiques, ainsi qu’entre les sexes, et tiennent compte des besoins propres aux femmes, aux autochtones et à d’autres groupes particuliers; [Non souligné dans l’original.]

Voici également le libellé des articles 5 et 76 :

5. Est maintenu le Service correctionnel du Canada, auquel incombent les tâches suivantes :

b) la mise sur pied de programmes contribuant à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale;

76. Le Service doit offrir une gamme de programmes visant à répondre aux besoins des délinquants et à contribuer à leur réinsertion sociale. [Non souligné dans l’original.]

De toute évidence, la politique correctionnelle met l’accent sur la réadaptation du contrevenant et sur sa réinsertion sociale. Même si les défendeurs soutiennent que le retrait du droit de vote peut favoriser la réadaptation, je retiens plutôt la preuve des demandeurs selon laquelle l’alinéa 51e) de la LEC nuit à la réadaptation des contrevenants et leur réinsertion sociale. La disposition ne sert qu’à isoler davantage les prisonniers de la société dans laquelle ils doivent retourner et au sein de laquelle leurs familles vivent. En conséquence, les effets punitifs de l’alinéa 51e) sont nuisibles, parce qu’ils vont à l’encontre de l’objet et des principes énoncés dans la LSCMLC.

À la page 155 de son rapport sur la réforme de la sentence, précité, la Commission canadienne sur la détermination de la peine formule les remarques suivantes :

Puisque le rétributivisme met l’accent sur l’obligation de punir les personnes coupables d’un crime, il s’adresse davantage au comportement répréhensible passé qu’aux conséquences futures de la punition. Ainsi, comme nous l’indiquions dans la section 1.1, il fournit une justification morale à l’imposition de sanctions plutôt qu’un objectif vers lequel celles-ci peuvent tendre (bien qu’on puisse enfreindre un principe moral, ce n’est pas, à proprement parler, quelque chose qu’on peut « atteindre » avec plus ou moins de succès). Il est donc problématique d’envisager le châtiment comme un objectif, et d’en évaluer le succès . En effet, une telle évaluation nous contraindrait à reconnaître que le rétributivisme signifie, au sens strict, que tous les contrevenants feront l’objet d’une sanction. Comme nous savons que seul un petit pourcentage de contrevenants sont traduits en justice, il s’ensuit immédiatement que le système pénal est en grande partie incapable d’atteindre l’objectif implicite du rétributivisme. [Non souligné dans l’original.]

Néanmoins, même s’il y a tout lieu de croire que les tribunaux insisteront de plus en plus sur l’aspect punitif des sanctions qu’ils imposent, les principes inhérents à la détermination de la peine au Canada ne se limitent pas au simple châtiment : R. c. Goltz, précité.

Bien entendu, examiné sous cet angle, le problème est particulièrement complexe et le juge qui prononce la peine est investi d’une lourde responsabilité, soit celle de savoir dans quel cas il doit imposer une peine qui a non seulement un effet punitif, mais qui favorise également la réadaptation. Selon ce qu’a dit M. Ruby à la page 4 de son ouvrage précité, la détermination de la peine au Canada est caractérisée par l’établissement d’un lien étrange entre les aspects moral et utilitaire de la démocratie. Cependant, ce n’est pas étonnant, puisque les tribunaux doivent déterminer si la sanction permettra d’atteindre les objets visés, et ce pour chaque contrevenant concerné. En d’autres termes, la réalité est bien différente de la théorie.

Il est intéressant de noter que M. Ruby et le professeur Stuart soulignent tous deux que le droit pénal vise à protéger les biens et à exprimer son aversion à l’endroit de la violence physique; pourtant, nos règles de droit pénal ne semblent pas mettre l’accent sur d’autres types de comportements répréhensibles qui sont monnaie courante dans la société canadienne. Les deux auteurs, tout comme les demandeurs, songent ici à certains types de crimes propres au monde des affaires, tels la fixation des prix et la publicité trompeuse aux termes de la Loi sur la concurrence [L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art.19)], l’évasion fiscale et d’autres crimes des entreprises. Essentiellement, M. Ruby soutient, à la page 1 de son ouvrage, que ces crimes sont [traduction] « peu pénalisés ». Je pense que l’auteur veut dire par là qu’il est rare que de longues peines d’emprisonnement soient imposées à l’égard de ces types de crimes. De la même façon, les demandeurs allèguent qu’un préjugé social est créé à l’encontre des pauvres et des analphabètes qui sont marginalisés et qui risquent davantage d’être condamnés à une peine d’emprisonnement.

Tel qu’il est mentionné précédemment, les effets bénéfiques qui pourraient découler de l’application de l’alinéa 51e) de la LEC ne peuvent être déterminés. Cependant, je dois me demander si, d’après le bon sens, le retrait du droit de vote pourrait donner lieu à des effets bénéfiques, même si les effets réels qui sont produits ne se prêtent pas à l’évaluation.

Il est indéniable que l’application de l’alinéa 51e) de la LEC engendre un certain nombre d’effets nuisibles. J’accepte la preuve des demandeurs selon laquelle la disposition crée chez tous les prisonniers, ou du moins une partie de ceux-ci, un sentiment d’isolement par rapport à la société. S’ils perdent un autre lien qui les rattache à la collectivité par suite du retrait du droit de vote, leur réinsertion sociale sera plus difficile. Après tout, la plupart des contrevenants retourneront vivre au sein de la société. L’inhabilité à voter empêche également les prisonniers de bénéficier de toute forme d’influence susceptible de favoriser leur réadaptation qu’ils pourraient autrement ressentir s’ils participaient au processus électoral.

Il appert également de certains éléments de preuve que l’octroi du droit de vote aux détenus n’a causé aucun préjudice à la société. Les quatre provinces dans lesquelles les prisonniers participent aux élections provinciales ne semblent pas être lésées. Les principes inhérents à une société libre et démocratique ne semblent pas avoir été atteints non plus. De la même façon, la participation des détenus au Référendum de 1992 s’est déroulée sans problème apparent.

Les défendeurs ont soutenu que l’application de l’alinéa 51e) de la LEC permet de promouvoir une conduite conforme à la loi, le respect de la primauté du droit et le sens du devoir et favorise la réinsertion sociale du détenu. Toutefois, comme la disposition est peu connue, elle ne peut pas vraiment produire ces effets bénéfiques.

Il n’est pas raisonnable de dire qu’un individu qui s’apprête à commettre un crime sera moins enclin à mettre son projet à exécution s’il sait qu’il risque de perdre le droit de vote par suite d’une condamnation donnant lieu à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans. Il est tout aussi illogique de soutenir qu’une connaissance répandue du risque auquel les contrevenants s’exposent, soit celui de perdre leur droit de vote, se traduira par une baisse de la criminalité. Comme l’a fait remarquer M. Van den Haag, la principale dimension de la sanction pénale est sa dimension morale; pourtant, ce même témoin affirme que les personnes respectent la loi non pas parce qu’elles craignent d’être punies, mais plutôt parce qu’il est mal ou immoral d’enfreindre la loi. Il est peut-être rassurant pour les citoyens respectueux de la loi de savoir que les prisonniers seront davantage punis. Cependant, les effets bénéfiques que les défendeurs invoquent sont bien minces par rapport au retrait du droit de vote, qui est un droit démocratique, et sont insuffisants pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile.

À mon avis, la proportionnalité entre les effets de la disposition législative attaquée et ses objectifs et entre ses effets bénéfiques et nuisibles n’a pas été établie. En conséquence, l’alinéa 51e) de la LEC va à l’encontre de l’article 3 de la Charte et n’est pas sauvegardé par l’article premier de celle-ci.

Les droits à l’égalité reconnus par l’article 15 de la Charte

Comme j’en suis arrivé à la conclusion que l’alinéa 51e) de la LEC va à l’encontre de l’article 3 de la Charte et n’est pas sauvegardé par l’article premier, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments fondés sur l’article 15. Toutefois, je formulerai quelques commentaires incidents à ce sujet.

Les demandeurs soutiennent qu’il y a, à première vue, violation manifeste du paragraphe 15(1) de la Charte. Selon eux, l’alinéa 51e) de la LEC prive une catégorie de personnes d’un droit important et cette privation équivaut à un déni de l’égalité devant la loi et du droit au même bénéfice de la loi. Les demandeurs soulignent que les prisonniers visés par la disposition en question représentent une catégorie défavorisée analogue aux groupes énumérés à la Charte, parce qu’ils sont accablés et restreints par une disposition législative fondée sur les caractéristiques personnelles de l’incarcération. Selon eux, il a été prouvé que les prisonniers représentent un groupe défavorisé qui n’a pas de pouvoir politique et qui risque de voir ses intérêts négligés. Les demandeurs ajoutent que, compte tenu de l’évolution de la sanction pénale au Canada, de la composition raciale et socio économique de la population carcérale fédérale ainsi que de l’isolement et de l’impuissance que ressentent manifestement les prisonniers, les détenus des établissements correctionnels fédéraux constituent une « minorité discrète et isolée » qui devrait être protégée aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte.

Les demandeurs précisent toutefois qu’ils limitent leur argument fondé sur l’article 15 aux droits électoraux et mentionnent que les prisonniers fédéraux ne constituent pas nécessairement un groupe analogue dans tous les cas. Ils ne prétendent pas que les prisonniers devraient être considérés comme une minorité quant au traitement qui concerne directement la gestion des prisons; ce qu’ils veulent dire, c’est que, en ce qui a trait aux droits politiques qui ne portent pas sur cet aspect, les prisonniers devraient être considérés comme une minorité au sens de l’article 15 de la Charte.

Subsidiairement, les demandeurs font valoir que la discrimination systémique constitue une forme de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Selon eux, la disposition attaquée entraîne des répercussions disproportionnées pour les personnes défavorisées et les autochtones comparativement à l’ensemble de la population, compte tenu de la surreprésentation de ces deux groupes au sein de la population carcérale. Plus précisément, certaines données établissent, selon les demandeurs, que les autochtones sont victimes d’une discrimination systémique au sein du système de justice canadien, ce qui explique qu’ils soient surreprésentés dans la population carcérale. Les demandeurs allèguent donc que la proportion d’autochtones touchés par l’alinéa 51e) de la LEC est plus grande que ce qu’elle devrait être, eu égard au nombre d’autochtones dans l’ensemble de la population canadienne. Pour ce motif, le retrait du droit de vote aux détenus entraînerait des répercussions démesurées pour les peuples autochtones. C’est pourquoi l’inhabilité à voter établirait une distinction fondée sur la condition sociale, motif analogue à ceux qui sont prévus au paragraphe 15(1) de la Charte, et sur la race, l’un des motifs énumérés dans cette disposition.

Les défendeurs répliquent que les prisonniers, en tant que catégorie, ne constituent pas un groupe analogue aux fins de l’article 15 de la Charte. Ils se fondent à cet égard sur deux décisions de première instance, soit l’arrêt Belczowski, précité, et l’arrêt Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55(1re inst.). Ils ajoutent que le fait que les autochtones soient surreprésentés au sein de la population carcérale n’est pas pertinent aux fins de l’analyse fondée sur l’article 15. De l’avis des défendeurs, si les prisonniers ne forment pas un groupe analogue aux termes de l’article 15 de la Charte, un sous-groupe de prisonniers comme les autochtones ne peut non plus constituer un groupe analogue. Ce qui distingue les prisonniers des autres groupes de la société, c’est leur comportement criminel grave.

En ce qui a trait à la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, les défendeurs font valoir que la simple existence d’une conséquence disparate de l’alinéa 51e) de la LEC pour les autochtones n’est pas concluante aux fins de l’article 15 de la Charte. En se fondant sur l’arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, les défendeurs mentionnent que les effets préjudiciables, le cas échéant, de la disposition attaquée pour les peuples autochtones ne découlent pas de la disposition elle-même. Selon eux, les demandeurs doivent établir davantage qu’un effet préjudiciable; ils doivent démontrer que cet effet est causé ou occasionné par la disposition en question. Or, ajoutent les défendeurs, cette preuve n’a pas été faite en l’espèce.

Dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, la Cour doit, dans un premier temps, déterminer si, par suite d’une distinction créée par la disposition attaquée, un droit à l’égalité a été refusé. À ce stade, la Cour devrait se demander si la disposition en question a établi une distinction entre le plaignant et d’autres personnes, fondée sur des caractéristiques personnelles : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la page 584.

Comme l’a dit le juge Iacobucci dans l’arrêt Egan, précité, à la page 584, « Les distinctions créées par les lois n’emportent pas toutes discrimination ». En conséquence, au cours de la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, la Cour doit déterminer si la distinction crée de la discrimination. À cette fin, elle doit se demander si la disposition législative attaquée impose à un groupe de personnes auquel les demandeurs appartiennent un fardeau, une obligation ou un inconvénient qui n’est pas imposé à d’autres personnes ou omet de leur offrir un avantage qu’elle accorde à d’autres. Elle doit aussi, à cette fin, déterminer si la distinction est fondée sur une des caractéristiques personnelles non pertinentes qui sont énumérées au paragraphe 15(1) de la Charte ou sur une caractéristique qui s’y apparente.

Comme l’a mentionné le juge Iacobucci dans l’arrêt Egan, précité, aux pages 586 et 587, « [l]a discrimination directe met en cause une loi, une règle ou une pratique qui, à première vue, établit une discrimination fondée sur un motif illicite. La discrimination par suite d’un effet préjudiciable existe lorsque la loi, la règle ou la pratique, apparemment neutre, produit toutefois un résultat disproportionné à l’endroit d’un groupe en raison d’une caractéristique qui lui est propre ». Dans une analyse des effets préjudiciables, la source de la conséquence disparate est vitale. La Cour doit déterminer si l’effet préjudiciable découle de la disposition attaquée elle-même ou s’il est lié à une condition préexistante ou indépendante. C’est ce qu’a dit le juge Iacobucci dans l’arrêt Symes, précité, lorsqu’il a mentionné que la Cour doit prendre soin de faire une distinction entre les effets qui sont entièrement causés ou occasionnés par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de cette disposition.

Dans le présent litige, l’alinéa 51e) de la LEC impose indéniablement un fardeau à certains détenus en les empêchant de voter aux élections fédérales. La disposition en question leur retire ainsi un avantage qu’elle accorde à d’autres. Le groupe directement touché par ce fardeau ou cet inconvénient correspond à la catégorie de détenus qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans.

Les prisonniers, en tant que catégorie, n’ont généralement pas été considérés comme un groupe analogue aux termes de l’article 15 de la Charte. Dans l’arrêt Jackson c. Pénitencier de Joyceville, précité, aux pages 111 à 113, le juge MacKay a statué que les prisonniers ne constituaient pas un groupe analogue visé par l’article 15. Dans cette affaire, la Cour a examiné l’article 41 du Règlement sur le service des pénitenciers [C.R.C., ch. 1251 (mod. par DORS/80-462, art. 1)], qui prévoyait un traitement différent des détenus comparativement à celui qui était réservé à d’autres personnes au Canada. Le juge MacKay a décidé que la disposition attaquée n’établissait pas à l’encontre des détenus une discrimination fondée sur des motifs analogues. Il a même précisé que l’article 15 n’était pas en jeu dans cette affaire, parce que le traitement différent des détenus comme groupe découlait, non pas de leurs caractéristiques personnelles, mais de leur conduite antérieure qui s’est traduite par des crimes à l’encontre de la société. De la même façon, le juge Strayer a décidé, dans l’arrêt Belczowski, précité, que la version précédente de l’alinéa 51e) de la LEC ne mettait pas en jeu l’article 15 de la Charte.

Par conséquent, une sous-population de tous les détenus des prisons, soit ceux qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans, ne constitue pas un groupe analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte. En fait, ce groupe n’est pas composé d’une catégorie de personnes pouvant être distinguées des autres en fonction d’une caractéristique personnelle non pertinente qui fait partie des facteurs énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte ou qui s’y apparente. En conséquence, il n’y a pas de discrimination directe fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 15 ou sur un motif analogue à ceux-ci.

En ce qui a trait à la possibilité que l’alinéa 51e) de la LEC produise des effets préjudiciables qui sont discriminatoires, ce ne sont plus les prisonniers qui constitueraient le groupe visé, mais plutôt les détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones. Selon les demandeurs, la discrimination systémique a donné lieu à une surreprésentation des pauvres et des autochtones au sein de la population carcérale au Canada. La preuve semble confirmer cette surreprésentation. Les demandeurs font donc valoir que l’alinéa 51e) de la LEC produit des effets préjudiciables disproportionnés pour les pauvres et les autochtones. Il s’agirait d’une forme de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, laquelle discrimination serait fondée sur la condition sociale et sur la race.

En l’espèce, l’alinéa 51e) de la LEC retire le droit de vote à tous les détenus qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans. Chaque détenu visé par la disposition est touché de la même façon : son droit de vote est suspendu temporairement. Tous les détenus ainsi privés subissent cet inconvénient dans la même mesure. Les détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones ne sont pas plus touchés que les autres détenus privés du droit de vote.

Les demandeurs ont raison de dire qu’un nombre disproportionné de détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones perdront le droit de voter par suite de l’application de l’alinéa 51e) de la LEC. Cependant, la discrimination par suite d’un effet préjudiciable découle, non pas de la taille du groupe concerné, mais plutôt de la gravité des répercussions d’une disposition pour un groupe donné. Ainsi, même s’il se peut qu’un nombre plus élevé de détenus autochtones perdent le droit de voter par suite de l’application de l’alinéa 51e) de la LEC, ils ne seront pas plus lésés que les détenus des autres groupes sociaux.

En conséquence, même si la disposition attaquée peut s’appliquer de façon à cibler un plus grand nombre de détenus qui sont pauvres ou qui sont des autochtones, elle ne touche pas plus durement ces deux groupes. Il n’y a donc pas lieu de dire que la disposition traite les détenus appartenant à ces catégories d’une façon plus contraignante que les autres prisonniers. C’est la conséquence de la disposition attaquée qui doit être examinée dans le cadre d’une analyse des effets préjudiciables et non la portée de son application. La surreprésentation n’est nullement causée par l’application de la disposition attaquée.

J’en arrive à la conclusion que l’alinéa 51e) ne va pas à l’encontre de l’article 15 de la Charte. Cependant, il va à l’encontre de l’article 3 et n’est pas sauvegardé par l’article premier.

Je remercie tous les avocats qui ont participé au présent litige et je les félicite de la qualité de leur travail et du sérieux avec lequel ils ont présenté leurs arguments.

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