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[1996] 1 C.F. 787

A-848-92

(T-209-92)

Commission canadienne des droits de la personne (requérante) (intimée)

c.

Canadian Liberty Net et Tony McAleer (alias Derek J. Peterson) (intimés) (appelants)

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net (C.A.)

Cour d’appel, juges Pratte, Strayer et Linden, J.C.A.—Vancouver, 6 décembre 1995; Ottawa, 25 janvier 1996.

Pratique Outrage au tribunal Messages téléphoniques haineuxLorsqu’une ordonnance provisoire interdit la diffusion de messages téléphoniques haineux, le subterfuge qui consiste à renvoyer les demandeurs de renseignements à un numéro de téléphone américain pour entendre les mêmes messages constitue un outrage au tribunalL’invalidité de l’injonction initiale ne justifie pas le refus d’y obéir; le recours approprié est de la contester par voie judiciaireLa peine a été réduite en raison de circonstances atténuantes, dont le fait que l’ordonnance n’aurait pas dû être rendue.

En décembre 1991, des plaintes ont été déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, dans lesquelles on alléguait que Canadian Liberty Net exploitait un système de messages téléphoniques haineux. La Commission a décidé de procéder à une enquête complète, mais, avant de ce faire, elle a demandé à la Section de première instance de la Cour fédérale d’interdire aux appelants de diffuser de tels messages tant qu’une ordonnance définitive n’aurait pas été rendue par le Tribunal. La Section de première instance a accueilli cette demande en rendant une ordonnance formelle le 27 mars 1992 (cette ordonnance a maintenant été jugée non valide par notre Cour en ce sens que le juge de première instance a commis une erreur en interprétant la Loi canadienne sur les droits de la personne). Les appelants ont ensuite enregistré un nouveau message à leur numéro de téléphone au Canada pour informer les demandeurs de renseignements qu’ils pouvaient composer un nouveau numéro de téléphone « en exil » situé aux États-Unis, qui les relierait à un système de messages semblable à celui qui fonctionnait auparavant au Canada. Il s’agissait d’un appel formé contre une décision par laquelle la Section de première instance a d’abord conclu que les appelants avaient violé l’ordonnance judiciaire et étaient coupables d’outrage au tribunal et a ensuite condamné McAleer à une peine d’emprisonnement de deux mois et à une amende de 2 500 $ et Canadian Liberty Net à une amende de 5 000 $.

Arrêt (le juge Pratte, J.C.A., dissident en partie) : l’appel doit être rejeté, mais la peine d’emprisonnement doit être réduite au temps déjà purgé.

Le juge Linden, J.C.A. : L’injonction enjoignait expressément aux appelants de « ne pas faire diffuser » certains messages (c’est-à-dire de ne pas faciliter leur diffusion, de ne pas y contribuer ou de n’avoir rien à y voir). Ils l’ont clairement fait. Les appelants ont essayé de créer un subterfuge pour ne pas être tenus responsables d’avoir propagé la haine en recourant à un numéro de téléphone aux États-Unis, mais ils n’ont pas réussi; tout cela faisait partie du même processus de diffusion de messages haineux interdits, auquel s’ajoutait une autre étape, le soi-disant numéro américain en exil.

L’injonction non valide pouvait être à la base d’une accusation d’outrage au tribunal. Il faut obéir aux ordonnances judiciaires même s’il s’avère qu’elles ont été rendues par erreur, qu’il s’agisse d’une erreur de fait, de droit, de procédure ou de compétence. Ce qui est en jeu, ce sont le principe de la primauté du droit et l’intégrité même des institutions judiciaires du Canada. Si un plaideur considère qu’une décision judiciaire est erronée, le recours approprié consiste à la contester par les voies judiciaires prévues, non pas à la contester en refusant de s’y conformer. L’injonction qui a donné lieu à la condamnation pour outrage au tribunal en l’espèce, bien qu’elle ait été considérée par la suite comme non autorisée, peut néanmoins servir de fondement à une condamnation pour outrage au tribunal. Rien ne dépendait de la caractérisation de l’erreur, car la Cour fédérale a le pouvoir en général de prononcer des injonctions.

Dans les affaires d’outrage au tribunal, les principes ordinaires en matière de détermination de la peine s’appliquent. Il existe en l’espèce des circonstances atténuantes, dont la plus importante est le fait que l’ordonnance violée a été jugée non valide par notre Cour. Il a été dit dans la jurisprudence que le tribunal devrait « faire bénéficier ceux qui violent une ordonnance judiciaire du fait que l’ordonnance n’aurait pas dû être rendue ». La peine de deux mois d’emprisonnement imposée par le juge de première instance devrait donc être réduite aux deux jours déjà purgés. Les amendes devraient être maintenues.

Le juge Pratte, J.C.A., (dissident en partie) : Si l’invalidité de l’injonction ne constitue pas une excuse valable en ce qui concerne le comportement des appelants, il s’ensuit qu’elle ne constitue pas non plus un motif valable pour atténuer la peine infligée par le juge de première instance. L’appel devrait être rejeté.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 13(1).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 3 (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art 68), 44.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 355.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; (1990), 75 D.L.R. (4th) 577; 13 C.H.R.R. D/435; 3 C.R.R. (2d) 116; Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594; (1983), 4 D.L.R. (4th) 577; [1984] 1 W.W.R. 481; 26 Man. R. (2d) 194; 9 C.C.C. (3d) 97; 37 C.R. (3d) 97; 51 N.R. 321; Can. Transport (U.K.) Ltd. v. Alsbury, [1953] 1 D.L.R. 385; (1952), 7 W.W.R. (N.S.) 49; 105 C.C.C. 20 (C.A.C.-B.) conf. par sub nom. Poje v. A.G. for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516; [1953] 2 D.L.R. 785; (1953), 105 C.C.C. 311; 17 C.R. 176; Newfoundland (Treasury Board) v. Newfoundland Association of Public Employees (1986), 59 Nfld. & P.E.I.R. 93; 178 A.P.R. 98 (C.A.); Hadkinson v. Hadkinson, [1952] 2 All E.R. 567 (C.A.); Drewry v. Thacker (1819), 3 Swans. 529; 36 E.R. 963.

DÉCISION EXAMINÉE :

British Columbia (Attorney General) v. Mount Currie Indian Band, [1991] 4 W.W.R. 507; (1991), 54 B.C.L.R. (2d) 129; [1992] 1 C.N.L.R. 70; 47 C.P.C. (2d) 214 (C.S.).

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155 (1992), 90 D.L.R. (4th) 190; 14 Admin. L.R. 294; 9 C.R.R. (2d) 330; 48 F.T.R. 285 (1re inst.); Eastern Trust Co. v. MacKenzie Mann & Co., Ltd., [1915] 31 W.L.R. 248 (P.C.); R. v. M. (G.) (1992), 11 O.R. (3d) 225 (C.A.); Dunn v. The Board of Education for the City of Toronto (1904), 7 O.L.R. 451 (H.C.J.).

DOCTRINE

Kerr, William Williamson. A Treatise on the Law and Practice of Injunctions, 6th ed., London : Sweet & Maxwell Ltd., 1927.

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed., Toronto : Canada Law Book, 1993.

APPEL d’une ordonnance pour outrage au tribunal rendue par la Section de première instance (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 504 (1992), 56 F.T.R. 42) et fondée sur une injonction provisoire non valide. Appel rejeté, mais peine réduite.

AVOCATS :

Douglas H. Christie pour les intimés (appelants).

Joseph J. Arvay, c.r., pour la requérante (intimée).

PROCUREURS :

Douglas H. Christie, Victoria (Colombie-Britannique), pour les intimés (appelants).

Arvay, Finlay, Victoria (Colombie-Britannique), pour la requérante (intimée).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pratte, J.C.A. (dissident) : Je souscris aux motifs exposés par mon collègue le juge Linden, sauf sur un point.

Le jugement que nous avons rendu dans le dossier portant le numéro du greffe A-339-92 a déjà établi que l’injonction violée par les appelants n’aurait pas dû être accordée. Si, comme le démontre mon collègue, l’invalidité de cette injonction ne constitue pas une excuse valable en ce qui concerne le comportement des appelants, il s’ensuit, à mon avis, qu’elle ne constitue pas non plus un motif valable pour atténuer la peine infligée par le juge de première instance.

Je rejetterais l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : Il s’agit d’un appel formé contre une ordonnance pour outrage au tribunal par laquelle la Section de première instance [[1992] 3 C.F. 504 de notre Cour a conclu que les appelants, Tony McAleer (alias Derek J. Peterson) et le Canadian Liberty Net (ci-après appelé CLN), avaient violé une injonction provisoire prononcée contre eux. Il y a trois questions à examiner :

(1) le juge de première instance a-t-il eu raison de conclure qu’il y avait eu violation de l’ordonnance pour outrage au tribunal;

(2) la violation d’une ordonnance judiciaire non valide peut-elle servir de fondement à une condamnation pour outrage au tribunal;

(3) la peine imposée par le juge de première instance était-elle appropriée.

La principale disposition législative concernant le présent appel est la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] qui est libellée ainsi :

Règle 355. (1) Est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un bref ou une ordonnance de la Cour ou d’un de ses juges, ou agit de façon à gêner la bonne administration de la justice, ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour. En particulier, un officier de la justice qui ne fait pas son devoir, et un shérif ou huissier qui n’exécute pas immédiatement un bref ou qui ne dresse pas le procès-verbal d’exécution y afférent ou qui enfreint une règle dont la violation le rend passible d’une peine, est coupable d’outrage au tribunal.

LES FAITS

Voici les faits de l’espèce. En décembre 1991, plusieurs plaintes ont été déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne relativement à un système de messages téléphoniques que les appelants exploitaient à Vancouver (C.-B.). D’après les plaintes, les messages ainsi diffusés dénigraient les Juifs et les non-Blancs et pouvaient les exposer à la haine et au mépris en violation du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1]. Ce paragraphe est rédigé ainsi :

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

La Commission a mené une première enquête, à la suite de laquelle elle a décidé de procéder à une enquête complète. Avant de ce faire, cependant, elle a demandé à la Section de première instance de prononcer une injonction provisoire qui interdirait aux appelants de diffuser les messages contestés tant qu’une décision définitive n’aurait pas été rendue quant à leur légalité. Une injonction provisoire a été accordée le 27 mars 1992 et contenait le passage suivant :

LA COUR, en attendant que soit rendue l’ordonnance finale entre les personnes et parties à l’instance devant le tribunal canadien des droits de la personne, interdit par les présentes à l’intimée Canadian Liberty Net, dont ses membres Cori Keating et Tony McAleer, et à l’intimé Derek J. Peterson, de diffuser ou de faire diffuser par voie téléphonique, directement ou par leurs préposés, mandataires, collaborateurs bénévoles, associés ou toute autre personne, tout message qui dénigre, décrie ou raille des personnes en raison de leur race, ascendance, origine nationale ou ethnique, couleur ou religion, ou pour la seule raison qu’elles sont ce qu’elles sont par suite de leur ascendance ou de leur religion (tels les Juifs, les non-Européens et les personnes d’ascendance non européenne); et ordonne aux intimés susmentionnés de cesser immédiatement de diffuser tout message de cette nature en attendant l’ordonnance ou la décision dudit tribunal.

Le 5 juin 1992, un enquêteur de la Commission a composé le numéro de CLN et a entendu un message enregistré qui informait le demandeur de renseignements de l’existence d’un nouveau numéro de téléphone pour rejoindre CLN « en exil », lequel numéro permettait à CLN de [traduction] « dire exactement ce que nous voulons sans critiques et sans sanctions importunes ». Le nouveau numéro de téléphone était situé à Bellingham (Washington), aux États-Unis, et il reliait les demandeurs éventuels à un système de messages semblable à celui qui fonctionnait auparavant au Canada. Les personnes qui composaient le numéro canadien étaient donc invitées à utiliser le nouveau système qui fonctionnait désormais à partir des États-Unis.

La Commission a engagé contre les appelants une procédure d’outrage au tribunal dans laquelle elle alléguait qu’ils avaient violé l’injonction en encourageant ceux qui composaient le numéro de CLN au Canada à utiliser le numéro « en exil » situé à Bellingham.

L’ORDONNANCE RENDUE PAR LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Le juge de première instance [[1992] 3 C.F. 504 a conclu qu’il y avait eu violation de l’injonction et que, par conséquent, les appelants étaient coupables d’outrage envers la Cour. Le juge de première instance a fondé sa décision sur les conclusions de fait suivantes : une injonction a été prononcée contre CLN et McAleer pour les empêcher de transmettre certains messages; le numéro de téléphone de CLN au Canada a été enregistré au nom de Derek Peterson, un pseudonyme pour Tony McAleer, et invitait les demandeurs de renseignements à composer un numéro de téléphone à Bellingham (Washington); certains des messages diffusés par le système de Bellingham étaient expressément interdits par l’injonction. Compte tenu de ces faits, le juge de première instance n’a eu aucune difficulté à conclure qu’il se trouvait en présence des éléments requis pour qu’il y ait outrage au tribunal, dont l’existence d’une intention subjective hors de tout doute raisonnable. Le juge de première instance a dit [aux pages 519 et 520] :

Comme je l’ai déjà déclaré, le juge Muldoon [qui avait prononcé une injonction provisoire] a expressément interdit à Canadian Liberty Net et à McAleer de faire diffuser les messages qui sont interdits—et j’ajoute répréhensibles . Je suis persuadé qu’en invitant des personnes à composer le numéro de téléphone de Bellingham, Canadian Liberty Net et McAleer font diffuser les messages interdits et répréhensibles.

Il ressort à l’évidence de la preuve (pièce A-3) que cette façon de procéder pour faire diffuser les messages interdits aux Canadiens a été soigneusement élaborée …

La preuve est accablante et elle démontre hors de tout doute raisonnable que Canadian Liberty Net et McAleer ont délibérément et méthodiquement pris des dispositions pour faire diffuser les messages interdits par voie téléphonique aux Canadiens en invitant expressément et délibérément toute personne qui composait le numéro de téléphone canadien à faire le numéro de téléphone américain pour entendre les messages interdits.

De toute évidence, les intimés Canadian Liberty Net et McAleer ont agi de façon à gêner la bonne administration de la justice et sont donc coupables d’outrage au tribunal.

Quant aux peines imposées, M. McAleer a été condamné à deux mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 2 500 $, qui, en cas de non-paiement, entraînerait un troisième mois d’emprisonnement, et CLN a été condamné à une amende de 5 000 $. M. McAleer a passé deux jours en prison avant d’obtenir un sursis lui permettant de recouvrer sa liberté en attendant le présent appel.

ANALYSE

1.         Y a-t-il eu violation de l’injonction?

La première question est de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en concluant à la violation de l’injonction d’après les faits. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.

Les appelants ont prétendu qu’il n’y avait pas eu violation de l’injonction. Ils ont admis que certains des messages qui pouvaient être transmis à partir du numéro de téléphone de Bellingham étaient mentionnés expressément dans l’injonction. Toutefois, ils ont soutenu que, parce que les messages provenaient de l’extérieur du Canada, leur diffusion ne violait pas l’injonction. Ils ont dit que l’injonction n’était pertinente sur le plan juridique qu’au Canada, de sorte qu’il n’était pas défendu d’envoyer les messages à partir des États-Unis.

Les appelants ont également contesté la conclusion du juge de première instance selon laquelle ils « ont fait » diffuser les messages interdits en « invitant des personnes à composer le numéro de téléphone de Bellingham ». Les appelants ont laissé entendre qu’« inviter des personnes » équivaut donc simplement à faire passer de l’information non interdite et ne peut pas être considéré comme une violation de l’injonction. Ils ont aussi maintenu que cette diffusion n’avait pas, de toute façon, été « faite » par eux. Une telle diffusion ne pouvait au contraire être faite que par un demandeur éventuel. Qu’un tel demandeur choisisse d’utiliser l’information fournie par le numéro canadien ne relevait pas du pouvoir des appelants. N’ayant pas, selon eux, un tel pouvoir, ils ne peuvent pas être considérés comme ayant « fait » diffuser les messages.

Ces arguments ne sont nullement fondés. L’injonction enjoignait expressément aux appelants de « ne pas faire diffuser » certains messages. Pour interpréter l’expression « faire diffuser », qui figure dans le texte même de l’injonction, il faut se demander si les appelants ont facilité la diffusion des messages, y ont contribué ou ont eu quelque chose à y voir. Ils l’ont clairement fait. Le vieux critère conditionnel du « n’eût été » utilisé pour déterminer les questions de causalité mène à la même conclusion. Autrement dit, n’eût été la conduite des appelants au Canada, le message n’aurait pas été diffusé. L’avocat des appelants a admis dans sa plaidoirie que ceux-ci étaient [traduction] « responsables de » la diffusion des messages aux Canadiens. Il en était ainsi, même si la participation des demandeurs de renseignements était également requise pour la mise en ondes du message. De plus, il faudrait se rappeler qu’au paragraphe 13(1) de la version anglaise, il est question de faire utiliser un service de téléphone « in whole or in part », ce qui indique qu’il n’est pas nécessaire que l’entreprise de télécommunications réglementée par le gouvernement fédéral ait été le moyen exclusif de diffusion des messages pour que les appelants contreviennent à la loi.

Les appelants ont essayé de créer un subterfuge pour ne pas être tenus responsables d’avoir propagé la haine en recourant à un numéro de téléphone aux États-Unis, mais ils n’ont pas réussi; tout cela faisait partie du même processus de diffusion de messages haineux interdits, auquel s’ajoutait une autre étape, le soi-disant numéro américain en exil.

En conclusion, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur relativement à cette question.

2.         Une injonction non valide peut-elle être à la base d’une accusation d’outrage au tribunal?

Les appelants prétendent également que l’injonction n’était pas valide et qu’une injonction non valide ne peut pas être à la base d’une accusation d’outrage au tribunal. Ainsi, même s’il est satisfait au critère de causalité dans les circonstances présentes, l’accusation d’outrage au tribunal ne peut pas tenir parce qu’il n’est pas illégal de violer une ordonnance qui en premier lieu n’a aucune validité sur le plan juridique. Notre Cour a jugé aujourd’hui que l’injonction provisoire avait en effet été accordée par erreur parce que le juge de première instance a commis une erreur en interprétant les droits et recours prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne (voir les motifs exposés par le juge d’appel Strayer [1996] 1 C.F. 804(C.A.)), mais cela ne clôt pas l’affaire. Bien au contraire.

Notre système juridique est enraciné dans le principe de la primauté du droit. Il est donc clair que, lorsqu’un tribunal rend une ordonnance, il faut obéir à cette ordonnance même s’il s’avère, pour quelque raison, qu’elle a été rendue par erreur. Il en est ainsi parce qu’il y a en jeu plus que la simple question de la validité d’une ordonnance donnée. Ce qui est en jeu, ce sont l’intégrité et l’autorité mêmes des institutions judiciaires du Canada.

Les citoyens ne peuvent pas choisir de désobéir aux ordonnances judiciaires qu’ils considèrent erronées. Cela mènerait au chaos. Dans un pays comme le nôtre qui préconise « la paix, l’ordre et le bon gouvernement », nous devons nous conformer aux ordonnances judiciaires même pendant qu’elles sont contestées légalement devant les tribunaux dans le respect de l’ordre. Cela ne veut pas dire que les tribunaux ne font jamais d’erreurs; ils en font évidemment. C’est pourquoi nous avons un système d’appel. Si un plaideur considère qu’une décision judiciaire est erronée, le recours approprié consiste à la contester par les voies judiciaires prévues, non pas à la contester en refusant de s’y conformer.

À mon avis, il en est ainsi indépendamment du fondement sur lequel on s’appuie pour attaquer la justesse de l’ordonnance judiciaire. Car les tribunaux peuvent se tromper de diverses façons. Il devrait importer peu qu’il s’agisse d’une erreur de fait, de droit ou de preuve. Il devrait en être de même si l’ordonnance fait l’objet d’une contestation pour des motifs d’ordre constitutionnel. De la même manière, si la contestation repose sur une question de compétence, il faut se conformer à l’ordonnance. Il doit en être ainsi, car sinon toute personne qui ne voudrait pas se conformer à une ordonnance judiciaire pourrait prétendre que le tribunal n’avait pas compétence pour rendre cette ordonnance, ce qui permettrait de contourner ce principe vital du respect des ordonnances judiciaires pendant la contestation de leur légalité. L’histoire du droit administratif canadien nous montre comment la notion de compétence peut être élastique, car elle comprend à la fois des erreurs de droit, de fait et de procédure même énormes. Admettre une exception au principe dans le cas des erreurs de compétence risquerait de lui enlever presque tout sens.

Dans toutes ces situations également, il me semble que la procédure à suivre pour un plaideur qui croit qu’une ordonnance judiciaire a été rendue à tort est d’interjeter appel ou de demander un contrôle judiciaire. Entre-temps, il peut demander un sursis. On ne peut pas tolérer dans notre pays que les gens se fassent justice et ne se conforment pas aux ordonnances judiciaires qu’ils estiment rendues à tort.

Cette position est bien étayée par la jurisprudence. Dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor[2], madame le juge McLachlin a examiné la question de savoir si on peut passer outre à une ordonnance judiciaire si la loi sur laquelle elle se fonde est inconstitutionnelle. Elle a dit clairement qu’il ne pouvait en être ainsi et elle a fondé son opinion sur le principe de la primauté du droit :

S’il est permis de désobéir aux ordonnances judiciaires parce qu’on croit que leur fondement est inconstitutionnel, on va vers l’anarchie. Le recours des citoyens est non pas de désobéir aux ordonnances illégales mais à demander en justice leur annulation[3].

La position adoptée par le juge McLachlin n’est pas nouvelle; c’est le droit existant depuis longtemps. Le juge Dickson (tel était son titre à l’époque) s’était déjà exprimé dans le même sens dans l’arrêt Wilson c. R.[4] :

J’accepte la thèse générale portant qu’une fois rendue, l’ordonnance d’une cour peut être mise en question autrement que par une attaque directe au moyen d’un appel, d’une requête en annulation ou d’un bref de prérogative[5].

Ce principe a également été reconnu par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Can. Transport (U.K.) Ltd. v. Alsbury[6]. Dans cette affaire-là, la Cour devait trancher la question de savoir si une [traduction] « erreur relative à un texte législatif » libérait la partie concernée de l’obligation de se conformer à une injonction. La Cour a dit :

[traduction] En principe, il semble évident que les erreurs qu’un tribunal commet relativement aux textes législatifs constituent des erreurs comme celles qu’il commet en common law. Sinon, il en résulterait des situations impossibles. Il y a toujours place pour le doute quant au sens de la loi et quant à savoir si les faits d’une affaire donnée la font relever d’une loi. Les parties recourent aux tribunaux pour découvrir quels sont leurs droits. Mais si un jugement était entaché de nullité chaque fois que le juge commet une erreur relativement à un texte législatif, le recours aux tribunaux serait inutile. Chacun deviendrait alors son propre avocat, et son propre juge également. Cette thèse ne peut pas être valable[7].

On pourrait faire concorder la présente affaire avec ce principe en observant que l’injonction en l’espèce peut être considérée comme non valide en raison d’une « erreur relative à un texte législatif », c’est-à-dire d’une interprétation erronée de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Par conséquent, le fait qu’une injonction soit viciée à cause d’erreurs de droit, de fait, de procédure ou de compétence importe peu en ce qui concerne l’obligation de s’y conformer en attendant qu’elle soit annulée.

Dans l’arrêt Newfoundland (Treasury Board) v. Newfoundland Association of Public Employees[8], la Cour d’appel de Terre-Neuve a dit ceci lors de l’examen du principe selon lequel la Cour ne fera pas droit à la demande que lui présente une personne ayant commis un outrage au tribunal tant que celle-ci ne se sera pas disculpée de cet outrage :

[traduction] Il y a des exceptions à l’application stricte de cette règle, compte tenu de la nature et des effets de l’ordonnance judiciaire en question. Dans le cas d’une injonction, toutefois, la règle est absolue. Il faut se conformer à l’injonction, et une personne ne pourra demander à un tribunal d’annuler cette injonction pendant qu’elle y contrevient. Les parties visées par une injonction ne sont pas libres de déterminer si l’ordonnance est nulle ou valide, irrégulière ou régulière en ce qui les concerne et de décider ainsi si elles s’y conformeront ou non. L’ordonnance continue d’exister tant que le tribunal ne l’a pas annulée, et il faut s’y conformer tant qu’elle existe. Toute autre conclusion ne tiendrait aucun compte de la primauté du droit, qui constitue la pierre angulaire de notre société démocratique[9].

Dans l’arrêt anglais Hadkinson v. Hadkinson[10], le lord juge Romer a déclaré ce qui suit au sujet de la validité implicite d’une injonction :

[traduction] Toute personne contre laquelle ou à l’égard de laquelle un tribunal compétent a rendu une ordonnance a l’obligation claire et inconditionnelle de s’y conformer tant que cette ordonnance n’a pas été annulée[11].

L’expression « tribunal compétent » qui est utilisée dans ce passage n’était pas censée limiter strictement la portée du principe posé aux seules ordonnances du ressort du tribunal; elle était censée nous rappeler que le tribunal qui prononce l’injonction doit en général avoir le pouvoir de prononcer des injonctions en général. Autrement dit, dans le contexte canadien, ce doit être une cour supérieure.

Le motif qui sous-tend chacune de ces décisions est la protection de l’intégrité du système judiciaire. Il importe peu que l’ordonnance judiciaire en question concerne une injonction ou toute autre question. Le principe général est qu’une ordonnance judiciaire est sacro-sainte et doit être respectée,—qu’elle soit bien fondée ou non—à moins que des procédures judiciaires appropriées viennent l’infirmer ou y surseoir.

Les auteurs reconnaissent également ce principe. Dans son ouvrage intitulé A Treatise on the Law and Practice of Injunctions (6e éd., 1927), Kerr mentionne entre autres [à la page 668] :

[traduction] L’ordonnance qui prononce une injonction doit être respectée implicitement, et les parties doivent faire diligence afin de s’y conformer en tous points. Même si elle a été obtenue erronément ou irrégulièrement, l’ordonnance doit être respectée implicitement tant qu’elle existe. Une partie visée par elle ne peut pas ne pas en tenir compte ou la traiter comme non valide, mais elle doit la faire annuler au moyen d’une demande appropriée. Celui qui ne s’y conforme pas en tous points tant qu’elle existe est coupable d’outrage, à moins qu’il y ait au vu même de l’ordonnance quelque chose qui induise en erreur ou qu’une extrême urgence empêche de se conformer à l’ordonnance.

Le doyen Robert Sharpe (maintenant le juge Sharpe) a expliqué le principe dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance (2e éd., 1993) au paragraphe 6 :220 :

[traduction] Il est bien établi qu’on ne saurait répondre à une accusation d’outrage au tribunal en faisant valoir que l’injonction a été accordée par erreur ni même en alléguant sa nullité. Ce qu’il convient de faire est de présenter une requête attaquant l’injonction ou de former un appel et la cour ne permettra pas que l’injonction soit attaquée accessoirement dans le cadre de procédures pour outrage au tribunal.

La situation peut ne pas être la même, toutefois, en ce qui concerne les ordonnances rendues par des tribunaux qui ne sont pas des cours supérieures. Cette question a été abordée dans la décision British Columbia (Attorney General) v. Mount Currie Indian Band[12], où la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré :

[traduction] Un juge de la Cour provinciale … n’a pas le pouvoir d’accorder des mesures de redressement par voie d’injonction. Toute tentative faite en ce sens par un tel juge constituerait un acte non valide. Ces considérations ne s’appliquent pas à notre cour, qui est une cour supérieure de compétence générale. Notre cour peut faire des erreurs et en fait effectivement. Cela ne lui enlève pas son « pouvoir » de rendre des ordonnances comme l’injonction dont il est ici question[13].

Il ne fait pas de doute que, contrairement à une cour provinciale, la Section de première instance de la Cour fédérale est une cour supérieure qui a le pouvoir de prononcer des injonctions. C’est une cour supérieure et une cour d’equity conformément à l’article 3 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 68)] ce qui en soi l’habiliterait à prononcer des injonctions. De plus, l’article 44 l’autorise expressément à accorder des injonctions, entre autres choses. Cet article est libellé ainsi :

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Donc, le fait que la Cour fédérale soit un tribunal créé par la loi n’est pas pertinent dans le présent contexte. L’expression « de compétence générale » utilisée dans l’affaire Mount Currie Indian Band pour décrire la Cour suprême de la Colombie-Britannique, était inutile dans la formulation du principe, qui doit s’appliquer à toutes les cours supérieures, qu’elles soient de « compétence générale » ou non, au moins si elles possèdent le pouvoir général de prononcer des injonctions.

En résumé, donc, les injonctions ainsi que toutes les autres ordonnances rendues par notre Cour doivent être respectées tant qu’elles n’ont pas été infirmées ou suspendues, même si elles ne sont pas valides. Le non-respect de ces ordonnances peut vraiment, par conséquent, exposer quelqu’un à une accusation d’outrage au tribunal.

Si l’on applique ces principes à la présente affaire, le résultat est clair. L’injonction qui a donné lieu à la condamnation pour outrage au tribunal en l’espèce, bien qu’elle soit considérée comme non autorisée, peut néanmoins servir de fondement à une condamnation pour outrage au tribunal. Rien ne dépend de la caractérisation de l’erreur, car la Cour fédérale a le pouvoir en général de prononcer des injonctions.

3.         La peine était-elle appropriée?

La dernière question à trancher concerne la peine infligée par le juge de première instance.

Dans les affaires d’outrage au tribunal, les principes ordinaires en matière de détermination de la peine s’appliquent. La peine « juste et raisonnable » pour une infraction donnée est naturellement déterminée en tenant compte de l’accusé, de son dossier et de sa situation, de la nature de l’infraction et en évaluant les diverses circonstances aggravantes et atténuantes[14].

Il n’y a pas d’autres circonstances aggravantes apparentes en l’espèce que l’infraction elle-même. La circonstance atténuante la plus importante à prendre en considération est que l’ordonnance violée a été jugée non valide par notre Cour. Une telle ordonnance n’est certainement pas du genre de celles dont la violation devrait entraîner des suites désastreuses. Dans l’arrêt Drewry v. Thacker[15], lord chancelier Eldon a écrit que la Cour devrait [traduction] « faire bénéficier ceux qui violent une ordonnance judiciaire du fait que l’ordonnance n’aurait pas dû être rendue »[16]. C’était le cas en l’espèce.

Il existe d’autres circonstances atténuantes. Je note que la violation elle-même de l’ordonnance a cessé très rapidement après que l’action pour outrage au tribunal eut été intentée. Bien que la violation initiale de l’ordonnance puisse avoir été délibérée, l’appelant a pris des mesures pour atténuer les dommages causés en mettant fin à la diffusion des messages offensants. L’appelant McAleer n’a pas un lourd casier judiciaire. C’est un bon père de famille qui élève seul deux enfants. L’infraction en question ne menaçait pas immédiatement la sécurité physique d’autres personnes.

Dans les circonstances, par conséquent, la peine d’emprisonnement imposée par le juge de première instance, qui aurait pu être appropriée si l’ordonnance avait été valide, devrait être réduite aux deux jours déjà purgés. De plus, l’amende de 2 500 $ infligée à M. McAleer devrait être maintenue, tout comme celle de 5 000 $ infligée à Canadian Liberty Net.

Donc, l’appel formé contre l’accusation d’outrage au tribunal devrait être rejeté, mais la peine d’emprisonnement devrait être réduite aux deux jours déjà purgés. Les amendes imposées aux deux appelants devraient également être confirmées. Il ne devrait être accordé aucuns dépens puisqu’il y a gain de cause partagé dans le présent appel.

Le juge Strayer, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.



[1] Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.

[3] Ibid., à la p. 974.

[4] Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594.

[5] Ibid., à la p. 614.

[6] Can. Transport (U.K.) Ltd. v. Alsbury, [1953] 1 D.L.R. 385 (C.A.C.-B.); confirmé sous l’intitulé Poje v. A.G. for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516.

[7] Ibid., à la p. 408.

[8] Newfoundland (Treasury Board) v. Newfoundland Association of Public Employees (1986), 59 Nfld. & P.E.I.R. 93 (C.A.).

[9] Ibid., aux p. 95 et 96.

[10] Hadkinson v. Hadkinson, [1952] 2 All E.R. 567 (C.A.), motifs du lord juge Romer. Voir également Eastern Trust Co. v. MacKenzie Mann & Co., Ltd., [1915] 31 W.L.R. 248 (P.C.), à la p. 255, motifs de Sir George Farwell.

[11] Ibid., à la p. 569.

[12] British Columbia (Attorney General) v. Mount Currie Indian Band, [1991] 4 W.W.R. 507 (C.S.C.-B.).

[13] Ibid., à la p. 520.

[14] Voir les motifs du juge d’appel Abella dans l’arrêt R. v. M. (G.) (1992), 11 O.R. (3d) 225 (C.A.).

[15] (1819), 3 Swans. 529, à la p. 546; 36 E.R. 963, à la p. 967.

[16] Voir également Dunn v. The Board of Education for the City of Toronto (1904), 7 O.L.R. 451 (H.C.J.); Sharpe, op. cit., au par. 6.210.

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