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[1996] 2 C.F. 872

A-39-96

Thalayasingam Sivakumar (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, le solliciteur général du Canada et le Service canadien du renseignement de sécurité (intimés)

Répertorié : Sivakumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone et Robertson, J.C.A., et le juge suppléant Gray—Toronto, 24 mai 1996.

Droit administratif Contrôle judiciaire Injonctions Appel contre le rejet de la requête en injonction interlocutoire en attendant l’issue de l’action en jugement déclarant que l’expulsion de l’appelant au Sri Lanka violerait les droits que lui garantit la CharteL’appelant s’était vu refuser le statut de réfugié au sens de la Convention parce qu’il y avait des raisons de croire qu’il était impliqué dans des crimes contre l’humanitéIl risque la torture, voire la mort, s’il devait revenir au Sri LankaLa question de savoir si son renvoi au Sri Lanka met en jeu les art. 7 et 12 de la Charte est une « question sérieuse » à trancherL’appelant remplit les deux conditions du préjudice irréparable et de la balance des préjudices éventuelsLe fait que le risque de préjudice ne saurait être compensé par des dommages-intérêts l’emporte sur le fait qu’une autorité publique serait empêchée de s’acquitter de son obligation légale.

Droit constitutionnel Charte des droits Procédures criminelles et pénales Appel contre le rejet de la requête en injonction interlocutoire pour interdire au ministre d’exécuter l’ordre d’expulsion en attendant l’issue de l’action en jugement déclarant qu’il y a violation des droits que la Charte garantit à l’appelant si celui-ci était renvoyé au Sri LankaL’appelant, qui s’est vu refuser le statut de réfugié au sens de la Convention, y risque la torture, voire la mortIl soutient que son renvoi dans ce pays constituerait une peine cruelle et inusitéeLa question de savoir si le renvoi au Sri Lanka met en jeu les art. 7 et 12 de la Charte est une question sérieuse à trancher.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Personnes non admissibles Appel contre le rejet de la requête en injonction interlocutoire pour interdire au ministre d’exécuter l’ordonnance d’expulsion en attendant l’issue de l’action en jugement déclarant qu’il y a violation des droits garantis par la Charte si la personne exclue du statut de réfugié pour cause de participation à des crimes contre l’humanité devait être renvoyée au Sri LankaL’appelant y risque la torture, voire la mortLa question de savoir si son renvoi dans ce pays met en jeu les art. 7 et 12 de la Charte est une question sérieuse à trancherLe préjudice irréparable que subirait l’appelant l’emporte sur le fait qu’une autorité publique serait empêchée de s’acquitter de son obligation légale.

Appel contre le refus de rendre l’injonction interlocutoire pour interdire au ministre d’exécuter l’ordonnance d’expulsion en attendant l’issue de l’action en jugement déclarant que le renvoi de l’appelant au Sri Lanka porterait atteinte aux droits que lui garantit la Charte. La revendication faite par l’appelant du statut de réfugié au sens de la Convention avait été rejetée parce qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il était impliqué dans des crimes contre l’humanité, commis par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Le ministre ayant pris les mesures nécessaires pour exécuter l’ordonnance d’expulsion, l’appelant a intenté une action en jugement déclarant que son renvoi au Sri Lanka porterait atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7 et 12 de la Charte, et une requête en injonction interlocutoire dont le rejet est à l’origine de l’appel en instance. Le juge des requêtes a conclu que l’appelant ne remplissait pas la condition de « la question sérieuse » du triple critère applicable aux injonctions interlocutoires. L’appelant soutient que son renvoi au Sri Lanka constituerait une peine cruelle et inusitée, car ou bien le gouvernement du Sri Lanka l’arrêterait, le détiendrait, essaierait de lui arracher des informations par la torture et l’exécuterait sans autre forme de procès, ou bien les LTTE le tueraient.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Les intimés ne contestent pas l’assertion faite par l’appelant au sujet du danger qui le guette s’il devait rentrer au Sri Lanka.

L’affaire en instance pose pour la première fois la question de savoir s’il y a violation des articles 7 et 12 de la Charte du fait de l’exécution de la mesure d’expulsion vers un pays en particulier où, selon l’appelant et à la lumière des preuves produites, celui-ci court un grave danger physique. L’affaire en instance pose effectivement une question sérieuse à trancher, savoir si le renvoi de l’appelant en exécution de la mesure d’expulsion au Sri Lanka, où il risque la torture, voire la mort, met en jeu la protection des articles 7 et 12 de la Charte.

L’appelant remplit aussi les deux conditions du préjudice irréparable et de la balance des préjudices éventuels du triple critère. Son renvoi au Sri Lanka représente un risque de préjudice que ne sauraient compenser des dommages-intérêts, lequel risque l’emporte sur le fait qu’une autorité publique serait empêchée de s’acquitter d’une obligation légale.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 12.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123; 86 N.R. 302 (C.A.F.); Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1983] 1 A.C. 191 (H.L.); Searle Canada Inc. c. Novopharm Limitée, [1994] 3 C.F. 603 (1994), 56 C.P.R. (2d) 213; 171 N.R. 48 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) sub nom. K.(Y.P.) Re, [1991] D.S.S.R. no 672 (QL); Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (1993), 163 N.R. 197 (C.A.); Sivakumar c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1994] 2 R.C.S. ix; Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

RJRMacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; (1994), 54 C.P.R. (3d) 114; 164 N.R. 1; 60 Q.A.C. 241; Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (1992), 99 D.L.R. (4th) 264; 18 Imm. L.R. (2d) 81; 151 N.R. 28 (C.A.); Arica c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 670 (C.A.) (QL).

APPEL contre le rejet de la requête en injonction interlocutoire pour interdire au ministre d’exécuter une mesure d’expulsion (Sivakumar c. Canada (Ministre de la Citoyennenté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 18 (1re inst.) (QL)). Appel accueilli.

AVOCATS :

Lorne Waldman pour l’appelant.

Alan S. Davis pour les intimés.

PROCUREURS :

Lorne Waldman, Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcées à l’audience par

Le juge Stone, J.C.A. : Il y a en l’espèce appel formé contre l’ordonnance par laquelle la Section de première instance [[1996] A.C.F. no 18 (1re inst.) (QL)] a rejeté la requête de l’appelant en injonction interlocutoire pour prévenir l’exécution d’une ordonnance d’expulsion en date du 26 janvier 1989 en attendant que les demandes présentées dans l’instance soient réglées quant au fond.

La section du statut de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait jugé [sub nom. K. (Y.P.) (Re), [1991] D.S.D.R. no 672 (QL)] que l’appelant, originaire du Sri Lanka et ancien cadre dirigeant des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), n’était pas un « réfugié au sens de la Convention ». Elle concluait que l’appelant craignait avec raison d’être persécuté s’il devait revenir au Sri Lanka, mais qu’il n’était pas admissible par application de la section Fa) de l’article premier de la Convention internationale [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]], du fait qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il était impliqué dans des crimes contre l’humanité, commis par les LTTE. L’appel à cette Cour a été rejeté le 4 novembre 1993 [[1994] 1 C.F. 433(C.A.)]. La demande d’autorisation de pourvoi en Cour suprême du Canada a été rejetée le 2 juin 1994 [[1994] 2 R.C.S. ix], ce qui fait que la mesure d’expulsion est devenue exécutoire.

Par la suite, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a pris les mesures nécessaires pour exécuter l’ordonnance d’expulsion afin de renvoyer l’appelant au Sri Lanka. Peu de temps après, celui-ci a intenté, devant la Section de première instance, une action en jugement déclarant que son renvoi au Sri Lanka porterait atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et que le gouvernement du Canada n’était pas recevable à le renvoyer de ce pays. La même action concluait à injonction permanente pour interdire de le renvoyer au Sri Lanka. En même temps, il a introduit une requête tendant à faire [traduction] « interdire au défendeur, savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de renvoyer le demandeur du Canada en attendant le jugement du principal ». C’est le rejet de cette requête, prononcé le 5 janvier 1996 par la Section de première instance, qui fait l’objet de l’appel.

Il est manifeste que c’est le critère à trois volets défini par l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), qu’il faut appliquer pour examiner s’il y a lieu d’accorder à l’appelant l’injonction interlocutoire en attendant le jugement du principal. Ce critère a été évoqué en ces termes par le juge Heald, J.C.A., dans Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.), aux pages 127 et 128 :

Notre Cour, tout comme d’autres tribunaux d’appel, a adopté le critère relatif à une injonction provisoire et énoncé par la Chambre des lords dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, [1975] 1 All E.R. 504 (H.L.) (Comparer avec : Apple Computer Inc. c. Minitronics of Canada (1985), 8 C.P.R. (3d) 431 (C.A.F.). Voir aussi : Law Society of Alta. v. Black (1983), 29 Alta. L.R. (2d) 326, [1984] 6 W.W.R. 755; 8 D.L.R. (4th) 346 à la p. 349, 69 A.R. 322 (C.A. Alb.)). Ainsi que l’a déclaré le juge d’appel Kerans dans l’affaire Black précitée :

« Le critère à triples volets énoncé dans Cyanamid exige que, pour qu’une telle ordonnance soit accordée, le requérant prouve premièrement qu’il a soulevé une question sérieuse à trancher; deuxièmement qu’il subirait un préjudice irréparable si l’ordonnance n’était pas accordée; et troisièmement que la balance des inconvénients, compte tenu de la situation globale des deux parties, favorise l’octroi de l’ordonnance."

Voir également RJRMacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

Le juge des requêtes a conclu que l’appelant ne remplissait la condition de "la question sérieuse » du critère, par ce motif qu’il n’avait soulevé pareille question ni sur le point de savoir si le ministre était irrecevable à exécuter la mesure d’expulsion à cause des promesses que des responsables du SCRS auraient faites à l’appelant, ni sur le point de savoir si l’exécution de cette mesure violerait les droits que lui garantissent les articles 7 et 12 de la Charte.

L’appelant demande à la Cour d’exercer son propre pouvoir discrétionnaire en l’espèce par ce motif que le juge des requêtes a mal appliqué les règles de droit en la matière. Il ressort clairement de la jurisprudence Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1983] 1 A.C. 191 (H.L.), qui a été appliquée dans l’affaire Searle Canada Inc. c. Novopharm Limitée, [1994] 3 C.F. 603(C.A.), que la Cour est investie de ce pouvoir discrétionnaire en pareil cas.

Les articles 7 et 12 de la Charte prévoient respectivement ce qui suit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce doit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

L’appelant soutient dans sa déclaration que son renvoi au Sri Lanka irait à l’encontre de ces dispositions [traduction] « en ce qu’il constituerait une peine cruelle et inusitée ». Et aussi (au paragraphe 33) qu’il [traduction] « craint que le gouvernement du Sri Lanka ne l’arrête, ne le détienne ou n’essaie de lui arracher des informations par la torture », qu’il sera [traduction] « exécuté sans autre forme de procès par les autorités du Sri Lanka si elles lui mettent la main dessus », et que vu [traduction] « sa collaboration avec le SCRS et … étant donné qu’il lui a donné des informations, les LTTE le tueront ».

Dans l’affidavit déposé à l’appui de sa requête, l’appelant relate en détail ses activités passées au sein des LTTE dont il était manifestement un cadre supérieur et dont il a été expulsé en 1988 à la suite d’une querelle avec le chef de cette organisation. Il rappelle comment le SCRS l’a approché et comment il est devenu un indicateur à la solde de ce dernier peu après son arrivée au Canada. Il fait savoir qu’un agent des LTTE, venu des États-Unis en visite au Canada, s’est aperçu de sa collaboration avec le SCRS. Selon l’appelant, les responsables du SCRS lui ont promis à diverses reprises qu’il ne serait pas renvoyé au Sri Lanka quelle que soit l’issue de sa demande du statut de réfugié. Les preuves produites comprennent aussi l’affidavit en date du 31 octobre 1995 de Murugesapillai Duraiswamy, président de la Tamil Eelam Society of Canada et ancien agent des visas du haut-commissariat du Sri Lanka en Inde. Se disant [traduction] « au courant de la situation politique qui règne à l’heure actuelle au Sri Lanka », ce témoin affirme sous serment ce qui suit :

[traduction] 3. Je connais les circonstances propres au cas de ce demandeur, en particulier le fait que le gouvernement du Sri Lanka sait qu’il a été un cadre supérieur de l’organisation des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE).

4. Les personnes connues pour avoir été membres de l’organisation des Tigres de libération de l’Eelam tamoul courent le grave risque d’être torturées et tuées par les autorités du Sri Lanka. La participation de M. Thalayasingam Sivakumar aux LTTE est un fait notoire, comme en témoigne le mandat d’arrêt lancé contre lui après son départ du pays. Ci-joint, marquée pièce « A », copie de ce mandat d’arrêt.

5. Les groupes armés comme le Parti démocratique du peuple de L’Eelam (PDPE), Organisation de libération du peuple tamoul de l’Eelam (OLP). Organisation de libération de l’Eelam (OLET) front révolutionnaire de libération du peuple de l’Eelam (FRLPE), qui sont des ennemis mortels des LTTE et qui collaborent avec n’importe quel gouvernement en place au Sri Lanka, se vengeront et tueront M. Thalayasingam Sivakumar. Le gouvernement du Sri Lanka ne lui accordera jamais sa protection.

6. Depuis que M. Thalayasingam Sivakumar fut expulsé des LTTE pendant qu’il était en Inde, il a raisonnablement lieu de craindre d’être persécuté par ceux-ci. Sa collaboration avec le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) aggrave encore le risque de mort qu’il court.

7. Si M. Thalayasingam Sivakumar devait rentrer au Sri Lanka, il est hors de doute qu’il serait immédiatement mis en prison en exécution du mandat d’arrêt. Étant donné que le gouvernement du Sri Lanka a pour habitude de torturer et d’assassiner les opposants, en particulier les membres de l’organisation des Tigres de libération de l’Eelam tamoul, il est certain que dès son arrivée au Sri Lanka, M. T. Sivakumar serait arrêté et mis en prison. Il est hors de doute qu’il serait soumis au pires tortures destinées à lui arracher les renseignements dont le gouvernement pourrait se servir dans sa guerre contre les LTTE. Une fois qu’il aura donné tous les renseignements utiles, il serait probablement exécuté sans autre forme de procès ou pourrait être détenu indéfiniment sans inculpation ni jugement, en application du Règlement sur les mesures d’urgence et de la Loi sur la prévention du terrorisme. Ci-joint, à titre de pièce « B » du présent affidavit, copie de documents qui établissent clairement que le gouvernement sri-lankais n’a aucun respect pour les droits de la personne, se livre à la torture et aux exécutions sommaires, et se sert d’une législation arbitraire pour détenir et torturer de simples suspects pour des périodes indéterminées[1].

Il y a dans le dossier soumis à la Cour des rapports d’Amnistie internationale sur le Sri Lanka, qui font état d’abus commis contre les droits de la personne par les deux côtés dans la guerre civile qui fait toujours rage dans ce pays. On peut lire par exemple ce qui suit dans un rapport de 1994 :

[traduction] Ce document résume les inquiétudes d’Amnistie internationale au sujet du Sri Lanka depuis le début de 1993.

Durant cette période, des milliers de personnes ont été arbitrairement arrêtées, y compris des prisonniers de conscience, et des centaines de prisonniers politiques demeuraient en détention pendant plus de deux ans sans passer en jugement. Les détenus continuaient à être soumis aux tortures et aux sévices, et plus de 25 « disparitions » ont été signalées qui n’ont pas encore été clarifiées. Des exécutions sommaires ont été signalées dans le nord-est comme dans le sud, bien qu’à un moindre degré par rapport aux années précédentes. Les cas de harcèlement et de menaces de mort contre les journalistes se succédaient dans le sud. Les Tigres de libération de l’Eelam tamoul n’ont donné aucune nouvelle des nombreux prisonniers qu’ils détenaient, et dont certains auraient été exécutés[2].

Dans un second rapport de février 1994 de la même organisation, on peut lire ce qui suit :

[traduction] On a la preuve que certains détenus tamouls ont été battus en prison, parfois à tel point qu’on peut parler de tortures. La torture ou les sévices constituent la méthode habituelle pour forcer les détenus à avouer leur affiliation aux LTTE. En particulier, Amnistie internationale a interviewé un certain nombre de détenus tamouls qui ont été battus par les agents du CDB pendant l’interrogatoire. Les prisonniers gardés au secret par l’armée ou d’autres groupes sont victimes de tortures plus graves encore[3].

Il y a lieu de noter en cet état de la cause que les intimés ne contestent aucune des assertions faites par l’appelant au sujet du danger qui le guette s’il devait rentrer au Sri Lanka. Ils ne l’ont pas contre-interrogé non plus au sujet des affidavits qu’il a déposés.

Concluant que les allégations de violation des articles 7 et 12 de la Charte ne constituaient pas en l’espèce une question sérieuse à trancher, le juge des requêtes fait remarquer que la Charte n’impose pas au gouvernement de ce pays [à la page 9 de QL] « le devoir d’héberger au Canada des étrangers qui … sont exclus » de l’application des dispositions de la Convention internationale et de la définition de « réfugié au sens de la Convention » contenue dans la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1)]. Il se trouve cependant que l’affaire en instance pose pour la première fois la question de savoir s’il y a violation des articles 7 et 12 de la Charte du fait de l’exécution de la mesure d’expulsion vers un pays en particulier où, selon l’appelant et à la lumière des preuves produites, celui-ci court un grave danger physique. Dans Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696(C.A.), le juge d’appel Marceau a conclu dans une observation incidente aux pages 708 et 709, que « le ministre violerait carrément la Charte s’il prétendait exécuter une mesure d’expulsion en forçant l’intéressé à retourner dans un pays où, selon la preuve, il sera torturé et peut être mis à mort ». Voir aussi Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3(C.A.) et Arica c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 670 (C.A.) (QL). La question centrale posée par la déclaration en l’espèce porte sur la validité du point de vue exprimé par le juge des requêtes. Cette question n’a jamais été directement tranchée par la Cour. Nous concluons par conséquent que l’affaire en instance pose effectivement une « question sérieuse » à trancher, savoir si le renvoi de l’appelant au Sri Lanka en exécution de la mesure d’expulsion dans les circonstances évoquées supra, met en jeu la protection des articles 7 et 12 de la Charte.

Nous concluons également que l’appelant remplit les deux conditions du préjudice irréparable et de la balance des préjudices éventuels du critère à trois volets. Il ressort des documents versés au dossier que son renvoi au Sri Lanka dans les circonstances évoquées supra, représente un risque de préjudice que ne sauraient compenser des dommages-intérêts. Il ne nous échappe pas qu’en l’espèce, l’appelant cherche à empêcher une autorité publique de s’acquitter de l’obligation qu’elle tient de la loi d’exécuter la mesure d’expulsion. Tel était en fait le cas dans la cause Toth susmentionnée. En décidant dans cette dernière cause que le requérant, qui concluait à la suspension de la mesure d’expulsion, avait rempli les trois conditions du critère, le juge d’appel Heald s’est prononcé en ces termes, aux pages 130 et 131 :

Par suite de la preuve présentée devant la Commission et des documents présentés devant nous à l’appui de la demande du 30 mai, qui, à ce moment-ci, n’est pas contredite, je suis d’avis que le requérant a satisfait au critère du préjudice irréparable. Comme il a été mentionné ci-dessus, il résulte de la preuve que, si le requérant est expulsé maintenant, il y a des risques que l’entreprise familiale fasse faillite et que sa famille immédiate ainsi que d’autres personnes qui dépendent de cette entreprise pour gagner leur vie en souffrent.

Compte tenu du fait que, pour trancher la question de la balance des inconvénients, la Cour doit accorder une importance égale aux intérêts des deux parties et que, dans les cas comme celui-ci où l’injonction est demandée contre une autorité publique exerçant un pouvoir prévu par la loi, cette circonstance doit également être prise en considération, j’ai conclu néanmoins que le requérant a présenté des arguments favorables à l’octroi d’un sursis interlocutoire. En faveur du requérant, il y a les très graves conséquences, tant du point de vue familial que du point de vue financier, qui résulteraient de l’exécution de l’ordonnance d’expulsion. À l’encontre de cela, il y a la circonstance mentionnée ci-dessus, à savoir qu’un sursis entraverait l’exécution d’une ordonnance d’expulsion rendue par un enquêteur spécial conformément aux devoirs et pouvoirs dont il est investi en vertu de la Loi sur l’immigration de 1952. Il y a encore le facteur supplémentaire mentionné par l’avocat de l’intimé relativement à un effet possible d’entraînement. Ledit avocat s’est inquiété de l’effet que l’octroi d’un sursis dans la présente affaire pourrait avoir, à titre de précédent, sur le grand nombre d’ordonnances d’expulsion qui sont rendues par les différents arbitres à travers le Canada. Je répondrai à cette allégation qu’un sursis accordé dans une affaire en particulier n’a pas une grande valeur à titre de précédent étant donné qu’un tel sursis est accordé seulement après un examen minutieux de toutes les circonstances de cette affaire-là. Il ne doit pas être considéré comme un précédent pour l’octroi d’un sursis dans d’autres affaires et dans des circonstances différentes.

Vu la conclusion ci-dessus, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de l’irrecevabilité.

L’appel sera accueilli, l’ordonnance en date du 5 janvier 1996 de la Section de première instance annulée, et une injonction interlocutoire rendue pour interdire au ministre d’exécuter la mesure d’expulsion en attendant le jugement de l’action intentée devant la Section de première instance.



[1] Dossier d’appel, vol. II, aux p. 300 et 301. Il y a lieu de noter que la pièce « A » n’est pas un « mandat d’arrêt » proprement dit, mais un avis de recherche lancé par un département du gouvernement du Sri Lanka contre l’appelant, soupçonné d’infractions spécifiques.

[2] Dossier d’appel, vol. I, à la p. 37.

[3] Idem, à la p. 71.

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