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[1996] 3 C.F. 505

T-1774-95

T-1775-95

T-1776-95

AGT Limited (requérante)

c.

Le procureur général du Canada (intimé)

Répertorié : AGT Ltd. c. Canada (Procureur général) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein— Calgary, 27 mars; Ottawa, 31 mai 1996.

Impôt sur le revenu Validité et applicabilité d’avis de demande délivrés dans le cadre d’une vérification fiscale conformément à l’art. 231.2(1) de la Loi à l’égard des documents et renseignements d’une société de téléphone qui ont été déposés auprès du CRTC et qui sont visés par l’ordonnance de non-divulgation prononcée par celui-ci.

Preuve La société de téléphone a fourni au CRTC des renseignements assortis d’une demande de non-divulgationLe CRTC a accueilli la demande à l’égard de certains renseignementsLe MRN a délivré des avis de demande en vue de forcer la société à communiquer les renseignementsLe privilège de common law qui est défini par les « règles Wigmore » ne s’applique pas aux renseignements, étant donné que la société n’avait pas l’assurance que le CRTC accueillerait sa demande de non-divulgation.

AGT était une société de téléphone de l’Alberta qui a pris en main les activités et éléments d’actif de l’Alberta Government Telephone Commission lorsque celle-ci a été privatisée. AGT est alors devenue une entreprise assujettie à la réglementation du CRTC et une entité imposable. Dans une décision préliminaire en matière d’impôt, le ministre a permis l’utilisation du coût original, soit environ 4 000 000 000 $, à titre de fraction non amortie du coût en capital par opposition à la valeur comptable nette. Lorsqu’elle a comparu devant le CRTC, AGT a présenté, pour établir les revenus dont elle avait besoin, une perspective plus prudente en ce qui a trait à sa dette fiscale qu’elle ne l’avait fait dans les déclarations de revenus qu’elle a remises au ministre. Le CRTC et d’autres parties ont fait parvenir des demandes de renseignements auxquelles AGT a répondu. Certaines des réponses étaient assorties d’une demande de non-divulgation. Selon AGT, si les renseignements qu’elle voulait garder confidentiels devenaient publiquement accessibles, sa position serait touchée lors de toute nouvelle cotisation du ministre. Si le ministre avait accès à ces renseignements, il pourrait être incité à établir une nouvelle cotisation à l’encontre d’AGT. À tout le moins, celle-ci serait en moins bonne position pour négocier avec le ministre.

Les règles du CRTC prévoient que celui-ci doit soupeser l’intérêt public lié à la communication par rapport au préjudice direct que celle-ci peut entraîner pour une partie requérante. Dans le cas sous étude, le CRTC a refusé les demandes de non-divulgation d’AGT à l’égard de certains renseignements, mais en a accueilli d’autres.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire portant sur la validité et l’applicabilité des avis de demande de production que le ministre a fait parvenir à AGT conformément au paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard des documents et renseignements que AGT a déposés confidentiellement auprès du CRTC.

Jugement : la demande doit être rejetée.

La portée du paragraphe 231.2(1) de la Loi est suffisamment large pour permettre les demandes de production en l’espèce. Un examen de la jurisprudence pertinente révèle que (1) l’attente en matière de respect de la vie privée dans le cas des documents commerciaux est relativement faible; (2) dans la mesure où l’objet du ministre est lié à l’administration et à l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, il n’est pas nécessaire que les documents demandés concernent une question particulière pour qu’une demande de production puisse être délivrée aux termes du paragraphe 231.2(1); (3) des documents peuvent être exigés même si leur préparation ou leur tenue n’est pas requise par la Loi de l’impôt sur le revenu; (4) il n’est pas nécessaire qu’une demande de production de documents énonce les raisons pour lesquelles les documents sont demandés; (5) tant et aussi longtemps que les documents concernent une enquête véritable au sujet de la dette fiscale d’une personne, ils peuvent être visés par une demande de production fondée sur le paragraphe 231.2(1). Les demandes de production en l’espèce étaient conformes aux critères susmentionnés.

Les documents confidentiels remis au CRTC ne font pas l’objet d’un privilège de common law, lequel est défini par les « règles Wigmore » énoncées dans l’arrêt R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263. D’abord, les documents qui ont été remis au CRTC étaient assortis d’une demande de non-divulgation, mais AGT ne pouvait être assurée que le CRTC ferait droit à ladite demande. En fait, le CRTC a exercé le pouvoir discrétionnaire dont il est investi à cet égard et a conclu que certains documents devraient être rendus publics, tandis que d’autres devraient rester confidentiels. Par conséquent, AGT n’a pu transmettre les documents confidentiellement avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués. Le premier des critères de Wigmore n’a donc pas été établi, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres critères.

Les demandes de production du ministre ne constituaient pas un recours abusif. Le ministre pouvait peut-être demander au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation, mais aucun élément du paragraphe 231.2(1) n’indique que le ministre ne peut invoquer cette disposition malgré ces ordonnances. Il serait illogique de conclure que les ordonnances discrétionnaires du CRTC l’emportent sur d’autres pouvoirs d’origine législative, surtout lorsque la personne qui invoque le pouvoir en question n’était pas partie aux procédures engagées devant le CRTC. Il n’était pas nécessaire que le ministre demande au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation et les demandes de production en l’espèce ne constituaient pas une demande de modification. Le pouvoir dont le ministre est investi en ce qui a trait à l’obtention de renseignements des contribuables constitue une solution de rechange à l’obligation pour le ministre de demander une modification d’une ordonnance de non-divulgation du CRTC et, par conséquent, à la nécessité d’en appeler d’une décision négative devant la Cour d’appel fédérale. Ce pouvoir ne modifie nullement le rôle de surveillance général de la Cour d’appel fédérale. Le fait que la Loi de l’impôt sur le revenu permettait au ministre du Revenu national d’avoir accès à des renseignements confidentiels ne touche nullement la relation générale qui existe entre le CRTC et les entités réglementées, et celles-ci peuvent demeurer convaincues de l’efficacité des ordonnances de non-divulgation du CRTC.

Il ne s’agit pas d’un conflit opérationnel (qui survient lorsqu’une personne est visée par des ordonnances incompatibles émanant d’autorités différentes, de sorte que le respect de l’une d’elles nécessiterait la violation de l’autre). Les ordonnances de non-divulgation lient le CRTC et non AGT. En revanche, les demandes de production du ministre lient AGT.

Il n’y a pas lieu de soutenir que, dans les circonstances de la présente affaire, une saisie fondée sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu est abusive et va à l’encontre de l’article 8 de la Charte. D’abord, le fait que le conseiller juridique a participé à la préparation des documents n’est pas pertinent, étant donné qu’aucun privilège des communications entre l’avocat et le client n’a été invoqué. En deuxième lieu, lorsque AGT a décidé de demander au CRTC de déterminer ses besoins en revenus en se fondant sur des renseignements différents de ceux qui figuraient dans ses déclarations de revenus, elle a assumé de son plein gré l’obligation de préparer des documents qu’elle ne veut pas communiquer maintenant au ministre. Elle a assumé en toute connaissance de cause une obligation à des fins salutaires et est maintenue malvenue de faire valoir que cette obligation a pour effet de nier les droits du ministre. En troisième lieu, l’argument selon lequel les documents sont visés par des ordonnances de non-divulgation qui sont fondées sur l’existence d’un intérêt public en faveur de la confidentialité n’est pas pertinent en l’espèce. Les ordonnances ont été rendues dans un litige qui concernait les participants aux procédures engagées devant le CRTC. Le ministre n’était pas partie aux procédures. De plus, le paragraphe 231.2(1) est également une disposition d’intérêt public. En quatrième lieu, la pertinence n’est pas obligatoire pour qu’une demande de production puisse être délivrée aux termes du paragraphe 231.2(1). Les demandes de production doivent être liées uniquement à l’administration et à l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Enfin, il est évident que le ministre procédait à une vérification au sujet d’AGT et que les documents qu’il cherchait à obtenir étaient des documents commerciaux liés à la dette fiscale de celle-ci et cette raison suffit.

Des membres supérieurs du personnel de la Division de vérification du ministère du Revenu se sont rendus à l’établissement du CRTC afin d’obtenir, par des « moyens diplomatiques », des renseignements confidentiels concernant AGT. La démarche en question, qui avait pour but d’éviter les contestations judiciaires que la signification d’une demande de production risquait d’entraîner, n’était pas une « visite innocente », mais constituait plutôt un moyen indirect d’obtenir d’un autre organisme fédéral des documents auxquels le ministre n’avait pas accès, en l’absence d’une demande de production. Cependant, même si les mesures que les fonctionnaires du ministre ont prises lorsqu’ils ont joint le CRTC sont regrettables, elles ne permettent pas d’accorder la réparation demandée au sujet des demandes de production qui ont finalement été délivrées.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Alberta Government Telephones Reorganization Act, S.A. 1990, ch. A-23.5.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 8.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 231(3).

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 231.2(1).

Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R-3, art. 350, 358.

Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14.

Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, art. 12(1), 37, 38, 39.

Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications, DORS/79-554, art. 18(2), 19(1),(5), (10),(11) (mod. par DORS/86-832, art. 3).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres, [1984] 1 R.C.S. 614; (1984), 9 D.L.R. (4th) 1; [1984] 4 W.W.R. 577; 7 Admin. L.R. 302; [1984] CTC 345; (1984), 84 DTC 6325; 54 N.R. 241; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; (1990), 68 D.L.R. (4th) 568; 55 C.C.C. (3d) 530; [1990] 2 C.T.C. 103; 76 C.R. (3d) 283; 47 C.R.R. 151; 90 DTC 6243; 106 N.R. 385; 39 O.A.C. 385; conf. R. v. McKinlay Transport Ltd. (1987), 62 O.R. (2d) 757; 48 D.L.R. (4th) 765; 40 C.C.C. (3d) 94; [1988] 1 C.T.C. 426; 87 DTC 6314; 26 O.A.C. 352 (C.A.); conf. R. v. McKinlay Transport Ltd. and C.T. Transport Inc. (1987), 58 O.R. (2d) 310; 37 D.L.R. (4th) 454; 32 C.C.C. (3d) 1; [1988] 1 C.T.C. 421; 27 C.R.R. 109; 87 DTC 5051 (H.C.); R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; [1991] 6 W.W.R. 673; (1991), 67 C.C.C. (3d) 289; 8 C.R. (4th) 368; 7 C.R.R. (2d) 108; 75 Man. R. (2d) 112; 130 N.R. 161; 6 W.A.C. 112; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154; (1995), 129 D.L.R. (4th) 129; 102 C.C.C. (3d) 144; 43 C.R. (4th) 343; 188 N.R. 248.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Smith, Kline et French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1989] 3 C.F. 540 (1989), 24 C.I.P.R. 13; 24 C.P.R. (3d) 484; [1989] 2 C.T.C. 63; 89 DTC 5205; 27 F.T.R. 82 (1re inst.); British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd., [1995] 2 R.C.S. 739; (1995), 125 D.L.R. (4th) 443; 31 Admin. L.R. (2d) 169; 183 N.R. 184.

DÉCISIONS CITÉES :

Canadian Bank of Commerce v. Attorney General of Canada, [1962] R.C.S. 729; (1962), 35 D.L.R. (2d) 49; 62 DTC 1236; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; AGTQuestions relatives aux impôts sur les bénéfices de la société, Décision Telecom CRTC 93-9.

DOCTRINE

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law. McNaughton Revision, vol. 8, Boston : Little, Brown & Co., 1961.

DEMANDE de contrôle judiciaire portant sur la validité et l’applicabilité des avis de demande de production que le ministre du Revenu national a fait parvenir à AGT conformément au paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard des documents et renseignements que AGT a déposés confidentiellement auprès du CRTC. Demande rejetée.

AVOCATS :

Al Meghji pour la requérante.

Naomi Goldstein pour l’intimé.

PROCUREURS :

Bennett Jones Verchere, Calgary, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein

INTRODUCTION

La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la validité et l’applicabilité des avis de demande de production de documents et de renseignements (appelés les demandes ou demandes de production) que le ministre du Revenu national (ministre) a fait parvenir à la requérante (AGT) conformément au paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (et ses modifications)[1].

Les demandes concernent la production « de documents et de renseignements qui ont été déposés auprès du CRTC et qui n’ont pas été produits antérieurement pour les années allant de 1990 à juillet 1995 ». Le ministre a délivré trois demandes identiques, soit une en date du 20 juillet 1995 qui a été adressée et signifiée à George K. Petty, président et chef de la direction d’AGT, une deuxième en date du 24 juillet de la même année, qui a été adressée et signifiée à Jim McGillicuddy, administrateur fiscal d’AGT, et une troisième en date du 27 juillet 1995, qui a été adressée et signifiée à l’avocat d’AGT, Me Al Meghji, membre du cabinet Bennett, Jones, Verchere, de Calgary, et l’un des conseillers juridiques d’AGT en l’espèce[2].

FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE

Les documents qui sont visés par les demandes du ministre et qu’AGT refuse de produire sont les réponses qu’AGT a données à titre confidentiel aux demandes de renseignements du CRTC. Pour comprendre le contexte du litige, il convient d’expliquer les circonstances dans lesquelles ces documents ont été préparés[3].

Avant le 4 octobre 1990, le service téléphonique en Alberta était assuré par l’Alberta Government Telephone Commission. Étant donné que la Commission était une société d’État, elle n’était tenue de verser aucun impôt fédéral ou provincial et ne s’est jamais prévalue de la déduction pour amortissement aux fins de l’impôt. Conformément à la loi intitulée Alberta Government Telephones Reorganization Act[4], la Commission a été restructurée le 4 octobre 1990 en prévision de sa privatisation. Le gouvernement de l’Alberta a fait l’acquisition de Telus Corporation, qui devait agir comme société mère. La majeure partie des activités et des éléments d’actif téléphoniques ont été transférés à AGT, filiale de Telus. AGT est alors devenue assujettie à la réglementation du CRTC et est devenue une entité imposable.

Dans le cadre de la préparation en vue de la privatisation, le ministre a dû rendre une décision préliminaire en matière d’impôt sur la question de savoir si les biens amortissables aux fins de l’impôt devraient être évalués au coût original, soit environ 4 000 000 000 $, ou à la valeur comptable nette, c’est-à-dire au coût original moins l’amortissement, ce qui correspond à environ 2 200 000 000 $. Dans sa décision, le ministre a permis l’utilisation du coût original à titre de fraction non amortie du coût en capital. La déduction pour amortissement supplémentaire qui est devenue disponible par suite de l’utilisation du coût original à titre de fraction non amortie du coût en capital plutôt que de la valeur comptable nette a créé des déductions d’impôt supplémentaires (DIS). Aux DIS découlant de l’utilisation du coût original des éléments d’actif par opposition à leur valeur comptable nette aux fins de l’impôt sur le revenu s’ajoutent d’autres DIS provenant de transactions liées à la privatisation.

AGT a demandé au CRTC d’établir les revenus dont elle avait besoin, d’abord pour l’année 1992. Une fois ces besoins déterminés, les tarifs sont établis de façon à permettre le recouvrement des revenus autorisés. Les revenus visent à couvrir les dépenses d’AGT, le coût du capital et peut-être d’autres éléments; cependant, ce qui est important pour le présent litige, c’est que les revenus autorisés doivent couvrir la dette fiscale d’AGT. Celle-ci devrait être en mesure, après avoir payé ses frais, y compris ses impôts, de payer son coût du capital, ce qui comprend l’intérêt sur la dette et son rendement des capitaux propres autorisé.

Lorsqu’elle a comparu devant le CRTC, AGT a présenté une perspective plus prudente en ce qui a trait à sa dette fiscale qu’elle ne l’avait fait dans les déclarations de revenus qu’elle a remises au ministre, notamment par souci d’équité intergénérationnelle. Étant donné que les DIS qu’elle avait déclarées dans les documents remis au CRTC et qui avaient été pondérées en fonction des risques indiquaient avec plus de justesse, selon elle, sa dette fiscale ultérieure comparativement aux déclarations de revenus qu’elle avait déposées, l’utilisation de ces dernières pour déterminer ses besoins en revenus donnerait lieu à des risques plus élevés pour la génération suivant la vérification que pour la génération précédente. De plus, AGT craignait que la concurrence ultérieure ne soit plus forte dans les régions urbaines que dans les régions rurales, de sorte que les abonnés vivant en milieu rural seraient tenus d’absorber une plus grande part des impôts par suite d’une réévaluation du ministre. Elle craignait aussi que les efforts déployés pour recouvrer des impôts antérieurs par suite d’une réévaluation du ministre ne donnent lieu à une tarification rétrospective.

Le CRTC n’a pas retenu les arguments d’AGT. Plus précisément, il a conclu que l’établissement de tarifs au cours des années ultérieures pour tenir compte des impôts supplémentaires à payer ne constituerait pas davantage une forme de tarification rétrospective que toute autre modification des estimations comptables qui nécessiterait des revenus supplémentaires. Il a donc décidé qu’il serait en mesure de rajuster les tarifs d’AGT à l’avenir pour tenir compte des différences entre les DIS utilisées précédemment et le montant autorisé par le ministre lors d’une réévaluation.

Avant que le CRTC rende sa décision Telecom CRTC 93-9 le 23 juillet 1993, un certain nombre de procédures se sont déroulées, notamment des procédures concernant des questions fiscales. Au cours de ces procédures, le CRTC et d’autres parties ont fait parvenir des demandes de renseignements auxquelles AGT a répondu. Certaines des réponses qui ont été données au sujet des questions d’ordre fiscal étaient assorties d’une demande de non-divulgation. Au cours de procédures qui ont eu lieu après le 23 juillet 1993, AGT a renouvelé sa demande de non-divulgation lorsqu’elle a répondu aux demandes de renseignements.

Sans examiner à fond les raisons pour lesquelles AGT a demandé la confidentialité, il suffit de dire que, selon celle-ci, si les renseignements qu’elle voulait garder confidentiels devenaient publiquement accessibles, sa position serait touchée lors de toute réévaluation subséquente du ministre. Ainsi, il se peut qu’AGT ait évalué le risque lié à une réévaluation de ses DIS dans les documents qu’elle a remis au CRTC pour l’établissement de ses besoins en revenus. Si le ministre avait accès à ces renseignements, il pourrait être incité à établir une nouvelle cotisation à l’encontre d’AGT; à tout le moins, celle-ci serait en moins bonne position pour négocier avec le ministre.

Le CRTC a adopté des règles spécifiques au sujet des demandes de non-divulgation[5]. Essentiellement, les Règles prévoient que le CRTC doit soupeser l’intérêt public lié à la communication par rapport au préjudice direct que celle-ci peut entraîner pour une partie requérante. En se fondant sur ce principe, le CRTC a refusé les demandes de non-divulgation d’AGT à l’égard de certains renseignements, mais en accueilli d’autres. AGT soutient que les demandes de production du ministre ne devraient pas s’appliquer aux documents dont le CRTC a reconnu le caractère confidentiel.

QUESTIONS EN LITIGE

AGT reconnaît que le paragraphe 231.2(1) est libellé de façon très large et pourrait s’appliquer à tout document ou renseignement. Cependant, elle soulève certains moyens de contestation qui, selon elle, empêchent le ministre de se fonder sur les demandes de production délivrées en application de cette disposition en l’espèce.

1. La jurisprudence a restreint la portée des demandes de production aux termes du paragraphe 231.2(1) et les éléments que le ministre demande en l’espèce ne sont pas visés par cette disposition selon les limites fixées par la jurisprudence.

2. Il existe un privilège de common law à l’égard des documents, car ceux-ci ont été produits avec l’entente qu’ils ne seraient pas communiqués.

3. Les demandes de production du ministre constituent un recours abusif, compte tenu des décisions que le CRTC a rendues au sujet de la confidentialité.

4. Il existe un conflit opérationnel entre les demandes du ministre et les ordonnances de non-divulgation du CRTC. Le ministre devrait demander au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation et non de délivrer des demandes de production.

5. Les demandes de production constituent une saisie abusive qui va à l’encontre de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés[6].

1.         La portée du paragraphe 231.2(1)

L’avocat d’AGT soutient qu’une bonne partie des renseignements que le ministre demande ne sont pas pertinents. Il souligne à cet égard les admissions qui ont été faites en ce sens par le témoin du ministre en contre-interrogatoire. À tout événement, l’avocat fait valoir que le ministre n’accordait aucune importance à la question de savoir si les renseignements ou documents pouvaient ou non être pertinents et n’a donc pas agi de façon raisonnable. L’avocat ajoute que, d’après la preuve, les renseignements demandés ne sont pas nécessaires pour déterminer la dette fiscale d’AGT. Selon lui, cette démarche constitue une recherche à l’aveuglette qui n’est pas autorisée par le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Dans l’arrêt James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres[7], Mme le juge Wilson, se fondant sur l’arrêt Canadian Bank of Commerce v. Attorney General of Canada[8], a conclu que le paragraphe 231(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, sous sa version modifiée (maintenant le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu[9] actuellement en vigueur, compte tenu de certaines différences qui n’ont pas d’importance aux fins du présent litige) ne devait pas être interprété d’une façon aussi libérale que son libellé semble l’indiquer à première vue. Dans l’arrêt Richardson, le ministre avait signifié à Richardson des demandes de renseignements au sujet de certains clients commerciaux de l’entreprise dont la dette fiscale ne faisait pas l’objet de l’enquête. Mme le juge Wilson a dit que cette vérification générale concernant le respect des exigences de la Loi de l’impôt sur le revenu constituait une recherche à l’aveuglette touchant la situation des clients de Richardson. Toutefois, elle a précisé que, si la dette fiscale d’un client avait véritablement fait l’objet d’une enquête, le ministre aurait eu le droit de sommer Richardson de divulguer des renseignements au sujet de son client, au risque que la démarche entraîne la communication de renseignements concernant un contribuable innocent.

Dans l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd.[10], il s’agissait de savoir si une demande de production fondée sur le paragraphe 231(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, constituait une saisie raisonnable aux termes de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge Trainor, de la Haute Cour de l’Ontario [(1987), 58 O.R. (2d) 310], a statué que la demande fondée sur le paragraphe 231(3) devait porter sur des documents pertinents. Il a ajouté qu’une demande de production pouvait être contestée au motif que le ministre faisait une recherche à l’aveuglette. Selon le juge Trainor, lorsque les questions à trancher n’ont pas été déterminées avec certitude, il appartient au ministre de préciser les motifs de la demande afin qu’il soit possible de vérifier si les documents demandés sont pertinents. Pour sa part, le juge Grange, de la Cour d’appel de l’Ontario [(1987), 62 O.R. (2d) 757], a décidé qu’une demande de production était assujettie à une vérification objective en vue de déterminer si elle était autorisée par la disposition législative et si elle était pertinente en ce qui a trait à la dette fiscale d’un contribuable donné.

Mme le juge Wilson, de la Cour suprême du Canada, a fait remarquer que le paragraphe 231(3) a été édicté parce que, dans le cadre de l’actuel système canadien de déclaration volontaire des revenus, certaines personnes tentent d’éviter de payer leur pleine part de la dette fiscale. Elle a ensuite commenté les critères à respecter pour qu’une perquisition soit raisonnable. Après avoir analysé les critères que le juge Dickson (tel était alors son titre) avait établis en matière pénale dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc.[11], elle a conclu que ces critères ne s’appliquaient pas aux dispositions réglementaires prises en application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Plus précisément, elle a statué que l’exigence de l’arrêt Hunter, soit l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un contribuable donné ne s’est pas conformé aux dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, ne s’applique pas au paragraphe 231(3). Elle a ajouté que les autres exigences établies dans l’arrêt Hunter ne s’appliquaient pas non plus. Il n’est donc pas nécessaire qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une demande de production entraînera la divulgation d’un élément lié à une cotisation donnée et il n’est pas nécessaire non plus que seule la saisie des documents strictement pertinents aux fins de l’évaluation soit autorisée. Elle a également décidé que le paragraphe 231(3) permettait d’exiger la production d’une panoplie de documents et non seulement ceux qui doivent être préparés et tenus en application de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Mme le juge Wilson n’accorde pas au ministre un pouvoir inconditionnel de chercher et de saisir des documents en application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle mentionne que, s’il faut pénétrer dans la propriété privée d’un contribuable pour procéder à une saisie, les mesures de protection prévues dans l’arrêt Hunter seront peut-être nécessaires. Cependant, elle ajoute que le paragraphe 231(3) représente la façon la moins envahissante de contrôler le respect des exigences de la Loi de l’impôt sur le revenu. Voici comment elle s’exprime, aux pages 649 et 650 :

À mon sens, le par. 231(3) prescrit la méthode la moins envahissante pour contrôler efficacement le respect de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle n’entraîne pas la visite du domicile ni des locaux commerciaux du contribuable, elle exige simplement la production de documents qui peuvent être utiles au dépôt des déclarations d’impôt sur le revenu. Le droit du contribuable à la protection de sa vie privée à l’égard de ces documents est relativement faible vis-à-vis le Ministre. Ce dernier est absolument incapable de savoir si certains documents sont utiles avant d’avoir eu la possibilité de les examiner. En même temps, le droit du contribuable à la protection de sa vie privée est garanti autant qu’il est possible de le faire puisque l’art. 241 de la Loi interdit la communication de ses documents et des renseignements qu’ils contiennent à d’autres personnes ou organismes.

Compte tenu des arrêts Richardson et McKinlay, je conclus comme suit :

1. L’attente en matière de respect de la vie privée dans le cas des dossiers commerciaux est relativement faible.

2. Dans la mesure où l’objet du ministre est lié à l’administration et à l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, il n’est pas nécessaire que les documents demandés concernent une question particulière pour qu’une demande de production puisse être délivrée aux termes du paragraphe 231.2(1).

3. Des documents peuvent être exigés même si leur préparation ou leur tenue n’est pas requise par la Loi de l’impôt sur le revenu.

4. Il n’est pas nécessaire qu’une demande de production de documents énonce les raisons pour lesquelles les documents sont demandés.

5. Tant et aussi longtemps que les documents concernent une enquête véritable au sujet de la dette fiscale d’une personne, ils peuvent être visés par une demande de production fondée sur le paragraphe 231.2(1).

Dans la présente affaire, le ministre procédait à une vérification au sujet d’AGT. En 1994, il a appris qu’AGT avait déposé auprès du CRTC des renseignements confidentiels concernant certaines questions d’ordre fiscal. Le ministre a demandé ces renseignements à AGT, mais ne les a pas tous obtenus. Les renseignements qui n’ont pas été produits étaient ceux qui avaient été fournis au CRTC et qui étaient visés par les ordonnances de non-divulgation de celui-ci. Le ministre a ensuite tenté d’obtenir les renseignements confidentiels du CRTC, qui a refusé de les communiquer (j’y reviendrai). C’est à ce moment que les demandes de production ont été délivrées.

Étant donné que le ministre procédait à une vérification approfondie au sujet d’AGT, il s’agit en l’espèce d’une enquête véritable concernant la dette fiscale d’AGT. Il est indubitable que les documents demandés par le ministre concernent la dette fiscale d’AGT. Le ministre a le droit d’exiger la production de documents commerciaux, et il s’agit précisément de documents commerciaux en l’espèce, qu’ils soient pertinents ou non en ce qui a trait aux questions en litige. Le fait que les documents n’ont peut-être pas été préparés aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu n’a aucune importance.

À mon avis, il n’existe aucune condition générale imposant au ministre l’obligation, avant d’invoquer le paragraphe 231.2(1), de tenter d’abord d’obtenir les documents volontairement ou de limiter sa demande en procédant à une détermination préliminaire de la pertinence probable des renseignements demandés. Il est vrai que le ministre ne peut invoquer le paragraphe 231.2(1) de mauvaise foi. Cependant, le fait qu’il reconnaît qu’une partie des renseignements qu’il demande ne sont pas pertinents ne porte pas un coup fatal à la cause du ministre.

En l’absence de certaines raisons précises indiquant le contraire, le ministre a le droit en l’espèce d’exiger la production des documents qu’il demande à AGT.

2.         Privilège de common law

AGT soutient que les documents confidentiels remis au CRTC font l’objet d’un privilège de common law et que le ministre ne peut donc en exiger la production au moyen d’une demande fondée sur le paragraphe 231.2(1). À mon avis, cet argument soulève la question de savoir s’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée relativement aux documents. Comme l’a dit Mme le juge Wilson dans l’arrêt McKinlay, l’attente en matière de vie privée est faible dans le cas des documents commerciaux. Cependant, si faible soit-elle, cette attente n’est pas totalement absente.

Le privilège de common law est défini par les « règles Wigmore » [Wigmore, Evidence in Trials at Common Law, vol. 8, révision McNaughton, par. 2285] énoncées dans des arrêts comme celui de R. c. Gruenke[12]. Les « règles Wigmore » sont résumées comme suit dans l’arrêt Gruenke, à la page 284 :

[traduction] (1) Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées.

(2) Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties.

(3) Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment.

(4) le préjudice permanent que subiraient les rapports par la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision.

Dans cet arrêt, la Cour établit la distinction entre les cas où il existe une présomption prima facie en faveur de l’existence du privilège et ceux où la présomption contraire s’applique. Voici comment le juge en chef Lamer, s’exprime, à la page 286 :

L’expression privilège « fondé sur les circonstances de chaque cas » est utilisée pour viser des communications à l’égard desquelles il y a une présomption à première vue qu’elles ne sont pas privilégiées (c.-à-d. qu’elles sont admissibles). L’analyse de chaque cas a généralement comporté une application du « critère de Wigmore » (voir précédemment), qui constitue un ensemble des critères pour déterminer si des communications devraient être privilégiées (et, par conséquent, ne pas être admises) dans des cas particuliers. En d’autres termes, l’analyse de chaque cas exige que les raisons de principe d’exclure des éléments de preuve par ailleurs pertinents soient évaluées dans chaque cas particulier.

AGT semble soutenir que, même s’il n’existe aucune présomption en faveur de l’existence d’un privilège à l’égard des documents, compte tenu de l’application des règles Wigmore aux circonstances de la présente affaire, les documents en question sont privilégiés et ne peuvent faire l’objet d’une saisie fondée sur le paragraphe 231.2(1).

J’examine d’abord la première des « règles Wigmore », selon laquelle les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées. Dans le cas qui nous occupe, AGT a soumis les documents en question au CRTC en lui demandant d’en protéger le caractère confidentiel. Le CRTC a décidé que certains documents devraient être divulgués, tandis que d’autres devraient rester confidentiels. Pour en arriver à ces décisions, le CRTC a tenu compte des articles 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R-3, et ses modifications, ainsi que des articles 18 et 19 des Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications[13], dont voici les extraits pertinents :

350. Lorsque la Commission obtient d’une compagnie de chemin de fer, au cours d’une enquête faite en vertu de la présente loi, des renseignements relatifs aux frais de cette compagnie ou d’autres renseignements de nature confidentielle, ces renseignements ne peuvent être publiés ni révélés d’une manière qui les rende utilisables par quelqu’un d’autre, sauf si, de l’avis de la Commission, cette publication est nécessaire dans l’intérêt public.

358. (1) La Commission peut, par avis signifié à une compagnie de chemin de fer, de télégraphe, de téléphone ou de messagerie ou à l’un de ses dirigeants, employés ou agents, la requérir, ou requérir ce dirigeant, cet employé ou cet agent, de lui fournir, à la date ou dans le délai fixé par cet avis, des états par écrit montrant, dans la mesure que le veut la Commission et avec les particularités et détails qu’elle exige :

(3) Aucun renseignement fourni à la Commission dans un rapport de ce genre, et aucun témoignage reçu par la Commission au sujet de ce rapport, ne peuvent être communiqués au public ni publiés, ces renseignements ou ces témoignages devant servir à l’information de la Commission seulement.

(5) La Commission peut autoriser la publication de toute partie de ces renseignements, au temps et dans la mesure où elle juge qu’il y a de bonnes et suffisantes raisons pour le faire; …

[Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications]

18. …

(2) Une partie qui est incapable ou qui refuse de fournir une réponse complète et satisfaisante à une demande de renseignements doit,

c) si elle allègue que les renseignements demandés sont de nature confidentielle, en donner les raisons dans sa réponse, tel que l’exige le paragraphe 19(2),

et adresser une copie de sa réponse au secrétaire.

19. (1) Les documents déposés auprès du Conseil par une partie dans une instance sont considérés comme des documents publics, à moins que la partie concernée ne réclame qu’ils soient traités à titre confidentiel lors de leur dépôt.

(5) Le Conseil peut exiger le dépôt de tout document faisant l’objet d’une demande de traitement confidentiel; ce document est alors

a) examiné par le Conseil à titre confidentiel; et

b) assujetti au paragraphe (10) ou (11), selon le cas.

(10) Lorsque le Conseil est d’avis, sur la foi des éléments de preuve à sa disposition, que la divulgation ne causerait vraisemblablement pas de préjudice direct ou que l’intérêt public a préséance, le document est rendu public.

(11) Si, sur la foi des éléments de preuve à sa disposition, le Conseil est d’avis que le document doit être traité confidentiellement à cause de la possibilité d’un préjudice direct, il peut ordonner

a) que le document ne soit pas rendu public;

b) qu’une version abrégée du document soit divulguée; ou

c) que le contenu du document soit révélé aux parties au cours d’une audience tenue à huis clos. [Non souligné dans l’original.]

Les articles 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer accordent manifestement au CRTC un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de divulguer des renseignements confidentiels lorsqu’il estime que cette publication est nécessaire dans l’intérêt public. Les articles 18 et 19 des Règles énoncent la procédure et les critères selon lesquels le CRTC doit déterminer si des renseignements confidentiels devraient être révélés. Le CRTC doit exercer son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur l’ampleur du préjudice direct qui découlerait de la divulgation de documents remis à titre confidentiel, conformément aux paragraphes 19(10) et (11) des Règles. Ce sont ces dispositions de nature discrétionnaire sur lesquelles le Conseil s’est fondé dans le cas des documents concernés en l’espèce[14]. Ainsi, dans sa décision datée du 20 janvier 1992 au sujet des demandes de divulgation, le Conseil s’exprime en ces termes :

[traduction] La présente lettre constitue la décision du Conseil concernant les demandes que les parties ont présentées en vue d’obtenir la divulgation publique ainsi que des réponses supplémentaires à l’égard des réponses déposées par AGT au sujet des demandes de renseignements…

Pour l’évaluation des demandes de traitement confidentiel d’AGT, le Conseil est régi par les dispositions des articles 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer et par l’article 19 des Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications. Dans chaque cas, le Conseil a soupesé l’intérêt public lié à la divulgation et le préjudice direct qui pourrait en découler. Pour appliquer ces principes, le Conseil a examiné un certain nombre de facteurs.

Le Conseil donne ensuite des exemples de ces facteurs. L’un d’eux était l’ampleur de la concurrence dans un marché donné. Voici comment le Conseil s’exprime :

[traduction] Le Conseil estime que, toutes choses étant égales par ailleurs, plus la concurrence est forte, plus le préjudice découlant de la divulgation risque d’être important.

Le Conseil a conclu que certains documents devraient être rendus publics, tandis que d’autres devraient rester confidentiels :

[traduction] Compte tenu de tous ces facteurs, le Conseil a décidé que la totalité ou une partie des renseignements visés par une demande de traitement confidentiel relativement aux demandes de renseignements énumérées à l’annexe A de la présente décision devraient être rendus publics. Dans chacun de ces cas, le Conseil a conclu que l’intérêt public lié à la communication a préséance sur le préjudice direct susceptible d’en découler. Par conséquent, sauf s’il en est expressément indiqué autrement à l’annexe A, AGT doit rendre publics tous les renseignements qui étaient visés par une demande de non-divulgation pour chacune des demandes de renseignements énumérées à l’annexe A.

Les demandes de divulgation qui sont visées par la présente décision et qui concernent des demandes de renseignements non mentionnées à l’annexe A sont refusées.

Dans l’arrêt Gruenke, précité, la Cour suprême a conclu que les communications entre l’accusée ainsi qu’un pasteur et un conseiller n’avaient pas été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées. Le pasteur et le conseiller ont dit au cours de leur témoignage qu’ils ne savaient pas s’ils devaient traiter confidentiellement les renseignements que l’accusée leur avait fournis. Ces témoignages ont incité la Cour à conclure que l’accusée ne leur avait pas fait ses aveux avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués.

Dans la présente affaire, le privilège serait fondé sur le fait que les documents soumis au CRTC étaient assortis d’une demande de non-divulgation conformément aux articles 18 et 19 des Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications, précitées. La preuve n’indique aucune autre raison permettant de dire que les documents ont été transmis confidentiellement avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués. AGT souhaitait sans doute que le CRTC décide que les documents devraient être traités confidentiellement; cependant, lorsqu’elle a transmis ses documents, elle s’en est remise à la décision du CRTC, qui devait appliquer les dispositions pertinentes de la Loi sur les chemins de fer et des Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications et exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il devait accueillir la demande de non-divulgation d’AGT, en tout ou en partie. Par conséquent, AGT n’a pu transmettre les documents en question confidentiellement avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués.

AGT soutient que, compte tenu de l’expérience qu’elle avait vécue avec le CRTC et de la façon dont celui-ci a traité les premiers documents qu’elle lui a soumis à titre confidentiel, elle était convaincue que le CRTC ne divulguerait pas les documents qu’elle estimait être confidentiels. Effectivement, après avoir soumis des documents pour une première fois, AGT était probablement convaincue, compte tenu de la première décision du CRTC, qu’un certain nombre de documents qu’elle fournirait par la suite ne seraient pas communiqués. Cependant, AGT ne pouvait avoir cette assurance au sujet des premiers documents qu’elle a soumis et, en fait, elle n’a jamais pu être certaine que le CRTC ne déciderait pas d’ordonner la communication de certains documents par suite de nouveaux arguments présentés par une autre partie. De plus, il appert du dossier que le CRTC a révisé au moins une de ses décisions concernant la non-divulgation[15]. Dans sa décision du 7 août 1992, le CRTC indique que les documents qu’AGT avait soumis dans la présente affaire étaient d’une [traduction] « nature très délicate » et que les circonstances étaient uniques. Le fait que le CRTC a jugé nécessaire de réviser une de ses décisions concernant la non-divulgation et que les circonstances de l’affaire étaient uniques indique qu’il n’était pas vraiment possible de se fonder sur les décisions antérieures du CRTC au sujet de la divulgation.

Compte tenu de toutes les circonstances, je suis convaincu qu’AGT n’a pu transmettre les documents qu’elle a remis au CRTC avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués. Par conséquent, le premier des critères de Wigmore n’a pas été établi, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres critères. La règle du privilège de common law ne s’applique tout simplement pas en l’espèce.

3.         Recours abusif

AGT fait valoir que les demandes de production constituent un recours abusif pour les raisons suivantes :

1. L’accès aux documents ne devrait être obtenu que par suite d’une demande présentée au CRTC en vue de modifier les ordonnances de non-divulgation qu’il a rendues. Les demandes de production ne devraient pas être utilisées de façon à contourner cette procédure.

2. Les demandes de production constituent un moyen détourné de contourner les ordonnances de non-divulgation du CRTC, lesquelles ont été déposées auprès de la Cour fédérale. La Cour ne devrait pas, à toutes fins pratiques, entériner une modification de ces ordonnances, en l’absence de raisons vraiment impératives qui n’existent pas en l’espèce.

3. Les demandes de production atténuent le rôle de surveillance de la Cour d’appel fédérale à l’égard des actions du CRTC.

4. Les demandes de production minent les liens entre les entités réglementées et le CRTC et la confiance que celles-ci doivent avoir relativement à l’efficacité des ordonnances du CRTC concernant le caractère confidentiel des renseignements qu’elles soumettent.

1.         Est-il nécessaire que le ministre demande au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation?

Le ministre pouvait peut-être demander au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation. Cependant, aucun élément du paragraphe 231.2(1) n’indique que le ministre ne peut invoquer cette disposition même malgré ces ordonnances. Je reconnais que le pouvoir d’origine législative du ministre peut être assujetti à des exceptions, qu’elles soient énoncées dans des lois ou reconnues en common law. Ces exceptions ne se limitent pas à la Loi de l’impôt sur le revenu. Ainsi, si la Loi sur les chemins de fer ou la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, créaient un privilège absolu en faveur des déclarations remises au CRTC, une demande de production ne pourrait peut-être pas être délivrée à l’égard de ces documents. Aucune exception législative de cette nature n’a été soulignée en l’espèce. De la même façon, si une exception reconnue en common law s’appliquait, comme le privilège de common law, la demande de production ne serait peut-être d’aucune utilité. Cependant, il a déjà été décidé que le privilège de common law ne s’applique pas en l’espèce.

Nous sommes donc devant une ordonnance de nature discrétionnaire que le CRTC a rendue par suite des arguments que les parties ont invoqués devant lui. Le ministre n’était pas partie à ces procédures. Il serait illogique de conclure que les ordonnances discrétionnaires du CRTC l’emportent sur d’autres pouvoirs d’origine législative, surtout lorsque la personne qui invoque le pouvoir en question n’était pas partie aux procédures engagées devant le CRTC. Il n’est pas nécessaire que le ministre demande au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation.

2.         La demande de production constitue un moyen détourné de contourner les ordonnances de non-divulgation du CRTC.

Cet argument est en réalité une simple variation de l’argument selon lequel le ministre doit demander une modification des ordonnances de non-divulgation du CRTC. AGT soutient ici que les ordonnances du CRTC ont été déposées auprès de la Cour fédérale et que l’acceptation par la Cour des demandes de production fondées sur le paragraphe 231.2(1) constitue une modification desdites ordonnances.

AGT invoque l’arrêt Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général)[16] pour soutenir qu’une ordonnance de non-divulgation ne devrait être modifiée que pour « une raison vraiment impérative ». Cependant, l’arrêt Smith, Kline & French Laboratories Ltd. ne s’applique pas. Dans cette affaire, le ministre ne s’est pas fondé sur le paragraphe 231.2(1), mais a simplement demandé à la Cour de modifier une ordonnance de non-divulgation qu’elle avait rendue. Dans le cas qui nous occupe, nous ne sommes pas saisis d’une demande de modification. Si le ministre procédait comme simple citoyen pour obtenir des documents visés par une ordonnance de non-divulgation, il serait tenu de demander au CRTC de modifier ses ordonnances de non-divulgation, comme il a tenté de le faire relativement à une ordonnance de mise sous scellés que la Cour fédérale avait rendue dans l’arrêt Smith, Kline. Cependant, dans la présente affaire, le ministre se fonde sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le Parlement a conféré au ministre un pouvoir spécial concernant l’administration et l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu et c’est ce régime qui s’applique, et non une demande visant à modifier une ordonnance de non-divulgation. En réalité, les ordonnances en question ne sont pas modifiées. Elles demeurent en vigueur. Elles lient le CRTC et toute personne qui demande les renseignements à l’organisme. Ce n’est pas l’avenue que le ministre a empruntée en l’espèce.

3.         Atténuation du rôle de surveillance de la Cour d’appel fédérale.

AGT soutient que la délivrance des demandes de production a pour effet de miner le rôle de surveillance de la Cour d’appel fédérale sur le CRTC. Encore là, AGT fait valoir, en réalité, que le ministre devrait demander au CRTC de modifier ses ordonnances. S’il n’est pas satisfait du résultat de cette demande, il pourra saisir la Cour d’appel fédérale du litige.

Le régime général de surveillance que la Cour d’appel fédérale exerce sur le CRTC n’est pas contesté. Ce régime existe encore. Cependant, il ne peut s’appliquer lorsqu’une disposition législative prévoit le contraire. Ainsi, le paragraphe 12(1) de la Loi sur les télécommunications énonce qu’une demande peut être présentée au gouverneur en conseil en vue d’une modification ou d’une annulation d’une ordonnance du CRTC[17]. Il s’agit d’un recours législatif à l’égard des ordonnances du CRTC, lequel recours n’exige pas l’intervention de la Cour d’appel fédérale. De la même façon, la Loi de l’impôt sur le revenu accorde au ministre le pouvoir d’obtenir des renseignements des contribuables. Ce pouvoir constitue en réalité une solution de rechange à l’obligation pour le ministre de demander une modification d’une ordonnance de non-divulgation du CRTC et, par conséquent, à la nécessité d’en appeler d’une décision négative devant la Cour d’appel fédérale. Ce pouvoir ne modifie nullement le rôle de surveillance général de la Cour d’appel fédérale. Chacun d’eux est exercé à l’intérieur de sa propre sphère. L’argument est donc dénué de tout fondement.

4.         Atténuation des liens entre le CRTC et les entités réglementées.

Toute personne désirant obtenir des renseignements confidentiels du CRTC sans pouvoir invoquer un autre pouvoir législatif précis devra probablement demander une ordonnance de modification pour avoir accès aux documents en question. En raison du pouvoir précis dont il est investi en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, le ministre se trouve dans une situation différente et privilégiée. Les ordonnances du CRTC lient celui-ci. Elles ne touchent pas l’application d’une autre loi que le ministre invoque, comme il a le droit de le faire, pour demander des renseignements confidentiels aux contribuables, y compris les entités réglementées comme AGT. Lorsque le ministre a tenté d’obtenir des renseignements confidentiels du CRTC sans délivrer de demande de production, le CRTC a refusé de fournir les renseignements. Il est bien certain que l’efficacité des ordonnances de non-divulgation du CRTC n’est nullement en cause dans le cas des entités réglementées. L’existence de certaine dispositions législatives qui permettent au ministre du Revenu national d’avoir accès à des renseignements confidentiels ne touche nullement cette relation générale.

4.         Conflit opérationnel

AGT invoque à ce sujet la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.[18]. Il y a conflit opérationnel lorsqu’une personne est visée par des ordonnances incompatibles émanant d’autorités différentes de sorte que le respect de l’une d’elles nécessiterait la violation de l’autre. En pareil cas, la personne peut demander des directives à la Cour pour savoir quelle ordonnance elle doit respecter.

Dans le cas qui nous occupe, il n’existe pas d’ordonnances incompatibles de cette nature. Les ordonnances de non-divulgation du CRTC lient cet organisme dans les procédures engagées devant lui. Elles sont avantageuses pour AGT, mais elles ne lient pas celle-ci. Elles ne visent pas à empêcher AGT de communiquer volontairement des renseignements ou des documents, lorsqu’elle le juge à propos, ou de se conformer aux obligations découlant de la Loi de l’impôt sur le revenu en matière de divulgation. En revanche, les demandes de production du ministre lient AGT et celle-ci doit s’y conformer. Il n’existe donc aucun conflit opérationnel.

5.         Saisie abusive allant à l’encontre de l’article 8 de la Charte

AGT fait valoir que les demandes de production dont il est question en l’espèce constituent une saisie abusive et vont à l’encontre de l’article 8 de la Charte.

AGT ne conteste pas la validité constitutionnelle du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Effectivement, elle ne peut le faire, car Mme le juge Wilson a conclu, dans l’arrêt McKinlay, à la page 650, que la saisie envisagée par le paragraphe 231(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu est raisonnable et ne va pas à l’encontre de l’article 8 de la Charte. AGT soutient plutôt que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, une saisie fondée sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu est abusive et va à l’encontre de l’article 8 de la Charte.

Selon AGT, pour déterminer si une perquisition et une saisie sont abusives ou non, il faut soupeser le droit de l’individu à la protection de la vie privée et l’intérêt du gouvernement en ce qui a trait à l’application de la loi. Dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., précité, le juge Dickson s’exprime comme suit aux pages 159 et 160 :

La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable. Cette limitation du droit garanti par l’art. 8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est-à-dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.

Soutenant que le droit de l’individu à la protection de la vie privée doit l’emporter, AGT invoque les arguments suivants :

1. Les documents ont été préparés avec l’aide d’un conseiller juridique.

2. Les documents n’ont pas été préparés volontairement.

3. Les documents font l’objet d’ordonnances de non-divulgation dans lesquelles le CRTC a indiqué qu’à son avis, les documents devraient demeurer confidentiels dans l’intérêt public.

4. Les documents ne sont pas exigés aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu.

5. Les documents ont été communiqués avec l’assurance qu’ils demeureraient confidentiels.

AGT soutient que ces arguments l’emportent sur l’intérêt du ministre lié à l’application de la loi. Selon elle, le ministre a admis qu’une bonne partie des documents ne sont pas pertinents, la vérification du ministre est complète, les raisons initiales invoquées au soutien de la demande de production des documents n’existent plus et la preuve dont la Cour est saisie n’indique pas pourquoi les documents sont demandés.

Je commenterai d’abord les attentes d’AGT. En ce qui a trait à la participation du conseiller juridique, je répondrai simplement qu’aucun privilège des communications entre l’avocat et le client n’est demandé. Si ce privilège n’existe pas à l’égard des documents et, effectivement, il ne peut exister, parce que les documents en question ont été divulgués à un tiers, soit le CRTC, aucun argument ne permet de conclure à l’existence d’une attente en matière de vie privée en raison de la participation du conseiller juridique.

En ce qui a trait au fait que les documents n’ont pas été préparés volontairement, la récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Fitzpatrick[19] est éclairante. Dans cette affaire, les rapports qu’un pêcheur devait garder et soumettre en application de la Loi sur les pêches [L.R.C. (1985), ch. F-14] ont été utilisés dans des poursuites intentées contre lui sous le régime de la Loi. La Cour suprême a statué que le fait de reconnaître un individu coupable d’une infraction réglementaire sur la foi d’un document ou d’une déclaration qu’il devait soumettre pour avoir le droit de participer au programme réglementé n’allait pas à l’encontre des principes de justice fondamentale aux termes de l’article 7 de la Charte.

Dans le cas qui nous occupe, AGT a choisi de demander au CRTC d’inclure dans ses besoins en revenus, aux fins de la tarification, une allocation au titre des impôts d’après une approche plus prudente que celle qui était présentée dans les déclarations de revenus de l’entreprise. Même si elle avait peut-être de bonnes raisons d’agir ainsi, AGT n’était pas tenue de le faire. Lorsqu’elle a choisi d’agir de cette façon, elle a dû répondre à des demandes de renseignements et soutient maintenant que le ministre ne devrait pas avoir accès aux réponses qu’elle a données. À mon avis, les propos du juge La Forest dans l’arrêt Fitzpatrick, à la page 178 sont pertinents :

… la personne fournit des renseignements qui doivent lui profiter grâce à la répartition juste et équitable de ressources halieutiques peu abondantes. Le simple fait que ces renseignements puissent par la suite être utilisés dans des procédures contradictoires, où l’État cherche à faire respecter les restrictions nécessaires à la réalisation des objectifs de sa réglementation, ne signifie pas que l’État est coupable de contraindre cette personne à s’incriminer. L’État exigeait que certains renseignements lui soient fournis, et le particulier a assumé de son plein gré l’obligation de les fournir lorsqu’il a décidé, au départ, de devenir pêcheur. La personne qui assume en toute connaissance de cause une obligation à des fins salutaires serait malvenue de faire valoir par la suite que cette obligation a pour effet de nier ses droits. [Non souligné dans l’original.]

AGT pouvait demander une allocation au titre des impôts sur le revenu en se fondant sur les déclarations qu’elle a déposées auprès du ministre. Lorsqu’elle a décidé de demander une allocation en se fondant sur une perspective plus prudente, elle a assumé volontairement l’obligation de préparer des documents qu’elle ne veut pas communiquer maintenant au ministre. Le fait que le CRTC a signifié à AGT des demandes de renseignements en vue d’obtenir les documents en question n’a aucune importance. C’est AGT qui a entrepris elle-même la démarche. Comme le juge La Forest l’a souligné dans l’arrêt Fitzpatrick, la personne qui assume en toute connaissance de cause une obligation à des fins salutaires serait malvenue de faire valoir par la suite que cette obligation a pour effet de nier ses droits.

En ce qui a trait à l’argument d’AGT selon lequel les documents sont visés par des ordonnances de non-divulgation qui sont fondées sur l’existence reconnue d’un intérêt public en faveur de la confidentialité, ce facteur n’est pas pertinent en l’espèce. Le ministre n’était pas partie aux procédures qui ont donné lieu à ces ordonnances. Celles-ci ont été rendues dans un litige qui concernait les participants aux procédures engagées devant le CRTC. La conclusion qui découle indirectement de ces ordonnances quant à l’intérêt public ne saurait avoir une portée plus étendue. De plus, le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu que le ministre invoque est également une disposition d’intérêt public.

Il n’y a pas lieu de se demander si les documents doivent ou non être tenus aux termes des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu. Voici comment Mme le juge Wilson s’exprime dans l’arrêt McKinlay, à la page 642 à ce sujet :

Premièrement, le par. 231(3), même interprété de façon stricte conformément à la jurisprudence antérieure, envisage la production forcée d’un large éventail de documents et non simplement de ceux que le contribuable est tenu, en vertu de la Loi, de tenir et de conserver.

L’argument ne peut s’appliquer en faveur d’AGT en l’espèce.

J’ai déjà commenté l’argument d’AGT selon lequel les documents en question ont été communiqués avec l’assurance qu’ils ne seraient pas divulgués. D’après la preuve, les documents ont été préparés avec l’assurance que le CRTC déterminerait s’ils doivent ou non être traités confidentiellement. Le CRTC a ordonné que certains documents soient rendus publics. La preuve ne justifie pas l’argument d’AGT.

Quant à l’argument d’AGT selon lequel le ministre n’a pas de raison impérative d’exiger la divulgation des documents, parce qu’il a admis que bon nombre d’entre eux ne sont pas pertinents, l’arrêt McKinlay, précité, permet de dire que la pertinence n’est pas obligatoire pour qu’une demande de production puisse être délivrée aux termes du paragraphe 231.2(1). (Voir l’arrêt McKinlay, à la page 650.)

Contrairement à ce qu’AGT soutient, la vérification du ministre n’était pas complète. Dans la lettre en date du 14 juin 1995 qu’elle a fait parvenir à AGT, Marlene White, gestionnaire de l’équipe de vérification du ministre au sujet d’AGT, s’exprime comme suit :

[traduction] Nous avons terminé notre vérification au sujet des années susmentionnées et désirons présenter officiellement notre position dans une lettre de proposition. Dans certains cas, lorsque des questions supplémentaires ont été posées et qu’aucune réponse n’a encore été donnée, nous avons formulé les présomptions nécessaires pour présenter nos propositions …

Il est évident que la vérification était fondée sur les renseignements que le ministre possédait à l’époque. La lettre renvoie expressément aux renseignements qui n’avaient pas encore été fournis. La vérification a été terminée à l’aide des présomptions formulées au sujet des renseignements qui n’avaient pas encore été fournis. Cependant, il est bien certain que le ministre cherchait encore à obtenir des renseignements qu’AGT refusait de divulguer. La vérification n’était donc pas complète et il est évident que le ministre tentait encore d’obtenir les réponses à certaines questions.

En ce qui a trait à la question de savoir si les raisons invoquées à l’origine pour exiger les documents doivent encore exister à l’appui de la demande de production, je réponds par la négative. Les demandes de production doivent être liées uniquement à l’administration et à l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Une vérification est certainement visée par ces dispositions et justifie la demande de production.

Enfin, le ministre n’est pas tenu d’indiquer pourquoi les documents sont exigés en donnant plus de précisions que ce qui ressort déjà de la preuve présentée en l’espèce. Il est évident que le ministre procédait à une vérification au sujet d’AGT et que les documents qu’il cherchait à obtenir étaient des documents commerciaux liés à la dette fiscale d’AGT. Cette raison suffit.

Je suis convaincu que, compte tenu des circonstances, les demandes de production fondées sur le paragraphe 231.2(1) ne constituent pas une saisie abusive.

COMMUNICATIONS ENTRE LES FONCTIONNAIRES DU MINISTRE ET LE CRTC

J’ai mentionné plus tôt que je reviendrais sur les efforts que les fonctionnaires du ministre ont déployés pour obtenir du CRTC des renseignements confidentiels d’AGT. D’après la preuve, trois représentants du ministre se sont rendus à l’établissement du CRTC. L’avocate du ministre soutient qu’il s’agissait d’une visite innocente visant simplement à déterminer si le CRTC communiquerait les documents en question. Il m’est difficile de croire que tel était le cas. La visite a eu lieu par suite d’une note en date du 8 mai 1995 que le directeur intérimaire de la vérification du bureau des services fiscaux d’Edmonton a fait parvenir au sous-ministre adjoint de la Direction générale de la vérification, de l’exécution et des recherches sur l’observation. Dans la note, le directeur intérimaire mentionne que, si des demandes de production sont délivrées, elles pourraient faire l’objet d’une décision judiciaire défavorable :

[traduction] Nous songeons à délivrer des demandes de production à AGT, mais nous craignons les conséquences néfastes pouvant découler d’une décision judiciaire défavorable. Bon nombre d’entreprises sont réglementées par le CRTC ainsi que par d’autres organismes de réglementation du pays. Si nous perdons, nous risquons de perdre l’accès à un volume important de renseignements concernant d’autres dossiers.

Comme solution de rechange, le directeur propose ce qui suit dans la note :

[traduction] Il existe peut-être des moyens diplomatiques d’inciter le CRTC à fournir les renseignements à Revenu Canada, mais cette avenue n’a pas été explorée à l’échelle locale, étant donné qu’il s’agit d’une question qui serait considérée, d’après le protocole, comme une question relevant du ministre. [Non souligné dans l’original.]

Par suite de cette note, trois représentants du ministre se sont rendus à l’établissement du CRTC le 22 juin 1995. Au cours de cette rencontre, le CRTC a refusé de fournir les renseignements aux fonctionnaires du ministre, qui a donc décidé de délivrer les demandes de production.

Les événements survenus soulèvent un certain nombre de questions. Que signifient les mots « moyens diplomatiques » de la note envoyée au sous-ministre adjoint? Pourquoi la question serait-elle considérée comme une question relevant du ministre d’après le protocole? Pourquoi une visite « innocente » nécessite-t-elle trois représentants du ministre? Il semble que deux des trois représentants étaient des membres supérieurs du personnel. L’un d’eux était le directeur de la Division de la vérification des grandes entreprises. Surtout, pourquoi les fonctionnaires du ministre n’ont-ils pas dit à AGT que des représentants demanderaient des renseignements confidentiels directement au CRTC?

Une des explications serait le fait que, comme l’a dit l’avocate du ministre, la démarche suivie par les fonctionnaires du ministre était entièrement innocente. L’autre serait le fait que, compte tenu des contestations judiciaires que la signification d’une demande de production aux termes du paragraphe 231.2(1) risquait d’entraîner, les fonctionnaires du ministre ont tenté indirectement d’obtenir d’un autre organisme fédéral des documents auxquels le ministre n’avait pas accès, en l’absence d’une demande de production. Malheureusement, je dois conclure que la preuve est compatible avec cette dernière explication.

Le Parlement a conféré au ministre, au paragraphe 231.2(1), des pouvoirs étendus de saisie et de perquisition à l’égard des contribuables. Cette disposition a été déclarée constitutionnelle. Faute d’obtenir le consentement du contribuable, les fonctionnaires du ministre doivent se fonder sur le pouvoir d’origine législative conféré au ministre et ne peuvent procéder autrement.

Voici un extrait de la note du 8 mai 1995 :

[traduction] L’équipe de la vérification estime que la communication de renseignements complets est dans l’intérêt public et AGT peut difficilement soutenir qu’une nouvelle cotisation irait à l’encontre de l’intérêt public général.

Effectivement, l’observation de la Loi de l’impôt sur le revenu est dans l’intérêt public. Cependant, cet objectif ne justifie pas les démarches visant à obtenir des renseignements d’un autre organisme fédéral par des moyens extrajudiciaires afin d’éviter la contestation devant les tribunaux des procédures légales prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu. Si les tribunaux, en interprétant en bonne et due forme les dispositions législatives et les faits, restreignent le pouvoir dont le ministre est investi en vertu du paragraphe 231.2(1), celui-ci devra accepter le verdict, tout comme le contribuable doit accepter une interprétation plus large du pouvoir du ministre.

Il faut se rappeler que le Parlement, craignant que certains contribuables ne se conforment pas volontairement aux exigences de la Loi de l’impôt sur le revenu, a conféré au ministre de larges pouvoirs de saisie et de perquisition. Par conséquent, les actions du ministre doivent être irréprochables. Le public doit être convaincu que, dans ses agissements, le ministre n’outrepasse pas les pouvoirs que le Parlement lui a conférés.

Cela dit, la démarche suivie par les fonctionnaires du ministre ne touche pas le pouvoir dont celui-ci est investi en vertu du paragraphe 231.2(1), une fois qu’il invoque cette disposition. Par conséquent, même si les mesures que les fonctionnaires du ministre ont prises lorsqu’ils ont joint le CRTC sont regrettables, elles ne permettent pas d’accorder la réparation qu’AGT demande au sujet des demandes de production qui ont finalement été délivrées.

CONCLUSION

Même si l’avocate de l’intimé n’a pas été mentionnée dans les présents motifs, sauf lorsque ses arguments n’ont pas été retenus au sujet de la visite que les fonctionnaires du ministre ont rendue au CRTC, les arguments qu’elle a invoqués ont été très utiles pour la Cour.

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Afin de préserver l’efficacité d’un appel qui serait accueilli, le ministre ne devrait pas appliquer les demandes de production avant l’expiration du délai d’appel ou, si un avis d’appel est déposé, avant que l’appel soit tranché, pourvu qu’AGT procède rapidement à cette fin.



[1] Voici le libellé de l’art. 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu :

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

[2] L’avis de requête renvoie uniquement à une demande de production de renseignements et de documents en date du 20 juillet 1995 [sic] qui a été signifiée à Me Meghji. Cependant, il appert manifestement de l’affidavit de Bohdan Romaniuk, vice-président de la réglementation d’AGT, qui a été déposé au soutien de la demande, que la validité des trois demandes est contestée.

[3] D’après la Décision Telecom CRTC 93-9 en date du 23 juillet 1993 [AGTQuestions relatives aux impôts sur les bénéfices de la société].

[4] S.A. 1990, ch. A-23.5.

[5] Ces Règles sont reproduites plus loin.

[6] L’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], prévoit ce qui suit :

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[7] [1984] 1 R.C.S. 614.

[8] [1962] R.C.S. 729.

[9] Loi de l’impôt sur le revenu, supra, note 1.

[10] [1990] 1 R.C.S. 627.

[11] [1984] 2 R.C.S. 145.

[12] [1991] 3 R.C.S. 263.

[13] DORS/79-554 [art. 19(11) (mod. par DORS/86-832, art. 3)].

[14] La majeure partie des renseignements confidentiels en l’espèce étaient visés par des ordonnances de non-divulgation rendues avant le 25 octobre 1993. Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, le 25 octobre 1993, les art. 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer ne s’appliquent plus aux procédures engagées devant le CRTC. Ce sont plutôt les art. 37 à 39 de la Loi sur les télécommunications qui énoncent maintenant le pouvoir du CRTC d’exiger des renseignements des entreprises de télécommunications et de régler la question de la communication de renseignements confidentiels. Il appert de l’affidavit de Bohdan Romaniuk que les réponses déposées auprès du CRTC après le 25 octobre 1993 conformément à différents avis publics ont été déposées à titre confidentiel parce qu’elles étaient fondées sur des renseignements précédemment déposés confidentiellement auprès du CRTC, c’est-à-dire à l’époque où les art. 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer s’appliquaient. Il n’est donc pas nécessaire de déterminer si les réponses aux demandes de renseignements sont protégées des demandes de production du ministre par les art. 37 à 39, étant donné que les principaux renseignements ont été déposés à l’époque où les art. 350 et 358 de la Loi sur les chemins de fer s’appliquaient.

[15] Décision du 1er décembre 1992.

[16] [1989] 3 C.F. 540(1re inst.).

[17] Voici le libellé de l’art. 12(1) :

12. (1) Dans l’année qui suit la prise d’une décision par le Conseil, le gouverneur en conseil peut, par décret, soit de sa propre initiative, soit sur demande écrite présentée dans les quatre-vingt-dix jours de cette prise, modifier ou annuler la décision ou la renvoyer au Conseil pour réexamen de tout ou partie de celle-ci et nouvelle audience.

[18] [1995] 2 R.C.S. 739.

[19] [1995] 4 R.C.S. 154.

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