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[1997] 1 C.F. 289

T-52-96

Wilbert Colin Thatcher (requérant)

c.

Le procureur général du Canada, l’honorable Allan Rock, ministre de la Justice, et le procureur général de la Saskatchewan (intimés)

Répertorié : Thatcher c. Canada (Procureur général) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein— Saskatoon, 14 août; Toronto, 3 octobre 1996.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Demande de clémence sous le régime de l’art. 690 du Code criminelDécision défavorable prise par le ministre de la Justice pouvant avoir pour résultat la poursuite de l’incarcérationAtteinte à la liberté engageant les droits du requérant en vertu de l’art. 7 de la CharteLe ministre est tenu d’agir équitablement dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

Droit administratif Contrôle judiciaire Rejet d’une demande de clémence faite, en vertu de l’art. 690 du Code criminel, par une personne déclarée coupable de meurtreLe requérant avait épuisé ses recours pour faire valoir ses droitsIl n’existe pas de litige en instance entre le ministère public et le requérantAucune disposition législative ne régit l’exercice du pouvoir discrétionnaireIl n’existe aucun appel contre la décision du ministreDécision défavorable prise par le ministre ayant pour résultat la poursuite de l’incarcérationPuisqu’il n’existe pas de litige, et que le requérant a déjà bénéficié pleinement de la Charte dans les procédures judiciaires antérieures ayant abouti à la déclaration de culpabilité, l’obligation du ministre d’agir équitablement a une ampleur moindre que celle applicable aux procédures judiciairesLe ministre de la Justice doit agir de bonne foi et procéder à un examen sérieuxLa personne déclarée coupable devrait avoir une possibilité raisonnable d’exposer sa causeLa personne déclarée coupable devrait recevoir une divulgation adéquate de nouveaux renseignements pertinents.

Justice criminelle et pénale Rejet d’une demande de clémence faite, en vertu de l’art. 690 du Code criminel, par une personne déclarée coupable de meurtreAmpleur de l’obligation du ministre d’agir équitablementExamen de la nature des procédures, des conséquences de la décision sur la personne concernée et des dispositions législatives applicablesLe ministre s’est acquitté de son obligation d’agir équitablementLa procédure prévue à l’art. 690 est distincte du procès et des appelsLa décision dans l’appel de dernière instance a été rendue avant l’arrêt Stinchcombe dans lequel la Cour a statué, relativement à un acte criminel, que le ministère public a l’obligation de divulguer à la défense tous les renseignements pertinentsLorsque l’affaire d’une personne déclarée coupable n’est plus en cours, celle-ci ne peut chercher à faire rouvrir son dossier sur le fondement d’une décision ultérieure qui change le droit.

Couronne Prérogatives L’art. 690 du Code criminel codifie le pouvoir discrétionnaire du souverain relativement à un aspect de la prérogative royale de clémence et en délègue l’exercice au ministre de la JusticeLe rejet par le ministre de la demande de clémence faite par la personne déclarée coupable de meurtre est conforme à son obligation d’agir équitablementLe ministre a procédé à un examen sérieux; rien n’indique que la décision du ministre était fondée sur des renseignements qui n’étaient pas à la disposition du requérant et celui-ci a eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause.

Compétence de la Cour fédéraleSection de première instanceContrôle judiciaire du rejet par le ministre de la Justice d’une demande de clémence, faite en vertu de l’art. 690 du Code criminelLes décisions du cabinet prises en vertu de la prérogative royale sont assujetties au contrôle judiciaire aux fins de vérifier leur compatibilité avec la Charte.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire du rejet d’une demande de clémence. Le requérant a été déclaré coupable du meurtre au premier degré de son épouse. Les appels qu’il a interjetés ont été rejetés et il a présenté au ministre de la Justice une demande « de clémence de la Couronne » en vertu de l’article 690 du Code criminel. Le ministre a examiné le sommaire d’enquête préparé par le ministère de la Justice, les observations présentées, les lettres du requérant ainsi que les avis et conseils juridiques préparés par son Ministère. Le requérant soutient qu’on n’a pas agi équitablement envers lui parce qu’il n’a pas obtenu pleine divulgation des renseignements qui se trouvaient dans les dossiers de la police ou du poursuivant, et que le ministre a fondé sa décision sur certains documents qui ne lui avaient pas été fournis.

La question en litige était l’étendue de l’obligation du ministre de divulguer des documents dans une procédure en vertu de l’article 690 du Code criminel.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Les décisions du cabinet prises en vertu de la prérogative royale sont assujetties au contrôle judiciaire aux fins de vérifier leur compatibilité avec la Charte. La Cour a compétence pour effectuer un contrôle de la décision du ministre de la Justice.

L’ampleur de l’obligation d’agir équitablement varie en fonction de la nature des procédures, des conséquences de la décision sur la personne concernée et des dispositions législatives applicables. L’article 690 codifie le pouvoir discrétionnaire du souverain relativement à un aspect de la prérogative royale de clémence et en délègue l’exercice au ministre de la Justice. Sauf dans la mesure exigée par la Charte, les procédures en vertu de l’article 690 ne sont pas l’objet de droits. Une demande de clémence est présentée lorsqu’une personne déclarée coupable a épuisé ses recours pour faire valoir ses droits. En conséquence, bien que le ministre ait une obligation d’agir équitablement en vertu de la Charte, cette obligation doit être examinée en fonction du fait qu’il n’existe pas de litige en instance entre le ministère public et le requérant. Aucune disposition législative ne prévoit la façon dont le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire ni le type d’enquête auquel il doit procéder. Aucune règle de procédure n’a été établie. Il n’existe pas de restriction quant au nombre de demandes qu’une personne déclarée coupable peut faire en vertu de l’article 690 ni quant au moment où elle doit le faire. De plus, il n’existe aucun appel contre la décision du ministre. Une décision défavorable prise par le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 690 peut avoir pour résultat l’incarcération continue, voire perpétuelle, d’une personne déclarée coupable. C’est cette atteinte à la liberté qui engage les droits du requérant en vertu de l’article 7 de la Charte, et exige que le ministre agisse équitablement dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Dans une demande de clémence, il n’existe pas de litige et le requérant a déjà bénéficié pleinement de la Charte dans les procédures judiciaires antérieures ayant abouti à la déclaration de culpabilité. L’obligation du ministre d’agir équitablement en vertu de l’article 690 a une ampleur moindre que celle applicable aux procédures judiciaires. Le ministre doit agir de bonne foi et procéder à un examen sérieux. La personne déclarée coupable devrait avoir une possibilité raisonnable d’exposer sa cause et recevoir une divulgation adéquate de renseignements nouveaux révélés par l’enquête du ministre. Lorsque le ministre juge nécessaire d’examiner des documents dans les dossiers de la police ou du poursuivant, les documents ou tout au moins l’essentiel des documents devraient être divulgués. Cependant, le ministre n’a aucune obligation générale d’examiner les dossiers de la police et du poursuivant tout simplement parce qu’une personne déclarée coupable a présenté une demande.

Le relevé d’un appel téléphonique le soir du meurtre, constituant une preuve à l’appui d’une défense d’alibi, constituait des renseignements auxquels avait accès le requérant et dont était au courant son avocat au moment du procès. Le requérant a eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause sur ce point. Il n’y a pas eu manquement à l’équité de la part du ministre relativement à ces renseignements.

La décision dans l’appel de dernière instance du requérant a été rendue avant l’établissement de la norme de divulgation par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Stinchcombe dans lequel la Cour a statué, relativement à un acte criminel, que le ministère public a l’obligation de divulguer à la défense tous les renseignements pertinents. Lorsque l’affaire d’une personne déclarée coupable n’est plus en cours, celle-ci ne peut chercher à faire rouvrir son dossier sur le fondement d’une décision ultérieure qui change le droit par rapport à ce qu’il était à l’époque de la déclaration de culpabilité. La procédure en vertu de l’article 690 est tout à fait distincte du procès et des appels du requérant. En conséquence, l’affaire du requérant n’était plus en cours à l’époque où le nouveau critère de divulgation est entré en vigueur. En ce qui concerne les « renseignements nouveaux » qui contredisaient apparemment le témoignage d’un témoin principal lors du procès, le ministre a conclu qu’ils ne constituaient pas une question nouvelle qui donnerait un fondement raisonnable de conclure à l’existence d’une erreur judiciaire. Toute décision du ministre de ne pas pousser son examen des dossiers de la police et du poursuivant relève du vaste pouvoir discrétionnaire qu’il possède en vertu de l’article 690 en matière d’« enquête ».

Puisque les mesures prises par le ministre en vertu de l’article 690 relèvent de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que les procédures ne sont pas une continuation du procès criminel, le requérant n’avait pas le droit de demander à la Cour de consulter les avis et les conseils reçus par le ministre, suivant une procédure analogue à celle que la Cour suit pour l’examen de documents relativement auxquels un privilège est revendiqué dans des procédures judiciaires, ou d’ordonner que lui soient communiqués ces avis ou conseils.

Le ministre s’est acquitté de son obligation d’agir équitablement. Il a procédé à un examen sérieux. Rien n’indique que la décision du ministre était fondée sur des renseignements qui n’étaient pas à la disposition du requérant. La divulgation faite au requérant et le nombre et l’étendue des arguments formulés par le requérant démontrent que le requérant a eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 690.

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 617.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Henry c. Canada (Ministre de la Justice) (1992), 54 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.); R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246; (1987), 38 D.L.R. (4th) 530; [1987] 4 W.W.R. 1; 33 C.C.C. (3d) 97; 56 C.R. (3d) 289; 75 N.R. 51; de Freitas v. Benny, [1976] A.C. 239 (P.C.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; (1991), 120 A.R. 161; [1992] 1 W.W.R. 97; 83 Alta. L.R. (2d) 93; 68 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 277; 130 N.R. 277; 8 W.A.C. 161.

DÉCISIONS CITÉES :

R. c. Thatcher (1986), 46 Sask. R. 241; [1986] 2 W.W.R. 97; 24 C.C.C. (3d) 449 (C.A.); conf. par [1987] 1 R.C.S. 652; (1987), 39 D.L.R. (4th) 275; [1987] 4 W.W.R. 193; 57 Sask. R. 113; 32 C.C.C. (3d) 481; 57 C.R. (3d) 97; 75 N.R. 198; Whitley v. United States of America (1994), 20 O.R. (3d) 794; 119 D.L.R. (4th) 693; 94 C.C.C. (3d) 99; 75 O.A.C. 100 (C.A.); États-Unis d’Amérique c. Whitley, [1996] 1 R.C.S. 467; (1996), 120 D.L.R. (4th) vii; 27 O.R. (3d) 96; Wilson and The Queen, Re (1987), 35 C.C.C. (3d) 316; 46 Man. R. (2d) 169; 30 C.R.R. 156 (C.A.); Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; (1992), 97 D.L.R. (4th) 577; 9 Admin. L.R. (2d) 1; 77 C.C.C. (3d) 65; 17 C.R. (4th) 161; 12 C.R.R. (2d) 77; 144 N.R. 327; 59 O.A.C. 241.

DEMANDE de contrôle judiciaire du rejet par le ministre de la Justice d’une demande de clémence faite, en vertu de l’article 690 du Code criminel, par une personne déclarée coupable de meurtre, sur le fondement que l’on n’a pas agi équitablement envers elle. Demande rejetée.

AVOCATS :

Hugh Harradence pour le requérant.

Mark Kindrachuk pour les intimés le procureur général du Canada et l’honorable Allan Rock.

Graeme G. Mitchell pour l’intimé le procureur général de la Saskatchewan.

PROCUREURS :

Harradence, Longworth, Logue & Harradence, Prince Albert, Saskatchewan, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour le procureur général du Canada et l’honorable Allan Rock, intimés.

Le ministère de la Justice (Saskatchewan), Constitutional Law Branch, Regina, pour le procureur général de la Saskatchewan.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein

LA QUESTION EN LITIGE

Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la question en litige porte sur l’ampleur de l’obligation du ministre d’agir équitablement envers le requérant dans une procédure en vertu de l’article 690 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46]. Il faut tout particulièrement examiner jusqu’à quel point le ministre est tenu de faire droit à la demande de divulgation de documents présentée par le requérant. L’article 690 dispose :

690. Sur une demande de clémence de la Couronne, faite par ou pour une personne qui a été condamnée à la suite de procédures sur un acte d’accusation ou qui a été condamnée à la détention préventive en vertu de la partie XXIV, le ministre de la Justice peut :

a) prescrire, au moyen d’une ordonnance écrite, un nouveau procès ou, dans le cas d’une personne condamnée à la détention préventive, une nouvelle audition devant tout tribunal qu’il juge approprié si, après enquête, il est convaincu que, dans les circonstances, un nouveau procès ou une nouvelle audition, selon le cas, devrait être prescrit;

b) à tout moment, renvoyer la cause devant la cour d’appel pour audition et décision comme s’il s’agissait d’un appel interjeté par la personne déclarée coupable ou par la personne condamnée à la détention préventive, selon le cas;

c) à tout moment, renvoyer devant la cour d’appel, pour connaître son opinion, toute question sur laquelle il désire son assistance, et la cour d’appel donne son opinion en conséquence.

LES FAITS

Le 6 novembre 1984, la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan a déclaré le requérant coupable du meurtre au premier degré de son épouse. Le 17 janvier 1986 [(1986), 46 Sask. R. 241], la Cour d’appel de la Saskatchewan a rejeté un appel; le 14 mai 1987, la Cour suprême du Canada a rejeté un appel [[1987] 1 R.C.S. 652]. Le 11 octobre 1989, le requérant a présenté une demande « de clémence » au ministre de la Justice en vertu de l’article 690 du Code criminel.

Le requérant a présenté au ministre un certain nombre d’observations. Les avocats du ministère de la Justice ont tenu une enquête, procédant notamment à un examen de transcriptions et d’autres documents et à un interrogatoire de témoins. Il a ensuite rédigé un « sommaire d’enquête » préliminaire dans lequel étaient résumés la preuve déposée au procès, les procédures d’appel, les documents fournis par le requérant et d’autres renseignements recueillis lors de l’enquête. Ce sommaire a ensuite été remis pour commentaires à l’avocat du requérant. Celui-ci a alors envoyé deux lettres au ministère de la Justice et déposé deux autres arguments pour le compte du requérant. On a corrigé les erreurs typographiques contenues dans le sommaire d’enquête et dressé une version finale du document.

Pour les fins de l’examen de la demande sur le fondement de l’article 690, le ministre de la Justice avait reçu le sommaire d’enquête, les observations présentées, les lettres du requérant ainsi que les avis et conseils juridiques préparés par l’avocat du ministère de la Justice. Le 14 avril 1994, le ministre a rendu sa décision par laquelle il rejetait la demande du requérant.

Le requérant demande maintenant un contrôle judiciaire de la décision du ministre pour le motif qu’on n’a pas agi équitablement envers lui. Il soutient d’une part, qu’il n’a pas obtenu pleine divulgation des renseignements qui se trouvaient dans les dossiers de la police ou du poursuivant, et d’autre part, que le ministre a fondé sa décision sur certains documents qui ne lui avaient pas été fournis. Il demande que lui soit divulgué tout document consulté par le ministre et ses fonctionnaires. Quant aux intimés, la preuve qu’ils ont présentée est que le requérant a reçu divulgation de tout document dont le ministre a tenu compte, sauf des avis et conseils juridiques.

COMPÉTENCE DE LA COUR EN MATIÈRE DE CONTRÔLE DES DÉCISIONS PRISES PAR LE MINISTRE EN VERTU DE L’ARTICLE 690

Depuis l’arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, de la Cour suprême du Canada, les décisions du cabinet prises en vertu de la prérogative royale sont assujetties au contrôle judiciaire aux fins de vérifier leur compatibilité avec la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. À la page 455, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a affirmé :

Je conviens avec le juge Wilson que les décisions du cabinet relèvent de l’al. 32(1)a) de la Charte et qu’elles sont donc assujetties au contrôle judiciaire et à l’examen des tribunaux aux fins de vérifier leur compatibilité avec la Constitution. Je ne doute pas que l’exécutif du gouvernement canadien ait l’obligation d’agir conformément aux préceptes de la Charte. Plus précisément, le cabinet a l’obligation d’agir de manière à respecter le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne et de manière à ne porter atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale[1].

Dans Henry c. Canada (Ministre de la Justice) (1992), 54 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.), le juge Reed a explicitement conclu que les décisions prises par le ministre en vertu de l’article 690 (alors l’article 617 [S.R.C. 1970, ch. C-34]) du Code criminel sont assujetties au contrôle judiciaire. En conséquence, il est incontestable que notre Cour a compétence pour effectuer un contrôle de la décision du ministre de la Justice.

L’ÉTENDUE DE L’OBLIGATION DU MINISTRE D’AGIR ÉQUITABLEMENT EN VERTU DE L’ARTICLE 690

Comme je l’ai déjà mentionné, la question en litige est de déterminer l’étendue de l’obligation d’agir équitablement qu’a le ministre en vertu de l’article 690. L’ampleur de cette obligation varie en fonction de la nature des procédures, des conséquences de la décision sur la personne concernée et des dispositions législatives applicables. (Voir Whitley v. United States of America (1994), 20 O.R. (3d) 794 (C.A.), aux pages 806 et 807, le juge Laskin de la Cour d’appel, confirmé en appel dans États-Unis d’Amérique c. Whitley, [1996] 1 R.C.S. 467.)

Nature des procédures et dispositions législatives applicables

L’article 690 du Code criminel codifie le pouvoir discrétionnaire du souverain relativement à un aspect de la prérogative royale de clémence et en délègue l’exercice au ministre de la Justice (voir Wilson and The Queen, Re (1987), 35 C.C.C. (3d) 316 (C.A. Man.), à la page 323, le juge Monnin, juge en chef du Manitoba). La nature de ce type de procédure est expliquée par lord Diplock dans de Freitas v. Benny, [1976] A.C. 239 (P.C.), à la page 247 :

[traduction] Sauf dans la mesure où elle peut avoir été modifiée par la Constitution, la nature juridique de l’exercice de la prérogative royale de clémence à Trinité et Tobago demeure la même qu’en Angleterre sous le régime de la common law. Et, en common law, cette prérogative a toujours uniquement relevé du pouvoir discrétionnaire du souverain qui, par convention constitutionnelle, l’exerce en Angleterre sur avis du secrétaire de l’Intérieur à qui Sa Majesté délègue son pouvoir discrétionnaire. La procédure de clémence ne fait pas l’objet de droits. Elle commence là où prennent fin ces droits. Une personne déclarée coupable n’a même pas sur le plan juridique le droit de faire examiner son dossier par le secrétaire de l’Intérieur dans le cadre de l’exercice de la prérogative de clémence. Lorsqu’il donne son avis au souverain, le secrétaire de l’Intérieur fait quelque chose que l’on qualifie souvent d’archétype d’acte purement discrétionnaire par opposition à l’exercice d’une fonction quasi judiciaire. [Je souligne.]

Bien que les observations de lord Diplock doivent maintenant être examinées au Canada dans le contexte de la Charte, elles offrent certaines directives relativement à la nature de la procédure. Sauf dans la mesure exigée par la Charte, les procédures en vertu de l’article 690 ne sont pas l’objet de droits. Une demande de clémence est présentée lorsqu’une personne déclarée coupable a épuisé ses recours pour faire valoir ses droits. En conséquence, bien que le ministre ait une obligation d’agir équitablement en vertu de la Charte, cette obligation doit être examinée en fonction du fait qu’il n’existe pas de litige en instance entre le ministère public et le requérant.

Le fait que la fonction du ministre de la Justice en vertu de l’article 690 constitue un « archétype d’acte de nature purement discrétionnaire » se manifeste dans la grande latitude accordée au ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Aucune disposition législative ne prévoit la façon dont le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire. Il n’y a pas d’exigence quant au type d’enquête auquel il doit procéder en vertu de l’article 690.

Par ailleurs, aucune règle de procédure n’a été établie. Il ne paraît pas exister de restriction quant au nombre de demandes qu’une personne déclarée coupable peut faire en vertu de l’article 690 ni quant au moment où elle doit le faire. De plus, il n’existe aucun appel contre la décision du ministre en vertu de cette disposition.

Conséquences de la décision sur le requérant

Une décision défavorable prise par le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 690 peut avoir pour résultat l’incarcération continue, voire perpétuelle, d’une personne déclarée coupable. C’est cette atteinte à la liberté qui engage les droits du requérant en vertu de l’article 7 de la Charte, et exige que le ministre agisse équitablement dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cependant, il importe de se rappeler, même dans le contexte de la Charte, que le requérant fait une demande de clémence. À cet égard, il n’existe pas de litige entre le requérant et le ministre, et le requérant a déjà bénéficié pleinement de la Charte dans les procédures judiciaires antérieures ayant abouti à la déclaration de culpabilité.

Ampleur de l’obligation du ministre

Compte tenu de la nature des procédures en vertu de l’article 690 et des conséquences pour l’intéressé, je suis d’avis que l’obligation du ministre d’agir équitablement en vertu de l’article 690 a une ampleur moindre que celle applicable aux procédures judiciaires. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 690, le ministre doit agir de bonne foi et procéder à un examen sérieux pourvu que la demande ne soit ni futile ni vexatoire. La personne déclarée coupable devrait avoir une possibilité raisonnable d’exposer sa cause. Cependant, les procédures en vertu de l’article 690 ne constituent pas un appel sur le fond. Il n’existe pas de droit général de divulgation de tout ce dont le ministre ou ses fonctionnaires ont tenu compte.

Les demandes sérieuses découleront habituellement de l’existence de certaines questions nouvelles susceptibles d’indiquer qu’il y a eu erreur judiciaire. Dans la mesure où l’enquête du ministre révèle l’existence de renseignements nouveaux, la personne déclarée coupable devrait recevoir une divulgation adéquate de ces renseignements. La façon dont le ministre divulgue ces nouveaux renseignements pertinents — qu’il remette les documents mêmes ou communique seulement l’essentiel des renseignements qu’il a obtenus — dépendra des circonstances de chaque affaire, compte tenu du droit d’une personne déclarée coupable d’avoir une possibilité raisonnable d’exposer sa cause.

À titre exceptionnel, lorsqu’il existe de nombreux renseignements nouveaux susceptibles de fournir un fondement raisonnable de conclure à une erreur judiciaire, le ministre peut juger nécessaire d’examiner des documents dans les dossiers de la police ou du poursuivant. Dans un tel cas, les documents ou tout au moins l’essentiel des documents que le ministre ou ses fonctionnaires examinent — lorsque le requérant n’en est pas déjà au courant — devraient lui être divulgués. Cependant, le ministre n’a aucune obligation générale d’examiner les dossiers de la police et du poursuivant tout simplement parce qu’une personne déclarée coupable a présenté une demande.

APPLICATION AUX FAITS EN L’ESPÈCE

En l’espèce, le requérant soulève trois points relativement auxquels il cherche à obtenir divulgation. Je les examinerai à tour de rôle.

1. Premièrement, il cherche à obtenir un relevé d’un appel téléphonique entre sa résidence de Moose Jaw et l’hôtel Sheraton Oasis de Palm Springs, en Californie, à 18 h 24, le 21 janvier 1983, le soir du meurtre. Le requérant allègue qu’il avait alors parlé à Lynne Dally (Mendell). Le meurtre s’est produit le soir en question, vers 18 h à Regina. De l’avis du requérant, cet appel prouve qu’il ne pouvait se trouver à Regina à 18 heures lors de la perpétration du meurtre.

Le requérant n’explique pas comment le relevé en question le placerait dans une meilleure position que les renseignements déjà en sa possession. La transcription du contre-interrogatoire de Lynne Dally (Mendell), en première instance, indique que l’avocat du requérant lui a posé des questions qui indiquaient qu’il était au courant de l’appel entre la résidence du requérant et l’hôtel Sheraton Oasis. Par ailleurs, rien n’indique que le requérant ne pouvait pas exiger, par voie d’assignation, la production du relevé téléphonique pertinent s’il jugeait qu’il serait utile.

En l’espèce, les renseignements demandés ne sont pas des renseignements nouveaux obtenus par le ministre dans le cadre de son enquête. En fait, ce sont des renseignements auxquels avait accès le requérant et dont était au courant son avocat au moment du procès. Je suis convaincu que le requérant a eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause sur ce point. Il n’y a pas eu manquement à l’équité de la part du ministre relativement à ces renseignements.

2. Le requérant fait état d’une déclaration qu’un dénommé Gary Anderson aurait faite à la police le 24 janvier ou le 26 janvier 1983, quelques jours après le meurtre. Cette déclaration soulève plus clairement que le relevé téléphonique la question de la divulgation des dossiers de la police et du poursuivant, auxquels le requérant n’a pas eu accès. Et ceci constitue le vrai fondement de sa revendication.

Le requérant soutient essentiellement qu’il devrait avoir droit de recevoir divulgation conformément à la norme formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, dans lequel la Cour a statué, relativement à un acte criminel, que le ministère public a l’obligation de divulguer à la défense tous les renseignements pertinents. Cependant, en l’espèce, les principes formulés dans Stinchcombe doivent être examinés compte tenu du fait que le requérant a déjà épuisé ses recours pour faire valoir ses droits à l’intérieur du système judiciaire. Le requérant a été régulièrement jugé et déclaré coupable en vertu des lois en vigueur à l’époque — à une époque où la norme de divulgation formulée dans Stinchcombe ne s’appliquait pas encore. (Le pourvoi du requérant devant la Cour suprême du Canada a été rejeté le 14 mai 1987; l’arrêt Stinchcombe a été rendu en 1991.)

Lorsque l’affaire d’une personne déclarée coupable n’est plus en cours, celle-ci ne peut chercher à faire rouvrir son dossier sur le fondement d’une décision ultérieure qui change le droit par rapport à ce qu’il était à l’époque de la déclaration de culpabilité. En ce qui concerne la réouverture d’un dossier, la Cour suprême a statué dans R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, à la page 257 :

Le critère qu’il faut appliquer est de savoir si l’affaire de l’accusé est toujours en cours … ce critère permet d’établir un équilibre entre [traduction] « le rêve très peu réaliste d’assurer une justice parfaite à tous ceux qui ont été déclarés coupables en vertu du précédent rejeté et la nécessité pratique d’un certain caractère définitif du processus en matière criminelle ». Il est de la plus haute importance qu’une instance criminelle ait un caractère définitif, mais l’application normale du principe de l’autorité de la chose jugée répond adéquatement à ce besoin. Une affaire jugée définitivement ne peut être soumise de nouveau aux tribunaux. Ainsi la personne reconnue coupable … ne sera pas en mesure de rouvrir son dossier à moins, bien entendu, que la déclaration de culpabilité ne soit pas définitive.

Comme je l’ai déjà mentionné, la procédure dont est saisi le ministre en vertu de l’article 690 n’est pas la poursuite du litige entre le ministère public et le requérant; elle est tout à fait distincte du procès et des appels du requérant. En conséquence, l’affaire du requérant n’était plus en cours à l’époque où le critère de divulgation formulé dans Stinchcombe est entré en vigueur. L’article 690 ne peut être utilisé par une personne déclarée coupable comme moyen de contourner l’arrêt Wigman[2].

Quant à savoir si le présent cas constitue une affaire exceptionnelle exigeant du ministre qu’il examine spécifiquement des renseignements se trouvant dans les dossiers de la police ou du poursuivant, il existait des « renseignements nouveaux » dont le ministre a tenu compte. En effet, il avait obtenu des « renseignements nouveaux » qui contredisaient apparemment le témoignage d’Anderson qui aurait été témoin principal lors du procès du requérant.

En ce qui concerne ces « renseignements nouveaux », le ministre indique dans ses motifs qu’il a soigneusement examiné les arguments relatifs aux renseignements obtenus de Calvin Smoker, Karen Naugler, Terry Chubb et Dan Doyle. Il a conclu que les déclarations de Calvin Smoker, malgré leur caractère récent, n’étaient ni dignes de foi ni compatibles avec les faits établis par les éléments de preuve dignes de foi. À son avis, les déclarations de Karen Naugler constituaient du ouï-dire non digne de foi, qui avait été contredit par l’auteur des propos. Pour ce qui est des déclarations de Terry Chubb, il a conclu qu’elles étaient erronées et non dignes de foi. Il a conclu que les déclarations de Dan Doyle ne constituaient pas des « renseignements nouveaux ». L’avocat du requérant était au courant avant le procès des déclarations de Doyle et il en avait obtenu divulgation conformément à la norme de divulgation en vigueur à l’époque.

Le ministre a conclu qu’aucun de ces renseignements ne constituait une question nouvelle qui donnerait un fondement raisonnable de conclure à l’existence d’une erreur judiciaire. Vu cette conclusion, toute décision du ministre de ne pas pousser son examen des dossiers de la police et du poursuivant — les déclarations d’Anderson — et d’en tenir compte relève du vaste pouvoir discrétionnaire qu’il possède en vertu de l’article 690 en matière d’« enquête ». Dans ces circonstances, le ministre n’a pas fait preuve de mauvaise foi ni manqué à une obligation du fait qu’il n’a pas permis la divulgation de la déclaration d’Anderson, si une telle déclaration existe dans les dossiers de la police ou du poursuivant.

3. Le requérant n’a pas reçu communication des avis et conseils juridiques que les avocats du ministère de la Justice ont fournis au ministre. Bien que le requérant ne cherche pas à obtenir les opinions juridiques fournies au ministre (ce qu’il ne pourrait apparemment pas obtenir en application de l’arrêt Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, à la page 663, le juge Cory), il est préoccupé par le fait que les conseils et les avis fournis au ministre contenaient peut-être d’autres renseignements factuels dont il estime avoir droit de recevoir communication.

Dans des procédures judiciaires, lorsqu’un litige vise à déterminer si des documents que l’on dit visés par un privilège sont en fait assujettis à ce privilège, il existe une procédure reconnue par laquelle la Cour peut examiner les documents et se prononcer sur le privilège revendiqué. Cependant, puisque les mesures prises par le ministre en vertu de l’article 690 du Code criminel relèvent de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que les procédures en l’espèce ne sont pas une continuation du procès criminel du requérant, je ne crois pas que la procédure s’applique aux procédures judiciaires en l’espèce. En conséquence, le requérant n’a pas le droit de demander à la Cour de consulter les avis et les conseils reçus par le ministre, suivant une procédure analogue à celle que la Cour suit pour l’examen de documents relativement auxquels un privilège est revendiqué dans des procédures judiciaires, ou d’ordonner que lui soient communiqués ces avis ou conseils.

CONCLUSION

En l’espèce, la preuve qui m’a été présentée indique que le ministre s’est amplement acquitté de son obligation d’agir équitablement envers le requérant. Il ressort de sa décision détaillée de 73 pages que le ministre a procédé à un examen sérieux. Rien n’indique que la décision du ministre était fondée sur des renseignements qui n’étaient pas à la disposition du requérant. La divulgation faite au requérant et le nombre et l’étendue des arguments formulés par le requérant démontrent que le requérant a eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.



[1] L’art. 7 de la Charte dispose que :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[2] Il vaut peut-être la peine de signaler que cette question ne se présentera probablement pas relativement à une déclaration de culpabilité prononcée après l’arrêt Stinchcombe vu l’obligation que le ministère public a maintenant de divulguer tous les renseignements pertinents dans les procédures criminelles. Par ailleurs, en vertu de Stinchcombe, le ministère public a une obligation continue de communiquer les renseignements nouveaux qu’il a obtenus (voir Stinchcombe, à la p. 343). La distinction en l’espèce est que le requérant cherche à utiliser l’arrêt Stinchcombe pour obtenir des renseignements anciens dans une demande de clémence en vertu de l’art. 690.

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