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[1997] 1 C.F. 911

T-1311-96

Le brigadier général Ernest B. Beno (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, l’honorable Robert Rutherford, commissaire, le procureur général du Canada, le major Barry Armstrong, le lcol Paul Morneault, le major Vincent J. Buonamici (intimés)

Répertorié : Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie) (1re inst.)*

Section de première instance, juge Campbell— Ottawa, 17 et 18 décembre 1996; Vancouver, 21 février 1997.

EnquêtesPartialitéObligation incombant aux commissaires d’agir équitablement envers le requérantLa Commission n’est pas compétente pour statuer sur la récusation de son présidentLes remarques négatives du président lors des auditions et d’autres occasions concernant la crédibilité du requérant ont démontré sa partialité.

Droit administratifContrôle judiciaireProhibitionPartialitéEnquête sur la SomalieObligation incombant aux commissaires d’agir équitablement envers le requérantLes remarques négatives du président lors des auditions et à d’autres occasions concernant la crédibilité du requérant ont démontré sa partialité.

Lors de l’audition des témoins, dans le cadre de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie, le requérant brigadier général Ernest B. Beno a été interrogé. Avant que la Commission entame l’audition des témoins, il s’était vu signifier un préavis lui faisant savoir que « les avocats des commissaires pourront enquêter sur certaines accusations ou allégations de faute pouvant aboutir à une conclusion défavorable susceptible de porter atteinte à votre réputation ». Alors que le requérant était interrogé devant les commissaires, le président de l’enquête, le juge Gilles Létourneau, J.C.A. (le commissaire) est intervenu pour poser des questions et, dans le cadre de cette intervention, a fait la remarque suivante : [traduction] « Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire et il ne vous servira à rien … »

Cette remarque a été suivie de commentaires faits à deux autres personnes, au mess des officiers de la caserne Currie, à Calgary, indiquant que le commissaire s’était fait une très mauvaise opinion de la crédibilité du bgén Beno. L’avocat du requérant a d’abord eu un entretien privé avec le commissaire afin de lui exposer ses préoccupations concernant un éventuel parti pris. Le commissaire a repoussé ces préoccupations. Par la suite, l’avocat a déposé une requête officielle devant la Commission, sollicitant de celle-ci une ordonnance déclarant le président inhabile à continuer d’agir à titre de commissaire de l’enquête ou, subsidiairement, inhabile à se prononcer sur les preuves touchant le comportement du requérant. La décision, signée par les trois commissaires, concluait à l’absence de tout parti pris susceptible d’entraîner une inhabilité, la requête étant, par conséquent, rejetée. Après le rejet de sa requête, le requérant a déposé une requête en annulation des motifs exposés par les commissaires, demande essentiellement fondée sur l’idée d’une violation du devoir d’équité envers le requérant, le commissaire ayant fait état, dans le cadre de cette décision, de son propre témoignage, non corroboré et non rendu sous la foi du serment, mais sur lequel sont en grande partie fondées les conclusions auxquelles sont parvenus les trois commissaires. Il a également déposé une requête en ordonnance interdisant au commissaire de continuer à siéger en tant que commissaire dans le cadre de l’enquête ou, subsidiairement, le déclarant inhabile à se prononcer sur les preuves concernant la conduite du requérant.

Jugement : la demande de prohibition doit être accueillie et le commissaire ne pourra prendre part, aux fins de l’enquête et du rapport final qui doit la clore, à aucune conclusion défavorable concernant le requérant.

Il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence effective d’un parti pris mais il faut, plutôt, s’attacher à l’apparence de partialité. Le critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur. Le critère à retenir dépend des fonctions exercées par la personne ayant pris la décision en cause. Lorsque se pose la question du parti pris, l’objectif principal du décideur juridictionnel est de protéger l’intégrité de l’institution. La position adoptée par un décideur sur une allégation de partialité n’est pas une « décision » pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Cependant, le plaideur peut porter la question du parti pris à un palier supérieur afin que le bien-fondé de la plainte puisse être évalué en toute indépendance et en toute objectivité. Si le décideur n’entend pas, devant l’autorité supérieure, se placer dans la même situation que la personne lui reprochant son parti pris, c’est-à-dire en soumettant une preuve par affidavit, il y aura lieu de considérer que les faits mentionnés par la personne invoquant le parti pris ne sont pas contestés.

La Cour estime fondée la remarque incidente du juge Cullen dans Beno c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1996] A.C.F. no 1129 (1re inst.) (QL), selon laquelle « Nous sommes plutôt d’avis que la Commission n’avait pas compétence pour se prononcer sur la récusation de son président ». Comment un tribunal pourrait-il se prononcer sur une requête en récusation déposée à l’encontre d’un de ses membres, si l’intéressé doit lui-même prendre part à la décision alors qu’il s’est déjà prononcé sur la question? Le fait d’avoir à se prononcer avec une apparente partialité sur une demande invoquant l’apparence de partialité me semble exclure toute compétence pour trancher.

Par ailleurs, la Commission n’aurait pas dû être saisie de la requête, car ce n’était pas elle qui, en droit, était compétente pour dire si le commissaire devrait être déclaré inhabile à faire telle ou telle chose. La Commission n’a pas le pouvoir d’émettre un bref de prérogative. Seul est compétent pour « écarter » le commissaire, un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale agissant au moyen d’une ordonnance de prohibition émise en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. La décision rendue par les commissaires est donc sans valeur juridique. Par conséquent, il n’existe, au plan du droit, aucune décision qu’il conviendrait d’annuler ou d’infirmer. Le témoignage que le commissaire prétendait rendre par l’intermédiaire de la décision en question est donc irrecevable.

Dans cette affaire, il convient de retenir la définition suivante de la partialité : « On entend par partialité l’attitude ou la disposition d’esprit que le commissaire Létourneau a manifestée envers le bgén Beno, disposition d’esprit qui porterait ou qui serait perçue comme portant le commissaire Létourneau à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno conformément à l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises ».

Il semble que la remarque faite par le commissaire à l’audition au sujet de la « tergiversation » découlait de sa mauvaise compréhension de l’objet des questions posées au requérant à ce moment-là et du fait que le requérant prenait au mot les questions. Il ressort clairement d’une lecture attentive des questions que le requérant prenait alors au mot les questions qui lui étaient posées, comme il l’a fait tout au long de son interrogatoire. Le commissaire a dit à deux autres personnes, au mess des officiers de la caserne Currie, à Calgary, qu’il estimait que le bgén Beno n’avait pas répondu franchement et que le bgén Beno tentait peut-être de dissimuler quelque chose. Lors de l’entretien privé, le commissaire a confirmé que c’était de cette manière-là qu’il avait perçu la chose.

L’obligation du commissaire d’agir équitablement découle de la Loi sur les enquêtes et des Règles de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie. En l’espèce, la décision de la Cour quant au critère à retenir pour cerner l’obligation qui incombe aux commissaires d’agir équitablement envers le bgén Beno dépend de la manière dont on caractérise la nature et certaines fonctions de l’Enquête, et notamment de celles qui s’exercent envers lui. Ainsi, en raison de sa nature même, qui est d’établir l’exactitude des faits, l’Enquête comporte une fonction analogue au procès en ce qui concerne les personnes à qui l’on reconnaît la qualité de participants et à qui l’on transmet un préavis conformément à l’article 13. La personne dont les agissements font l’objet d’une enquête conformément au préavis transmis en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes va être mise en procès par l’opinion publique et, de plus, les résultats de ce procès peuvent, tout autant qu’une condamnation pénale, ternir une réputation. Les commissaires exercent donc une fonction « quasi judiciaire » à l’égard des personnes à qui a été reconnue la qualité de participants et à qui a été signifié un préavis au titre de l’article 13, et le contenu même de l’obligation d’agir envers eux de manière équitable doit tenir compte de cette fonction. C’est dire que la teneur de cette obligation doit intégrer les aspects essentiels de la procédure judiciaire, y compris le critère applicable en matière de partialité. Le critère applicable en l’espèce est le suivant : un observateur relativement bien renseigné pourrait-il raisonnablement percevoir chez le commissaire Létourneau une attitude ou disposition d’esprit envers le bgén Beno qui porterait le commissaire Létourneau, ou qui serait perçue comme le portant à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises?

Pour être raisonnablement bien informé, l’observateur doit connaître et comprendre les présents motifs. Mais, pour pouvoir se prononcer sur le comportement que le commissaire Létourneau a eu vis-à-vis le bgén Beno, l’observateur devra également être informé des critères applicables aux décisions prises dans le cadre d’une procédure judiciaire et de ce que l’on peut attendre du commissaire Létourneau à cet égard. La question cruciale est de savoir si le juge est apte et disposé à faire abstraction de ses idées préconçues et à ne pas les laisser l’influencer dans l’exercice de ses fonctions judiciaires. Si un juge arbore envers les membres d’un groupe donné, en l’occurrence, les soldats occupant un grade élevé dans la hiérarchie militaire canadienne, une attitude négative ou soupçonneuse, et s’il ne parvient pas à restreindre cette attitude, le juge se « laissera influencer » par une idée préconçue qui peut devenir un parti pris faisant obstacle au bon exercice de sa fonction.

En l’espèce, un observateur penserait avec raison que cette remarque parfaitement irrespectueuse au sujet de la « tergiversation » témoigne de l’opinion que le commissaire s’était faite concernant la crédibilité du requérant n’était pas confirmée par le témoignage de celui-ci. Un observateur conclurait avec raison que ce soupçon constituait une idée préconçue, par laquelle on s’est laissé influencer. En outre, un observateur pourrait raisonnablement conclure que le commissaire était réellement convaincu de ce qu’il a dit aux deux autres personnes, c’est-à-dire que le requérant « n’avait pas répondu franchement » et que « il semblait cacher quelque chose ». Par ailleurs, la conclusion la plus directe qu’un observateur tirerait des propos tenus par le commissaire lors de l’entretien privé est que celui-ci tenait fermement aux opinions qu’il avait exprimées aux deux autres personnes, et qu’il savait pertinemment que la remarque qu’il avait faite provenait d’un soupçon qu’il entretenait, de manière générale, à l’égard du requérant et de son témoignage. Selon la démarche qu’adopterait sans doute l’observateur, chacun de ces événements s’ajouterait à l’événement précédent et renforcerait les préoccupations et interrogations concernant la remarque à propos de la « tergiversation », aboutissant à cette crainte de se prononcer dont témoignent les déclarations faites aux deux autres personnes, puis à la certitude que la conviction du commissaire s’était déjà formée, comme en témoignent les propos tenus lors de l’entretien privé. Un observateur considérerait que cette accumulation de propos défavorables constitue un problème sérieux étant donné que l’enquête n’était pas encore terminée. Non seulement faut-il que la preuve soit examinée dans son ensemble, mais encore faut-il, avant de prendre une décision, entendre l’argumentation des parties. C’est dire que l’opinion défavorable déjà formée désavantage injustement le bgén Beno, et cela de manière peut-être irrémédiable.

La Cour n’a aucun doute qu’un observateur dirait que, compte tenu de l’opinion défavorable, injustifiée et bien arrêtée, que le commissaire a exprimée concernant la crédibilité du bgén Beno, ce dernier n’a pas été traité de manière équitable par le commissaire et ne le serait sans doute pas à l’avenir. Ainsi, vu l’ensemble de la preuve qui a été produite, un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir, chez le commissaire, une attitude ou disposition d’esprit envers le requérant qui porterait, ou qui serait perçue comme portant le commissaire à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises.

Le commissaire a, à l’égard du bgén Beno, fait preuve d’une partialité susceptible de justifier sa récusation. La Cour enjoint donc au commissaire de ne prendre part, aux fins de l’enquête et du rapport final qui doit la clore, à aucune conclusion défavorable touchant directement ou indirectement les accusations ou allégations visées dans le préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, art. 12, 13.

Règles de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1603 (édictée par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 15).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Calgary General Hospital v. United Nurses of Alberta, Local One, England, Post and Mearns (1983), 50 A.R. 250; 5 D.L.R. (4th) 54; 29 Alta. L.R. (2d) 3; 6 Admin. L.R. 80; 84 CLLC 14,032 (C.A.); Metropolitan Properties Co. (F.G.C.) Ltd. v. Lannon, [1969] 1 Q.B. 577 (C.A.); Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241; Duncan, Re, [1958] R.C.S. 41; (1957), 11 D.L.R. (2d) 616; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Spence v. Spence and Prince Albert Board of Public Commissioners (1987), 53 Sask. R. 35; 25 Admin. L.R. 90 (C.A.); Beno c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1996] A.C.F. no 1493 (C.A.) (QL) (en ce qui concerne l’absence de compétence de la Commission); Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181; (1987), 41 D.L.R. (4th) 429; 24 Admin. L.R. 91; 74 N.R. 33; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; (1995), 31 Admin. L.R. (2d) 261; 39 C.R. (4th) 141; 180 N.R. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814; (1977), 1 A.R. 1; 67 D.L.R. (3d) 559; [1976] 4 W.W.R. 712; 9 N.R. 383; conf. Ringrose and College of Physicians & Surgeons of Alberta, Re (1975), 52 D.L.R. (3d) 584; [1975] 4 W.W.R. 43 (C.A. Alb.); Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; (1990), 69 D.L.R. (4th) 489; [1990] 3 W.W.R. 289; 83 Sask. R. 81; 43 Admin. L.R. 157; 30 C.C.E.L. 237; 90 CLLC 14,010; 106 N.R. 17.

DÉCISIONS CITÉES :

Dimes v. Grand Junction Canal (Proprietor of) (1852), 10 E.R. 301 (H.L.); Regina v. East Kerrier Justices. Ex parte Mundy, [1952] 2 Q.B. 719; Beno c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1996] A.C.F. no 1129 (1re inst.) (QL); Okyere-Akosah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 157 N.R. 387 (C.A.F.); Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (1980), 31 N.R. 34 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (1993), 107 D.L.R. (4th) 424; 21 Imm. L.R. (2d) 221; 159 N.R. 210 (C.A.); Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199; 130 N.R. 236 (C.A.F.); Lahay v. Brown, [1958] R.C.S. 240; (1958), 12 D.L.R. (2d) 785.

DOCTRINE

Black’s Law Dictionary, 6th ed. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1990. « bias ».

Canadian Law Dictionary. Toronto : Law and Business Publications (Canada), 1980. « bias ».

Conseil canadien de la magistrature. Rapport du Conseil canadien de la magistrature au ministre de la Justice du Canada aux termes du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges relativement à la conduite de M. le juge Jean Bienvenue de la Cour supérieure du Québec dans la cause La Reine c. T. Théberge, 1er octobre 1996.

Greenspan, Edward L. « The Royal Commission : History, Powers and Functions, and the Role of Counsel » dans F.R. Moskoff. Administrative Tribunals : A Practice Handbook for Legal Counsel. Aurora, Ont. : Canada Law Book Inc., 1989.

Sopinka, J. « The Role of Commission Counsel » dans A. Paul Pross et al., éds. Commissions of Inquiry. Toronto : Carswell, 1990.

Wilson, J. O. A Book for Judges. Ottawa : Minister of Supply and Services, 1980.

DEMANDE de contrôle judiciaire visant à obtenir la récusation, pour cause de partialité, du président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie. Demande accueillie.

AVOCATS :

J. Bruce Carr-Harris, Lawrence A. Elliot pour le requérant.

Raynold Langlois, c.r., Eve-Stéphanie Sauvé pour les intimés, Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, et Robert Rutherford, commissaire.

Yvonne E. Milosevic pour l’intimé, le procureur général du Canada.

Graham E. S. Jones pour l’intimé, le lcol Paul Morneault.

Ronald D. Lunau pour l’intimé, le major Vincent J. Buonamici.

PROCUREURS :

Scott & Aylen, Ottawa, pour le requérant.

Langlois Robert, Montréal, pour les intimés, Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, et Robert Rutherford, commissaire.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé, le procureur général du Canada.

Shields & Hunt, Ottawa, pour l’intimé, le lcol. Paul Morneault.

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les intimés, le major Barry Armstrong et le major Vincent J. Buonamici.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Campbell :

I

EXPOSÉ CHRONOLOGIQUE DES FAITS

Le 30 janvier 1996, le brigadier général Ernest B. Beno[1] était en train d’être interrogé devant les commissaires de l’Enquête sur la Somalie[2]. Alors que le bgén Beno expliquait la part qu’il avait prise à la sélection des militaires devant constituer le contingent canadien envoyé en mission, le président de l’enquête, monsieur le juge Gilles Létourneau, de la Section d’appel de la Cour fédérale du Canada[3] est intervenu pour, lui aussi, poser des questions et, dans le cadre de cette intervention, a fait la remarque suivante :

[traduction] Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire et il ne vous servira à rien …

Cette remarque a déclenché une série d’événements aboutissant à la présente demande de prohibition tendant à la récusation du commissaire Létourneau pour cause de partialité. Un élément essentiel de la préoccupation manifestée à cet égard par le bgén Beno est le fait que vers le 25 septembre 1995, avant que la Commission entame l’audition des témoins, il s’est vu signifier un préavis conformément à l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Ce préavis lui faisait notamment savoir que :

[traduction] Lors de l’audition des témoins, sur les fautes ou les carences dans la manière dont vous vous êtes acquitté de vos devoirs militaires, de vos actions ou du rôle que vous avez joué, les avocats des commissaires pourront enquêter sur certaines accusations ou allégations de faute pouvant aboutir à une conclusion défavorable susceptible de porter atteinte à votre réputation …

Le 3 février 1996, le bgén Beno a reçu un appui moral sous forme d’un appel téléphonique du colonel-commandant Frederic Mariage[4], sous les ordres duquel le bgén Beno avait servi auparavant, et qui se disait fort préoccupé par le traitement que le commissaire Létourneau avait réservé au bgén Beno, ajoutant qu’il entendait s’en ouvrir directement au commissaire. Le 7 février 1996, M. Mariage a téléphoné au bgén Beno pour lui dire qu’il était parvenu à s’entretenir de manière informelle avec le commissaire Létourneau le jour précédent, à Calgary et, en réponse aux préoccupations qu’il avait exprimées au commissaire Létourneau, celui-ci lui avait répondu en émettant une opinion sur le témoignage du bgén Beno[5]. Selon M. Mariage, le commissaire Létourneau s’était fait une très mauvaise opinion de la crédibilité du bgén Beno.

Vu la teneur du message transmis par M. Mariage, l’avocat du bgén Beno a sollicité un entretien privé avec les commissaires afin de leur exposer ses préoccupations à l’égard de ce qu’avait rapporté M. Mariage. La rencontre a eu lieu le 12 février 1996 en présence des trois commissaires, de MM. David Scott et Bruce Carr-Harris représentant le bgén Beno, et de M. Stanley Cohen, secrétaire de la Commission. Les avocats du bgén Beno ont, à cette occasion, exposé au commissaire Létourneau l’inquiétude que suscitait chez eux les propos proférés à l’audience du 30 janvier, mais ont, en plus, vigoureusement protesté contre le commentaire que le commissaire Létourneau avait fait à M. Mariage le 6 février, l’effet cumulatif des propos recueillis à ces deux occasions donnant l’impression que le commissaire Létourneau avait déjà, à tort, arrêté son opinion quant à la crédibilité du bgén Beno. Ce qui a été dit alors au commissaire Létourneau, et la réponse qu’a apportée celui-ci, seront exposés plus bas de manière détaillée, mais l’on peut, je crois, dire que lors de cette rencontre, le commissaire Létourneau a repoussé les préoccupations exprimées par les deux avocats concernant un éventuel parti pris.

Cette fin de non-recevoir est à l’origine de la présente action contestant la capacité du commissaire Létourneau pour juger le bgén Beno. La préoccupation exprimée à cet égard par le bgén Beno repose sur l’idée que l’opinion ouvertement exprimée par le commissaire Létourneau à des collègues officiers du bgén Beno dans les dix jours suivant la remarque sur la « tergiversation » est l’indice d’un parti pris, et que le commissaire Létourneau n’est donc plus en mesure d’évaluer avec impartialité le témoignage du bgén Beno, et par voie de conséquence sa conduite.

Dans le cadre de cette action en récusation, les avocats du bgén Beno ont d’abord déposé une requête officielle devant la Commission, sollicitant de celle-ci une ordonnance déclarant le président inhabile à continuer d’agir à titre de commissaire de l’Enquête ou, subsidiairement, inhabile à se prononcer sur les preuves touchant le comportement du bgén Beno. La requête a été entendue le 19 avril 1996, la décision à l’égard de celle-ci étant rendue le 7 mai 1996. La décision, signée par les trois commissaires, concluait à l’absence de tout parti pris susceptible d’entraîner une inhabilité, la requête étant, par conséquent, rejetée. Cette décision citait de longs passages de la version des faits retenue par le commissaire Létourneau, version qui contredit sur des points importants les éléments de preuve présentés par le bgén Beno.

Après le rejet de la requête déposée devant la commission, le bgén Beno a introduit la présente action à double volet sous forme d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)]. Le premier volet consiste en une requête en annulation des motifs exposés par les commissaires le 7 mai, demande essentiellement fondée sur l’idée d’une violation du devoir d’équité envers le bgén Beno, le commissaire Létourneau ayant fait état, dans le cadre de cette décision de la Commission, de son propre témoignage, non corroboré et non rendu sous la foi du serment, mais sur lequel sont en grande partie fondées les conclusions auxquelles sont parvenus les trois commissaires. Le second volet est une requête en ordonnance interdisant au commissaire Létourneau de continuer à siéger en tant que commissaire dans le cadre de l’enquête ou, subsidiairement, le déclarant inhabile à se prononcer sur les preuves concernant la conduite du bgén Beno.

La question de la pertinence des motifs exposés le 7 mai par les commissaires, sera tranchée en premier, car si ces motifs sont pertinents au regard de la demande de prohibition, ils contiennent aussi le témoignage du commissaire Létourneau, témoignage qui, dans le cadre de la demande de prohibition, doit être examiné en même temps que le témoignage du bgén Beno.

Quelle est la question essentielle à trancher dans le cadre de la demande de prohibition?

Cette question est la suivante : le commissaire Létourneau a-t-il, à l’égard du bgén Beno, fait preuve d’une partialité susceptible de justifier sa récusation?

II

LE DROIT ET LA PROCÉDURE APPLICABLE

EN MATIÈRE DE PARTIALITÉ

A.        Qu’entend-on par partialité dans un contexte judiciaire?

L’axiome latin nemo judex in causa sua debet esse se traduit par « nul ne doit être juge en sa propre cause[6] » et c’est à partir de ce principe que ce sont développées les règles en matière de partialité ou de parti pris. Selon le Canadian Law Dictionary[7], on entend par « partialité » :

[traduction] … tout ce qui porterait ou donnerait l’impression de porter quelqu’un occupant des fonctions judiciaires à se fonder dans son jugement sur des considérations autres que celles qui découlent de la preuve[8].

Le Black’s Law Dictionary[9] cerne de plus près la notion :

[traduction] Inclination; tendance; prévention; opinion préconçue; prédisposition à trancher une cause ou une question d’une manière donnée, qui ne laisse pas l’esprit parfaitement ouvert à la persuasion. Pencher d’un côté. État d’esprit qui influence le jugement et qui fait que le juge n’est pas capable, dans une affaire donnée, d’exercer avec impartialité sa fonction judiciaire. Tel qu’utilisé en droit pour décider de l’inhabilité d’un juge, ce mot s’entend d’une attitude ou disposition d’esprit que le juge entretiendrait envers l’une des parties au litige, et non pas des opinions qu’il pourrait avoir sur l’objet même du litige.

Malgré l’importance de ce concept en droit administratif, peu de jugements ont cherché à en cerner la définition. Le juge Stevenson, de la Cour d’appel de l’Alberta, a cependant, dans l’affaire Calgary General Hospital v. United Nurses of Alberta, Local One, England, Post and Mearns (1983), 50 A.R. 250 (C.A.), à la page 254, ajouté cette précision :

[traduction] L’expression « parti pris » s’applique à tout un éventail de motifs de récusation, allant de la partialité jusqu’à la corruption. Appliqué aux personnes exerçant des fonctions judiciaires, le critère de récusation est non seulement l’existence d’un parti pris effectif mais également la simple présence d’une crainte raisonnable de partialité.

B.        Quels critères retenir pour conclure à l’existence d’un parti pris?

Un exposé qui sert de fondement à la position judiciaire en matière de parti pris se trouve dans ce passage tiré du jugement rendu par lord Denning, M.R. dans l’affaire Metropolitan Properties Co. (F.G.C.) Ltd. v. Lannon, [1969] 1 Q.B. 577 (C.A.), à la page 599 :

[traduction] … pour dire s’il y avait vraisemblablement parti pris, la Cour ne va pas examiner l’esprit du juge ou du président du tribunal, enfin, de la personne exerçant telle ou telle fonction judiciaire. La Cour ne se demande pas s’il est effectivement vraisemblable que l’intéressé avantagera ou a de fait avantagé une partie aux dépens de l’autre. La Cour s’intéresse à l’impression que pourrait en retirer autrui. Même si le juge était on ne peut plus impartial, dans la mesure où des personnes raisonnables estiment que, compte tenu des circonstances, il y a de bonnes chances qu’il fasse preuve de partialité, il ne doit pas siéger. S’il siège, sa décision ne pourra pas être maintenue … Cela dit, il faut pour cela que l’on perçoive de fortes chances de parti pris … Il faut que les circonstances soient telles qu’une personne raisonnable estime qu’il est probable ou vraisemblable que le juge ou le président sera porté à avantager, ou avantage effectivement et injustement l’une des parties aux dépens de l’autre. La Cour ne cherchera pas à savoir si le juge a effectivement et indûment avantagé l’une des parties. Il suffit que des personnes raisonnables puissent estimer qu’il en a été ainsi. La raison de cela est évidente. La justice repose sur la confiance—et la confiance est sapée lorsque des personnes raisonnables en retirent l’impression que « le juge a fait preuve de partialité ».

La Cour suprême du Canada a retenu les points sur lesquels lord Denning avait insisté, à savoir qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence effective d’un parti pris mais qu’il faut, plutôt, s’attacher à l’apparence de partialité. Dans l’arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, le juge Cory a estimé qu’une simple apparence de partialité justifiait la récusation du membre d’un tribunal. Il déclare, à la page 636 :

L’obligation d’agir équitablement comprend celle d’assurer aux parties l’équité procédurale, qui ne peut tout simplement pas exister s’il y a partialité de la part d’un décideur. Il est évidemment impossible de déterminer exactement l’état d’esprit d’une personne qui a rendu une décision d’une commission administrative. C’est pourquoi les cours de justice ont adopté le point de vue que l’apparence d’impartialité constitue en soi un élément essentiel de l’équité procédurale. Pour assurer l’équité, la conduite des membres des tribunaux administratifs est appréciée par rapport au critère de la crainte raisonnable de partialité. Ce critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur. [Non souligné dans l’original.]

Puis, il ajoute, à la page 645 :

… du moment que la crainte raisonnable de partialité est établie, une audience équitable ou l’équité procédurale sont impossibles.

Dans l’affaire Newfoundland Telephone, à la page 638, le juge Cory a estimé que le critère à retenir dépend des fonctions exercées par la personne ayant pris la décision en cause.

De toute évidence, il existe une grande diversité de commissions administratives. Celles qui remplissent des fonctions essentiellement juridictionnelles devront respecter la norme applicable aux cours de justice. C’est-à-dire que la conduite des membres de la commission ne doit susciter aucune crainte raisonnable de partialité relativement à leur décision. À l’autre extrémité se trouvent les commissions dont les membres sont élus par le public. C’est le cas notamment de celles qui s’occupent de questions d’urbanisme et d’aménagement, dont les membres sont des conseillers municipaux. Pour ces commissions, la norme est nettement moins sévère. La partie qui conteste l’habilité des membres ne peut en obtenir la récusation que si elle établit que l’affaire a été préjugée au point de rendre vain tout argument contraire. Les commissions administratives qui s’occupent de questions de principe sont dans une large mesure assimilables à celles composées de conseillers municipaux en ce sens que l’application stricte du critère de la crainte raisonnable de partialité risquerait de miner le rôle que leur a précisément confié le législateur.

C.        Quel est l’objectif principal lorsqu’il s’agit de se prononcer sur une question de parti pris?

Dans l’affaire Duncan, Re, [1958] R.C.S. 41, la Cour suprême du Canada a apporté des précisions importantes sur ce point. L’arrêt Duncan, Re a confirmé que l’avocat Lewis Duncan s’était effectivement rendu coupable d’un outrage au tribunal en raison d’un argument qu’il avait développé lors d’une audience de la Cour d’appel dans l’affaire Lahay v. Brown [[1958] R.C.S. 240]. Me Duncan avait, en effet, déclaré [à la page 42] :

[traduction] J’estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de voir le juge Locke siéger en cet appel. L’intérêt de mon client et mon intérêt personnel exigeraient que monsieur le juge Locke se récuse.

Dans l’arrêt Duncan, Re, le juge en chef Kerwin, qui devait confirmer l’outrage, a ainsi exposé les faits de la cause, aux pages 42 et 43 :

[traduction] Le 18 novembre, lorsque ce propos a été tenu, le juge Locke a répondu : « Pourquoi, pour quelle raison? », et Me Duncan s’est refusé à citer un motif. Le juge en chef a alors demandé à Me Duncan : « Est-ce tout ce que vous avez à dire? », auquel on lui a simplement répondu « Oui ». Personne n’a laissé entendre que le juge Locke n’avait jamais eu un intérêt dans l’appel interjeté dans l’affaire Lahay v. Brown , ou qu’il connaissait l’une des parties ou l’un des témoins, ou qu’il éprouvait de l’animosité à l’égard de Me Duncan personnellement.

Le 18 novembre, ayant repris l’audience après une suspension, le juge en chef déclara :

La Cour a examiné la situation inhabituelle qui était survenue. Aucun d’entre nous ne sait pourquoi ont été tenus, plus tôt ce matin, ces propos surprenants, et aucun motif n’a été avancé. La Cour entend donc continuer.

Le juge Locke a alors déclaré :

Mais j’ai, pour ma part, quelque chose à dire. Me Duncan, je ne vous connais pas. De toute ma vie je n’ai jamais eu affaire à vous. Je n’éprouve aucune espèce de sentiment à votre égard. Je ne sais rien de l’affaire dont nous sommes saisis, mais puisque vous avez choisi de prendre cette position, je décide de ne pas siéger en cette affaire. Je me retire.

Il convenait, aux yeux de la Cour, que les parties à l’appel n’aient pas à souffrir de ce qui s’était produit et, par conséquent, l’audition de l’appel s’est poursuivie, le juge Locke étant remplacé par un autre membre de la Cour.

L’exemple de ce que le juge Locke a fait il y a quarante ans montre que, lorsque se pose la question du parti pris, l’objectif principal du juge, de quelque tribunal que ce soit, est de protéger l’intégrité de l’institution. Plus près de nous, le juge en chef Laskin a insisté sur ce principe dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 391 :

Cette Cour en définissant ainsi le critère la crainte raisonnable de partialité, comme dans l’arrêt Ghirardosi c. Le Ministre de la Voirie de la Colombie-Britannique, et aussi dans l’arrêt Blanchette c. C.I.S. Ltd. … reprenait simplement ce que le juge Rand disait dans l’arrêt Szilard c. Szasz … en parlant de [traduction] « la probabilité ou la crainte raisonnable de partialité dans l’appréciation où le jugement, quelque involontaire qu’elle soit ». Ce critère se fonde sur la préoccupation constante qu’il ne faut pas que le public puisse douter de l’impartialité des organismes ayant un pouvoir décisionnel … [Non souligné dans l’original.] [Les notes infrapaginales n’ont pas été reprises.]

Dans l’affaire Spence v. Spence and Prince Albert Board of Public Commissioners (1987), 53 Sask. R. 35, à la page 42, la Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé que la confiance nécessaire relève de la perception :

[traduction] Les considérations d’ordre public qui exigent que la justice soit en évidence attachent une grande importance à la perception. Il suffit que l’on discerne une crainte raisonnable de parti pris …

D.        Comment procéder lorsqu’est soulevée la question du parti pris?

Après avoir examiné les exposés détaillés des faits et du droit, après avoir assisté aux plaidoiries et eu l’occasion d’analyser les thèses respectives des parties, j’estime qu’on a consacré, de façon tout à fait improductive, beaucoup de temps et d’énergie à un élément du dossier qui est secondaire par rapport à la question à trancher.

Une grande partie de ce que j’ai lu et de ce que j’ai entendu porte sur le point de savoir si la décision des commissaires, en date du 7 mai, rejetant la thèse du parti pris invoquée devant eux lors de l’audience du 19 avril, était régulière au sens où l’entend le droit administratif. Pour les motifs ci-après exposés, j’estime que cet exercice était superflu. Les arguments développés devant moi ne portaient pas vraiment sur la question et si j’ai, dans un premier temps, envisagé de convoquer à nouveau les parties pour remédier à cela, j’ai décidé que ce n’est guère possible étant donné le besoin de rendre promptement ce jugement.

Aucun précédent ne fixe nettement la procédure à suivre pour soulever devant un décideur la question du parti pris. J’estime, cependant, qu’en élargissant l’approche retenue dans Duncan, Re, on obtient de précieuses indications à cet égard.

Il est évident que lorsque quelqu’un qui prend part à une procédure juridictionnelle estime que la personne chargée de trancher manifeste à son égard un parti pris défavorable, il y a lieu de porter cette inquiétude à l’attention du décideur en question. Normalement, dans le cadre d’un procès, aucune procédure formelle n’est prévue à cet égard et il suffit de soulever la question devant le décideur et de lui demander de se retirer du dossier. On imagine aisément, parmi les motifs pouvant être invoqués, le fait que le décideur en question connaisse personnellement l’un des plaideurs ou l’un des témoins principaux, qu’il ait eu affaire à l’un des plaideurs dans le cadre d’une autre instance ou qu’il ait dit ou fait quelque chose qui porterait l’un des plaideurs à penser qu’il ne lui sera pas possible de faire entendre sa cause de manière impartiale.

Une fois posée la question du parti pris, c’est au décideur qu’il appartient de voir s’il se retirera du dossier comme on lui demande de le faire. Le juge Locke n’a eu aucun mal à décider, au vu d’un motif pourtant extrêmement mince, de protéger l’intégrité de l’institution. La pratique suivie en matière de procès démontre, me semble-t-il, que lorsqu’on soulève devant un décideur la question du parti pris, qu’on le fait avec un minimum de sérieux et qu’on est donc effectivement en mesure de jeter un doute, le décideur choisira normalement de faire comme a fait le juge Locke. Peut-être que l’hésitation à procéder ainsi provient de la crainte de nuire à la bonne marche de l’affaire. Mais ce souci est généralement réglé en s’attachant au risque plus grand encore que fait courir à l’action, et à l’image de la justice, la possibilité de voir infirmer la décision en raison d’un parti pris dont on était conscient dès le départ.

Je ne considère pas la position adoptée par un décideur comme une « décision » pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Ce n’est que l’expression d’une opinion permettant aux parties de voir s’il leur faut faire d’autres efforts pour voir si le décideur en question est parvenu à la conclusion qui convenait.

C’est-à-dire que si le décideur n’entend pas se retirer, le simple bon sens ordonne que le plaideur puisse porter la question du parti pris à un palier supérieur afin que le bien-fondé de la plainte puisse être évalué en toute indépendance et en toute objectivité. Si l’autorité supérieure décide que c’est à raison qu’a été soulevée la question du parti pris, le décideur pourra se voir interdire de siéger en l’affaire.

Étant donné que nous devons tous répondre de nos actions devant quelqu’un, lorsqu’est soulevée la question du parti pris, tous les intéressés doivent être en mesure de justifier ce qu’ils avancent. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Duncan, Re, le juge Locke s’est retiré après qu’eut été soulevée la question du parti pris, mais Me Duncan a néanmoins dû répondre de ce qu’il avait affirmé et on l’a déclaré coupable d’outrage à la cour de ce qu’il avait soulevé la question sans justification. Si le juge Locke avait refusé de se retirer, je pense qu’il aurait lui aussi eu à répondre de sa décision. La question est donc de savoir devant qui l’on doit répondre et quels sont les motifs pouvant être invoqués.

Je ne me suis pas attaché à savoir quelle aurait été, en ce qui concerne le juge Locke, l’autorité supérieure, mais il est sans doute exact de dire qu’aucun membre de la magistrature, même un juge de la Cour suprême du Canada, n’est à l’abri d’une déclaration constatant sa récusation pour cause de parti pris. L’important n’est donc pas la manière dont est invoqué le parti pris, mais les preuves présentées à l’appui.

C’est au décideur mis en cause qu’il appartient de dire s’il entend se produire devant une autorité supérieure pour contester sa récusation pour cause de partialité. Le décideur en question aura d’autant plus de chances de s’opposer avec succès à une allégation de parti pris qu’il y aura un désaccord sensible au niveau des faits invoqués à l’appui de cette allégation.

En pareil cas, l’autorité supérieure doit, afin de cerner les faits, obtenir aussi bien du décideur que du requérant les preuves lui permettant de trancher[10]. Il est clair qu’en cas de désaccord notable, l’intérêt du requérant, du décideur lui-même et de la justice exige de soumettre les témoignages à l’épreuve du contre-interrogatoire afin que l’autorité indépendante de contrôle puisse préciser les faits essentiels et rendre par là même une décision crédible. Ces conclusions de bon sens font d’ailleurs partie des dispositions de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale et des règles qui régissent la procédure applicable au contrôle judiciaire[11].

Le décideur peut très bien estimer qu’il serait à la fois désagréable et malséant de se mesurer, en ce qui concerne sa crédibilité, avec celui qui soulève une exception de partialité, et c’est pourquoi la plupart des décideurs se résoudraient vraisemblablement à faire comme le juge Locke. Mais, si les questions de fait qui sont évoquées ont de l’importance et que le décideur estime fortement ne pas devoir se retirer, il va falloir appliquer la procédure contradictoire généralement admise. Mais, étant donné que l’invocation d’un parti pris touche à l’intégrité même du processus par lequel justice est rendue que, il faut assurer que l’intégrité de la procédure permettant de régler la question est inattaquable.

J’estime donc que si le décideur n’entend pas, devant l’autorité supérieure, se placer dans la même situation que la personne lui reprochant son parti pris, il y aura lieu de considérer que les faits mentionnés par la personne invoquant le parti pris ne sont pas contestés.

E.        Quelle valeur le droit attache-t-il à la décision des commissaires?

Lorsque la présente demande a été initialement portée devant la Cour, le bgén Meating a demandé l’autorisation d’intervenir. Cette autorisation lui a été refusée par le juge Cullen [[1996] A.C.F. no 1129 (1re inst.) (QL)], la décision de celui-ci étant par la suite confirmée par la Section d’appel[12]. Au paragraphe 4, note 1 de sa décision, le juge Pratte, de la Cour d’appel, s’est prononcé en ces termes sur la question de savoir si la Commission était compétente pour trancher la requête en récusation du commissaire Létourneau :

Le juge de première instance semble avoir supposé que la Commission avait compétence pour statuer sur l’habileté de son président de participer à l’enquête et que la seule question soulevée par la demande de contrôle judiciaire de Beno se rapportait à la légalité de cette décision. Il a par conséquent décidé qu’il serait statué sur la procédure de contrôle judiciaire seulement à partir de la preuve dont disposait la Commission. Nous doutons de l’exactitude de ces hypothèses et de cette conclusion. Nous sommes portés à penser que la Commission n’avait pas la compétence pour juger de l’inhabilité de son président …

Au regard de l’analyse à laquelle je viens de me livrer, cette remarque incidente du juge Pratte me paraît fondée. Peu importe que le bgén Beno ait demandé à la Commission d’écarter le commissaire Létourneau. C’est à la Commission qu’il appartenait de décider si elle était compétente pour trancher la requête. Lors de la réunion du 12 février, en présence des autres commissaires, le commissaire Létourneau a pris la décision de ne pas se récuser vis-à-vis du bgén Beno. En pareille circonstance, comment aurait, aux yeux d’un observateur informé et objectif, vraisemblablement été tranchée une requête déposée en bonne et due forme? On ne devait guère anticiper que le commissaire Létourneau changerait d’avis après avoir entendu développer les argumentations. Et qu’en serait-il des autres commissaires? En donnant suite à la demande, ils s’exposaient à la critique, fondée ou non, qu’ils ne pouvaient se prononcer de manière indépendante étant donné que c’est leur collègue, le commissaire Létourneau, qui était en cause.

Le fait que l’on puisse éprouver des doutes quant aux résultats d’une telle démarche, montre bien que les commissaires n’auraient jamais dû essayer de se prononcer sur ce point. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que l’on ne penserait pas qu’ils s’étaient prononcés en toute indépendance. En effet, comment un tribunal pourrait-il se prononcer sur une requête en récusation déposée à l’encontre d’un de ses membres, si l’intéressé doit lui-même prendre part à la décision alors qu’il s’est déjà prononcé sur la question? Le fait d’avoir à se prononcer avec une apparente partialité sur une demande invoquant l’apparence de partialité me semble exclure toute compétence pour trancher.

Mais, au-delà même de ce motif de bon sens, je ne pense pas que la Commission aurait dû être saisie de la requête, car ce n’était pas elle qui, en droit, était compétente pour dire si le commissaire Létourneau devrait être déclaré inhabile à faire telle ou telle chose. La demande déposée devant la Commission et sollicitant de celle-ci une ordonnance « récusant » le commissaire Létourneau, constitue en fait une demande de bref de prohibition. Supposons que deux membres de la Commission aient accueilli la requête, mais que le commissaire Létourneau se soit toujours refusé à être « récusé » et qu’il continue à refuser de se retirer. Quel pouvoir ces commissaires auraient-il eu en vertu de leur mandat pour faire appliquer leur décision? Ce pouvoir n’a pas été démontré en l’espèce[13] et je conclus à son inexistence. À l’évidence, l’Enquête n’a pas le pouvoir d’émettre un bref de prérogative. Étant donné qu’il s’agit d’une « commission » nommée en vertu d’une loi fédérale, seul est compétent pour « écarter » le commissaire Létourneau, un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada agissant au moyen d’une ordonnance de prohibition émise en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale.

En conséquence, je conclus que la décision rendue par les commissaires est sans valeur juridique. J’estime que cette décision n’est que la confirmation de la position adoptée par le commissaire Létourneau lors de la confrontation initiale qui a eu lieu lors de la réunion du 12 février. J’estime par conséquent qu’il n’existe, au plan du droit, aucune décision qu’il conviendrait d’annuler ou d’infirmer.

F.         Quelle est, au plan de la preuve, la valeur précise de la décision prise par les commissaires le 7 mai 1996?

À mon avis, elle n’en a aucune. Pour les motifs exposés au paragraphe D de la présente partie, j’estime que le témoignage que le commissaire Létourneau prétendait rendre par l’intermédiaire de la décision en question est irrecevable.

G.        Quelle est la pertinence de la requête visant le dépôt du troisième affidavit du bgén Meating?

Pour contrer la version des événements donnée par le commissaire Létourneau dans la décision des commissaires en date du 7 mai, le bgén Beno m’a saisi d’une demande visant à faire admettre en preuve un autre affidavit du bgén Meating. Pour les motifs exposés aux paragraphes D, E et F de la présente partie, j’estime qu’il n’y a rien à contrer et je ne me prononcerai par conséquent pas sur cette requête.

III

LA PREUVE DE PARTIALITÉ EN L’ESPÈCE

A.        Quelle définition convient-il de retenir de la partialité dans cette affaire?

Pour dire quelles sont les preuves pertinentes, il faut choisir une définition du concept de partialité adapté aux circonstances de la présente affaire. J’estime que, partant des définitions citées ci-dessus à la partie II, il y a lieu de combiner la définition générale que donne le Canadian Law Dictionary et la définition plus précise du Black’s afin d’aboutir à une définition précise de ce qui nous intéresse le plus en l’occurrence. Cela donne la définition suivante :

On entend par partialité l’attitude ou la disposition d’esprit que le commissaire Létourneau a manifestée envers le bgén Beno, disposition d’esprit qui porterait ou qui serait perçue comme portant le commissaire Létourneau à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno conformément à l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises.

Après avoir examiné la preuve à la lumière de cette définition, et compte tenu des conclusions auxquelles je suis parvenu dans le cadre de la partie II, j’estime que la seule preuve admissible et pertinente de la partialité dont le commissaire Létourneau ait fait preuve vis-à-vis du bgén Beno se trouve dans la transcription de l’audience du 30 janvier, les affidavits du bgén Meating et de M. Mariage concernant leurs conversations avec le commissaire Létourneau le 6 février, la transcription de la réunion informelle du 12 février, les affidavits du bgén Meating, de M. Braun et de M. Cohen concernant les coups de téléphone touchant ce qui s’était passé le 6 février.

Outre mes conclusions touchant la valeur, sur le plan du droit, et plus précisément au niveau de la preuve, de la décision prise par les commissaires, on fait valoir au nom du bgén Beno que cette décision, du seul fait qu’elle a été prise, et indépendamment de la question de savoir si sa teneur peut ou non être admise en preuve, renforce l’apparence de partialité. Pour parvenir aux conclusions auxquelles ils sont effectivement parvenus, les commissaires ont, semble-t-il, retenu à titre de preuve, la version du commissaire Létourneau et, dans leur esprit, c’est cette version, qui n’a pas été vérifiée et qui leur a été communiquée en privé, qui l’a emporté sur l’affidavit du bgén Beno. On objecte vigoureusement que cela est contraire à l’équité procédurale et je n’ai aucune peine à admettre cet argument. Cela dit, je ne pense pas qu’en tenant une audience et en rendant la décision de la manière dont ils l’ont fait, les commissaires aient renforcé l’apparence de partialité. Disons à nouveau qu’à mon avis, en prenant cette décision, les commissaires n’ont fait que confirmer la position que le commissaire Létourneau avait adoptée lorsqu’on lui reprochait initialement sa partialité au cours de la réunion du 12 février. Je ne retiens donc pas l’argument du bgén Beno sur ce point et, par conséquent, le simple fait que les commissaires aient pris la décision en date du 7 mai ne constitue nullement une preuve de partialité.

B.        S’agissant de trancher la question essentielle en l’espèce, quelle est la preuve la plus convaincante :

(1)       En ce qui concerne l’audience du 30 janvier?

La remarque du commissaire Létourneau sur la « tergiversation », citée au début de ces motifs est particulièrement importante à cet égard. Mais, pour apprécier le poids qu’il convient de lui attribuer, question sur laquelle nous nous pencherons à la partie V, il faut rétablir le contexte dans lequel elle a été faite.

Lors de l’audience du 30 janvier, on a accordé beaucoup d’attention à un document intitulé « Note d’information à l’intention du CED, informations supplémentaires », (la note d’information) et notamment à la dernière des quatre parties du document, intitulée « Répartition des Mbrs à déplacer ou à laisser sur place ». Cette partie contient trois sous-parties, dont les deux dernières ont particulièrement retenu l’attention lors des témoignages recueillis le 30 janvier. La deuxième sous-partie s’applique aux « officiers » et la troisième aux « soldats ». Dans l’analyse développée ci-dessous, c’est sous ces deux appellations que j’évoquerai les deuxième et troisième sous-parties du document. Voici reproduite la quatrième partie de la note d’information :

[traduction]

RÉPARTITION DES MBRS À DÉPLACER OU À LAISSER SUR PLACE :

—   Le bgén Beno a recommandé aux lcols Morneault et Mathieu de déplacer, indifféremment :

—   du deuxième commando : 10 sdts, 6 cpls, 6 mcpls, 3 sgts et 1 cmdt pon

—   de la première SEC de REC : 2 cpls, 2 mcpls et 1 sgt

—   Le bgén Beno a spécifiquement recommandé aux lcols Morneault et Mathieu de ne pas emmener :

—   le major Seward (cmdt 2e commando), le maj McKay (C.A.), le capitaine Rainville (commandant de la première sect. de rec.) et l’adjum. Vienneau (sme du 3e commando)

—   La liste de suspects (2/3 oct. 92 + SIROS) fournie par la PM au lcol Morneault et au bgén Beno comportait les noms suivants et c’est cela qui a influencé la recommandation du bgén Beno :

—   le mcpl Matchee (2e commando) -

—   le cpl Powers (2e commando) -

—   le cpl MacKay (2e commando) -

—   le soldat Brocklebank (2e commando) -

—   Smith (2e commando) -

—   Sinclair (2e commando) -

—   Leach (2e commando) -

—   Murphy (2e commando) -

—   Cooper (2e commando) -

—   Thompson (2e commando) — [Soldats] [Non souligné dans l’original.]

Quelque temps avant que le commissaire Létourneau ne fasse la remarque en question, M. Stauffer, avocat de la Commission, interrogeait le bgén Beno au sujet de la troisième partie du document, traitant des soldats. Le passage suivant revêt une importance particulière :

[traduction]

Q. Puis-je attirer votre attention au bas de la page où se trouve la liste des suspects (2/3 octobre 1992, plus SIROS) fournie par la PM, le lieutenant-colonel Morneault et le brigadier général Beno, et où l’on indique qu’il s’agit des noms qui ont influencé la recommandation faite par le brigadier général Beno.

Puis-je vous demander si, à la suite de l’enquête sur les événements du mois d’octobre, vous aviez connaissance des noms inscrits sur cette liste qui commence par le nom du caporal-chef Matchee?

R. J’avais connaissance de la plupart de ces noms car ils figuraient dans deux rapports que la police militaire m’avait transmis au mois d’octobre.

Q. Entendu. Avez-vous parlé de ces individus au colonel Morneault ou au colonel Mathieu et, notamment, leur avez-vous indiqué qu’il conviendrait de ne pas les envoyer en Somalie?

Q. J’ai parlé au colonel Morneault et au colonel Mathieu au sujet des incidents qui avaient eu lieu et des noms figurant sur la liste et provenant des rapports de la police militaire ainsi que d’autres enquêtes.

Q. Mais ma question est la suivante : avez-vous dit à l’un ou l’autre de ces deux colonels : Gardez sur place l’une ou plusieurs des personnes dont le nom figure sur cette liste?

R. Je vais vérifier la liste.

Q. Oui, regardez la liste.

R. Non, je ne l’ai pas fait[14]. [Non souligné dans l’original.]

Le bgén Beno a donc confirmé qu’il avait parlé des soldats au colonel Morneault et au colonel Mathieu.

L’interrogatoire au sujet de la note d’information s’est poursuivi quelque temps, continuant à ne porter que sur la partie « soldats », jusqu’à ce que le commissaire Létourneau intervienne en les termes suivants pour interroger le bgén Beno au sujet de la partie « officiers » :

[traduction]

LE PRÉSIDENT : Avant que vous ne répondiez. Donc, quand nous lisons dans cette note d’information à l’intention du chef de l’état-major de la Défense que le brigadier général Beno a recommandé au colonel Morneault et au colonel Mathieu de manière précise de ne pas emmener le major Seward, le major MacKay, le capitaine Rainville et l’adjudant-maître Vienneau, c’est, d’après vous, inexacte?

Vous n’avez jamais fait ce genre de recommandation?

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : Monsieur, je ne voudrais pas—En effet. C’est inexact[15]. [Non souligné dans l’original.]

On constate que le commissaire Létourneau est intervenu alors que M. Stauffer interrogeait le bgén Beno au sujet de la partie de la note d’information traitant des « soldats », pour même lui poser une question au sujet de la partie « officiers » et qu’il a obtenu une réponse nette sur la teneur de cette sous-partie du document. On relève, plus tard, cet échange entre le commissaire Desbarats et le bgén Beno concernant le rôle des commandants et le déploiement des soldats dont le nom figurait sur la liste évoquée plus haut, le commissaire Létourneau intervenant à nouveau, cette fois-ci en faisant la remarque en question :

[traduction]

LE COMMISSAIRE DESBARATS : Entendu. Mais il n’a pas jugé que ces personnes étaient coupables de quoi que ce soit, il a simplement pris la décision administrative de ne pas les envoyer.

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : Il a l’autorité nécessaire pour faire les deux, prendre des mesures administratives et aussi des mesures disciplinaires.

Il peut décider de ne pas emmener certaines personnes pour des raisons administratives. Non seulement peut-il procéder ainsi, mais on lui a demandé de le faire et on lui a demandé de déplacer certaines personnes et vous pouvez—et vous constaterez que, d’après l’un des documents, j’ai dit de manière précise au colonel Mathieu ce que je ferais, moi, et, encore une fois, sans chercher à me substituer à lui, je lui ai dit qu’en plus de ne pas emmener certaines personnes, je déplacerais, au sein de la formation, environ 25 personnes de divers rangs.

LE PRÉSIDENT : Mais je croyais que vous nous aviez dit ne pas avoir recommandé aux commandants de ne pas emmener certaines personnes ou de les déplacer.

Je vous ai posé la question il y a quelques minutes et j’ai dit—et j’ai lu un extrait de cette note d’information destinée au commandant, extrait selon lequel vous avez recommandé ou dit—que vous avez recommandé de manière précise au colonel Morneault et au colonel Mathieu de ne pas emmener, etc., mais vous avez dit ne pas avoir fait cela.

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : J’ai répondu que je n’avais pas dit au colonel Morneault de faire cela. Vous m’avez demandé si j’avais dit cela au colonel Morneault et au colonel Mathieu …

LE PRÉSIDENT : Non, mais je lis ici …

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : Oui, et je ne l’ai pas fait …

LE PRÉSIDENT : Le lieutenant-colonel Morneault et le lieutenant-colonel Mathieu, et vous avez dit non. Maintenant, vous nous dites l’avoir dit au lieutenant-colonel Mathieu.

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : Oui. J’ai répondu—vous m’avez demandé, vous avez lu ce qui se trouvait dans le document, et, en toute déférence, j’ai répondu à votre question et ma réponse était que non. Ai-je fait une telle recommandation au colonel Mathieu, eh bien si l’on me posait cette question-là, je répondrais effectivement que oui.

LE PRÉSIDENT : Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire et il ne vous servira à rien

LE BRIGADIER GÉNÉRAL BENO : Pourriez-vous répéter la question[16]? [Non souligné dans l’original.]

Je conclus de cet échange que le commissaire Létourneau semble avoir été porté à intervenir parce qu’il avait été dit qu’on avait recommandé au colonel Mathieu de déplacer « au sein de la formation … 25 personnes de divers rangs », c’est-à-dire aussi bien des officiers que des soldats. Il semble que le commissaire Létourneau ait interprété cela comme voulant dire que le bgén Beno avait effectivement parlé au colonel Mathieu de ce qui se trouvait dans la partie « officiers », ce qui semblait être en contradiction avec ce que le bgén Beno venait de dire, c’est-à-dire qu’il n’avait pas parlé au colonel Morneault et au colonel Mathieu.

Mais lorsqu’on relit attentivement la réponse du bgén Beno, on voit clairement ce qu’il a voulu dire en répondant à la question initiale du commissaire Létourneau concernant le contenu de la sous-partie portant sur les « officiers »; il n’avait effectivement pas parlé et au colonel Morneault et au colonel Mathieu, mais seulement au colonel Mathieu.

(2)       En ce qui concerne les affidavits du bgén Meating et de M. Mariage concernant les conversations qu’ils ont eues avec le commissaire Létourneau le 6 février?

Plutôt que de paraphraser les témoignages brefs mais importants contenus dans les affidavits, ceux-ci seront ici intégralement reproduits.

(a)       Affidavit du bgén Meating, en date du 20 mars 1996.

[traduction] Je soussigné, Robert G. Meating, brigadier général des Forces armées canadiennes, DÉCLARE SOUS SERMENT :

1. Je suis commandant du 1er Groupe-brigade mécanisé du Canada en garnison à la caserne Currie à Calgary (Alberta) et j’ai, à ce titre, connaissance des faits que je vais ci-après relater.

2. Le 8 décembre 1995, j’ai participé à une réunion de quelque 200 soldats à Edmonton (Alberta) en présence des trois commissaires de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie. Le président de la commission, le juge Gilles Létourneau, a prononcé une allocution. Je crois savoir que cette allocution devait mettre l’auditoire au courant de ce qui se passait dans le cadre de l’enquête et inviter toute personne possédant des renseignements susceptibles de contribuer à la mission de la Commission de s’en ouvrir en confidence au commissaire.

3. À cette occasion, j’ai rencontré le président de la Commission, le juge Létourneau, qui m’a dit qu’il reviendrait dans l’Ouest au début de 1996 pour assurer le suivi. J’ai alors suggéré au président d’inscrire Calgary sur son itinéraire, en grande partie parce qu’il y avait à Calgary de nombreux soldats appartenant maintenant au premier bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (1PPCLI), qui faisaient auparavant partie du Régiment aéroporté du Canada et qui n’avaient pas pu se rendre à Edmonton.

4. Et puis, au mois de février 1996, j’ai été informé par des représentants de l’Équipe de liaison de l’enquête sur la Somalie (ELES) que seul le juge Létourneau se rendrait à Calgary et qu’il n’y ferait aucun exposé public, car son but était plutôt de reprendre contact avec certaines personnes nommément désignées et de solliciter encore une fois des renseignements dont les soldats pourraient disposer et qui seraient susceptibles d’aider la Commission dans ses travaux.

5. Des dispositions ont été prises afin que le commandant de la base de Calgary, le colonel Ray Romses, et moi-même, allions accueillir au mess des officiers, le mardi 6 février, le commissaire Létourneau et ses collaborateurs, qui comprenaient deux membres de la GRC ainsi que le secrétaire de la Commission, M. Stanley Cohen. Le commissaire Létourneau et ses collaborateurs, à l’exception de M. Stanley Cohen, sont arrivés au mess un peu avant 7 h 25 et, après qu’ils se furent débarrassés de leurs manteaux au vestiaire, nous nous sommes tous mis à table pour le petit-déjeuner. J’étais assis à côté du commissaire Létourneau. Étant donné que le commissaire Létourneau et les membres de la GRC qui l’accompagnaient avaient déjà pris leur petit-déjeuner à l’hôtel, le temps a été pour la plupart consacré aux discussions. Ces discussions portaient notamment sur les questions suivantes :

(a)  Le commissaire Létourneau m’a demandé si je suivais les travaux de la Commission et je lui ai répondu que oui, mais pas de façon continue. Le commissaire Létourneau m’a demandé quelles étaient mes impressions et je lui ai dit que le compte rendu qu’en faisait la presse provoquait l’indignation des soldats et de leurs familles et que les travaux de la Commission affecteraient beaucoup le moral de l’armée canadienne. Le commissaire Létourneau m’a dit alors qu’il était conscient de mes préoccupations et que la seconde étape de l’enquête commencerait par d’abondants témoignages sur le bon travail effectué en Somalie par les Forces canadiennes, afin d’équilibrer les propos défavorables rapportés jusque-là.

(b)  J’ai également dit au commissaire Létourneau que je croyais avoir perçu chez lui un parti pris en faveur du lieutenant-colonel Morneault et de sa version des événements lors de son témoignage, à l’inverse du ton et de la manière utilisés pour interroger le bgén Ernest Beno. Je lui ai dit que je connaissais très bien les deux officiers, et que j’estimais pouvoir donner un avis impartial quant à l’équité et à l’objectivité avec lesquels la Commission menait ses travaux. J’ai utilisé le mot « agressif » pour décrire la manière dont il avait interrogé le bgén Beno, ajoutant que je n’avais relevé aucune agressivité dans la manière dont il avait interrogé le lieutenant-colonel Morneault. Le commissaire Létourneau m’a dit qu’il estimait—et que c’était également l’avis « d’autres avocats »—que le bgén Beno n’avait pas répondu franchement et que Beno tentait peut-être de dissimuler quelque chose. Assistaient à cette discussion avec le commissaire Létourneau, d’une durée totale d’environ 15 minutes, le colonel Ray Romses et deux membres de la GRC.

6. Peu après, vers 7 h 50, j’ai présenté le mgén Mariage au commissaire Létourneau. Le mgén Mariage est colonel-commandant honoraire du Corps d’infanterie de l’Armée canadienne. Il habite la province de Québec et se trouvait à Calgary dans le cadre de ses fonctions. Au cours de leur conversation, qui a duré à peu près 10 minutes, et qui s’est en partie déroulée en français, le mgén Mariage s’est dit préoccupé par la manière dont le commissaire Létourneau avait interrogé le bgén Beno au cours de son témoignage. Le commissaire Létourneau a dit au mgén Mariage qu’à son avis, et de l’avis des autres commissaires, le bgén Beno ne s’était peut-être pas montré entièrement franc et sincère lors de son témoignage. Avec le lcol Semianiw, commandant du 1 PPCLI, j’ai assisté à cette discussion entre le commissaire Létourneau et le mgén Mariage, discussion qui a duré de 8 à 10 minutes.

7. Alors que je m’attendais à ce que le président de la Commission s’intéresse à ce que moi et d’autres avaient à dire au sujet de la manière dont l’enquête se déroulait jusqu’ici, j’ai été surpris de voir avec quelle liberté de propos le président de la Commission a exprimé son opinion sur les conclusions auxquelles il était parvenu touchant la crédibilité d’un individu, en l’occurrence le bgén Beno. [Non souligné dans l’original.]

(b)       Affidavit de M. Mariage en date du 26 mars 1996.

Je soussigné, Frederic Mariage, homme d’affaires, domicilié à Montréal dans la province de Québec, DÉCLARE SOUS SERMENT :

[traduction] 1. J’exerce les fonctions honoraires de colonel-commandant du Corps d’infanterie de l’Armée canadienne et, dans le cadre de ces fonctions, je me trouvais à la base des Forces canadiennes de Calgary, les 5 et 6 février 1996.

2. Vers 7 h 30, le lundi 6 février, je me suis rendu au mess des officiers pour prendre le petit-déjeuner avec un groupe de personnes comprenant le lcol Walter Semianiw, commandant du premier bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry. Au mess de la base Currie, assis à une autre table avec diverses personnes, se trouvait le juge Létourneau, président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie. J’avais dit au bgén Meating et au lcol Semianiw que j’aimerais rencontrer le commissaire Létourneau, car je voulais lui faire part de la préoccupation que m’inspirait la manière dont il avait traité le bgén Beno au cours du témoignage de celui-ci. J’estimais qu’il s’était montré trop agressif. Je tenais également à dire au commissaire que je connaissais le bgén Beno depuis un certain temps déjà et que je pouvais affirmer que le bgén Beno n’était ni anti-francophone, ni anti-Vingt-Deuxième (Royal 22e Régiment), qui avait fait l’objet d’allégations non confirmées dans le cadre d’un témoignage rendu devant l’enquête.

3. Alors que je me préparais à quitter le mess, un peu avant 8 h 00, le bgén Meating s’est avancé avec le commissaire Létourneau afin que je lui sois présenté. Après les présentations, notre conversation s’est engagée sur les grandes lignes de l’enquête sur la Somalie et le commissaire Létourneau a dit que, d’après lui, cette enquête serait dans l’intérêt de l’institution militaire et j’ai moi-même dit craindre que toutes les choses défavorables exposées dans le cadre de l’enquête fassent du tort à l’armée. J’ai alors exprimé au commissaire Létourneau la préoccupation que m’inspirait la manière dont il avait traité le bgén Beno au cours du témoignage de celui-ci, ajoutant que j’étais également préoccupé par un certain nombre d’allégations non confirmées. Au sujet des allégations non confirmées, le commissaire Létourneau a répondu « N’oubliez pas que ce propos a été tenu par le lcol Morneault et non par la Commission ». Le commissaire Létourneau a alors exprimé son opinion au sujet du témoignage du bgén Beno, faisant remarquer qu’au cours de son témoignage devant l’enquête, le bgén Beno était « … très tendu… il semblait cacher quelque chose—il ne semblait pas vouloir collaborer avec la Commission ». Je ne me souviens pas des paroles précises qu’il a prononcées à cette occasion, mais j’ai retenu de ce qu’a dit le juge Létourneau, l’impression que, d’après lui, le bgén Beno ne voulait pas dire la vérité lors de son témoignage. La conversation avec le commissaire Létourneau a duré de 5 à 10 minutes.

4. J’étais inquiet de voir que le président de la Commission s’était fait une telle opinion concernant le bgén Beno et, par conséquent, le 7 février 1996, de retour à Montréal, j’ai téléphoné au bgén Beno pour lui parler de ma rencontre avec le commissaire Létourneau et de l’opinion très défavorable que le commissaire Létourneau s’était faite de la crédibilité du bgén Beno. [Non souligné dans l’original.]

(3)       En ce qui concerne la réunion du 12 février?

En raison des renseignements donnés au bgén Beno par M. Mariage, MM. Bruce Carr-Harris et David Scott, avocats du bgén Beno, se sont réunis à huis clos avec les commissaires et M. Stanley Cohen, secrétaire de la Commission, le 12 février 1996 à Ottawa. À cette époque, les avocats du bgén Beno n’étaient pas au courant de ce qui s’était passé entre le commissaire Létourneau et le bgén Meating. Voici un résumé, citations à l’appui, de ce qui a été dit au cours de cette discussion.

Au début de la réunion, M. Carr-Harris a expliqué de manière très directe la préoccupation que lui inspirait la manière dont le bgén Beno avait été traité à l’audience du 30 janvier, faisant valoir devant les commissaires que le commissaire Létourneau [traduction] « a attaqué [son client] de façon très directe, entamant, aux yeux de toute personne présente, la crédibilité du témoignage de son client et lui faisant savoir que vous ne le croyiez pas »[17]. Il a insisté sur le fait qu’il ne s’opposait nullement à ce que le commissaire interroge, et même contre-interroge son client, [traduction] « du moment que cela se fait convenablement et conformément au respect dû à un témoin et aux règles de l’équité procédurale »[18]. Il a fait valoir que l’intervention du commissaire Létourneau n’était pas à propos.

Demandant que l’on donne suite à sa plainte, M. Carr-Harris a expliqué qu’il avait sollicité cette rencontre privée pour exposer ses préoccupations afin que les commissaires [traduction] « y donnent la suite qui leur paraît s’imposer, si tant est qu’ils entendent y donner suite, plutôt que de leur forcer la main par une déclaration publique »[19]. Il y a alors eu un échange de propos qui semble expliquer l’intervention du commissaire Létourneau. La réponse donnée par M. Carr-Harris a clairement averti le commissaire Létourneau qu’il s’était trompé dans sa manière d’apprécier le témoignage en question :

[traduction] LE PRÉSIDENT : Mais je voudrais que vous en arriviez aux vrais motifs de cette réunion, car nous sommes ici pour parler de la crédibilité des témoins.

J’aurais cru, par exemple, que vous auriez voulu savoir si, en ce qui concerne une question donnée, nous sommes convaincus ou non, afin que vous puissiez, au fur et à mesure, ajuster le tir et introduire des preuves susceptibles de confirmer les dires du témoin et, dans une certaine mesure, c’est vous faire savoir qu’en ce qui concerne ce témoin, il y a cette déclaration que nous ne croyons pas ou que nous avons tendance à ne pas croire, et il n’est pas interdit de faire des commentaires sur la crédibilité des témoins. J’aurais cru que vous préféreriez le savoir tout de suite plutôt que de ne rien entendre de notre part et d’avoir à prendre connaissance de cela dans notre rapport final, alors qu’il est trop tard, mais …

M. CARR-HARRIS : J’admets ce que vous dites et il serait utile de savoir, entre avocats, comment ce genre de renseignement pourrait être communiqué.

Mais, monsieur le président, c’est le contraire qui s’est passé en l’occurrence—et là vous me permettrez de sauter à la conclusion suivante—car au cours du témoignage reçu ce jour-là, vous avez accusé le général Beno de tergiversations.

LE PRÉSIDENT : Oui.

M. CARR-HARRIS : Et vous lui avez dit, laissant entendre qu’il avait modifié son témoignage ou qu’il se livrait à des manipulations. Puis-je préciser, monsieur le président, que le dossier montre bien que c’est à tort que vous avez dit cela et le problème provient du fait que, le soir même, le réseau anglais de Radio-Canada a diffusé une chronique sur—…[20]

Défendant le motif de son intervention, le commissaire Létourneau a tenu les propos suivants :

[traduction] LE PRÉSIDENT : Songez que c’est de cette manière-là que je percevais la chose et je ne peux pas en cela me prononcer au nom des autres commissaires. Ils pourront, s’ils le veulent, s’expliquer sur ce point. C’est de cette manière-là que je voyais la chose, c’est cette perception que j’ai exprimée au témoin et à vous, vous avertissant que son témoignage, et sa manière de présenter celui-ci me posait problème et que j’y voyais une contradiction.

Maintenant, en définitive, pour finir nous allons examiner la transcription des audiences, nous pencher à nouveau sur les témoignages et faire les ajustements qui s’imposent.

Songez que la Commission d’enquête est, à l’évidence, engagée dans un processus qui va au-delà de la simple audition des témoins. Il y a eu l’étape de l’enquête, l’étape de la recherche, puis l’étape de l’audition des témoins. Toutes ces étapes seront sollicitées pour la rédaction du rapport.

Et, quand ce rapport sera rédigé—et dans lequel, j’imagine, seront formulées des recommandations sur les changements à apporter, disons, au niveau de l’institution. En ce qui concerne les personnes, et les recommandations touchant les individus, s’il en est, et je ne suis pas encore en mesure de savoir s’il en sera ainsi, mais si des recommandations sont formulées à cet égard, elles ne seront fondées que sur les témoignages rendus lors des auditions et ayant fait l’objet de contre-interrogatoires, et rien que sur ces témoignages[21].

M. Carr-Harris a alors nettement dit que la démarche envisagée lui paraissait insuffisante :

[traduction] M. CARR-HARRIS : Ce qui m’inquiète, monsieur le président, c’est que si les réflexions que vous faites au fur et à mesure que nous procédons sont consignées dans le compte rendu et sont donc reproduites, que restera-t-il du général Beno, car la question devient purement hypothétique si, plus tard, vous écrivez dans votre rapport que le général Beno—vous considérez que l’ensemble de la preuve a démontré que son témoignage était véridique si, avant cela, vous avez déclaré, vous en tant que président de la Commission, qu’il tergiversait lors de son témoignage[22].

M. Carr-Harris a alors évoqué la conversation que le commissaire Létourneau avait eue avec M. Mariage le 6 février, exposant ce qu’il en savait ainsi que son opinion à cet égard :

[traduction] Nous en venons maintenant à la conversation avec M. Mariage, qu’on nous a rapportée la semaine dernière. Je parlais avec M. Mariage qui est, je crois, général de réserve et qui nous a dit—il m’a dit vous avoir rencontré lors du petit-déjeuner la semaine dernière à Calgary, mardi matin, et qu’il s’est assis et que vous avez parlé de l’Enquête sur la Somalie.

Il a exprimé spontanément l’opinion qu’il s’était faite du général Beno et vous lui avez répondu que le général Beno—lors de son témoignage à l’enquête »était très tendu et qu’il semblait cacher quelque chose et ne pas vouloir dire la vérité.

… Ce qui nous préoccupe, d’abord, c’est que, si vous avez effectivement tenu ces propos, vous semblez déjà être parvenu à une conclusion sur la crédibilité du général Beno, peut-être en raison de l’impression que vous aviez qu’il tergiversait, ce qui, je vous le dis, n’est pas la conclusion qu’impose le compte rendu de l’audience, mais, quoi qu’il en soit, vous avez exprimé cette opinion en dehors de l’enceinte de la Commission, vous en avez parlé à des tiers et cela cause un énorme préjudice au général Beno. Les personnes à qui vous en avez parlé seront elles-mêmes portées à le répéter et à dire : Oui, j’ai parlé au commissaire et il m’a dit que le général Beno ne dit pas la vérité, qu’allons-nous en faire … et donc lorsque on nous a dit cela, nous avons pensé que ce qui s’est produit la semaine dernière représentait effectivement l’opinion que vous vous êtes faites du général Beno et, très franchement, nous sommes inquiets à l’idée que vous ayez une opinion arrêtée sur ce point[23].

Répondant à ces préoccupations, le commissaire Létourneau a alors dit :

[traduction] LE PRÉSIDENT : [En ce qui concerne] M. Mariage. Je n’ai jamais été assis à côté de lui, il n’était pas assis à notre table mais à une autre table. Il était sur le point de partir lorsque le général Meating a voulu que je lui dise bonjour, étant donné que, d’après ce qu’on m’a dit, il poursuivait deux carrières, une dans le secteur privé, et une dans l’armée et le général Meating m’a expliqué que cela était rare et il m’a donc entraîné vers M. Mariage qui était en train de sortir et je l’ai complimenté sur sa carrière et nous avons un peu bavardé de celle-ci, tous les deux debout près de la sortie. J’ai de cela des témoins, tant que vous en voulez, puis il a dit quelque chose au sujet du témoignage du général Beno et je n’ai rien dit que je n’aie déjà dit et qui soit consigné au procès-verbal, et la conversation a pris fin.

Celle-ci a duré—la rencontre a duré environ 40 secondes et M. Mariage était debout puisqu’il était en train de sortir et c’est le général Meating qui m’a entraîné vers lui pour lui parler en raison de sa carrière originale et exceptionnelle et c’est tout, et je n’ai tenu aucun propos autres que ceux qui se trouvent déjà consignés dans le procès-verbal et donc …

M. SCOTT : Eh bien lui prétend que vous avez dit que le général Beno cachait quelque chose.

LE PRÉSIDENT : Je n’ai jamais dit cela[24].

Après cela, M. Scott a longuement expliqué que, d’après lui, la Commission devrait éviter tout comportement pouvant avoir pour effet d’intimider un témoin lorsque cela serait rapporté à la télévision, et M. Carr-Harris a de nouveau demandé au commissaire de trouver le moyen de corriger le problème ainsi soulevé, et on a assisté alors à ce nouvel échange de propos dans le cadre duquel le commissaire Létourneau a une fois encore confirmé l’opinion qu’il se faisait du témoignage du bgén Beno :

[traduction] LE PRÉSIDENT : … Mais votre client n’est pas le seul témoin à l’égard duquel nous ayons parfois exprimé notre incrédulité—là je ne parle pas seulement de moi mais également du commissaire Rutherford et du commissaire Desbarats—lorsque nous estimons qu’un témoin ne livre pas tous les renseignements qu’il pourrait nous livrer ou bien qu’il leur donne une interprétation qui nous paraît peu crédible.

Dans ce sens-là votre client ne se trouve donc pas dans une position différente de celle des autres témoins que nous avons entendus jusqu’ici.

La question que vous me posez, j’imagine, est celle de savoir si, en ce qui concerne non seulement le général Beno mais tout autre témoin, nous devrions manifester notre incrédulité à l’égard d’une déposition. Il est clair que nous pouvons réfléchir à la question et décider s’il nous appartient ou non de procéder ainsi et je peux en discuter, bien sûr, avec les deux autres commissaires.

En ce qui concerne le général Beno, je répète que quelle que soit la teneur de son témoignage, celui-ci sera évalué par rapport aux déclarations des autres témoins et des autres preuves, y compris les preuves documentaires, et c’est alors que nous verrons ce qu’il en est.

Je ne peux pas, à l’étape où nous en sommes, dire que ses déclarations, car vous me demanderez alors de faire l’inverse et peut-être de faire preuve à son égard d’un parti pris favorable, ce que je ne peux pas faire avant d’avoir entendu l’ensemble des témoignages.

M. SCOTT : Monsieur le président, je ne veux pas insister trop longuement, mais permettez-moi d’évoquer un dernier argument. Ne pensez-vous pas que cela vous complique la tâche, en tant que juge des faits, ce que vous êtes effectivement dans le cadre de cette enquête, si vous vous montrez sceptique avant d’avoir recueilli toute la preuve.

Je ne suis pas certain du contexte précis, si vous voulez dire en cela exprimer une certaine incrédulité par les questions que vous avez posées ou vous montrer sceptique à l’égard des réponses. Permettez-moi de dire très franchement qu’il ne me semble pas être dans l’intérêt de la bonne marche de l’enquête de vous montrer sceptique envers un témoin alors même qu’il est en train de témoigner.

Que va-t-il se produire au niveau de la crédibilité de l’enquête si la suite des témoignages démontre que ce scepticisme n’était pas fondé.

Je comprends que l’on pose des questions, mais permettez-moi de dire en toute déférence que, d’après moi, c’est aller trop loin que de poser des questions et de se montrer incrédule quant aux réponses qui y sont données.

LE PRÉSIDENT : Eh bien, oui, c’est l’argument que vous avancez et nous y réfléchirons, nous apprécierons ce que vous venez de dire et nous verrons alors comment il y a lieu de procéder, car le fait de se montrer incrédule à l’égard de la déclaration d’un témoin sur un point précis ne veut pas dire que l’on ne croit rien de ce qu’il vient de dire.

M. SCOTT : Reconnaissez tout de même qu’il devient beaucoup plus difficile de défendre ultérieurement sa crédibilité. Pourquoi faire des commentaires[25].

(4)       Concernant les affidavits du bgén Meating, de l’inspecteur G.B. Braun[26]et de M. Stanley Cohen à l’égard du coup de téléphone du 20 mars 1996 au sujet des événements du 6 février?

Ces affidavits concernent l’intention dans laquelle le commissaire Létourneau a téléphoné au bgén Meating le 20 mars 1996 au sujet de la conversation que les deux avaient eue le 6 février.

D’après l’affidavit du bgén Meating[27], le 20 mars, le commissaire Létourneau a téléphoné au bgén Meating, lui disant avoir appris que des avocats s’étaient rendus à Calgary pour poser des questions concernant ce qui s’était produit le 6 février, et qu’ils cherchaient probablement à recueillir des renseignements qu’ils « tenteraient d’utiliser contre lui » et essayeraient peut-être d’obtenir la révocation de son mandat de commissaire de l’enquête. Le commissaire Létourneau a dit au bgén Meating que sa rencontre avec M. Mariage avait été très brève et que la conversation avait surtout porté sur les deux carrières de M. Mariage, sa carrière dans le secteur privé et sa carrière dans le cadre de réserve. À cet égard, le commissaire Létourneau a dit « Vous savez que nous n’avons pas vraiment parlé d’autre chose », puis, que « toutes les personnes appartenant à la chaîne de commandement devraient savoir que les discussions avec lui [le commissaire Létourneau], ses commissaires et enquêteurs ont lieu en toute confidence », et qu’il voulait rappeler au bgén Meating que ce dont ils avaient parlé entre eux le 6 février était confidentiel et que « ce serait une véritable violation de l’obligation de confidentialité que de divulguer … des renseignements ». Le bgén Meating a compris, de cette conversation, que le commissaire Létourneau ne voulait pas qu’il révèle la teneur de leurs conversations du 6 février.

La question qui est posée au nom du bgén Beno est celle de savoir pourquoi, si les propos tenus par le commissaire Létourneau le 6 février étaient sans conséquence et ne traduisaient aucun parti pris, le commissaire Létourneau voulait-il les taire? J’estime que les déclarations du bgén Meating à cet égard sont d’une grande ambiguïté et que les affidavits de l’inspecteur Braun et de M. Cohen, concernant ce qu’ils savent de cette situation, n’ont pas pour effet d’atténuer cette ambiguïté. Le coup de téléphone portait sur les règles ordinaires de la confidentialité, qui s’appliquent aux travaux de la Commission et j’estime que tout lien avec la question du parti pris n’est que spéculation. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, je ne saurais conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’en plaçant l’appel téléphonique du 20 mars, le commissaire Létourneau avait cherché à taire le fait qu’il aurait fait preuve de partialité lors de sa conversation avec le bgén Meating. J’estime donc que les témoignages concernant cet aspect de l’affaire, produits au nom du bgén Beno, n’ont rien à voir avec la question de la partialité.

IV

L’OBLIGATION D’AGIR ÉQUITABLEMENT

ET LE CRITÈRE PERMETTANT

D’ÉTABLIR LA PARTIALITÉ

A.        Quelle est la nature de l’obligation incombant aux commissaires d’agir équitablement envers le bgén Beno?

Dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, le juge L’Heureux-Dubé a analysé de manière détaillée les facteurs qui permettent d’établir l’existence de l’obligation générale qu’impose la common law d’agir équitablement. Elle les expose de la manière suivante à la page 669 :

L’existence d’une obligation générale d’agir équitablement dépendra de l’examen de trois facteurs : (i) la nature de la décision qui doit être rendue par l’organisme administratif en question, (ii) la relation existant entre cet organisme et le particulier, et (iii) l’effet de cette décision sur les droits du particulier.

Avant d’entreprendre son analyse, cependant, le juge L’Heureux-Dubé souligne, à la même page, que :

Évidemment, si l’un ou l’autre de la Loi ou du contrat confère à l’employé un droit à l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner les facteurs auxquels je viens de faire allusion pour déterminer l’existence d’un droit similaire de nature générale, car ce droit serait redondant. Mais comme j’estime qu’en l’espèce ni la Loi ni le contrat n’accordent un tel droit, je vais débuter par l’analyse de ces facteurs.

Dans l’arrêt Knight, étant donné que le juge L’Heureux-Dubé a décidé que ni la loi, ni le contrat en question, ne conférait un droit à l’équité procédurale, il fallait voir si la common law imposait l’obligation d’agir de manière équitable. En l’espèce, cependant, il n’est pas nécessaire de nous demander si la common law impose une obligation à cet égard puisque cette obligation est établie par la loi qui elle-même confère le droit d’être traité équitablement. Ces droits sont effectivement inscrits dans le texte même de la Loi sur les enquêtes :

12. Les commissaires peuvent autoriser la personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la présente loi à se faire représenter par un avocat. Si, au cours de l’enquête, une accusation est portée contre cette personne, le recours à un avocat devient un droit pour celle-ci.

13. La rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incriminée ait été informée par un préavis suffisant de la faute qui lui est imputée et qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre en personne ou par le ministère d’un avocat.

De plus, les Règles de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie[28] (les Règles) qui constituent les règles de pratique et de procédure applicables à l’Enquête, précisent la manière dont peuvent s’exercer les droits reconnus par les articles 12 et 13, les dispositions essentielles étant soulignées :

6(1) Les personnes qui désirent obtenir la qualité de participants à l’enquête doivent présenter une requête écrite en ce sens à la Commission.

7 Lorsque la Commission reconnaît à un requérant la qualité de participant à l’enquête, elle précise s’il s’agit de la qualité de participant à part entière ou de participant à titre restreint.

8 Les participants à part entière ont, en plus du droit de déposer des observations écrites, le droit d’interroger ou de contre-interroger des témoins et celui de présenter des observations de vive voix sous réserve des conditions fixées par la Commission. Les participants à part entière peuvent également être autorisés à convoquer des témoins.

12 Les parties communiquent aux avocats de la Commission les noms et adresses de tous les témoins qui, selon elle, devraient être entendus.

13 Les avocats de la Commission disposent du pouvoir discrétionnaire de refuser de convoquer des témoins dont la déposition ne leur semble pas être pertinente ou porterait sur un aspect qu’ils entendent examiner avec d’autres témoins.

14 La partie qui estime qu’une personne qui n’a pas été appelée à témoigner par les avocats de la Commission possède des éléments de preuve pertinents peut demander par écrit à la Commission d’ordonner que cette personne soit convoquée comme témoin de la Commission. Si la Commission rend l’ordonnance demandée, les avocats de la Commission sont alors tenus de convoquer cette personne à témoigner.

16(1) Un commissaire peut, sur demande d’une partie, autoriser la délivrance d’une assignation enjoignant à un témoin de comparaître à une audience pour venir y témoigner et y produire des documents.

16(4) Le requérant doit être informé de la décision—favorable ou défavorable—du commissaire, au moins dix (10) jours avant la date de l’audience à laquelle il désire que le témoin comparaisse.

21 Les parties qui ont été autorisées à convoquer des témoins et qui entendent le faire déposent auprès de la Commission, quinze (15) jours avant la date à laquelle elles sont censées convoquer les témoins, la liste des éléments de preuve documentaire qu’elles ont en leur possession et qu’elles entendent produire. Les avocats de la Commission et les autres parties doivent se voir accorder la possibilité de consulter ces éléments de preuve documentaire.

23 Les avocats de la Commission sont tenus de protéger la confidentialité des éléments de preuve documentaire reçus d’une partie ou de quelqu’autre personne, tant que ces éléments n’ont pas été versés au dossier public en tant que pièce … [Non souligné dans l’original.]

En l’espèce, le bgén Beno s’étant vu reconnaître la qualité de participant et s’étant vu signifier un préavis conformément à l’article 13, les commissaires ont, de par la loi, l’obligation d’agir équitablement envers lui, ainsi que l’exigent les Règles et les articles 12 et 13 de la Loi sur les enquêtes. Les commissaires le reconnaissent d’ailleurs, mais discutent de la teneur de cette obligation.

B.        Quelle est la teneur de l’obligation des commissaires d’agir équitablement envers le bgén Beno?

Une question essentielle touchant la teneur de l’obligation incombant aux commissaires en l’espèce concerne le choix du critère permettant de cerner les contours de la partialité. Ainsi que l’a dit le juge Cory dans l’arrêt Newfoundland Telephone, cité à la partie II ci-dessus, le critère de la partialité, en tant qu’élément de l’obligation d’agir équitablement, est un critère souple qui dépend de la nature et de la fonction du tribunal concerné. Il y a, d’un côté, les tribunaux de nature administrative, exerçant une fonction essentiellement juridictionnelle dans le cadre de laquelle on ne saurait guère tolérer de partialité, et il y a, à l’autre extrême, les organismes dont la fonction consiste à préciser la politique applicable, fonction qui peut admettre davantage de partialité.

En l’espèce, ma décision quant au critère à retenir pour cerner l’obligation qui incombe aux commissaires d’agir équitablement envers le bgén Beno dépend de la manière dont on caractérise la nature et certaines fonctions de l’Enquête, et notamment de celles qui s’exercent envers lui. Cette importance attachée à l’individu et à ce qui est équitable à son égard a été évoquée par le juge Estey dans l’arrêt Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181, à la page 231, où il a dit :

L’équité est une notion souple et son contenu varie selon la nature de l’enquête et les conséquences qu’elle peut avoir pour les individus en cause. Les caractéristiques de la procédure, la nature du rapport qui en résulte et sa diffusion publique, et les sanctions qui s’ensuivront lorsque les événements qui suivent le rapport seront enclenchés, détermineront l’étendue du droit à l’assistance d’un avocat et, lorsqu’un avocat est autorisé sans plus par la Loi, le rôle de cet avocat. [Non souligné dans l’original.]

Ainsi, même en présence de dispositions légales fixant les aspects formels du devoir de se comporter équitablement, c’est, dans chaque cas, les exigences de l’équité qui vont en fournir le contenu. Ainsi, pour préciser le contenu ou l’étendue de l’obligation de se comporter de manière équitable, il convient de s’arrêter non seulement à la nature même de l’enquête, mais aussi à ses fonctions précises et à l’effet que ces fonctions peuvent avoir sur les individus concernés.

(1)       Quelle est la nature et quelles sont les fonctions précises de l’Enquête?

Puisqu’il s’agit d’une enquête publique, elle a, de l’aveu général, la nature d’une enquête et sa fonction essentielle est d’établir l’exactitude des faits, ainsi que le suggère le juge Cory dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, aux pages 137 et 138 :

L’une des principales fonctions des commissions d’enquête est d’établir les faits. Elles sont souvent formées pour découvrir la « vérité », en réaction au choc, au sentiment d’horreur, à la désillusion ou au scepticisme ressentis par la population. Comme les cours de justice, elles sont indépendantes; mais au contraire de celles-ci, elles sont souvent dotées de vastes pouvoirs d’enquête.

Viennent s’ajouter à la nature et à la fonction de l’enquête, des droits à l’équité procédurale dont bénéficient les personnes à qui l’on a reconnu la qualité de participants et à qui l’on a transmis un préavis conformément à l’article 13, droits de nature comparable aux droits accordés à l’accusé dans le cadre d’un procès pénal ou au plaideur dans le cadre d’un procès civil. En ce qui concerne le droit d’être représenté, d’être entendu, de plaider, les personnes à qui l’on a reconnu la qualité de participants ont, en matière d’équité procédurale, des droits analogues à ceux dont bénéficient les plaideurs ou les accusés[29]. Ainsi, en raison de sa nature même, qui est d’établir l’exactitude des faits, l’enquête comporte une fonction analogue au procès en ce qui concerne les personnes à qui l’on reconnaît la qualité de participants et à qui l’on transmet un préavis conformément à l’article 13.

(2)       Quelles sont les conséquences de cette fonction analogue au procès?

Les conséquences auxquelles est exposé le bgén Beno ressortent clairement du préavis qui lui a été envoyé :

[traduction] Lors de l’audition des témoins, concernant les carences ou manquements à vos devoirs militaires, vos actes ou le rôle que vous avez joué, les avocats des commissaires pourront enquêter sur les accusations de faute ou sur les allégations susceptibles d’entraîner une conclusion qui vous est défavorable et qui pourrait vraisemblablement nuire à votre réputation … [Non souligné dans l’original.]

À l’évidence, la personne dont les agissements font l’objet d’une enquête conformément au préavis transmis en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes va être mis en procès par l’opinion publique et, de plus, les résultats de ce procès peuvent, tout autant qu’une condamnation pénale, ternir une réputation. Cette remarque du juge Sopinka le confirme :

[traduction] … Ces enquêtes, fonctionnant sous le feu des projecteurs de la presse, ressemblent beaucoup à un procès sans cependant que l’intéressé bénéficie des garanties que lui assurent les règles de pratique judiciaire.

Le public a parfaitement raison de demander si ces enquêtes ne sont pas en fait des procès dénommés autrement[30].

Si l’enquête exerce donc certaines fonctions analogues à celles d’un procès, l’analogie se retrouve aussi au niveau des résultats[31].

Me fondant sur cette analyse, j’estime que les commissaires exercent une fonction « quasi judiciaire » à l’égard des personnes à qui a été reconnue la qualité de participants et à qui a été signifié un préavis au titre de l’article 13 et le contenu même de l’obligation d’agir envers eux de manière équitable doit tenir compte de cette fonction. C’est dire que la teneur de cette obligation doit intégrer les aspects essentiels de la procédure judiciaire, y compris le critère applicable en matière de partialité.

C.        Quelle est, en matière de partialité, le critère précis à appliquer en l’espèce?

Dans l’arrêt Newfoundland Telephone, le juge Cory a exposé, à la page 636 du recueil, le critère qui s’applique, en matière de partialité, aux décisions judiciaires ou « juridictionnelles » : « Ce critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur. » Appliquant à ce critère la définition du concept de partialité élaborée dans le cadre de la partie III, afin d’essayer d’apporter une réponse à la question essentielle, qui est de savoir si le commissaire Létourneau a fait preuve, envers le bgén Beno, d’une partialité susceptible de justifier sa récusation, le critère précis devient donc le suivant : « Un observateur relativement bien renseigné pourrait-il raisonnablement percevoir chez le commissaire Létourneau une attitude ou disposition d’esprit envers le bgén Beno qui porterait le commissaire Létourneau, ou qui serait perçue comme le portant à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises ».

V

L’ÉVALUATION DE LA PREUVE

A.        De quel observateur s’agit-il?

Évidemment, en l’espèce, c’est ma faculté de discernement qui va jouer. Mais, je dois tout faire pour analyser la preuve du point de vue du critère retenu. Cela veut dire que ce qui importe ici ce ne sont pas les conclusions de fait auxquelles je parviens en tant que juriste. Il s’agit du point de vue de l’« observateur relativement bien renseigné », qui me semble devoir être quelqu’un qui n’a pas fait des études de droit et qui va appliquer le critère en se fondant simplement sur son bon sens.

B.        Quels sont les éléments d’information dont doit disposer un observateur?

Pour être raisonnablement bien informé, l’observateur doit connaître et comprendre ce que j’ai écrit jusqu’ici. Mais, pour pouvoir se prononcer sur le comportement que le commissaire Létourneau a eu vis-à-vis le bgén Beno, l’observateur devra également être informé des critères applicables aux décisions prises dans le cadre d’une procédure judiciaire et de ce que l’on peut attendre du commissaire Létourneau à cet égard. Cela revêt une importance particulière étant donné qu’il s’agit d’une apparence de partialité et l’observateur doit comprendre ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre et donc, aussi, quels comportements sont exclus.

Puisque je considère que les décisions prises à l’égard du bgén Beno sont des décisions de nature judiciaire, il faut également tenir compte de ce qu’on attend d’un juge.

(1)       En matière d’impartialité, à quoi un juge est-il normalement tenu?

Reconnaissons l’importance de ce que le juge en chef Bayda, de la Cour d’appel de la Saskatchewan a dit au sujet du comportement qu’on attend d’un juge dans son Rapport du Conseil canadien de la magistrature au ministre de la Justice du Canada aux termes du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges relativement à la conduite de M. le juge Jean Bienvenue de la Cour supérieure du Québec dans la cause La Reine c. T. Théberge (1er octobre 1996), à la page 7 :

Tous les juges savent, et toutes les personnes raisonnablement bien renseignées qui ne sont pas juges et qui abordent la question de façon objective doivent savoir, que les juges ont, comme tous les autres êtres humains, certaines idées préconçues. Les juges ne sont pas—et la société ne veut pas qu’ils soient—des eunuques intellectuels dénués de toute conception philosophique de la vie, de la société, du gouvernement ou du droit et le monde dans lequel vivent les juges est le même que celui dans lequel vit la population—c’est-à-dire un monde réel, plutôt qu’un monde idéal. La question cruciale n’est donc pas celle de savoir si le juge a une idée préconçue, mais plutôt celle de savoir si le juge est apte et disposé à faire abstraction de cette idée préconçue et à ne pas la laisser l’influencer dans l’exercice de ses fonctions judiciaires [Soulignement ajouté.]

Si un juge se laisse influencer dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, par une idée préconçue, celle-ci risque de devenir un parti pris dirimant et l’on s’attend d’un juge qu’il fasse preuve de la discipline nécessaire pour empêcher que cela se produise.

Les principes veulent qu’un juge recueille l’intégralité d’un témoignage en toute objectivité et sans parti pris et que, en l’absence d’une bonne raison de douter de sa véracité, il tienne pour vrai les témoignages rendus sous serment. Ces principes sont les fondements essentiels de conclusions régulières quant à la crédibilité d’un témoignage[32]. Ces principes ont de l’importance, car tout témoin a, a priori, le droit d’être respecté et cru.

Il est bien évident que si un juge arbore envers les membres d’un groupe donné une attitude négative ou soupçonneuse, que ce soit en raison de la race, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’âge ou des aptitudes, pour ne nommer que quelques exemples possibles, s’il ne parvient pas à restreindre cette attitude, le juge se « laissera influencer » par une idée préconçue qui peut devenir un parti pris faisant obstacle au bon exercice de sa fonction. Il ne fait aucun doute que ce principe s’applique également aux cas où cette attitude négative ou soupçonneuse vise les membres d’une catégorie professionnelle donnée, ce qui, en l’occurrence, pourrait être celle des soldats occupant un grade élevé dans la hiérarchie militaire canadienne.

En ce qui concerne le comportement des juges lors des audiences, l’honorable J. O. Wilson, reconnaît, dans son ouvrage intitulé A Book for Judges[33], que le devoir qui incombe à un juge de déceler la vérité justifie qu’il intervienne, et parfois même l’exige. Mais, à la page 44 il ajoute que :

[traduction] L’homme extraordinaire qu’était Francis Bacon, auteur de tant d’excellents préceptes touchant le comportement des juges, de tant de maximes d’éthique et de morale, finit, en tant que lord Chancelier d’Angleterre, par être mis en accusation en raison des faveurs qu’il aurait acceptées de la part de plaideurs. Il avait le don de la formule et selon l’une de celles dont on se souvient le mieux : « La patience et le don d’écouter dans le plus grand sérieux sont des éléments essentiels de la justice; un juge qui parle trop n’est pas un instrument bien réglé ». Il est arrivé qu’un juge « qui parle trop » se voie reprocher publiquement par un tribunal supérieur le fait, dans un procès, d’être intervenu de manière insistante, superflue et parfois offensante.

Il n’est pas interdit d’intervenir; seulement d’intervenir de manière excessive.

Ces maximes de prudence rappelées par le juge en chef Wilson sont utiles à tous les décideurs, que leurs tâches consistent à préciser la politique applicable ou à juger, car l’intégrité des procédures instituées repose sur la conviction éprouvée, par toutes les personnes concernées, avocats, témoins et observateurs, que ces procédures sont équitables. La meilleure manière de garantir cela est de faire preuve de respect à l’égard de toutes les parties concernées.

C.        Cela étant, que penserait un observateur :

(1)       de l’audience du 30 janvier?

On m’a encouragé à visionner l’enregistrement vidéo du témoignage rendu par le bgén Beno le 30 janvier, afin de me faire une meilleure idée de ce qui s’était passé ce jour-là. Les propos consignés dans la transcription ne rendent que partiellement compte de la manière dont le bgén Beno a témoigné. Les enregistrements vidéo nous montrent un officier supérieur très sérieux, solennel et déférent qui faisait de son mieux pour répondre de manière précise, complète et professionnelle aux questions qui lui étaient posées. À visionner ces bandes et à lire la transcription de l’audience, l’observateur estimerait que les réponses du bgén Beno correspondaient exactement aux questions qui lui étaient posées. C’est-à-dire qu’il a donné des réponses précises aux questions précises et que sa manière détaillée de répondre montre bien que son témoignage s’accompagnait d’un souci d’exactitude.

Cela n’était peut-être pas encore devenu évident au moment où a été faite la remarque en question, mais il est devenu peu de temps après évident que le bgén Beno prenait au mot les questions qui lui étaient posées et y répondait dans un même ordre d’idée. L’échange, reproduit ci-dessous, entre M. Stauffer et le bgén Beno concernant la sous-partie consacrée aux « officiers » démontre que M. Stauffer avait bien compris cela :

[traduction]

Q.  Entendu. Le second paragraphe indique que :

      « Le brigadier général Beno a spécifiquement recommandé aux lieutenants-colonels Morneault et Mathieu de ne pas emmener : le major Seward, le major MacKay, le capitaine Rainville et l’adjudant-maître Vienneau. » Avez-vous fait la recommandation en question?

R.   Non.

Q.  Avez-vous fait cette recommandation au seul colonel Mathieu?

R.   Non.

Q.  Bon. Avez-vous fait une recommandation analogue à celle dont il est fait état dans cette seconde partie?

R.   Oui.

Q.  Qu’avez-vous recommandé?

R.   J’ai recommandé que le major Seward ne fasse pas partie du contingent et que le colonel Mathieu examine son dossier.

Q.  Oui.

R.   J’avais parlé du major MacKay au colonel Morneault, pas au colonel Mathieu, mais au colonel Morneault.

J’ai peut-être attiré l’attention du colonel Mathieu sur certaines faiblesses du colonel MacKay mais, à l’époque, il avait déjà participé aux manœuvres Stalwart Providence et il était donc prêt.

En ce qui concerne le capitaine Rainville, je leur ai recommandé à tous les deux d’étudier très attentivement les rapports de la police militaire auxquels aucune suite n’avait été donnée dans son unité précédente et de se pencher attentivement sur son cas en envisageant de le laisser sur place.

Et j’ai écrit au colonel Mathieu pour lui parler, justement, du capitaine Rainville, car j’éprouvais des inquiétudes à son égard en raison de certains problèmes d’ordre disciplinaire, le colonel Mathieu étant le seul à pouvoir s’en occuper.

Je l’ai également interrogé au sujet du sergent-major Vienneau et si j’ai parlé de lui, après que le colonel Morneault eut quitté son commandement, c’est en raison de la manière dont, le 1er décembre, il avait posé des questions au général de Chastelain, pas mal de temps après le départ du colonel Morneault. J’ai trouvé que les questions qu’il posait au chef de l’état-major de la Défense étaient assez impolies et j’ai demandé au colonel Mathieu de réfléchir à cela.

Je ne lui ai pas recommandé de le laisser sur place; je n’aurais pas fait une telle recommandation[34]. [Non souligné dans l’original.]

Il ne fait aucun doute que le commissaire Létourneau s’est trompé au sujet du bgén Beno et toute erreur dans l’interprétation des intentions de celui-ci aurait pu aisément être corrigée en observant avec attention la manière et le style du témoignage rendu par le bgén Beno et les propos précis qu’il a tenus.

À cet égard, le souci de l’observateur ne serait pas tant l’erreur commise au niveau de l’interprétation d’une preuve complexe, car cela peut effectivement arriver au cours d’une procédure judiciaire, mais pourquoi a-t-il fallu que le commissaire Létourneau fasse cette remarque au sujet de la « tergiversation ». Malgré les motifs d’intervention dont a parlé le juge en chef Wilson, je pense que notre observateur hypothétique penserait avec raison que cette remarque parfaitement irrespectueuse témoigne de l’opinion que le commissaire Létourneau s’était faite concernant la crédibilité du bgén Beno, opinion qui n’est guère confirmée par le témoignage de celui-ci.

Analysant la remarque « Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire, il ne vous servira à rien … », l’observateur serait porté à se poser un certain nombre de questions. Il se demanderait notamment : Selon le commissaire Létourneau, quel pouvait bien être le but recherché par le bgén Beno; celui-ci passait-il en général pour quelqu’un qui cherche à éluder ses responsabilités; entendait-on par « tergiversation » le fait de ne pas faire attention à ce qui se disait, ou celui de répondre évasivement, ou bien le commissaire Létourneau a-t-il tout simplement estimé que le bgén Beno ne disait pas la vérité?

Un observateur estimerait, je pense, que le commissaire Létourneau se méfiait du témoignage du bgén Beno et que ce soupçon était fondé sur autre chose que la preuve. Je pense également qu’un observateur conclurait à raison que ce soupçon constituait une idée préconçue, par laquelle on s’est laissé influencer, ce contre quoi le juge en chef Bayda a justement mis en garde.

(2)       Des réunions du 6 février?

Je crois qu’un observateur se demanderait surtout pourquoi le commissaire Létourneau a pu, si facilement et si carrément évoquer une question aussi délicate que ses préoccupations touchant la crédibilité du bgén Beno, à des gens qui s’étaient eux-mêmes déclarés partisans du bgén Beno. Je crois qu’un observateur pourrait raisonnablement conclure que le commissaire Létourneau était réellement convaincu de ce qu’il a dit au bgén Meating, c’est-à-dire que le bgén Beno « n’avait pas répondu franchement » et, cette fois à M. Mariage, que « il semblait cacher quelque chose », et il n’a pas hésité à le dire lors de la réunion du 30 janvier, pour justifier la remarque qu’il avait faite.

(3)       De la réunion du 12 février?

Je pense, d’abord, qu’un observateur noterait particulièrement la manière dont le commissaire Létourneau a réagi lorsqu’on lui a dit qu’il avait mal interprété le témoignage que le bgén Beno avait rendu le 30 janvier, et s’attendrait peut-être à ce que le commissaire se soit suffisamment soucié de l’objection qu’on lui faisait pour demander qu’on lui explique ce qu’on lui reprochait au juste. J’estime qu’un observateur se serait attendu à une telle réaction puisque seul le commissaire Létourneau pouvait savoir si sa remarque était due non pas à quelque parti pris mais simplement à une sorte d’exaspération devant la lenteur des témoignages, ou à quelqu’autre raison ne prêtant guère à conséquence.

Mais, au cours de la réunion, le commissaire Létourneau n’a jamais demandé de précisions sur ce point afin de mieux comprendre l’objection qu’on lui faisait valoir. Jamais il n’a dit regretter le caractère irrespectueux de sa remarque et jamais il n’a regretté la mauvaise impression que celle-ci avait pu donner. Il n’a jamais donné le moindre indice qu’il reconnaissait avoir pu se tromper, ni demandé aux avocats si, dans ce cas-là, il n’y aurait pas quelque chose qu’il pourrait faire pour rectifier la situation.

Lors de la réunion du 12 février, le commissaire Létourneau a même dit et redit qu’il s’était fait une opinion concernant le témoignage du bgén Beno, opinion qui ressort particulièrement des deux extraits déjà cités :

[traduction] Mais votre client n’est pas le seul témoin à l’égard duquel nous ayons parfois exprimé notre incrédulité« là je ne parle pas seulement de moi mais également du commissaire Rutherford et du commissaire Desbarats—lorsque nous estimons qu’un témoin ne livre pas tous les renseignements qu’il pourrait nous livrer ou bien qu’il leur donne une interprétation qui nous paraît peu crédible.

Eh bien, oui, c’est l’argument que vous avancez et nous y réfléchirons, nous apprécierons ce que vous venez de dire et nous verrons alors comment il y a lieu de procéder, car le fait de se montrer incrédule à l’égard de la déclaration d’un témoin sur un point précis ne veut pas dire que l’on ne croit rien de ce qu’il vient de dire. [Non souligné dans l’original.]

Je crois que cela porterait un observateur à conclure que le commissaire Létourneau savait pertinemment que la remarque qu’il avait faite provenait d’un soupçon qu’il entretenait, de manière générale, à l’égard du bgén Beno et de son témoignage.

Prenant la parole lors de la réunion du 12 février, le commissaire Létourneau a fait valoir que, lors de ses conversations avec le bgén Meating et avec M. Mariage, il n’avait rien dit qu’il n’ait déjà déclaré en public à l’audience du 30 janvier. Ce qui est gênant ici c’est que, à part la remarque sur la « tergiversation », le commissaire Létourneau ne s’était guère prononcé publiquement à cette audience. Étant donné les détails précis consignés dans les affidavits du bgén Meating et de M. Mariage, un observateur impartial ne saurait accorder le moindre poids à cette affirmation du commissaire Létourneau. Ajoutons que le démenti opposé le 12 février par le commissaire Létourneau, lorsqu’il a dit ne jamais avoir affirmé que le bgén Beno cachait quelque chose, ne saurait être retenu étant donné les déclarations sous serment qui vont en sens contraire et qui constituent un témoignage cohérent, détaillé et, partant, parfaitement crédible.

La conclusion la plus directe qu’un observateur tirerait des propos tenus par le commissaire Létourneau lors de la réunion est que celui-ci tenait fermement aux opinions qu’il avait exprimées, le 6 février, au bgén Meating et à M. Mariage.

À l’époque où cette réunion a eu lieu, le bgén Beno et ses avocats ignoraient la conversation qui s’est tenue le même jour entre le commissaire Létourneau et le bgén Meating, comme ils ignoraient le fait que le bgén Meating avait assisté à la conversation que le commissaire Létourneau avait eue avec M. Mariage. On a fait valoir que « ce manque de franchise » renforce l’apparence de partialité. Sur ce point, j’estime qu’un observateur comprendrait que le commissaire Létourneau n’est aucunement tenu de révéler le contenu de ses conversations particulières et on ne saurait tirer aucune conclusion du fait qu’il s’y est refusé le 6 février.

Un observateur ne verrait pas dans les événements du 30 janvier, et des 6 et 12 février des éléments distincts devant être examinés de façon individuelle. On pourrait même dire que cette séquence d’événements aboutit à quelque chose d’autre qu’une simple combinaison d’éléments. Selon la démarche qu’adopterait sans doute un observateur, chacun de ces événements s’ajouterait à l’événement précédent et renforcerait les préoccupations et interrogations concernant la remarque du 30 janvier, aboutissant à cette crainte de se prononcer dont témoignent les propos tenus le 6 février, puis à la certitude que la conviction du commissaire Létourneau s’était déjà formée, comme en témoignent les propos tenus le 12 février.

Un observateur considérerait que cette accumulation de propos défavorables au bgén Beno constitue effectivement un problème sérieux étant donné que l’enquête n’était pas encore terminée. Non seulement faut-il que la preuve soit examinée dans son ensemble, mais encore faut-il, avant de prendre une décision, entendre l’argumentation des parties. C’est dire que l’opinion défavorable déjà formée désavantage injustement le bgén Beno, et cela de manière peut-être irrémédiable.

Ainsi, bien que le commissaire Létourneau ait dit, et redit le 12 février, qu’à la fin de l’enquête il étudierait l’ensemble de la preuve avant de parvenir à une conclusion quant à la crédibilité du bgén Beno, son adhésion aux conclusions auxquelles il était déjà parvenu porteraient un observateur à ne guère accorder de poids à cette affirmation.

D.        Quelles seraient les conclusions d’un observateur?

Je n’ai aucun doute qu’un observateur dirait que, compte tenu de l’opinion défavorable, injustifiée et bien arrêtée, que le commissaire Létourneau a exprimée, concernant la crédibilité du bgén Beno, ce dernier n’a pas été traité de manière équitable par le commissaire Létourneau et ne le serait sans doute pas à l’avenir.

Ainsi, vu l’ensemble de la preuve qui a été produite, et au regard du critère consistant à se demander « si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir, chez le commissaire Létourneau, une attitude ou disposition d’esprit envers le bgén Beno qui porterait, ou qui serait perçue comme portant le commissaire Létourneau à trancher les questions liées au préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 en fonction d’éléments autres que les preuves qui lui ont été soumises », je réponds par l’affirmative.

VI

RÉPONSE À LA QUESTION ESSENTIELLE

ET REDRESSEMENT ACCORDÉ

Dans la demande tendant à la délivrance d’un bref de prohibition, la question essentielle dont était saisie la Cour était la suivante : « Le commissaire Létourneau a-t-il, à l’égard du bgén Beno, fait preuve d’une partialité susceptible de justifier sa récusation? » En fonction de l’analyse développée ci-dessus, j’estime qu’il y a lieu de répondre par l’affirmative.

Au niveau du redressement, j’estime qu’il convient d’adopter une solution qui dérangera le moins possible les travaux de la Commission. D’ailleurs, la demande déposée au nom du bgén Beno va dans le sens d’une intervention légère, sollicitant une ordonnance enjoignant au commissaire Létourneau de ne plus participer à aucune enquête, audience ou conclusion touchant le bgén Beno.

J’estime qu’il y a lieu d’accueillir la demande. Je reconnais que, par les motifs exposés par écrit le 7 mai, les commissaires Desbarats et Rutherford ont rejeté la requête dont ils étaient saisis et ont donc en fait décidé que le commissaire Létourneau n’avait fait preuve, à l’égard du bgén Beno, d’aucune partialité susceptible de justifier sa récusation. Le fait qu’ils soient de cet avis en ce qui concerne le commissaire Létourneau n’est pas l’indice d’un parti pris qu’ils éprouveraient à l’encontre du bgén Beno. D’ailleurs, personne n’a songé à l’affirmer. Je ne vois, par conséquent, aucune raison pour que, en ce qui concerne le préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13, la mission confiée à l’enquête ne soit pas accomplie par les commissaires Desbarats et Rutherford.

Faisant droit à la demande, j’enjoins donc au commissaire Létourneau de ne prendre part, aux fins de l’enquête et du rapport final qui doit la clore, à aucune conclusion défavorable touchant directement ou indirectement les accusations ou allégations visées dans le préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes.

Comme il n’y a aucunes raisons spéciales de le faire, il n’y aura pas d’adjudication de dépens.



* Cette décision a été infirmée en appel. La décision de la Cour d’appel sera publiée dans le Recueil des arrêts de la Cour fédérale.

[1] Ci-après désigné sous la forme de bgén Beno.

[2] Aux termes d’une réunion du Comité du Conseil privé (C.P. 1995-442), en date du 20 mars 1995, la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie a été créée en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11 (ci-après dénommée l’« Enquête »). Aux termes de ce procès verbal, la Commission a été créée afin :

… de faire enquête et de faire rapport sur le fonctionnement de la chaîne de commandement, le leadership au sein de la chaîne de commandement, la discipline, les opérations, les mesures et les décisions des Forces canadiennes, ainsi que les mesures et les décisions du ministère de la Défense nationale, en ce qui a trait au déploiement des Forces canadiennes en Somalie.

La Commission devait être constituée de l’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, M. Peter Desbarats et l’honorable Robert Rutherford, commissaires. L’enquête se poursuit actuellement.

Le bgén Beno est depuis 30 ans membre des Forces armées et, du 7 août 1992 au 8 juillet 1994, il commandait la Force d’opérations spéciales basée à Petawawa. Alors qu’il était commandant de la Force d’opérations spéciales, le bgén Beno avait notamment sous ses ordres le Régiment aéroporté du Canada, aujourd’hui dissout, aussi bien avant qu’après que ce régiment ne soit envoyé en Somalie. C’est à ce titre que le bgén Beno a demandé qu’on lui reconnaisse la qualité de participant dans le cadre de l’enquête, qualité qui lui a été reconnue par ordonnance en date du 24 mai 1995 lui accordant la faculté d’y participer à part entière.

La Commission a fait savoir aux parties admises à ce titre que l’audition des témoins se ferait de manière non contradictoire et en plein respect des exigences de l’équité procédurale et de la justice fondamentale.

[3] Ci-après dénommé le commissaire Létourneau.

[4] Ci-après appelé M. Mariage.

[5] Le 6 février, deux conversations, rapprochées dans le temps, ont eu lieu et leur teneur a été versée au dossier. La première était avec le brigadier général Meating (ci-après appelé le bgén Meating), et la seconde, était, telle qu’indiquée, avec M. Mariage. La preuve touchant ces deux conversations est exposée plus loin, à la partie III.

[6] Dimes v. Grand Junction Canal (Proprietors of) (1852), 10 E.R. 301 (H.L.).

[7] Toronto : Law and Business Publications, 1980.

[8] Cette définition est à l’origine exposée dans le jugement Regina v. East Kerrier Justices. Ex parte Mundy, [1952] 2 Q.B. 719.

[9] 6e éd., St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1990.

[10] Si la preuve par affidavit n’est pas admissible lorsqu’il s’agit d’établir l’absence de parti pris, les preuves concernant les circonstances qui sous-tendent la crainte raisonnable de partialité sont, elles, admissibles. Cette approche a été dégagée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814, dans lequel, aux p. 821 et 822, le juge de Grandpré cite en les termes suivants le juge Prowse de la Cour d’appel [(1975), 52 D.L.R. (3d) 584 (C.A. Alb.)] :

[traduction] À mon avis, ces arrêts étayent seulement la conclusion que, lorsque les circonstances sont telles qu’il existe une crainte raisonnable de partialité, la preuve de l’impartialité d’une personne présumée partiale par la loi n’est pas admissible. Ces arrêts ne traitent pas de la question de l’admissibilité de la preuve visant à présenter les circonstances pertinentes au tribunal afin que celui-ci soit en mesure de décider si, en ces circonstances, il existe une crainte raisonnable de partialité. [Non souligné dans l’original.]

Puis, à la p. 822, le juge de Grandpré fait l’observation suivante :

Cela résume bien l’état du droit sur cette question et n’est pas contredit par les motifs du juge en chef Laskin dans P.P.G. Industries Canada Ltd. c. Le Procureur général du Canada ([1976] 2 R.C.S. 739), qui traite de « la production d’une preuve pour dissiper une crainte raisonnable de partialité entretenue par une partie à l’égard d’une décision qu’elle conteste » (p. 748). Au contraire, cet extrait confirme en partie le principe énoncé par la Cour d’appel.

[11] La Règle 1603 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 15)], qui prévoit les affidavits devant être déposés à l’appui d’un avis de requête introductive d’instance, est ainsi rédigé :

Règle 1603. (1) La partie requérante dépose au soutien de la demande, en même temps que l’avis de requête, un ou plusieurs affidavits qui confirment les faits sur lesquels elle se fonde.

(2) Une partie adverse peut y répondre en déposant un ou plusieurs affidavits.

(3) Les affidavits de la partie adverse sont déposés et signifiés au plus tard 30 jours après la date de la signification de l’avis de requête à la partie adverse.

[12] [1996] F.C.J. no 1493 (C.A.) (QL).

[13] La Loi sur les enquêtes ne confère en fait aux commissaires d’enquête que des pouvoirs touchant la production de preuves, et à cet égard, le pouvoir de citer des témoins à comparaître et d’astreindre à la production de preuve documentaire revêt une importance particulière. Les règles régissant le fonctionnement de l’Enquête ont pour titre Règles de pratique et de procédure applicable à la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie et ne portent que sur des questions telles que les avis, la qualité de participant, les audiences relatives à la procédure, les audiences publiques, les témoins, les preuves documentaires, les observations écrites et la couverture médiatique. Voir la partie IV (A) ci-dessous.

[14] Dossier complémentaire du requérant; cote 3, transcription de l’audition des témoins, à la p. 7918.

[15] Id., aux p. 7925 et 7926.

[16] Id., aux p. 7940 à 7942.

[17] Dossier de la demande, cote 2, transcription de la réunion informelle, à la p. 2.

[18] Id., à la p. 2.

[19] Id., à la p. 5.

[20] Id., aux p. 6 et 7.

[21] Id., aux p. 7 et 8.

[22] Id., aux p. 8 et 9.

[23] Id., aux p. 9 à 11.

[24] Id., aux p. 12 et 13.

[25]25 Id., aux p. 22 à 24.

[26] L’inspecteur Braun était l’un des membres de la GRC accompagnant le commissaire Létourneau et M. Cohen, secrétaire de la Commission, lors du petit-déjeuner au mess des officiers de la base Currie, le 6 février.

[27] Dossier de la demande, cote 2E.

[28] Les Règles ne faisaient pas partie des documents déposés dans le cadre de la demande dont je suis saisi, mais l’exemplaire obtenu par la suite est celui des règles tel que modifié le 24 mai 1995.

[29] S’il est vrai que les commissaires disposent du pouvoir discrétionnaire de refuser de convoquer certains témoins, ce pouvoir est subordonné à l’obligation d’écouter les plaidoiries. Bien que l’art. 45 des Règles permette à la Commission d’écarter l’application des exigences prévues « dans le cas où, à son avis, il est dans l’intérêt de la justice d’agir ainsi », les droits conférés par la loi subsistent et doivent être reconnus.

[30] J. Sopinka, « The Role of Commission Counsel », dans Pross, Paul A., et al. Commissions of Inquiry (Toronto : Carswell, 1990), à la p. 76.

[31] Les préoccupations concernant l’effet que peut avoir une conclusion défavorable sont clairement exposées par Edward L. Greenspan dans ce passage de son ouvrage « The Royal Commission : History, Powers and Functions, and the Role of Counsel » dans F. Moskoff, Administrative Tribunals, Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1989, à la p. 341 :

[traduction] Celui dont la réputation est mise à mal par les accusations contenues dans le rapport d’une commission d’enquête publiquement diffusée, ne tirera qu’une maigre consolation du fait que, dans le cadre de sa mission de surveillance, un tribunal a jugé que la Commission avait fait fi des droits de l’intéressé lors de la publication de ses conclusions. Il est donc important que, si l’individu cité à comparaître devant une commission royale doit respecter l’exercice régulier par celle-ci des pouvoirs qui lui sont conférés, la commission et l’enquête, elles aussi, soient tout à fait conscientes et respectueuses des droits de ceux qui comparaissent devant elles ou qui font l’objet d’une enquête.

[32] Voir Okyere-Akosah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 157 N.R. 387 (C.A.F.); Maldonado c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); et Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.).

[33] J. O. Wilson, A Book for Judges (Ottawa : ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1980).

[34] Dossier complémentaire du demandeur, cote 3, transcription de l’audition des témoins, aux p. 7946 à 7948.

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