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[1996] 1 C.F. 547

IMM-1901-95

Henry Halm (requérant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Halm c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein— Toronto, 19 septembre; Ottawa, 23 novembre 1995.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Personnes non admissibles Contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion prise en vertu de l’art. 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration Le requérant a été reconnu coupable aux États-Unis de sodomie, de mise en péril du bien-être d’un enfant et de violation de cautionnement Une mesure d’expulsion a été prise contre lui au terme de sa détention prolongée L’expulsion ne constitue pas une extradition déguisée Le ministre ne poursuivait pas de fins illégitimes en expulsant et en détenant le requérant Il n’a pas « bloqué » le requérant Il n’y a pas eu de retard dans le déroulement de l’instance en contrôle judiciaire Preuve prima facie de violation de cautionnement Les fausses indications données par le requérant portaient sur des faits importants et justifiaient la mesure d’expulsion Le requérant doit obtenir le consentement du ministre pour pouvoir revenir au Canada.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Il s’agit de savoir si la mesure d’expulsion était contraire à l’art. 7 de la Charte Une mesure déjà prise dans la même affaire a été annulée au motif que l’art. 159 du Code criminel (sodomie) a été jugé inconstitutionnel L’intérêt du public à ce que le requérant continue d’être détenu en vertu de l’art. 103 de la Loi sur l’immigration doit être évalué par rapport au droit à la liberté de l’individu concerné Les décisions de détenir le requérant n’étaient pas irrégulières Seul un contrôle judiciaire rapide est nécessaire pour satisfaire aux exigences de la justice fondamentale.

Il s’agit d—une demande de contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion prise contre le requérant par un arbitre et de la décision de le détenir prise en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration, décision qui a été renouvelée par la suite et en vertu de laquelle sa détention s’est poursuivie. En 1990, le requérant a été reconnu coupable dans l’État de New York de huit accusations de sodomie et de mise en péril du bien-être d’un enfant. Après avoir été mis en liberté sous caution en attendant l’issue de l’appel, le requérant est entré au Canada sans révéler ses condamnations aux fonctionnaires de l’immigration. Il a été arrêté à Toronto en avril 1993 et, un mois plus tard, une enquête a été tenue qui s’est soldée par la prise d’une mesure d’expulsion contre lui. Le requérant a demandé le contrôle judiciaire de la mesure d’expulsion prise le 28 mai 1993. Le juge Reed a accueilli la demande de contrôle judiciaire et a annulé la mesure d’expulsion en déclarant inconstitutionnel l’article 159 du Code criminel, auquel l’arbitre avait conclu, en vertu du sous-alinéa 19(1)c.1)(i) de la Loi sur l’immigration, que les condamnations pour sodomie du requérant équivalaient. En mars 1995, une directive a été donnée en vue de la tenue d’une enquête sur le fondement de la violation de cautionnement dont le requérant se serait rendu coupable dans l’État de New York, des fausses indications qu’il aurait données aux fonctionnaires de l’immigration et de son statut de visiteur. L’enquête a abouti à la mesure d’expulsion qui a été prise contre lui le 7 juillet 1995. Le requérant a soulevé plusieurs questions à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire de cette mesure d’expulsion.

Jugement : la demande doit être rejetée.

1) Le requérant alléguait que la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 équivalait à une extradition déguisée et que la procédure à suivre était l’extradition. La thèse du requérant ne tient pas compte de la différence fondamentale qui existe entre l’expulsion et l’extradition. Il y a expulsion lorsque l’État désire bannir quelqu’un. Il y a extradition lorsqu’un État étranger réclame un individu, et elle n’a lieu qu’à la demande de cet État. Le Canada n’a aucun contrôle sur la volonté d’un État étranger d’extrader quelqu’un et on ne peut empêcher le Canada d’agir dans l’intérêt du public en expulsant les étrangers indésirables. À moins qu’il existe des éléments de preuve convaincants qui tendent à établir que le ministre n’a pas véritablement estimé qu’il était dans l’intérêt public d’expulser le fugitif, toute contestation de la validité de la procédure d’expulsion échouera. Il n’y a aucun précédent qui appuie la proposition que l’expulsion est contraire à l’article 7 de la Charte du simple fait que l’expulsion d’une personne dans un pays étranger peut donner lieu à l’application d’une peine plus grave que son extradition dans ce pays. Le fait que le ministre ait retenu les crimes les plus graves commis par le requérant aux États-Unis pour fonder la procédure d’expulsion ne démontre pas qu’il était de mauvaise foi ou qu’il poursuivait des fins illégitimes. Le fait de se fonder sur les condamnations pour sodomie n’était pas la façon de procéder la plus rapide pour expulser le requérant, mais cela ne veut pas dire pour autant que l’instance soit irrégulière ou qu’elle constitue une extradition déguisée. Le ministre n’agissait pas de façon illégitime en justifiant l’expulsion et la continuation de la détention du requérant par le fait qu’il désirait renvoyer un étranger indésirable, garder le contrôle sur cet étranger pour s’assurer qu’il quitte le Canada et lui interdire de revenir au Canada sans l’autorisation du ministre. Le requérant n’a pas démontré que le ministre poursuivait des fins illégitimes par les mesures d’expulsion et de détention qu’il a prises contre lui.

2) L’avocat du requérant affirmait qu’en tenant une seconde enquête en mars 1995 sur la violation du cautionnement et les fausses indications après l’annulation de la mesure d’expulsion du 28 mai 1993 fondée sur les condamnations pour sodomie, le ministre a commis un abus de procédure en « bloquant » le requérant. L’article 34 de la Loi sur l’immigration prévoit ce qui a été fait en l’espèce, à savoir la tenue d’une seconde enquête qui a conduit à la rédaction d’un rapport et à la prise d’une mesure d’expulsion contre le requérant. Même si le ministre avait commis un abus de procédure en bloquant le requérant—ce qu’il n’a pas fait—et en prolongeant de ce fait sa détention, le requérant s’est vu accorder la possibilité de demander le contrôle judiciaire de son ordonnance de détention en temps opportun. Un tel contrôle judiciaire en temps opportun est une réparation convenable qui satisfait aux exigences de la justice fondamentale.

3) Le requérant affirmait que les retards étaient importants au point de porter atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantissait l’article 7 de la Charte. Tout comme dans le cas du moyen tiré du « blocage », le requérant contestait la procédure d’enquête sur son expulsion en affirmant qu’elle avait eu pour effet de prolonger sa détention, et la réparation qu’il sollicitait était un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion. Il est dans l’intérêt du public que des personnes soient détenues lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ne se présenteront pas à leur enquête ou qu’elles se déroberont aux autorités chargées de les expulser. Il faut évaluer cet intérêt public par rapport au droit à la liberté de l’individu concerné. La solution la plus satisfaisante consiste souvent à détenir l’intéressé mais à accélérer la procédure, ce qui a été fait en l’espèce. La réparation demandée par le requérant, à savoir le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui, n’est pas la réparation convenable : seul un contrôle judiciaire rapide est nécessaire pour satisfaire aux exigences de la justice fondamentale.

4) Suivant le requérant, la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 était viciée, dans la mesure où elle était fondée sur l’infraction de violation de cautionnement commise dans l’État de New York, en partie parce que le cautionnement n’était assorti d’aucune condition l’obligeant à comparaître en jugement dans l’État de New York. L’ordonnance de cautionnement du requérant ne renfermait pas de mots qui exigeaient expressément sa comparution ultérieure, mais elle lui enjoignait de « mettre promptement son appel en état ». L’arbitre n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il y avait une preuve prima facie de violation du cautionnement. Le moyen suivant lequel la violation du cautionnement est secondaire est mal fondé. Le fait que l’article 159 du Code criminel ait été déclaré inconstitutionnel n’éteint ni les condamnations pour sodomie aux États-Unis, ni l’infraction de violation de cautionnement dans l’un ou l’autre pays. Le requérant a violé son cautionnement aux États-Unis. Il existe une infraction équivalente aux Canada et, en conséquence, le sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration s’applique.

5) Quant aux fausses indications que le requérant était accusé d’avoir données aux fonctionnaires de l’immigration canadiens, la seule question qui se posait était de savoir si ces fausses indications portaient sur un fait important. Même si les condamnations pour sodomie du requérant n’avaient pas fondé son expulsion par suite de la décision du juge Reed déclarant l’article 159 du Code criminel inconstitutionnel, la divulgation de ces condamnations aurait amené les fonctionnaires de l’immigration à vérifier si le requérant avait fait défaut de comparaître devant le tribunal à la date voulue pour le prononcé de sa peine. Le fait que le requérant n’avait pas informé les fonctionnaires de l’immigration de ses condamnations pour sodomie et de son défaut de comparaître devant le tribunal pour le prononcé de sa peine constituait donc une fausse indication sur un fait important.

6) Le requérant soutenait que l’arbitre avait commis une erreur en refusant de tenir compte d’un certain nombre de facteurs lorsqu’elle avait décidé de prendre une mesure d’expulsion plutôt qu’une mesure d’interdiction de séjour. La thèse du requérant ne tenait pas compte de la question de savoir s’il devrait pouvoir revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre. Ayant conclu qu’il y avait lieu d’exiger l’autorisation du ministre dans le cas du requérant, l’arbitre était tenue, par la loi, de prendre une mesure d’expulsion, indépendamment des autres considérations invoquées par le requérant. Ce faisant, elle a agi en conformité avec la Loi sur l’immigration et elle n’a commis aucune erreur.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 24(1).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 145(2) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 20), 159 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 19, art. 3).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)c.1)(i) (édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), 19(2)a.1)(ii) (édicté idem), 27(2)a) (mod., idem, art. 16), g), 32(6) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11), (7) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21), 34, 55(1), 103 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 27; L.C. 1992, ch. 49, art. 94).

N.Y Penal Law § 215.56 (Consol. 1984).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Moore v. Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839; (1968), 69 D.L.R. (2d) 273; Shepherd v. Canada (Minister of Employment and Immigration) (1989), 70 O.R. (2d) 766; 52 C.C.C. (3d) 388 (H.C.); conf. par (1989), 70 O.R. (2d) 765; 52 C.C.C. (3d) 386 (C.A.); Hernandez c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 154 N.R. 231 (C.A.F.); Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1994), 85 F.T.R. 99 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Halm c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 331 (1995), 91 F.T.R. 106; 28 Imm. L.R. (2d) 252 (1re inst.); Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; (1991), 84 D.L.R. (4th) 438; 67 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 1; 129 N.R. 81; Parker v. Canada (Solicitor General) (1990), 73 O.R. (2d) 193; 57 C.C.C. (3d) 68; 78 C.R. (3d) 209 (H.C.).

DÉCISIONS CITÉES :

R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; (1990), 75 O.R. (2d) 673; 74 D.L.R. (4th) 355; 59 C.C.C. (3d) 449; 79 C.R. (3d) 273; 49 C.R.R. 1; 42 O.A.C. 81; Akthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 32 (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 39 (C.A.); R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; (1987), 39 D.L.R. (4th) 18; 33 C.C.C. (3d) 193; 58 C.R. (3d) 1; 28 C.R.R. 280; 20 O.A.C. 161; 76 N.R. 12; Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration c. Brooks, [1974] R.C.S. 850; (1973), 36 D.L.R. (3d) 522.

DOCTRINE

La Forest, Anne Warner. La Forest’s Extradition to and from Canada, 3rd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1991.

Oxford English Dictionary, 2nd ed. Oxford : Clarendon Press, 1989.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion et de la décision de détenir le requérant en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration, décision qui a été renouvelée par la suite et en vertu de laquelle sa détention s’est poursuivie. Demande rejetée.

AVOCATS :

Paul Slansky pour le requérant.

Donald MacIntosh pour l’intimé.

PROCUREURS :

Slansky & Pringle, Toronto, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein

INTRODUCTION

La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire :

(1) de la mesure d’expulsion prise le 7 juillet 1995 contre le requérant par l’arbitre C. Simmie;

(2) de la décision prise le 13 mars 1995 de détenir le requérant en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 27; L.C. 1992, ch. 49, art. 94], décision qui a été renouvelée par la suite et en vertu de laquelle le requérant est toujours détenu.

La présente affaire m’a d’abord été soumise le 1er août 1995 sous forme de demande de sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le requérant et de mise en liberté sous caution du requérant. J’ai ordonné la suspension des procédures d’expulsion, mais je n’ai pas ordonné la mise en liberté sous caution du requérant. Parce que le requérant était détenu, j’ai ordonné que l’instance relative à l’autorisation et au contrôle judiciaire soit instruite de façon accélérée. J’ai fixé aux 19, 20, 21 et 23 septembre 1995 les dates d’audition de l’instance pour le cas où l’autorisation serait accordée.

Les avocats des parties ont communiqué avec la Cour au début de septembre pour l’informer que la transcription des notes sténographiques de l’audience qui s’était déroulée devant l’arbitre Simmie n’avait pas été mise à leur disposition assez rapidement pour que l’avocat du requérant puisse rédiger un mémoire exposant les points à débattre conformément à l’horaire initialement convenu. Après avoir envisagé diverses solutions de rechange, dont la possibilité de fixer d’autres dates d’audition—lesquelles, selon le greffe de la Cour, ne pouvaient être obtenues avant quelques mois —, j’ai décidé d’entendre l’affaire aux dates initialement fixées en me fondant uniquement sur les plaidoiries orales et de me passer de mémoires écrits. À l’audience, après avoir entendu les observations initiales de l’avocat du requérant et celles de l’avocat de l’intimé, j’ai accordé l’autorisation demandée et j’ai entendu la demande de contrôle judiciaire.

QUESTIONS EN LITIGE ET REDRESSEMENT DEMANDÉ

Le requérant soulève les questions litigieuses suivantes :

(1) La mesure d’expulsion a été prise en contravention de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (ci-après appelée la Charte), étant donné qu’elle constitue une extradition déguisée. S’il est expulsé, le requérant sera soumis à une peine plus sévère que s’il est extradé, ce qui porte atteinte aux droits à la sécurité de sa personne que lui garantit l’article 7 de la Charte[i]. La mesure d’expulsion devrait par conséquent être annulée.

(2) Le ministre se livre à du blocage, c’est-à-dire qu’il maintient le requérant en détention sur le fondement de motifs qui auraient pu être examinés plus tôt, mais qui n’ont été invoqués qu’après qu’une mesure d’expulsion prise sur le fondement de motifs antérieurement invoqués eut été annulée. Le blocage en question constitue un abus de procédure.

(3) Le requérant est détenu depuis le 16 avril 1993. On peut soutenir qu’une telle détention est déraisonnablement longue et qu’elle porte atteinte au droit à la liberté que lui garantit l’article 7 de la Charte. Selon l’avocat du requérant, le redressement convenable que la Charte permet d’accorder tant en ce qui concerne le blocage que les retards consisterait à surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le requérant pour lui permettre de quitter le Canada de son plein gré pour la destination de son choix.

(4) L’arbitre a fondé la mesure d’expulsion qu’il a prise le 7 juillet 1995 sur la violation de cautionnement que le requérant aurait commise dans l’État de New York. L’arbitre a agi illégalement parce que :

a) le cautionnement du requérant n’était assorti d’aucune condition l’obligeant à comparaître en jugement dans l’État de New York;

b) la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » prévue au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) [édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration est inconstitutionnelle, parce qu’elle est incompatible avec la présomption d’innocence consacrée par la Charte;

c) il n’existe pas au Canada d’infraction équivalant à l’infraction principale (la sodomie) qui est à l’origine de la présumée violation de cautionnement dont le requérant se serait rendu coupable dans l’État de New York, et par conséquent, l’infraction secondaire (la violation du cautionnement) ne peut constituer à elle seule un motif d’expulsion.

(5) L’arbitre a fondé la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 sur les fausses indications que le requérant aurait données aux fonctionnaires de l’immigration canadiens. L’arbitre a agi illégalement, étant donné que les fausses indications en question ne portaient pas sur des faits importants.

(6) L’arbitre a illégalement refusé de tenir compte d’éléments pertinents qui l’auraient amenée à prendre une mesure d’interdiction de séjour plutôt qu’une mesure d’expulsion.

Le requérant sollicite les redressements suivants :

(1) Une ordonnance invalidant et annulant la mesure d’expulsion prise le 7 juillet 1995;

(2) À titre subsidiaire, une ordonnance transformant la mesure d’expulsion en mesure d’interdiction de séjour;

(3) Une ordonnance mettant le requérant en liberté sous caution ou le relaxant pour lui permettre de quitter le Canada pour la destination de son choix.

LES FAITS

Le 3 août 1990, le requérant a été reconnu coupable des accusations suivantes dans l’État de New York :

(1) Sodomie au troisième degré (relations sexuelles orales avec une personne âgée de moins de 17 ans);

(2) Mise en péril du bien-être d’un enfant (présentation d’un film pornographique à un garçon de moins de 16 ans et masturbation devant cet « enfant »);

(3) Sodomie au troisième degré (relations sexuelles orales et anales avec une personne âgée de moins de 17 ans);

(4) Sodomie au troisième degré (relations sexuelles orales et anales avec une personne âgée de moins de 17 ans);

(5) Sodomie au troisième degré (relations sexuelles orales avec une personne âgée de moins de 17 ans);

(6) Sodomie au troisième degré (relations sexuelles orales et anales avec une personne âgée de moins de 17 ans);

(7) Mise en péril du bien-être d’un enfant (présentation de films pornographiques à un garçon de moins de 16 ans et masturbation devant cet « enfant »);

(8) Mise en péril du bien-être d’un enfant (présentation de films pornographiques à un garçon de moins de 16 ans).

Le requérant a été mis en liberté sous caution en attendant l’issue de l’appel. Le 23 février 1993, la Cour d’appel de New York a rejeté l’appel en dernier ressort interjeté par le requérant. Le 25 février 1993, le requérant a reçu l’ordre de comparaître en justice pour le prononcé de sa peine le 1er mars 1993. Le 1er mars 1993, le requérant a fait défaut de comparaître et il est entré au Canada. Il n’a pas révélé aux fonctionnaires de l’immigration ses condamnations pour sodomie et mise en péril du bien-être d’un enfant ni le fait qu’il entrait au Canada le jour même où il avait été assigné à comparaître devant un tribunal de New York pour le prononcé de sa peine.

Le 16 avril 1993, le requérant a été arrêté à Toronto. Le 18 avril 1993, deux rapports ont été faits au sujet des condamnations pour sodomie du requérant et des présumées fausses indications qu’il avait données à des fonctionnaires de l’Immigration canadiens. Le 28 mai 1993, une enquête a été tenue et s’est soldée par la prise d’une mesure d’expulsion contre le requérant sur le fondement du sous-alinéa 19(1)c.1)(i) [édicté, idem] et de l’alinéa 27(2)a) [mod., idem, art. 16] de la Loi sur l’immigration et, en particulier, sur le fondement de ses condamnations pour sodomie dans l’État de New York. Le sous-alinéa 19(1)c.1)(i) et l’alinéa 27(2)a) disposent :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

c.1) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont, à l’étranger :

(i) soit été déclarées coupables d’une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf ...

27. ...

(2) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit, sauf si la personne en cause a été arrêtée en vertu du paragraphe 103(2), faire un rapport écrit et circonstancié au sous-ministre de renseignements concernant une personne se trouvant au Canada autrement qu’à titre de citoyen canadien ou de résident permanent et indiquant que celle-ci, selon le cas :

a) appartient à une catégorie non admissible, autre que celles visées aux alinéas 19(1)h) ou 19(2)c);

Après qu’il eut été frappé d’une mesure d’expulsion, le requérant a présenté une demande d’habeas corpus devant la Cour de l’Ontario (Division générale). Il a été débouté de cette demande le 21 octobre 1993. Le requérant a également revendiqué le statut de réfugié. Le 31 mai 1994, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé de lui reconnaître le statut de réfugié. Aucun appel n’a été interjeté de cette décision.

Le 22 novembre 1993, dans le dossier IMM-7073-93, le requérant a demandé le contrôle judiciaire de la mesure d’expulsion prise le 28 mai 1993. Une prorogation de délai lui a été accordée et, en juin 1994, l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire lui a aussi été accordée.

Le 24 février 1995, le juge Reed a prononcé des motifs par lesquels elle a accueilli la demande de contrôle judiciaire [[1995] 2 C.F. 331(1re inst.)] et, le 14 mars 1995, elle a rendu une ordonnance annulant la mesure d’expulsion. Elle a jugé inconstitutionnel l’article 159 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, modifié [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 19, art. 3], auquel l’arbitre avait conclu, en vertu du sous-alinéa 19(1)c.1)(i) de la Loi sur l’immigration, que les condamnations pour sodomie de l’appelant équivalaient. L’article 159 dispose :

159. (1) Quiconque a des relations sexuelles anales avec une autre personne est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux actes commis, avec leur consentement respectif, dans l’intimité par les époux ou par deux personnes âgées d’au moins dix-huit ans.

(3) Les règles suivantes s’appliquent au paragraphe (2) :

a) un acte est réputé ne pas avoir été commis dans l’intimité s’il est commis dans un endroit public ou si plus de deux personnes y prennent part ou y assistent;

b) une personne est réputée ne pas consentir à commettre un acte dans les cas suivants :

(i) le consentement est extorqué par la force, la menace ou la crainte de lésions corporelles, ou est obtenu au moyen de déclarations fausses ou trompeuses quant à la nature ou à la qualité de l’acte,

(ii) le tribunal est convaincu hors de tout doute raisonnable qu’il ne pouvait y avoir consentement de la part de cette personne du fait de son incapacité mentale.

Le juge Reed a conclu que l’article 159 établissait une discrimination contre les homosexuels, étant donné que l’âge du consentement prévu à l’article 159 en ce qui concerne la sodomie est fixé à dix-huit ans, tandis que l’âge du consentement prévu à d’autres articles connexes portant sur le consentement à des actes hétérosexuels est fixé à quatorze ans. En conséquence, le juge Reed a conclu que le requérant avait été déclaré coupable à l’étranger d’une infraction, mais non d’une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction punissable d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans. L’arbitre ne pouvait donc pas fonder une mesure d’expulsion sur le sous-alinéa 19(1)c.1)(i) de la Loi sur l’immigration en ce qui concerne les condamnations pour sodomie dont le requérant avait fait l’objet dans l’État de New York.

Le 3 mars 1995, une directive a été donnée en vue de la tenue d’une enquête sur le fondement de la violation de cautionnement dont le requérant se serait rendu coupable dans l’État de New York, des fausses indications qu’il aurait données aux fonctionnaires de l’immigration et de son statut de visiteur. Le 13 mars 1995, une autre révision des motifs de la détention du requérant a eu lieu conformément au paragraphe 103(6) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 94] de la Loi sur l’immigration[ii]. Le requérant est demeuré en détention.

Le 10 avril 1995, conformément à la directive du 3 mars 1995, une enquête a été menée. Cette enquête a abouti à la mesure d’expulsion qui a été prise contre le requérant le 7 juillet 1995.

La mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 était fondée sur le fait qu’il existait des motifs raisonnables de croire, au sens du sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration, que le requérant s’était rendu coupable de violation de cautionnement dans l’État de New York, et qu’il était entré au Canada par suite d’une fausse indication sur des faits importants au sens de l’alinéa 27(2)g) [mod., idem, art. 16] de la Loi sur l’immigration. Le sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) et l’alinéa 27(2)g) disposent :

19. ...

(2) Appartiennent à une catégorie non admissible les immigrants et, sous réserve du paragraphe (3), les visiteurs qui :

a.1) sont des personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont, à l’étranger :

(ii) soit commis un fait—acte ou omission—qui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s’il était commis au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, par mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de moins de dix ans, sauf si elles peuvent justifier auprès du ministre de leur réadaptation et du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

27. ...

(2) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit, sauf si la personne en cause a été arrêtée en vertu du paragraphe 103(2), faire un rapport écrit et circonstancié au sous-ministre de renseignements concernant une personne se trouvant au Canada autrement qu’à titre de citoyen canadien ou de résident permanent et indiquant que celle-ci, selon le cas :

g) est entrée au Canada ou y demeure soit sur la foi d’un passeport, visa—ou autre document relatif à son admission—faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers ou encore par suite d’une fausse indication sur un fait important, même si ces moyens ou déclarations sont le fait d’un tiers;

Il semble que le séjour prolongé sans autorisation du requérant n’ait pas été considéré comme un motif d’expulsion, étant donné que le ministre a ordonné le maintien en détention du requérant pendant toute la période en cause.

EXTRADITION DÉGUISÉE

Le requérant allègue que, eu égard aux circonstances de la présente espèce, la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 équivaut à un contournement injuste ou à une extradition déguisée. Il affirme que la procédure à suivre en l’espèce est l’extradition. Si le requérant est extradé aux États-Unis, il ne peut y être condamné que pour les crimes pour lesquels il a été extradé. C’est ce qu’on appelle le principe de la singularité. Ce principe vise à protéger les personnes extradées des abus auxquels la procédure d’extradition peut donner lieu. Si j’ai bien compris la thèse du requérant, il ne peut être extradé aux États-Unis pour ses condamnations pour sodomie au troisième degré, étant donné que ces infractions ne sont plus reconnues au Canada par suite du jugement par lequel le juge Reed a déclaré l’article 159 du Code criminel inconstitutionnel. La thèse que défend le requérant en l’espèce repose sur le principe de la double criminalité qui exige que, pour justifier une extradition, le crime commis doit être un crime prévu tant par les lois du pays qui demande l’extradition que par celles du pays qui extrade la personne en cause. En l’espèce, suivant les principes de l’extradition, toute peine qui peut être infligée au requérant portera sur une infraction moindre que celle de sodomie au troisième degré, à savoir l’infraction de mise en péril du bien-être d’un enfant. En revanche, si le requérant est expulsé, cette restriction ne vaut plus, et le requérant peut être puni pour ses condamnations pour sodomie. C’est la raison pour laquelle il désire être extradé plutôt qu’expulsé.

L’avocat du requérant soutient que, sauf dans des cas sans importance, si l’intéressé risque, en raison de l’extradition, de faire l’objet de poursuites ou de peines criminelles auxquelles il ne pourrait être assujetti s’il est extradé, il serait injuste de l’expulser, parce que l’expulsion constituerait une atteinte à la sécurité de sa personne, en violation de l’article 7 de la Charte. À l’appui de cet argument, l’avocat invoque l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, dans lequel le juge La Forest déclare, à la page 835 :

Je ne vois pas pour quelle raison la même démarche générale ne devrait pas s’appliquer à l’extradition. L’un des buts fondamentaux de cette procédure est de veiller à ce qu’un genre précis d’étranger indésirable ne soit pas en mesure de demeurer au Canada. Il est sans doute vrai que l’extradition et l’expulsion n’ont pas toujours le même but, car il peut y avoir des cas où elles servent à des fins différentes et l’équité peut exiger qu’une procédure soit utilisée plutôt qu’une autre. Toutefois, ce n’est pas le cas en l’espèce et je m’inquiéterais de favoriser le recours à l’expulsion plutôt qu’à l’extradition qui contient des mesures de protection relatives au processus criminel. [Non souligné dans l’original.]

L’avocat du requérant a fait valoir un argument similaire devant le juge Reed dans le cadre de l’instance que le requérant a introduite sous l’intitulé Halm c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 331(1re inst.). Le juge Reed a déclaré, à la page 367 :

Peu importe ce qu’il [le juge La Forest] a voulu dire [à la page 835] en affirmant qu’« il peut y avoir des cas où ... l’équité peut exiger qu’une procédure soit utilisée plutôt qu’une autre », je ne pense pas que cette affirmation s’applique en l’espèce. Tous les arguments de l’avocat sont axés sur des caractéristiques générales des procédures d’expulsion et d’extradition. Aucune preuve n’établit qu’une conséquence inéquitable particulière risque de se produire.

D’entrée de jeu, je tiens à souligner que la thèse de l’avocat du requérant ne tient pas compte de la différence fondamentale qui existe entre l’expulsion et l’extradition. Il y a expulsion lorsqu’un État désire bannir quelqu’un. Il y a extradition lorsqu’un État étranger réclame un individu, et elle n’a lieu qu’à la demande de cet État. On ne peut empêcher le Canada de prendre des mesures en vue d’expulser une personne au simple motif que l’expulsion risque davantage que l’extradition de soumettre l’intéressé à des sanctions plus graves dans le pays où il est expulsé. Le Canada n’a aucun contrôle sur la volonté d’un État étranger d’extrader quelqu’un et on ne peut empêcher le gouvernement du Canada d’agir dans l’intérêt du public en expulsant les étrangers indésirables.

Je souscris à l’énoncé fait par le juge Reed à la page 367 de son jugement. Même si, au dire du requérant, il faut tenir compte non seulement de l’objet de l’expulsion, mais aussi de ses effets, les observations formulées par le juge La Forest dans l’arrêt Kindler n’appuient pas le principe général que l’avocat du requérant fait valoir. L’avocat prétend que, lorsque l’expulsion risque de donner lieu à une peine plus sévère que celle qu’entraînerait l’extradition, il faut recourir à l’extradition. Mais les commentaires du juge La Forest peuvent tout au plus être interprétés comme signifiant que, compte tenu des faits de l’espèce, l’équité peut exiger que soit utilisée une procédure plutôt qu’une autre. Rien ne permet de conclure en l’espèce que le requérant est victime d’une injustice particulière. Ainsi que le juge Reed l’a déclaré, les moyens que le requérant fait valoir pour contester l’expulsion sont fondés sur des caractéristiques générales de l’expulsion et de l’extradition. De toute évidence, ce n’est pas ce que les observations du juge La Forest visaient.

Le passage de l’arrêt Kindler qu’invoque le requérant n’a pas l’effet que ce dernier lui attribue. Suivant une jurisprudence antérieure, pour pouvoir affirmer qu’il faisait l’objet d’une extradition déguisée, le requérant devait démontrer que l’État poursuivait des fins illégitimes ou qu’il faisait preuve de mauvaise foi. Ainsi, dans l’arrêt Moore v. Minister of Manpower and Immigration, [1968] R.C.S. 839, le juge en chef Cartwright déclare à la page 844 :

[traduction] Pour décider que les procédures d’expulsion sont un trompe-l’œil ou qu’elles sont entachées de mauvaise foi, il faudrait statuer que le ministre n’a pas véritablement estimé qu’il était dans l’intérêt du public d’expulser le requérant. C’est l’opinion qui a été exprimée dans la décision Soblen, précitée, et à laquelle je souscris.

Dans le jugement Shepherd v. Canada (Minister of Employment and Immigration) (1989), 70 O.R. (2d) 765 (C.A.), le juge Austin [tel était alors son titre] de la Cour de l’Ontario [(1989), 70 O.R. (2d) 766], déclare aux pages 775 et 776 au sujet de l’extradition déguisée :

[traduction] On peut dégager les principes suivants des motifs de jugement des deux tribunaux :

1.   Il y a exercice légitime du pouvoir d’expulsion lorsque l’objectif visé est d’expulser l’intéressé parce que sa présence va à l’encontre du bien public.

2.   L’exercice du pouvoir d’expulsion n’est pas légitime lorsque l’objectif visé est de remettre le fugitif à l’État qui le réclame.

3.   Il est loisible aux tribunaux de vérifier si l’objectif visé par l’État était légitime ou non.

4.   C’est à la partie qui allègue qu’il y a eu exercice illégitime du pouvoir d’expulsion qu’il incombe d’en faire la preuve. C’est une lourde charge.

5.   Pour donner gain de cause à l’intéressé, il faudrait statuer que le ministre n’a pas véritablement estimé qu’il était dans l’intérêt du public d’expulser l’intéressé.

6.   L’adoption de la Charte n’a pas allégé la charge de la preuve.

La Cour d’appel de l’Ontario a débouté l’appelant de l’appel qu’il avait interjeté de la décision rendue par le juge Austin. Néanmoins, l’avocat du requérant souligne le fait que la Cour d’appel a déclaré, à la page 781 :

[traduction] ... nous ne souscrivons peut-être pas à tous les motifs invoqués par le juge du tribunal des sessions hebdomadaires au soutien de la décision frappée d’appel …

Je ne vois toutefois rien dans l’arrêt de la Cour d’appel qui nous permette de déroger aux principes posés par le juge Austin.

L’avocat du requérant soutient que l’arrêt Kindler a modifié l’état du droit de telle sorte que l’effet de l’une ou l’autre procédure est devenu pertinent; en d’autres termes, si elle risque de donner lieu à l’application d’une peine plus grave que l’extradition, l’expulsion serait injuste et contraire à la Charte. Toutefois, dans la troisième édition publiée en 1991 de son ouvrage La Forest’s Extradition to and from Canada, 3e éd., l’auteur Anne Warner La Forest cite expressément l’arrêt Kindler de la Cour suprême à la page xiii de l’annexe. Elle ne signale pas que les règles de droit applicables ont été modifiées, comme le prétend l’avocat du requérant. Au contraire, aux pages 42 et 43, l’auteur explique :

[traduction] En pratique, le pouvoir d’expulser des étrangers peut être utilisé comme une sorte d’extradition déguisée lorsque l’intéressé est expulsé vers un État qui désire le juger relativement à l’infraction dont il est accusé. Les objets de l’extradition et ceux de l’expulsion sont nettement différents. L’extradition a pour objet la remise d’un criminel fugitif à la disposition d’un État étranger qui le réclame pour le juger ou pour le punir relativement à une infraction commise sur son territoire. L’expulsion, en revanche, relève de l’ordre public de l’État qui désire se débarrasser d’un étranger indésirable. Il est de jurisprudence constante qu’à moins qu’il existe des éléments de preuve convaincants qui tendent à établir que le ministre n’a pas véritablement estimé qu’il était dans l’intérêt public d’expulser le fugitif, toute contestation de la validité de la procédure d’expulsion échouera.

L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés n’a rien changé à cette situation. [Non souligné dans l’original.]

Et à la page 45, elle déclare :

[traduction] Force est de conclure qu’il est extrêmement rare que la contestation d’une procédure d’expulsion réussisse. Pour qu’elle réussisse, il faudrait que le tribunal conclue que le ministre a ordonné la procédure d’expulsion dans le but d’éviter une procédure d’extradition, ou qu’il conclue que l’État étranger dans lequel l’intéressé est expulsé agira d’une manière scandaleuse ou oppressive. Pour des raisons évidentes, faute de preuves très convaincantes, le tribunal hésitera à tirer l’une ou l’autre de ces conclusions.

Il est tout à fait évident que l’arrêt Kindler n’a pas modifié l’état du droit, contrairement à ce que prétend l’avocat du requérant, et que l’arrêt Shepherd, qui est d’ailleurs cité dans l’arrêt Kindler, énonce toujours l’état du droit. Il n’y a aucun précédent qui appuie la proposition que l’expulsion est contraire à l’article 7 de la Charte du simple fait que l’expulsion d’une personne dans un pays étranger peut donner lieu à l’application d’une peine plus grave que son extradition dans ce pays.

Sur la question de l’illégitimité des fins poursuivies, l’avocat du requérant soutient qu’en l’espèce, le ministre poursuivait des fins illégitimes. Certains des moyens invoqués devant moi l’ont été devant le juge Reed. Ainsi, le requérant affirme notamment que :

(1) Le ministre a fondé sa mesure d’expulsion sur les infractions de sodomie dont le requérant était accusé plutôt que sur les éléments moins graves qui auraient peut-être donné uniquement lieu à la prise d’une mesure d’interdiction de séjour. Cette façon de procéder démontre que le ministre voulait expulser le requérant dans l’État de New York et l’empêcher de quitter le Canada pour la destination de son choix en vertu d’une mesure d’interdiction de séjour.

(2) Suivant la preuve, le ministre était pressé d’envoyer le requérant dans l’État de New York. Contrairement à l’engagement donné le 8 juin 1994 par l’avocat du ministre de ne pas expulser le requérant en attendant l’issue d’autres instances, les fonctionnaires du ministre ont essayé d’expulser le requérant le 13 juin 1994. Ce n’est que grâce à l’intervention de l’avocat du ministre que le requérant a pu éviter l’expulsion.

(3) Suivant la preuve, les États-Unis réclamaient le requérant, mais ils attendaient que le gouvernement canadien procède à son expulsion.

(4) Le Canada et les États-Unis étaient en communication constante. Les États-Unis aidaient le Canada à expulser le requérant.

(5) Les États-Unis avaient présenté une demande conditionnelle d’extradition.

Le juge Reed a, tout comme moi, jugé ces moyens mal fondés. Le fait que le ministre ait retenu les crimes les plus graves commis par le requérant aux États-Unis pour fonder sa procédure d’expulsion ne démontre pas qu’il était de mauvaise foi ou qu’il poursuivait des fins illégitimes. De plus, bien que certains fonctionnaires du ministre aient tenté d’expulser le requérant, c’est l’intervention de l’avocat du ministre qui a empêché que le requérant soit expulsé. Le fait que les États-Unis réclamaient le requérant ou que les fonctionnaires américains et les fonctionnaires canadiens étaient en communication ne démontre pas non plus que le ministre a agi de mauvaise foi ou qu’il poursuivait des fins illégitimes. Le fait que les États-Unis ont formulé une demande conditionnelle d’extradition ne permet pas non plus de conclure que le Canada a fait quoi que ce soit d’irrégulier en prenant des mesures pour expulser le requérant. D’ailleurs, l’avocat du requérant ne prétend pas que son client n’est pas indésirable ou qu’on ne devrait pas le forcer à quitter le Canada.

En plus des moyens que je viens d’analyser, deux nouveaux moyens ont été invoqués devant moi au sujet de l’illégitimité des fins poursuivies :

(1) L’agent chargé de présenter le cas a, dans le cadre de l’instance qui a abouti à la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995, reconnu que l’instance initiale fondée sur les condamnations pour sodomie visait à expulser le requérant plutôt qu’à lui donner le choix de partir. Il s’agirait d’une tactique qui aurait été employée pour le contraindre à retourner dans l’État de New York par opposition à toute autre destination de son choix. Il s’agirait là de nouveaux éléments de preuve solides qui tendraient à démontrer que l’expulsion constitue une extradition déguisée et qu’elle est irrégulière.

(2) Aucune suite ne peut être donnée à la demande conditionnelle d’extradition faite par les États-Unis tant que le requérant est détenu. Le ministre poursuit un objectif ultérieur en prolongeant la détention et en prenant d’autres procédures d’expulsion; en d’autres termes, il veut l’expulser plutôt que l’extrader.

Sur le premier moyen, voici ce que l’agent chargé de présenter le cas a déclaré aux pages 44 et 45 lors de l’enquête qui a conduit à la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995 :

[traduction] Le Ministère estime qu’il a parfaitement le droit de tenir la présente enquête. Nous avons parfaitement le droit de présenter d’autres allégations si des violations de la Loi sont portées à notre connaissance. Ce n’est pas le Ministère, ce n’est pas l’État, une autorité oppressive quelconque ou le croque-mitaine qui a décidé de formuler l’allégation que nous avons présentée à l’enquête. C’est moi qui, en tant qu’agent chargé de présenter le cas, ai décidé de formuler l’allégation qui semblait être à l’époque la plus simple—bien qu’avec le recul, elle ne le fût peut-être pas. Pourquoi formuler un tas d’allégations qui pourraient donner lieu à divers types de mesures de renvoi alors que je disposais d’une allégation qui semblait bien fondée et qui semblait alors respecter la Charte et conduire à la prise d’une mesure d’expulsion, qui est la mesure de renvoi la plus grave qui existe?

Il n’y a rien d’invraisemblable dans cette explication. Avec le recul, on constate que le fait de se fonder sur les condamnations pour sodomie n’était pas la façon de procéder la plus rapide pour expulser le requérant. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’instance soit irrégulière ou qu’elle constitue une extradition déguisée.

Quant au second moyen, le juge Reed a, le 24 février 1995, rendu des motifs annulant la mesure d’expulsion prise le 28 mai 1993 contre le requérant (sur le fondement de ses condamnations pour sodomie). L’ordonnance annulant la mesure d’expulsion en question n’a été prononcée que le 14 mars 1995. Dans l’intervalle, le ministre a fait tenir une nouvelle enquête sur le fondement d’autres motifs que les condamnations pour sodomie du requérant et, le 13 mars 1995, un arbitre a ordonné le maintien en détention du requérant parce qu’il estimait avoir des motifs raisonnables de croire que le requérant ne se présenterait pas lors de la nouvelle enquête.

L’avocat du requérant affirme qu’il faut déduire de cette série d’événements que le ministre essayait d’empêcher que la demande conditionnelle d’extradition faite par les États-Unis prenne effet. Il affirme que cette façon d’agir témoigne du fait que le ministre poursuivait des fins illégitimes.

Je ne tire pas l’inférence que l’avocat suggère. En premier lieu, tirer une telle inférence signifierait, implicitement, que j’accepte qu’en retardant le prononcé de l’ordonnance annulant la mesure d’expulsion prise contre le requérant, la Cour a elle-même participé à la poursuite des fins illégitimes visées par le ministre. Notre Cour n’a aucun intérêt à aider une partie à poursuivre des fins illégitimes. Rien ne permet non plus de penser que la Cour a été induite en erreur. Rien ne permet de conclure que la raison pour laquelle la Cour a attendu au 14 mars 1995 pour prononcer l’ordonnance d’annulation était d’empêcher que la demande d’extradition conditionnelle formulée par les États-Unis prenne effet. Au contraire, la raison expresse pour laquelle le juge Reed a retardé le prononcé de l’ordonnance était de permettre aux avocats de faire des démarches en vue de faire certifier l’existence d’une question grave de portée générale aux fins d’un appel devant la Cour d’appel fédérale[iii].

Quant aux agissements du ministre, j’estime qu’une autre inférence est plus vraisemblable, à savoir que le ministre voulait que le Canada garde le requérant à vue parce qu’il le considérait comme un étranger indésirable et qu’il voulait s’assurer qu’il quitte le Canada. De plus, s’il était expulsé, le requérant aurait besoin d’un permis ministériel pour pouvoir revenir au Canada. Le paragraphe 55(1) de la Loi sur l’immigration dispose en effet :

55. (1) Sous réserve de l’article 56, quiconque fait l’objet d’une mesure d’expulsion ne peut plus revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre, sauf si la mesure est annulée en appel.

Le ministre n’agissait pas de façon illégitime en justifiant l’expulsion et la continuation de la détention du requérant par le fait qu’il désirait renvoyer un étranger indésirable, garder le contrôle sur cet étranger pour s’assurer qu’il quitte le Canada et lui interdire de revenir au Canada sans l’autorisation du ministre. Le fait que la prolongation de la détention du requérant ait pour effet secondaire d’empêcher d’éventuelles procédures d’extradition est accessoire. Ainsi que le juge Reed l’a déclaré, à la page 367 :

Selon moi, il n’y a rien de fondamentalement inéquitable dans le fait qu’un État étranger retarde la procédure d’extradition lorsqu’il sait que la personne en cause est susceptible d’être expulsée de toute façon.

Par conséquent, je ne suis pas convaincu que le requérant a démontré que le ministre poursuivait des fins illégitimes par les mesures d’expulsion et de détention qu’il a prises contre lui. Fondamentalement, peu importe que le gouvernement étranger recoure ou non à des procédures d’extradition, le Canada est libre de prendre et d’exécuter des mesures d’expulsion efficaces contre un étranger qu’il veut bannir de son territoire. Il est évident que c’est la fin que le ministre poursuit en l’espèce et que cette fin est tout à fait légitime.

BLOCAGE

L’avocat du requérant affirme que le ministre était tenu en avril 1993, lorsque la première enquête a été tenue, ou du moins avant que le juge Reed n’annule la mesure d’expulsion du 28 mai 1993, d’enquêter sur tous les motifs pour lesquels le requérant devait être frappé d’expulsion. Il affirme qu’en tenant une seconde enquête en mars 1995 sur la violation du cautionnement et les fausses indications après l’annulation de la mesure d’expulsion du 28 mai 1993 fondée sur les condamnations pour sodomie prononcées dans l’État de New York, le ministre a commis un abus de procédure en « bloquant » le requérant. Parce que le requérant était détenu, cet abus de procédure l’a privé du droit à la liberté que lui garantit l’article 7 de la Charte.

Voici en quels termes le juge Henry définit le « blocage » dans la décision Parker v. Canada (Solicitor General) (1990), 73 O.R. (2d) 193 (H.C.), à la page 210 :

[traduction] Poussé à l’extrême, le procédé consistant à retenir un mandat d’arrestation conduit à une « justice du type porte à tambour ». Cette situation se produit en effet lorsqu’après avoir purgé la peine qui lui a été infligée, le contrevenant est arrêté dès sa mise en liberté et est incarcéré de nouveau pour une autre infraction pour laquelle il pouvait et aurait dû être arrêté promptement après que le mandat d’arrestation lui eut été décerné et qu’il eut été traduit en justice.

Dans la décision Parker, le tribunal a jugé que le retard à signifier un mandat d’arrestation privait l’accusé de son droit de faire contrôler en temps opportun par un tribunal judiciaire la décision par laquelle il avait été jugé non admissible à la libération conditionnelle. Le redressement approprié consiste alors à traiter l’accusé comme s’il avait été arrêté à la date de la délivrance du mandat d’arrestation (et non à la date de sa signification) pour fixer la date du contrôle judiciaire.

J’ai déjà précisé que je ne déduis pas de la preuve que le ministre avait un mobile irrégulier lorsqu’il a tenu une seconde enquête sur l’expulsion après que le juge Reed eut rendu ses motifs annulant la mesure d’expulsion du 28 mai 1993. Qui plus est, la loi autorise la tenue d’une autre enquête. En effet, l’article 34 de la Loi sur l’immigration dispose :

34. Les décisions rendues en application de la présente loi n’ont pas pour effet d’interdire la tenue d’une autre enquête par suite d’un rapport fait en vertu de l’alinéa 20(1)a) ou des paragraphes 27(1) ou (2) par suite d’une arrestation et d’une garde effectuées à cette fin en vertu de l’article 103.

La loi prévoit donc dans les termes les plus nets ce qui a été fait en l’espèce, à savoir la tenue d’une seconde enquête qui a conduit à la rédaction d’un rapport et à la prise d’une mesure d’expulsion contre le requérant.

L’avocat du requérant soutient néanmoins que l’article 34 ne permet pas la tenue d’une seconde enquête lorsque les motifs justifiant la tenue de cette enquête étaient connus et qu’ils auraient pu être invoqués lors de la première enquête. Je ne vois cependant rien qui permette de conclure que l’article 34 ne s’applique pas en l’espèce. Cet article est libellé en termes généraux. Logiquement, l’argument du requérant signifie que, s’il existe des motifs d’expulsion qui sont connus mais qui ne sont pas invoqués par le ministre lors d’une enquête, l’article 34 ne permet pas de procéder à une autre enquête, et le Canada perd son droit d’expulser un étranger indésirable. Même l’avocat du requérant ne préconise pas un tel résultat.

Même si j’ai tort et que l’article 34 ne permet pas, eu égard aux circonstances de la présente affaire, la tenue d’une seconde enquête parce qu’un abus de procédure a été commis en raison de la tenue de la seconde enquête sur le fondement de motifs qui auraient pu être examinés lors de la première enquête, je ne crois pas que la réparation demandée par le requérant soit appropriée. L’avocat du requérant affirme que le redressement convenable du « blocage » consisterait, en l’espèce, à accorder une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte[iv] et, plus précisément, à surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le requérant pour lui permettre de quitter le Canada de son plein gré. (Suivant son avocat, le requérant quittera volontairement le Canada, mais ne veut pas être contraint de retourner dans l’État de New York conformément à une mesure d’expulsion pour faire face à une incarcération pour ses condamnations pour sodomie. Il serait prêt à quitter volontairement le Canada pour une autre destination.)

L’avocat du requérant invoque le paragraphe 24(1) de la Charte en combinant le moyen qu’il tire du « blocage » avec la prolongation de la détention du requérant qui, selon lui, constitue une violation de l’article 7 de la Charte.

Le fait que l’avocat du requérant combine la procédure d’expulsion avec la détention dans le but d’obtenir un redressement complique les choses. À mon avis, il convient d’examiner séparément la procédure d’expulsion et la détention du requérant. Simplement, le requérant qui est en détention ne peut se trouver dans une meilleure position pour solliciter une réparation en ce qui concerne l’exécution d’une mesure d’expulsion que la personne qui n’est pas détenue. La causa causans de sa détention n’est pas son entrée au Canada ni son expulsion imminente, mais le fait qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il représente un danger pour le public ou qu’il se dérobera aux autorités pour éviter l’expulsion. Si des considérations fondées sur l’article 7 de la Charte sont soulevées, c’est parce qu’en raison du présumé blocage, le requérant a été détenu plus longtemps qu’il ne l’aurait été si tous les motifs d’expulsion avaient été invoqués par le ministre lors de la première enquête. Le redressement demandé par le requérant doit donc se rapporter à la prolongation de sa détention et non à son expulsion.

Dans le jugement Parker, le mandat d’arrestation n’a pas été annulé. Le tribunal a plutôt considéré que l’accusé avait été arrêté le jour où le mandat d’arrestation avait été décerné (et non le jour où il avait été signifié) pour permettre un contrôle judiciaire antérieur de la décision par laquelle il avait été jugé non admissible à la libération conditionnelle. Conformément au raisonnement suivi dans la décision Parker, si le ministre avait commis un abus de procédure en bloquant le requérant—ce que je ne crois pas qu’il a fait—et en prolongeant de ce fait sa détention, le requérant devrait avoir la possibilité de demander le contrôle judiciaire de son ordonnance de détention en temps opportun.

À cet égard, il est significatif que le requérant a attendu au 11 juillet 1995 pour chercher à contester la prolongation de sa détention, alors qu’il lui aurait été loisible de le faire bien avant. Il aurait pu demander le contrôle judiciaire de l’ordonnance de détention du 13 mars 1995 immédiatement après son prononcé. Or, il ne l’a pas fait.

Depuis le 11 juillet 1995, date de sa présentation, la demande de contrôle judiciaire du requérant a été traitée avec célérité. La Cour a d’abord été saisie de l’affaire le 1er août 1995 par voie de demande de suspension des procédures d’expulsion. La Cour a pris des dispositions pour que l’audition de la demande de contrôle judiciaire ait lieu aux dates les plus rapprochées où les avocats étaient disponibles. Elle s’est passée de mémoires écrits. La question de l’autorisation a été examinée oralement à l’ouverture de l’instance en contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire du requérant a été examinée dans les meilleurs délais possibles dans les circonstances. J’estime que, même si la prolongation de la détention du requérant était un abus de procédure commis par le ministre, le contrôle judiciaire rapide est une réparation convenable et satisfait aux exigences de la justice fondamentale dans les circonstances.

RETARDS

Je passe maintenant à la question de savoir si un abus de procédure a été commis en raison du temps qui s’est écoulé depuis l’arrestation du requérant le 16 avril 1993. L’avocat du requérant affirme qu’en l’espèce, indépendamment du moyen tiré du blocage, les retards sont à eux seuls importants au point de porter atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne que l’article 7 de la Charte garantit au requérant. Comme on le voit, la distinction entre ce moyen et le moyen tiré du « blocage » est subtile.

Le requérant invoque les principes posés dans l’arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.S.C. 1199, qui obligent le tribunal à tenir compte des facteurs suivants : l’ampleur du retard, la raison du retard, l’auteur du retard, la renonciation de l’accusé à l’invoquer et le préjudice subi par l’accusé. Le requérant affirme qu’à l’exception d’un bref retard causé au départ par les démarches faites pour retenir les services d’un avocat, tous les retards subis depuis juin 1993 sont imputables au ministre, aux tribunaux administratifs en cause et à la Cour. Il affirme qu’il n’a pas renoncé à son droit d’invoquer ces retards. Finalement, il soutient qu’il est détenu depuis environ deux ans et demi et que cette détention constitue un préjudice réel. À cet égard, il affirme qu’il satisfait au critère posé dans l’arrêt Akthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 32(C.A.), suivant lequel c’est au requérant qu’il incombe de démontrer qu’il a subi un préjudice.

Tout comme dans le cas du moyen tiré du « blocage », le requérant n’invoque pas les retards pour fonder sa contestation de la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995. Il conteste plutôt la procédure d’enquête sur son expulsion en affirmant qu’elle a eu pour effet de prolonger sa détention. De plus, tout comme dans le cas du moyen tiré du « blocage », la réparation qu’il sollicite est un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion. Selon lui, le fait qu’il réclame cette réparation devrait convaincre le ministre qu’il ne cherche pas à demeurer en permanence au Canada. Par ailleurs, ce sursis lui fournirait l’occasion de quitter le Canada de son plein gré pour une autre destination que l’État de New York.

Les observations formulées par le juge Robertson, J.C.A. dans l’arrêt Hernandez c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 154 N.R. 231 (C.A.F.), aux pages 232 et 233, sont d’une certaine utilité en ce qui concerne l’examen de la question du retard :

On comprend qu’une cour d’appel ne désirerait absolument pas exclure un argument fondé sur la Charte. On a démontré qu’une règle sans exceptions était plus souvent une source de controverse plutôt que de consensus. En même temps, j’estime que la déclaration ci-dessus doit être placée dans le contexte de l’analyse incisive qui l’a précédée. Dans ce cadre, il est bien clair que l’argument « retard abusif » ne saurait être perçu comme un motif fécond d’annulation des décisions judiciaires. Sur le plan juridique, il est probablement plus réaliste de présupposer que cet argument sera rarement, ou jamais, invoqué avec succès. Les avocats devraient donc en tenir compte.

Pour les motifs que j’ai exposés au sujet du moyen relatif au blocage, et compte tenu de l’arrêt Hernandez, le moyen que le requérant tire du retard ne justifie pas l’annulation de la mesure d’expulsion prise contre lui; d’ailleurs, le requérant ne demande pas cette réparation.

En revanche, la détention du requérant est assujettie à l’article 7 de la Charte, parce que ce sont les ordonnances de détention qui le privent de sa liberté. Les ordonnances de détention qui ont été prononcées et les motifs de ces ordonnances n’ont cependant pas été versés au dossier qui m’a été soumis. En tout état de cause, le requérant ne prétend pas que les arbitres n’ont pas tenu compte de l’article 7 ou qu’ils ont refusé de le faire dans les examens successifs qu’ils ont faits des motifs de sa détention. Le requérant affirme simplement qu’il est détenu depuis trop longtemps et qu’il devrait donc avoir droit à une réparation quelconque.

Il convient tout d’abord de faire remarquer que la durée de la détention actuelle et prévue du requérant sont des considérations dont doivent tenir compte les arbitres qui examinent les motifs d’une détention en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration. (Voir le jugement Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214(1re inst.).) Le rôle de la Cour consiste à vérifier si la décision du tribunal administratif est entachée d’erreurs qui permettraient au requérant d’obtenir une réparation en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)]. Hormis l’affirmation de l’avocat suivant laquelle le requérant est détenu parce qu’on craint qu’il se dérobe aux autorités chargées de l’expulser, je ne dispose d’aucun élément qui me permette de savoir quels sont les autres éléments dont les arbitres ont tenu compte ou refusé de tenir compte pour décider de prolonger la détention du requérant. Faute de preuve tendant à démontrer que les arbitres n’ont pas régulièrement tenu compte de considérations fondées sur l’article 7, il m’est impossible de conclure que les décisions de détenir le requérant ont été prises de façon irrégulière.

En outre, même si la Cour elle-même était dans une situation qui lui permettait de considérer que la durée de la détention du requérant est longue au point de constituer une violation de l’article 7, la réparation que le requérant sollicite n’est pas appropriée. J’estime que, dans un cas comme celui qui nous occupe et qui concerne la prolongation d’une détention en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration, c’est l’approche suivie dans l’arrêt Sahin (précité) qui s’applique. Il est dans l’intérêt du public que des personnes soient détenues lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ne se présenteront pas à leur enquête ou qu’elles se déroberont aux autorités chargées de les expulser. Il faut évaluer cet intérêt public par rapport au droit à la liberté de l’individu concerné. La solution la plus satisfaisante consiste souvent à détenir l’intéressé mais à accélérer la procédure. En l’espèce, le traitement de la demande de contrôle judiciaire a été accéléré.

Si le contrôle judiciaire réussit, le requérant ne sera plus frappé d’expulsion et le maintien de sa détention ne sera plus justifié en vertu de l’article 103. Si le contrôle judiciaire échoue, le ministre doit donner suite à la mesure d’expulsion sans délai. Dans un cas comme dans l’autre, la détention prend fin et aucune réparation n’est nécessaire à ce titre.

Pour ces motifs, je suis d’avis que la réparation demandée par le requérant, à savoir le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui, n’est pas la réparation convenable et que seul un contrôle judiciaire rapide est nécessaire pour satisfaire aux exigences de la justice fondamentale. Or, comme je l’ai déjà dit, la demande de contrôle judiciaire du requérant a été examinée avec célérité.

VIOLATION DU CAUTIONNEMENT

Le requérant affirme que la mesure d’expulsion prise le 7 juillet 1995 est viciée dans la mesure où elle est fondée sur l’infraction de violation de cautionnement dans l’État de New York parce que :

(1) le cautionnement du requérant n’était assorti d’aucune condition l’obligeant à comparaître en jugement dans l’État de New York;

(2) le sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) est inconstitutionnel, étant donné que sa norme des « motifs raisonnables de croire » est incompatible avec la présomption d’innocence contenue implicitement à l’article 7 de la Charte;

(3) il n’existe pas au Canada d’infraction équivalant à l’infraction principale pour laquelle le requérant a été condamné (la sodomie) et, en conséquence, il n’existe pas au Canada d’infraction équivalant à l’infraction secondaire (violation du cautionnement).

1.         Le cautionnement du requérant n’était assorti d’aucune condition l’obligeant à comparaître en jugement dans l’État de New York.

Les éléments de preuve portés à la connaissance de l’arbitre au sujet de la question de savoir si le requérant avait commis l’infraction de violation du cautionnement dans l’État de New York consistaient en plusieurs documents, dont les suivants :

a) Un certificat de règlement définitif attestant que le requérant avait été reconnu coupable le 3 août 1990 de cinq chefs d’accusation de sodomie au troisième degré et de trois chefs d’accusation de mise en péril du bien-être d’un enfant. Le certificat attestait également que le requérant avait, le 17 septembre 1990, été condamné, pour chacun des cinq chefs d’accusation de sodomie, à une peine d’un an et un tiers à quatre ans d’emprisonnement à purger consécutivement et, pour chacun des trois chefs d’accusation de mise en péril du bien-être d’un enfant, à une peine d’emprisonnement d’un an, à purger concurremment.

b) Une ordonnance datée du 28 septembre 1990 et sursoyant à l’exécution de la sentence en attendant l’issue de l’appel. L’ordonnance était ainsi libellée :

[traduction] Le tribunal sursoit à tous égards, aux conditions suivantes, à l’exécution du jugement et de la peine qui y est prévue, en attendant que soit entendue et tranchée la présente demande :

1.   Le défendeur devra verser un cautionnement en numéraire de 10 000 $ ou fournir un cautionnement satisfaisant de 20 000 $ d’une compagnie d’assurances, sur fourniture duquel il sera mis en liberté;

2.   La défendeur doit s’abstenir de tout contact avec les victimes;

3.   Le défendeur devra promptement mettre son appel en état.

c) Une ordonnance datée du 9 mars 1992 renouvelant l’obligation du requérant de fournir un cautionnement en numéraire de 10 000 $ ou un cautionnement de 20 000 $ d’une compagnie d’assurances.

d) Un bordereau daté du 23 février 1993 de la Cour d’appel de New York confirmant les condamnations du requérant.

e) Un avis de comparution en jugement daté du 25 février 1993 et adressé au requérant. L’avis portait :

[traduction] ORDRE vous est par les présentes donné de comparaître devant la Cour au Palais de justice de Chemung situé au 224, Lake Street, à Elmira (New York) le 1er mars 1993 à 13 h 30 pour que l’exécution du jugement de la Cour puisse être entreprise.

SACHEZ en outre qu’en cas de défaut de comparution, un mandat d’amener sera décerné contre vous.

f) La transcription des notes sténographiques de l’audience qui s’est déroulée le 1er mars 1993 devant la Cour de comté du comté de Chemung, dans l’État de New York, date à laquelle l’avocat du requérant a confirmé que le requérant avait été informé de la date du 1er mars 1993 fixée pour le prononcé de sa peine et que l’avis de comparution avait été signifié personnellement au requérant.

g) Un mandat d’amener décerné par une cour supérieure le 1er mars 1993 par suite du défaut du requérant de comparaître à cette date.

h) Une ordonnance prononcée le 10 mars 1993 par la Cour de comté du comté de Chemung, dans l’État de New York, déclarant le cautionnement perdu dans les termes suivants :

[traduction] La cour, vu que Henry Halm a été mis en liberté sous caution en attendant le prononcé d’une décision définitive de la cour d’appel conformément aux conditions de l’ordonnance de cautionnement prononcée le 9 mars 1992 par la troisième division de la Section d’appel de la Cour suprême de l’État de New York; et vu que Henry Halm a fait défaut de comparaître devant la présente Cour lors des sessions criminelles du 1er mars 1993 en violation de l’ordonnance qui a été prononcée par la présente Cour le 25 février 1993 et qui a été enregistrée à la suite de la décision définitive rendue par la Cour d’appel et conformément aux paragraphes §460.60(4) et §460.50(5) du Code pénal;

DÉCLARE que le cautionnement de vingt mille dollars (20 000 $) est perdu;

ORDONNE au greffier d’enregistrer un jugement de vingt mille dollars (20 000 $) contre l’American Bankers Insurance Company et en faveur du peuple de l’État de New York.

(i) Un mandat d’arrestation décerné le 25 mars 1993 contre le requérant pour [traduction] « s’être illégalement enfui de l’État de New York pour se soustraire à l’incarcération ».

(j) Un mandat d’amener décerné le 5 avril 1995 par une cour supérieure contre le requérant sur la foi d’une accusation de violation de cautionnement au second degré.

L’avocat du requérant affirme que l’ordonnance du 28 septembre 1990 n’était assortie d’aucune condition obligeant le requérant à comparaître en jugement. Il renvoie la Cour à l’article 215.56 du New York Penal Law, qui dispose :

[traduction] § 215.56. Violation de cautionnement au second degré.

Est coupable de violation de cautionnement au second degré quiconque a été, en vertu d’une ordonnance judiciaire, élargi ou autorisé à demeurer en liberté sous caution ou sur son propre engagement à la condition qu’il comparaisse par la suite en personne pour répondre aux accusations de félonie portées contre lui, et qui ne comparaît pas en personne à la date voulue ou qui fait défaut de comparaître de son plein gré dans les trente jours suivants.

La violation de cautionnement au second degré est une félonie de la catégorie E. [Non souligné dans l’original.]

L’avocat du requérant affirme que, comme l’ordonnance de cautionnement n’était assortie d’aucune condition obligeant expressément le requérant à comparaître par la suite en personne pour répondre aux accusations portées contre lui, il n’a pas commis l’infraction de violation de cautionnement prévue à l’article 215.56, du moins pour les fins du sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration.

L’ordonnance de cautionnement ne renferme pas de mots qui exigent expressément la comparution ultérieure du requérant. Elle lui enjoint toutefois de « mettre promptement son appel en état ». Il ressort des autres documents que le requérant était sommé de comparaître en jugement lorsque tous ses appels seraient rejetés, qu’il ne l’a pas fait, que son cautionnement a alors été déclaré perdu et qu’un mandat d’arrestation a été décerné contre lui sur le fondement de l’accusation de violation de cautionnement au second degré.

Par définition, le cautionnement est un engagement donné pour garantir la comparution d’une personne au moment voulu[v]. Le cautionnement a été déclaré perdu en l’espèce. Il est évident que, même si l’ordonnance initiale de cautionnement ne reprenait pas textuellement les termes de l’article 215.56 « à la condition qu’il comparaisse par la suite en personne pour répondre aux accusations de félonie portées contre lui », c’est le sens nécessaire—et le seul—de l’ordonnance de cautionnement, ainsi que le confirment l’obligation faite au requérant de mettre promptement son appel en état et le prononcé ultérieur de l’ordonnance déclarant le cautionnement perdu. Aucun autre sens n’est possible. Il semble que la procédure qui est suivie dans l’État de New York soit la suivante : si l’intéressé est mis en liberté sous caution en attendant le sort de l’appel et s’il n’obtient pas gain de cause en appel, le tribunal rend une ordonnance lui enjoignant de comparaître à une date déterminée pour le prononcé de sa peine. En l’espèce, le requérant n’a pas comparu devant le tribunal, contrairement à l’ordonnance le sommant de comparaître et, par la suite, un mandat d’arrestation a été décerné sur le fondement d’une accusation de violation de cautionnement au second degré.

Ces faits, qui ont été portés à l’attention de l’arbitre, l’ont amenée à conclure non seulement qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le requérant serait déclaré coupable de violation de cautionnement, mais aussi qu’il avait été démontré prima facie qu’il avait violé son cautionnement. La conclusion de l’arbitre n’est selon moi entachée d’aucune erreur.

2.         Le sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) est inconstitutionnel, étant donné que sa norme des « motifs raisonnables de croire » est incompatible avec la présomption d’innocence contenue implicitement à l’article 7 de la Charte[vi].

L’avocat du requérant affirme que la norme des « motifs raisonnables de croire » contenue au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration est incompatible avec la présomption d’innocence garantie par la Charte et que la norme requise devrait être celle de la « preuve prima facie », tout comme dans le cas des procédures d’extradition. Malgré les arguments que l’avocat du requérant a fait valoir devant elle en affirmant que la norme moins élevée des « motifs raisonnables de croire » prévue par la Loi va à l’encontre de la présomption d’innocence et en soutenant que la norme applicable devrait être celle de la « preuve prima facie », l’arbitre a déterminé qu’il y avait une preuve prima facie de violation du cautionnement. J’estime qu’elle était justifiée, d’après les éléments de preuve portés à sa connaissance, d’en arriver à une telle conclusion. En conséquence, vu l’ensemble des faits de la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’analyser la norme des « motifs raisonnables de croire » par rapport à la Charte.

3          Il n’existe pas au Canada d’infraction équivalant à l’infraction principale pour laquelle le requérant a été condamné (la sodomie) et, en conséquence, il n’existe pas au Canada d’infraction équivalant à l’infraction secondaire (violation du cautionnement).

Sur la question de l’équivalence, l’arbitre a conclu, à la page 143 de la transcription :

[traduction] À cet égard, je tiens à souligner que, bien que les tribunaux canadiens aient statué qu’il n’existe pas d’équivalent aux infractions de sodomie dont vous avez été reconnu coupable aux États-Unis, aucune contestation n’a été faite contre les trois autres infractions pour lesquelles vous avez été condamné en ce qui concerne toute autre instance qui aurait dû être introduite ici au Canada, et il n’y a aucune raison de croire qu’en l’espèce, le cautionnement a été exigé uniquement pour les accusations de sodomie par opposition à des questions relatives à l’ensemble des accusations qui étaient alors portées contre vous.

Là encore, le raisonnement de l’arbitre est inattaquable. Bien que l’arbitre ait déterminé que les trois chefs d’accusation de mise en péril du bien-être d’un enfant n’étaient pas contestés et qu’ils justifiaient en conséquence l’accusation de violation de cautionnement, j’estime qu’elle n’avait même pas besoin d’aller aussi loin.

L’accusation de violation de cautionnement est fondée sur le fait que le requérant a fait défaut de comparaître devant le tribunal de l’État de New York pour le prononcé de sa peine concernant les crimes dont il avait été reconnu coupable dans cet État. L’acte pertinent qui constitue l’infraction dans l’État de New York est la violation de cautionnement. Si cette infraction était commise au Canada, c’est l’alinéa 145(2)b) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 20] du Code criminel qui s’appliquerait :

145. ...

(2) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans, ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, quiconque :

b) soit, ayant déjà comparu devant un tribunal, un juge de paix ou un juge, omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, d’être présent au tribunal comme l’exige le tribunal, le juge de paix ou le juge,

ou de se livrer en conformité avec une ordonnance du tribunal, du juge de paix ou du juge, selon le cas.

Le moyen suivant lequel la violation du cautionnement est secondaire est mal fondé. Le fait que l’article 159 du Code criminel ait été déclaré inconstitutionnel n’a aucune incidence sur la condamnation du requérant dans l’État de New York. La Charte n’a pas d’effet extraterritorial (voir l’arrêt Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, à la page 518). Il semble que le requérant ait été régulièrement condamné pour sodomie dans l’État de New York et qu’il ait fait défaut de comparaître à la date voulue pour le prononcé de sa peine. Le fait que l’article 159 du Code criminel ait été déclaré inconstitutionnel n’éteint ni l’infraction ou la condamnation aux États-Unis, ni l’infraction de violation de cautionnement dans l’un ou l’autre pays.

L’avocat du requérant soutient que, dans d’autres circonstances, des personnes peuvent être déclarées coupables d’infractions que le Canada ne reconnaîtrait pas, comme les crimes politiques, et qu’il serait déraisonnable de renvoyer quelqu’un dans son pays pour le prononcé de sa peine relativement à des crimes politiques du simple fait qu’il a violé son cautionnement pour se soustraire à cette peine. Toutefois, chaque cas est un cas d’espèce. La Loi sur l’immigration renferme des garanties—comme les dispositions relatives aux revendications du statut de réfugié—qui empêchent les conséquences indésirables. Il ne s’agit pas d’un cas dans lequel de telles garanties s’appliquent. En l’espèce, le requérant a été reconnu coupable de sodomie et de mise en péril du bien-être d’un enfant. Ces actes ne sont pas de nature politique et ils n’ont pas été commis dans un pays qui n’observe pas la démocratie ou qui ne respecte pas la primauté du droit.

Le requérant a violé son cautionnement aux États-Unis. Il existe une infraction équivalente au Canada et, en conséquence, le sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration s’applique.

FAUSSES INDICATIONS

Le requérant admet qu’il a omis d’informer les fonctionnaires de l’immigration à son point d’entrée au Canada qu’il avait été reconnu coupable d’infractions dans l’État de New York, qu’il avait fait défaut de comparaître devant le tribunal à la date voulue pour le prononcé de sa peine, et que des mandats d’arrestation avaient été décernés contre lui dans l’État de New York. Il reconnaît qu’il a donné de fausses indications en omettant de divulguer certains faits aux fonctionnaires de l’immigration, même si la divulgation des faits en question ne pouvait que conduire à une enquête susceptible d’entraîner son renvoi (voir l’arrêt Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration c. Brooks, [1974] R.C.S. 850, aux pages 872 et 873).

La seule question qui se pose est celle de savoir si les fausses indications portaient sur un fait important. Le requérant affirme que, comme on ne pouvait pas (comme il a par la suite été décidé) invoquer ses condamnations pour sodomie dans l’État de New York pour le renvoyer du Canada en vertu du sous-alinéa 19(1)c.1)(i) et que comme l’accusation de violation de cautionnement portée contre lui dépendait de la reconnaissance par le Canada de ses condamnations pour sodomie (reconnaissance que le Canada n’a pas donnée pour l’application du sous-alinéa 19(1)c.1)(i)), son omission de divulguer les infractions n’était pas importante.

L’arbitre a conclu, à la page 146 :

[traduction] ... je suis d’avis qu’il ressort de la preuve que vous avez bel et bien été admis au Canada par suite de fausses indications que vous avez données sur des faits importants non pas une fois, mais deux fois, à titre de visiteur. Je suis en conséquence convaincue que vous êtes effectivement visé aussi par l’alinéa 27(2)g).

L’avocat du requérant concède que, si la violation du cautionnement justifiait la prise de la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995, le requérant a donné une fausse indication sur un fait important en ne divulguant pas l’accusation de violation de cautionnement aux fonctionnaires de l’Immigration canadiens. J’en suis arrivé à la conclusion que la violation du cautionnement justifiait la prise de la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995. Qui plus est, même si les condamnations pour sodomie du requérant n’avaient pas fondé son expulsion par suite de la décision par laquelle le juge Reed a déclaré l’article 159 du Code criminel inconstitutionnel, la divulgation de ses condamnations pour sodomie aurait amené les fonctionnaires de l’Immigration à vérifier si le requérant avait fait défaut de comparaître devant le tribunal à la date voulue pour le prononcé de sa peine. Le fait que le requérant n’a pas informé les fonctionnaires de l’Immigration de ses condamnations pour sodomie et de son défaut de comparaître devant le tribunal pour le prononcé de sa peine constituait donc une fausse indication sur un fait important. En conséquence, je conclus que l’arbitre n’a pas commis d’erreur en concluant que le requérant a donné de fausses indications sur des faits importants et que ces fausses indications constituaient un motif valable de prendre la mesure d’expulsion du 7 juillet 1995.

EXPULSION—INTERDICTION DE SÉJOUR

Le requérant soutient que l’arbitre a commis une erreur en refusant de tenir compte d’un certain nombre de facteurs lorsqu’elle a décidé de prendre une mesure d’expulsion plutôt qu’une mesure d’interdiction de séjour. Il affirme qu’elle a refusé de tenir compte du fait qu’une mesure d’interdiction de séjour aurait permis au requérant de choisir sa destination, tandis qu’une mesure d’expulsion signifiait que ce serait le ministre qui choisirait la destination. Le requérant soutient en outre qu’il est prêt à quitter le Canada après sa mise en liberté et qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter de son départ.

Les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration à cet égard sont les paragraphes 32(6) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11] et 32(7) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21] :

32. ...

(6) S’il conclut que l’intéressé relève d’un des cas visés par le paragraphe 27(2), l’arbitre, sous réserve des paragraphes (7) et 32.1(5), prend une mesure d’expulsion à son endroit.

(7) Dans les cas prévus au paragraphe (6) et où l’intéressé n’appartient pas à l’une des catégories visées aux alinéas 19(1)c), c.1), c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou 27(2)h) ou i), l’arbitre, sous réserve du paragraphe 32.1(5), peut prendre à l’encontre de l’intéressé une mesure d’interdiction de séjour s’il est convaincu que celui-ci devrait pouvoir revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre et qu’il quittera le Canada avant l’expiration de la période réglementaire applicable prévue au paragraphe 32.02(1).

Comme on le constate à la lecture de ces dispositions, pour que l’arbitre prenne une mesure d’interdiction de séjour plutôt qu’une mesure d’expulsion, il faut que le requérant le convainque qu’il quittera le Canada avant l’expiration de la période réglementaire prévue et qu’il devrait pouvoir revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre. Ainsi que l’avocat du ministre le souligne, la thèse du requérant ne tient tout simplement pas compte de la question de savoir s’il devrait pouvoir revenir au Canada sans l’autorisation écrite du ministre. Cette considération constitue en réalité l’un des éléments importants qui ont amené l’arbitre à prendre une mesure d’expulsion. À la page 182, elle déclare en effet :

[traduction] Ce sont là des circonstances qui permettent de penser que vous êtes prêts à vous servir du Canada à vos fins et je ne crois pas que ce soit là une raison valable. Je crois qu’il y a lieu de craindre que vous n’ayez pas de respect pour le Canada et pour les chances qu’il offre. J’en conclus que vous devez obtenir la permission du ministre de l’Immigration pour garantir que vous ne tenterez pas d’agir à nouveau de la sorte à l’avenir.

Abstraction faite de toutes les autres considérations dont il doit tenir compte, l’arbitre doit se demander s’il y a lieu d’exiger l’autorisation du ministre pour que le requérant puisse revenir au Canada. Ayant conclu qu’il y avait lieu d’exiger l’autorisation du ministre à cette fin, l’arbitre était tenue, de par la loi, de prendre une mesure d’expulsion, indépendamment des autres considérations invoquées par le requérant. Ce faisant, elle a agi en conformité avec la Loi sur l’immigration et elle n’a commis aucune erreur.

DISPOSITIF

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

Les avocats disposent d’un délai d’une semaine à compter de la date des présents motifs pour soumettre à la Cour toute question grave de portée générale en vue d’un appel. Saisie d’une telle question, la Cour décidera s’il y a lieu de la certifier et, dans l’affirmative, la question certifiée fera partie de l’ordonnance donnant effet aux présents motifs.



[i] 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[ii] 103. ...

(6) Si l’interrogatoire, l’enquête ou le renvoi aux fins desquels il est gardé n’ont pas lieu dans les quarante-huit heures, l’intéressé est amené, dès l’expiration de ce délai, devant un arbitre pour examen des motifs qui pourraient justifier une prolongation de sa garde; par la suite, il comparaît devant un arbitre aux mêmes fins au moins une fois :

a) dans la période de sept jours qui suit l’expiration de ce délai;

b) tous les trente jours après l’examen effectué pendant cette période.

[iii] Voir les motifs prononcés par le juge Reed dans l’affaire Halm (précitée), à la p. 368.

[iv] 24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits et libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[v] Voir, par exemple, l’Oxford English Dictionary, 2e éd., 1989.

[vi] L’avocat invoque l’arrêt R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, dans lequel le juge en chef Lamer déclare, à la p. 683 :

Adoptant cette opinion, notre Cour a décidé que la présomption d’innocence, « [b]ien qu’elle soit expressément garantie par l’al. 11d) de la Charte, [...] relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la Charte : R. c. Oakes, précité, le juge en chef Dickson, à la p. 119.

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