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[1996] 2 C.F. 410

A-242-93

Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (appelant) (intimé)

c.

Sonny Dass (intimé) (requérant)

Répertorié : Dass c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Strayer et MacGuigan, J.C.A.—Ottawa, 7 et 15 février 1996.

Citoyenneté et immigration Statut au Canada Résidents permanents Un décret octroyant l’exemption de l’exigence de l’art. 9(1) de la Loi, exigeant que la demande du droit d’établissement et de résidence permanente soit faite à l’extérieur du Canada, n’est pas la même chose que l’octroi de la résidence permanenteQuand, une fois l’exemption obtenue, le demandeur du droit d’établissement est accusé d’actes criminels visés par l’art. 19(1)c), le ministre ne peut être enjoint d’octroyer le droit d’établissement ou d’en poursuivre le traitement de la demandeLa décision de la C.A.F. dans l’affaire Sivacilar c. M.E.I. a été examinée et limitée dans son application aux faits particuliers de cette affaire.

L’intimé, originaire de Trinidad, est entré au Canada en qualité de visiteur et a épousé peu après une citoyenne canadienne. En avril 1989, il a demandé, en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration à être exempté, pour des motifs humanitaires, de l’application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’immigration afin de pouvoir demander le droit d’établissement à partir du Canada. En mai 1989, un rapport a été adressé au gouverneur en conseil recommandant que la demande soit accordée avec la mention : « Paraît répondre aux exigences. L’octroi du droit d’établissement est recommandé ».

Un décret lui accordant l’exemption a été émis en avril 1990. En novembre 1989, il fut partie à une querelle familiale qui lui a valu quatre chefs d’accusation, punissables de peines allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. En mars 1991, l’intimé a été déclaré coupable à l’égard des quatre chefs d’accusation. Il fut, par conséquent, déclaré inadmissible au sens de l’alinéa 19(1)c) de la Loi sur l’immigration. En janvier 1992, l’intimé était avisé qu’il était impossible au Ministère de continuer le traitement de sa demande de droit d’établissement. L’intimé a demandé un bref de certiorari annulant cette « décision » et un bref de mandamus enjoignant au ministre de délivrer les documents « attestant que le requérant était résident permanent ». La Section de première instance a conclu qu’en raison du libellé de la demande de décret, le Ministère avait déjà décidé qu’à cette époque, l’intimé avait droit de recevoir le droit d’établissement, sous réserve uniquement de la décision du gouverneur en conseil. Les deux bref, de certiorari et de mandamus, ont été accordés. Les parties estiment que cela oblige le ministre à accorder le droit d’établissement sans examen supplémentaire. Il s’agissait d’un appel de la décision au motif qu’aucune décision relative au droit d’établissement n’a jamais été prise à l’égard du droit d’établissement de l’intimé, qui n’a donc jamais acquis le droit de s’établir.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Une partie de l’incertitude, quant à l’application du droit dans ce genre de situation factuelle, découle de la décision que la Cour a rendue en 1984 dans l’affaire Sivacilar c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration. Dans cette affaire, un décret a été émis suite à une demande « d’autoriser d’admettre le requérant malgré le paragraphe 9(1)", avec le commentaire "toutes les autres exigences ont été remplies ». Peu après, l’épouse a retiré son parrainage pour la demande d’établissement. La Cour a conclu qu’en raison du décret, le requérant avait acquis le droit d’être reçu, qu’il ne restait aucune formalité à remplir pour lui octroyer le droit d’établissement et que le fait que sa femme ait retiré son parrainage n’affectait aucunement ce droit. Cette affaire semble tenir à la conclusion de fait que dans les circonstances qui lui étaient propres, le gouverneur en conseil avait permis non seulement que le requérant fasse sa demande de droit d’établissement à partir du Canada, mais aussi que le droit d’établissement lui soit accordé. Dans la présente instance, la requête vise uniquement à permettre au requérant de demander le droit d’établissement à partir du Canada. Il est donc évident qu’en l’espèce, la demande ne recherchait pas l’autorisation d’admettre le requérant en vue de son établissement, pas plus que le gouverneur en conseil ne prétendait autoriser ou accorder le droit d’établissement comme tel. Aussi, peu après la décision rendue dans l’affaire Sivacilar, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Jimenez-Perez c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, a clairement énoncé que la demande d’établissement était séparée et distincte de la demande d’exemption. Comme l’a déclaré la Section de première instance dans l’affaire Ho c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), l’arrêt Sivacilar ne vaut que pour la proposition selon laquelle un décret accordant l’exemption ne confère pas le statut d’immigrant ayant reçu le droit d’établissement, mais reconnaît simplement au requérant le droit de remplir sa demande à partir du Canada; il peut alors être enjoint au ministre de traiter cette demande « conformément aux lois et règlements actuels ».

Les propositions fondamentales suivantes ont été énoncées de nouveau :

(1) Le seul pouvoir que confère le paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration au gouverneur en conseil est le pouvoir d’exempter les particuliers de certaines obligations ou de faciliter leur admission. (2) Le gouverneur en conseil n’a aucun pouvoir statutaire particulier d’accorder le droit d’établissement. (3) La demande de droit d’établissement, si elle est faite à partir du Canada, ne peut être étudiée officiellement avant que le gouverneur en conseil ait dispensé des exigences du paragraphe 9(1). (4) Selon le régime de la Loi sur l’immigration à l’époque concernée, c’était un agent d’immigration ou un agent principal qui pouvait accorder le droit d’établissement à un immigrant, et non le gouverneur en conseil, et il ne pouvait le faire que s’il était convaincu que le fait d’accorder le droit d’établissement ne contreviendrait pas à la présente Loi ni à ses règlements. En outre, on présume qu’une décision a été prise lorsqu’il en est dûment et officiellement donné avis aux parties concernées (fiche relative au droit d’établissement). La correspondance administrative n’est pas pertinente. Il ne convient pas qu’une cour passe à travers le dossier et vérifie elle-même qu’à un certain point il avait été satisfait à toutes les conditions applicables au droit d’établissement et que, par conséquent, il faut présumer que la décision d’accorder le droit d’établissement a été prise à ce moment. Tout nouveau fait, tel une condamnation pour un acte criminel grave, peut être pris en considération en tout temps jusqu’à ce que la décision visant l’octroi du droit d’établissement ait été effectivement prise et communiquée au requérant. (5) Il n’est d’aucune importance juridique que les agents d’immigration fassent une appréciation préliminaire du bien-fondé d’une demande de droit d’établissement et qu’ils ne recommandent pas normalement que le gouverneur en conseil accorde une exemption avant de considérer que la demande est susceptible d’être accueillie si l’exemption est accordée.

En l’espèce, aucune décision n’a jamais été communiquée au requérant et il n’appartient pas à la Cour de déterminer si les exigences ont été respectées pas plus qu’il incombe à la Cour d’ordonner au ministre d’accorder une fiche relative au droit d’établissement ni même d’exiger qu’il poursuive le traitement de la demande de droit d’établissement alors que la Loi sur l’immigration semble interdire de telles mesures étant donné les condamnations criminelles du requérant.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 5(2), 9(1), 14(2), 19(1)c) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), 23(2), 27 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4), 114(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102).

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 9(1), 27(2), 115(2).

Règlement de dispense du visaImmigration no 7, 1990, DORS/90-252.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration et al. c. Jiminez-Perez et al., [1984] 2 R.C.S. 565; (1984), 14 D.L.R. (4th) 609; [1985] 1 W.W.R. 577; 9 Admin. L.R. 280; 56 N.R. 215; conf. Jiminez-Perez c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1983] 1 C.F. 163 (1982), 45 N.R. 149 (C.A.); Ho c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), 47 Alta. L.R. (2d) 82; 6 F.T.R. 78 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Sivacilar c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1984), 57 N.R. 57 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES

Escamilla c. Canada (Solliciteur général), [1993] F.C.J. no 869 (1re inst.) (QL); Ferrerya c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 56 F.T.R. 270 (C.F. 1re inst.); Nagra c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1996] 1 C.F. 497 (C.A.); Gomez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1373 (1re inst.) (QL); Hinson c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1994), 85 F.T.R. 44; 26 Imm. L.R. (2d) 40 (C.F. 1re inst.); Bhatnager c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.).

APPEL d’une ordonnance de la Section de première instance (Dass c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 337 (1993), 59 F.T.R. 312) accordant un bref de certiorari pour annuler la décision d’un agent de l’immigration d’arrêter le traitement de la demande de résidence permanente de l’intimé et un bref de mandamus enjoignant au ministre de traiter la demande « d’établissement et de résidence permanente alors que le requérant réside au Canada ». L’appel est accueilli.

AVOCATS :

Brian H. Hay pour l’appelant (intimé).

David Matas pour l’intimé (requérant).

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant (intimé).

David Matas, Winnipeg, pour l’intimé (requérant).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A. :

Réparation recherchée

Le procureur général en appelle de l’ordonnance par laquelle la Section de première instance accordait, le 25 février 1993 [[1993] 2 C.F. 337, un bref de certiorari annulant la décision d’un agent d’immigration de ne pas poursuivre le traitement de la demande de résidence permanente de l’intimé, et un bref de mandamus ordonnant au ministre de l’Emploi et de l’Immigration de traiter la demande par laquelle l’intimé cherchait à obtenir [traduction] « le droit d’établissement et la résidence permanente à partir du Canada ».

Les faits

L’intimé est entré au Canada en qualité de visiteur le 6 décembre 1988. Le 31 mars 1989, il a épousé une citoyenne canadienne. Le mois suivant, soit le 9 avril 1989, il a demandé à être exempté de l’exigence du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] qui l’obligeait à demander le droit d’établissement et la résidence permanente à l’extérieur du Canada. Le 19 avril 1989, il a rempli une formule de demande de résidence permanente. Le 18 mai 1989, il a été avisé que la Commission de l’Emploi et de l’Immigration était disposée à demander au gouverneur en conseil de l’exempter de l’application du paragraphe 9(1), mais il a été prévenu de ne pas prendre [traduction] « de mesures irréversibles à l’égard de [sa] migration envisagée » avant que le gouverneur en conseil ait accordé l’exemption et qu’il ait [traduction] « satisfait à tous les critères applicables à l’immigration ».

Le 29 mai 1989, un agent du Centre d’immigration du Canada à Winnipeg adressait une formule de demande à Ottawa, ne sollicitant qu’une seule chose : que le gouverneur en conseil consente à ce que l’intimé soit exempté de l’exigence imposée par le paragraphe 9(1), soit l’obligation de faire sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada. La formule de demande résumait aussi ses antécédents et se terminait par ces mots :

[traduction] Paraît répondre aux exigences. L’octroi du droit d’établissement est recommandé.

La formule portait la signature de S. Luhowy, un agent d’immigration.

À la suite d’une querelle familiale le 11 novembre 1989, l’intimé s’est valu quatre chefs d’accusation, dont au moins deux impliquent une peine possible de 10 ans d’emprisonnement.

Le 26 avril 1990, le gouverneur en conseil, par le décret C.P. 1990-748 [Règlement de dispense du visaImmigration no 7, 1990, DORS/90-252], a expressément exempté l’intimé d’une seule des exigences de la Loi, soit celle contenue au paragraphe 9(1).

Le 20 mars 1991, l’intimé a été déclaré coupable à l’égard des quatre chefs d’accusation susmentionnés. Le 30 décembre 1991, le sous-ministre, agissant sur la foi du rapport visé à l’article 27 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4], a ordonné la tenue de l’enquête prévue au paragraphe 27(3) pour établir si l’intimé, en raison de sa condamnation, faisait partie de la catégorie des personnes non admissibles. L’une des dispositions de la Loi invoquée était l’alinéa 19(1)c) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] qui rend non admissibles les personnes déclarées coupables, au Canada, d’infractions punissables d’un emprisonnement maximal de 10 ans et plus. Cette mesure particulière s’appliquait uniquement à ceux qui n’étaient pas citoyens canadiens ni résidents permanents.

Le 2 janvier 1992, un conseiller en immigration avisait l’intimé qu’en raison de ses condamnations et de l’enquête en cours, il était impossible à la Commission de continuer le traitement de sa demande de droit d’établissement.

L’intimé a demandé un bref de certiorari annulant la « décision » du 2 janvier 1992 de cesser le traitement de sa demande de droit d’établissement, et un bref de mandamus enjoignant au ministre de délivrer les documents nécessaires [traduction] « attestant que le requérant était résident permanent ».

Le juge de la Section de première instance a conclu qu’en raison du libellé de la demande de décret, le Ministère avait déjà décidé qu’à cette époque, l’intimé avait droit de recevoir le droit d’établissement, sous réserve uniquement de la décision du gouverneur en conseil. Il a par conséquent accordé le bref de certiorari demandé, ainsi que le bref de mandamus enjoignant au ministre de traiter la demande de droit d’établissement. Les parties estiment que cela oblige le ministre à accorder le droit d’établissement sans examen supplémentaire.

Le procureur général interjette appel au motif qu’aucune décision relative au droit d’établissement a jamais été prise à l’égard du droit d’établissement de l’intimé, qui n’a donc jamais acquis le droit de s’établir. Il soutient que par conséquent, le juge de première instance n’aurait pas dû annuler la décision de cesser le traitement de la demande en attendant l’issue de l’enquête visée à l’article 27, et qu’il n’aurait pas dû enjoindre au ministre d’accorder le droit d’établissement à une personne qui semble désormais légalement non admissible parce qu’elle a commis, au Canada, des actes criminels graves avant de devenir résident permanent. L’appelant fait valoir que contraindre le ministre, dans de telles circonstances, à accorder le droit d’établissement, c’est le forcer à enfreindre la Loi sur l’immigration.

Analyse

Il s’agit en l’espèce d’une affaire parmi plusieurs autres mettant essentiellement en cause des faits semblables, à savoir : un étranger entre au Canada en qualité de visiteur, puis il demande le droit d’établissement (habituellement après avoir épousé une Canadienne). Sa demande est traitée jusqu’à un certain point et le gouverneur en conseil est prié d’accorder, par règlement conformément au paragraphe 114(2) [mod., idem, art. 102] de la Loi sur l’immigration, la dispense de l’obligation contenue au paragraphe 9(1), applicable à tout étranger cherchant à s’établir au Canada, c’est-à-dire l’obligation de demander un visa avant d’arriver au Canada. Dans le cours normal des choses, un décret est rendu qui exempte le requérant des exigences du paragraphe 9(1). Il semble que dans la plupart des cas, le traitement de la demande de droit d’établissement se poursuit alors par un agent d’immigration, qui accorde en fin de compte le droit d’établissement en signant et délivrant au requérant une fiche relative au droit d’établissement. Dans les cas posant des problèmes, comme en l’espèce, de nouveaux événements surviennent après le décret mais avant la délivrance de la fiche relative au droit d’établissement, comme le retrait du parrainage de l’épouse ou la déclaration de culpabilité du requérant. Ce dernier soutient alors que le décret ayant été adopté, il a déjà reçu le droit d’établissement et les événements postérieurs n’ont aucune incidence sur ce droit.

Une partie de l’incertitude dans ce domaine, et les diverses décisions de la Section de première instance qui reflètent les difficultés éprouvées, découlent de la décision que cette Cour a rendue en 1984 dans l’affaire Sivacilar c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[1]. La question litigieuse dans cette affaire concernait la validité de l’avis d’interdiction de séjour. Cependant l’historique de l’affaire ressemblait, à certains égards, à celle de l’espèce. Le requérant était venu au Canada en juillet 1981 en qualité de visiteur, il avait épousé une Canadienne deux mois plus tard, et un mois plus tard, il avait déposé une demande de résidence permanente parrainée par son épouse. En juillet 1982, un rapport avait été présenté au sous-ministre conformément au paragraphe 27(2) [Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52] à l’égard de l’interdiction de séjour dont le requérant faisait l’objet pour avoir travaillé sans permis, mais le sous-ministre n’avait pas ordonné d’enquête. Subséquemment, le gouverneur en conseil avait été prié d’exempter le requérant des exigences du paragraphe 9(1), requête qui contenait la mention que « toutes les conditions de la Loi ont été remplies ». Le décret a été rendu le 10 août 1983, et l’épouse a alors retiré son parrainage. Le requérant a donc été avisé que sa demande de résidence permanente devait être rejetée, une enquête a été entamée conformément à l’article 27, redonnant vie aux allégations du mois de juillet 1982, et provoquant l’avis d’interdiction de séjour. La Cour a conclu qu’en raison du décret, le requérant [à la page 59] :

… avait acquis le droit d’être reçu et il ne restait aucune formalité à remplir pour lui octroyer le droit d’établissement. Le fait que, par la suite, sa femme ait prétendu retirer son parrainage n’affectait aucunement ce droit.

L’avis d’interdiction de séjour a par conséquent été annulé.

Étant donné que cette affaire a été fréquemment citée dans la jurisprudence de la Section de première instance, y compris dans la décision en appel, il convient de faire certains commentaires dans le but de la distinguer des circonstances en l’espèce.

Tout d’abord, je ferais remarquer que l’affaire semble tenir à la conclusion de fait que dans les circonstances qui lui étaient propres, le gouverneur en conseil avait permis non seulement que le requérant fasse sa demande de droit d’établissement à partir du Canada, mais aussi que le droit d’établissement lui soit accordé. À la page 59, la Cour a déclaré, en se reportant à la demande de décret que l’agent d’immigration avait présentée au gouverneur en conseil :

Dans ce document, il est demandé l’autorisation d’admettre le requérant malgré le paragraphe 9(1). Le décret en conseil C.P. 1983-2469 une fois adopté, le requérant est devenu une personne ayant droit d’entrer au Canada et d’y demeurer.

Je ne connais pas les détails du document dont disposait la Cour dans cette affaire, mais il n’est pas possible en l’espèce de dire, en parlant de la demande faite au gouverneur en conseil, qu’« il est demandé l’autorisation d’admettre le requérant malgré le paragraphe 9(1) ». Dans le présent cas, la formule signée par un agent d’immigration le 25 mai 1989, dit ce qui suit :

[traduction] Je recommande que l’on demande l’autorisation au gouverneur en conseil d’exempter la personne mentionnée dans la partie A des exigences du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’immigration.

Le décret donnant suite à la demande dit simplement :

3. Le paragraphe 9(1) de la Loi ne s’applique pas à un immigrant dont le nom figure à l’annexe.

Le nom de l’intimé figure à cette annexe parmi ceux de quelque 1 210 requérants. Il est donc évident qu’en l’espèce, la demande ne recherchait pas l’autorisation d’admettre le requérant en vue de son établissement, pas plus que le gouverneur en conseil ne prétendait autoriser ou accorder le droit d’établissement comme tel. L’exemption des exigences du paragraphe 9(1) accordée au requérant visait uniquement à lui permettre de demander le droit d’établissement à partir du Canada.

Deuxièmement, il est important de noter le contexte dans lequel a été rendu l’arrêt Sivacilar. À cette époque, il n’avait été confirmé que deux ans plus tôt environ, par l’arrêt Jiminez-Perez c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration[2] rendu en 1982 par la Cour d’appel fédérale, que l’on pouvait recourir au paragraphe 114(2) [auparavant l’art. 115(2) de la Loi sur l’immigration de 1976] pour dispenser un étranger particulier de l’obligation générale qui lui était faite de demander le droit d’établissement hors du Canada. En concluant que le paragraphe 114(2) pouvait servir à cette fin et que le ministre et ses représentants devaient tenir compte de cette possibilité, la Cour a dit ce qui suit :

… il n’est pas bon de séparer la demande de droit d’établissement de la demande de dispense[3].

En appel cependant, la Cour suprême [[1984] 2 R.C.S. 565], tout en confirmant de façon générale la décision de la Cour d’appel fédérale quant au fond, a souligné que devant la Cour suprême les intimés avaient concédé que le droit d’établissement ne pouvait être accordé légalement à moins et jusqu’à ce qu’une exemption ait été obtenue en vertu du paragraphe 114(2). Par conséquent, la Commission d’appel de l’immigration ne pouvait pas dans ce cas chercher à savoir si le droit d’établissement devait être accordé parce qu’aucune exemption n’avait encore été accordée. Comme l’a dit la Cour :

Il s’ensuit qu’il n’existe encore aucune demande de droit d’établissement qui puisse être parrainée. La demande de droit d’établissement présentée de l’intérieur du Canada et la demande de parrainage devront être examinées et tranchées lorsque l’exemption sollicitée dans la première demande sera accordée, si elle l’est, sous réserve des droits d’appel que peut accorder la Loi[4].

On prendra note que ce jugement a été rendu environ un mois après la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Sivacilar. Si l’on croyait que l’arrêt Sivacilar posait le principe qu’un agent d’immigration pouvait légalement étudier et approuver une demande de droit d’établissement avant qu’une exemption ne soit accordée par le gouverneur en conseil, la décision postérieure de la Cour suprême dans l’affaire Jiminez-Perez indique le contraire.

Troisièmement, l’arrêt Sivacilar a été interprété à de nombreuses occasions[5] de façon incompatible avec le jugement dont il est présentement interjeté appel. Dans une de ces affaires, Ho c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), le juge en chef adjoint, en suivant l’arrêt Sivacilar, a confirmé que le décret accordant l’exemption n’avait pas conféré le statut d’immigrant ayant reçu le droit d’établissement, mais que dans les circonstances, le requérant avait le droit de remplir sa demande à partir du Canada, et un bref de mandamus avait été décerné enjoignant au ministre de traiter cette demande à partir du Canada « conformément aux lois et règlements actuels ». Je conviens respectueusement que l’arrêt Sivacilar ne peut pas, en principe, signifier davantage. Mais on notera en l’espèce que l’ordonnance de la Section de première instance enjoint au ministre de traiter la demande sans réserves et sans égard au fait que cela puisse aller à l’encontre de la Loi sur l’immigration[6]. Comme on l’a noté, les parties interprètent toutes deux cette ordonnance comme imposant un traitement favorable de la demande, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un bref de mandamus exigeant que le droit d’établissement soit accordé tel que demandé dans l’avis de requête original.

Vu la diversité de la jurisprudence sur ce sujet, il pourrait être utile d’exposer de nouveau certaines propositions fondamentales.

(1) Le seul pouvoir que confère le paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration au gouverneur en conseil est le pouvoir d’exempter les particuliers de certaines obligations ou de faciliter leur admission. La seule mesure demandée, et la seule qui ait été prise, dans l’une quelconque des affaires débattues, dont celle dont il est interjeté appel, était l’exemption des exigences du paragraphe 9(1) selon lequel les étrangers sont tenus de demander le droit d’établissement avant d’entrer au Canada.

(2) Le gouverneur en conseil n’a aucun pouvoir statutaire particulier d’accorder le droit d’établissement. La question de savoir si l’octroi de ce droit serait possible en vertu du paragraphe 114(2) est discutable et est sans pertinence puisque cette mesure n’a été ni demandée ni n’aurait été prise dans aucune de ces affaires.

(3) Comme l’a souligné la Cour suprême dans le pourvoi Jiminez-Perez, la demande de droit d’établissement, si elle est faite à partir du Canada, ne peut être étudiée officiellement avant que le gouverneur en conseil ait dispensé des exigences du paragraphe 9(1). Il est donc légalement impossible de dire qu’une décision a été prise accordant le droit d’établissement, ou que les fonctionnaires compétents se sont prononcés de façon définitive sur l’octroi du droit d’établissement, avant qu’une exemption ait été accordée par décret, donnant ainsi validité à la demande[7].

(4) Selon le régime de la Loi sur l’immigration à l’époque concernée, c’était un agent d’immigration agissant conformément au paragraphe 14(2), ou un agent principal agissant en application du paragraphe 23(2), qui pouvait accorder le droit d’établissement à un immigrant, et non le gouverneur en conseil, et il ne pouvait le faire que

… s’il [était] convaincu que le fait d’accorder le droit d’établissement … ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements …

Je ne vois aucune raison de s’écarter des exigences normales du droit administratif selon lesquelles on présume qu’une décision a été prise lorsqu’il en est dûment donné avis aux parties concernées[8]. On ne peut demander le contrôle judiciaire des décisions avant qu’elles aient été formulées et communiquées aux parties concernées. Pourquoi les tribunaux judiciaires devraient-ils décider d’examiner la correspondance interministérielle et ministérielle pour établir si et quand une décision a été prise, le cas échéant, bien qu’elle n’ait jamais été communiquée? Une cour n’accueillerait sûrement pas l’argument d’un ministre selon lequel, en dépit de la communication d’une décision favorable au requérant, il n’est pas lié par cette décision parce qu’il y avait eu précédemment une décision interne, provisoire et non communiquée de teneur opposée. Alors, pourquoi devrions-nous infirmer une décision communiquée qui est défavorable en faveur d’une appréciation non communiquée, provisoire et interne qui est favorable? Il s’agit là, après tout, d’une prise de décision administrative comportant plusieurs aspects et impliquant la collecte de renseignements auprès de plusieurs sources, dont certaines échappent au contrôle du ministre ou même du Canada. J’estime donc qu’il ne convient pas que la Cour épluche le dossier et vérifie elle-même qu’à un certain point il avait été satisfait à toutes les conditions applicables au droit d’établissement et que par conséquent, il faut présumer que la décision d’accorder le droit d’établissement a été prise à ce moment. Il me semble plutôt que la bonne démarche, et celle que l’on suit généralement, consiste à délivrer au requérant auquel on a décidé d’accorder le droit d’établissement une fiche écrite relative à ce droit, signée par un agent d’immigration autorisé conformément au paragraphe 14(2) de la Loi[9]. Aucun document de ce genre n’a été délivré en l’espèce. Naturellement, si la décision est défavorable, il faudra aussi la considérer comme étant prise si elle a été communiquée de façon définitive au requérant. Je ne puis non plus trouver dans la Loi aucune disposition visant une date limite au-delà de laquelle l’agent d’immigration devrait ne pas tenir compte d’un changement de circonstances. Il s’ensuit que tout nouveau fait, tel une condamnation pour un acte criminel grave, peut être pris en considération en tout temps jusqu’à ce que la décision visant l’octroi du droit d’établissement ait été effectivement prise et communiquée au requérant.

Cela ne signifie pas que les fonctionnaires peuvent prendre des décisions illégales sans qu’elles soient contrôlées, ou qu’ils peuvent remettre indéfiniment leur décision. Dès lors qu’elle est communiquée, une décision est susceptible de contrôle judiciaire. Et s’il y a retard indu dans le traitement de sa demande de droit d’établissement, il est toujours possible au requérant de demander un bref de mandamus, non pas pour solliciter une décision particulière, mais plutôt pour demander qu’une décision soit prise[10].

(5) Il n’est d’aucune importance juridique que les agents d’immigration fassent une appréciation préliminaire du bien-fondé d’une demande de droit d’établissement et, semble-t-il, qu’ils ne recommandent pas normalement que le gouverneur en conseil accorde une exemption avant de considérer que la demande est susceptible d’être accueillie si l’exemption est accordée. Le fait que l’on apprécie normalement aussi tôt le bien-fondé d’une demande est mentionné dans le résumé de l’étude d’impact de la réglementation relatif au paragraphe 9(1) de la Loi sur l’immigration[11]. L’avocat de l’intimé a cherché en vain à établir, à partir de cette description du processus, la conclusion qu’une décision légalement exécutoire d’accorder le droit d’établissement était prise avant que soit faite la demande au gouverneur en conseil. Le résumé de l’étude d’impact qui, de toute façon, ne fait pas partie du règlement, ne suggère rien de semblable. Comme des renseignements doivent être recueillis auprès de plusieurs sources, il est conforme au bon sens et à la bonne gestion que le processus d’appréciation débute aussitôt que possible. Le bon sens dicterait aussi que les demandes de droit d’établissement manifestement futiles ne fassent pas l’objet d’une demande de décret auprès du gouverneur en conseil. Mais les mots utilisés sur la formule de demande de décret, même lorsqu’ils appuient le fond de la demande, ne sont pas censés, ni ne peuvent légalement, constituer une décision d’un agent d’immigration conformément au paragraphe 14(2). Je suis désolé de dire que beaucoup d’encre a été gaspillée sur la teneur des commentaires figurant sur cette formule comme s’ils avaient un effet déterminant.

Appliquant ces principes à l’espèce, aucune décision n’a jamais été communiquée au requérant à part la lettre du 2 janvier 1992 l’informant qu’en raison de ses condamnations et de l’enquête en cours, sa demande de résidence permanente ne serait pas traitée davantage. Pour les motifs donnés, je suis convaincu que la décision de lui accorder le droit d’établissement n’a jamais été prise et il n’appartient pas à la Cour de décider que les conditions applicables au droit d’établissement ont été respectées. Il n’appartient pas non plus à la Cour d’ordonner au ministre d’accorder une fiche relative au droit d’établissement ni même d’exiger qu’il poursuive le traitement de la demande de droit d’établissement alors que la Loi sur l’immigration semble interdire de telles mesures étant donné les condamnations criminelles du requérant.

Dispositif

L’appel devrait par conséquent être accueilli et l’ordonnance de la Section de première instance devrait être annulée. Comme l’appelant ne demande pas de dépens s’il a gain de cause, il ne devrait pas en être adjugés.

Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge MacGuigan, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] (1984), 57 C.F. 57 (C.A.F.).

[2] [1983] 1 F.C. 163 (C.A.).

[3] Ibid., à la p. 171.

[4] [1984] 2 R.C.S. 565, à la p. 568.

[5] Voir par ex. Escamilla c. Canada (Solliciteur général), [1993] F.C.J. no 869 (1re inst.) (QL); Ho c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), 47 Alta. L.R. (2d) 82 (C.F. 1re inst.); Ferrerya c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 56 F.T.R. 270 (C.F. 1re inst.); Nagra c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1996] 1 C.F. 497(C.A.); et Gomez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1373 (1re inst.) (QL).

[6] Par ex., l’art. 5(2) prévoit ce qui suit :

5.

(2) Ont droit de s’établir les immigrants qui n’appartiennent pas à une catégorie non admissible…

[7] Voir aussi : les motifs du juge Reed dans l’arrêt Ferrerya, précité à la note 5, à la p. 272; les motifs du juge Muldoon dans l’arrêt Nagra, précité à la note 5, aux p. 506 à 509.

[8] Voir l’arrêt Hinson c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1994), 85 F.T.R. 44 (C.F. 1re inst.).

[9] J’adopte l’analyse du juge Muldoon sur ce point dans l’arrêt Gomez, précité, note 5, à la p. 11.

[10] Voir par ex. l’arrêt Bhatnager c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.).

[11] Gazette du Canada, Partie II, vol. 124, no. 10, page 1757 à la p. 1759, reproduites dans le dossier d’appel, à la p. 34.

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