Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1996] 3 C.F. 422

T-152-95

Elecnor S.A. (demanderesse)

c.

Les propriétaires du navire Soren Toubro et toutes autres personnes ayant un droit sur le navire, Larsen & Toubro Limited, Canadian Forest Navigation Company Limited et Vasco Gallega de Consignaciones S.A. (défendeurs)

Répertorié : Elecnor S.A. c. Soren Toubro (Le) (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave—Vancouver, 15 avril et 30 mai 1996.

Droit maritime Pratique Requête en annulation d’une prolongation ex parte du délai de signification de la déclaration dans une action réelle pour le motif qu’un navire-jumeau s’était trouvé dans le ressort de la Cour pendant la première période de validité de la déclarationUn demandeur n’est pas tenu de désigner et de surveiller tous les navires-jumeaux éventuels apparaissant à l’horizon, aux fins de procéder à la signification et à la saisie du premier navire entrant dans le ressort de la CourLa règle générale veut qu’un demandeur ne soit pas contraint de prendre action contre une partie qu’il ne veut pas poursuivreLa Règle 1716 modifie la règle générale seulement dans la mesure où la Cour peut ordonner que soit constituée partie une personne qui aurait dû être constituée partie ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer qu’on pourra valablement et complètement statuer sur toutes les questions en litige dans l’action; aucune de ces règles ne s’applique en l’espèceL’art. 43(8) de Loi sur la Cour fédérale (qui prévoit que la compétence conférée aux termes de l’art. 22 peut être exercée en matière réelle à l’égard du navire) établit que la désignation d’un navire-jumeau est facultative.

Il s’agissait d’une requête en annulation d’une prolongation ex parte du délai de signification de la déclaration dans une action réelle pour le motif qu’un navire-jumeau s’était trouvé dans le ressort de la Cour pendant la première période de validité de la déclaration. Le défendeur propriétaire a soutenu que la demanderesse n’avait qu’à regarder la liste d’armateurs de la Lloyd’s pour établir qu’il possédait plusieurs vraquiers et que le « calendrier des navires » qui est publié quotidiennement dans un journal local indiquait que le navire-jumeau avait été au mouillage pendant plusieurs jours à Vancouver.

La question était de savoir si un demandeur est tenu de désigner et de surveiller tous les navires-jumeaux éventuels, aux fins de procéder à la signification et à la saisie du premier navire qui entre dans le ressort, afin de pouvoir renouveler une déclaration en matière réelle.

Jugement : la requête doit être rejetée.

Rien n’exige que le demandeur poursuive plusieurs navires-jumeaux en même temps.

On ne peut contraindre un demandeur à prendre action contre une partie qu’il ne veut pas poursuivre. Cette règle générale a été modifiée dans la Règle 1716 seulement dans la mesure où la Cour peut ordonner que soit constituée partie une personne qui aurait dû être constituée partie ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer qu’on pourra valablement et complètement statuer sur toutes les questions en litige dans l’action. Elle ne vise pas le cas où l’on se tourne vers un navire-jumeau afin de fournir ou de forcer le cautionnement pour une demande portant sur un autre navire. Le paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale (qui prévoit que la compétence conférée aux termes de l’article 22 peut être exercée en matière réelle à l’égard du navire) établit clairement que la désignation d’un navire-jumeau est facultative. En vertu de la Règle 1002(2.1), chacun des navires-jumeaux ne doit être cité comme défendeur dans la déclaration que lorsqu’une action est intentée contre un ou plusieurs navires conformément à la disposition relative aux navires-jumeaux de la Loi sur la Cour fédérale.

Les procédures visant des navires-jumeaux constituent un mécanisme de cautionnement auquel le demandeur peut avoir recours, au besoin. La poursuite d’un navire-jumeau présente certains risques, notamment qu’un navire-jumeau ne fournisse pas le montant de cautionnement adéquat, ou que le navire saisi ne soit pas un navire-jumeau, ce qui laisserait la porte ouverte à une action en dommages-intérêts pour saisie illicite de la part du demandeur. Les entrées dans la liste d’armateurs de la Lloyd’s ne sont pas toujours claires ou à jour. Un demandeur devrait avoir le choix entre poursuivre le navire fautif, avec un risque minimal, ou compenser les risques et les avantages d’une action à l’encontre d’un navire-jumeau.

Exiger qu’un demandeur présente une demande pour qu’un navire-jumeau soit ajouté à l’intitulé de la cause chaque fois qu’il s’en présente un à l’horizon entraînerait un chaos, serait absurde et onéreux dans le cas d’un armateur important qui possède un grand nombre de navires ou d’un groupe de navigation exploité par l’État qui détient des centaines de navires. Cela pourrait également être irréaliste si un délai de poursuite a été fixé. Étant donné la nature facultative du paragraphe 43(8), le demandeur n’est pas tenu de fournir une explication raisonnable quant à la raison pour laquelle il n’a pas trouvé ce navire-jumeau et ne l’a pas poursuivi.

Vu qu’il n’existe aucune obligation de désigner un navire-jumeau ou de le poursuivre, l’omission d’aviser la Cour de la présence d’un navire-jumeau qui n’est pas désigné dans l’action n’est pas pertinente.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Conventions internationales de droit maritime. Convention internationale pour l’unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer, Bruxelles, 10 mai 1952, Art. 3, 1o.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 43(8) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 12).

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 572(3).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 306, 1002(2.1) (édictée par DORS/92-726, art. 11), 1716.

Supreme Court Act 1981, (R.-U.), 1981, ch. 54, art. 21(4).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

The Berny, [1977] 2 Lloyd’s Rep. 533 (Q.B. Adm. Ct.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Voest Alpine Canada Corp. et al. c. Pan Ocean Shipping Co. et al. (1992), 55 F.T.R. 113 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Noranda Forest Sales Inc. et al. c. PLC European Service Ltd. et al. (1994), 82 F.T.R. 45 (C.F. 1re inst.); Chemainus Towing Co. Ltd. v. The Ship Capetan Yiannis et al., [1966] R.C.É. 717; Atl. Gypsum Ltd. c. The Frines (1982), 30 C.P.C. 86 (C.F. 1re inst.); Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizers Ltd., [1995] 1 C.F. 3 (1994), 170 N.R. 372 (C.A.); The Banco, [1971] 1 Lloyd’s Rep. 49 (C.A.).

DÉCISION CITÉE :

CIP Inc. c. Canada, [1988] A.C.F. no 595 (1re inst.) (QL).

REQUÊTE en annulation d’une prolongation ex parte du délai de signification de la déclaration dans une action réelle pour le motif qu’un navire-jumeau s’était trouvé dans le ressort de la Cour pendant la première période de validité de la déclaration. Requête rejetée.

AVOCATS :

John W. Bromley pour la demanderesse.

Peter G. Bernard pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Connell Lightbody, Vancouver, pour la demanderesse.

Campney & Murphy, Vancouver, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le protonotaire Hargrave : Le défendeur propriétaire du Soren Toubro, Larsen & Toubro Limited, présente cette requête en annulation d’une prolongation ex parte du délai de signification de la déclaration dans une action réelle pour la perte et le dommage causés à une cargaison transportée de Bilbao, en Espagne, à Manille, aux Philippines. La requête soulève la question intéressante de savoir si un demandeur est tenu de désigner et de surveiller tous les navires-jumeaux éventuels, aux fins de procéder à la signification et à la saisie du premier navire qui entre dans le ressort, afin de pouvoir renouveler une déclaration en matière réelle.

RENOUVELLEMENT D’UNE DÉCLARATION EN MATIÈRE RÉELLE

L’action a été introduite le 25 janvier 1995. La demanderesse a demandé et obtenu la prolongation le 15 janvier 1996 au motif que le Soren Toubro ne s’était pas trouvé dans le ressort depuis la production de la déclaration, un fait qui n’est pas contesté en l’espèce par les propriétaires du navire. J’ai accordé la prolongation en ces termes :

[traduction] Le délai de signification de la déclaration au navire « Soren Toubro » est prolongé de douze mois, étant entendu que si le « Soren Toubro » s’est trouvé en territoire canadien, à l’insu de la demanderesse, l’ordonnance ex parte peut être annulée, conformément à l’affaire « Florida Rainbow » (1994), 82 F.T.R. 45.

Bien que la signification en personne ait été faite aux propriétaires du navire, Larsen & Toubro Limited, en Inde, au moment où la déclaration était encore applicable, cette affaire a apparemment été activée vers la fin de février et le début de mars de cette année, lorsque le navire est arrivé à Vancouver et que la demanderesse a été en mesure de forcer un cautionnement sous la forme d’une lettre d’engagement de la mutuelle de protection et d’indemnisation.

POSITION DU DÉFENDEUR PROPRIÉTAIRE

L’avocat du défendeur propriétaire fait valoir que la prolongation devrait être annulée pour deux raisons : premièrement, un navire-jumeau du Soren Toubro, le LT Pragati se trouvait à Vancouver entre le 25 mai 1995 et le 3 juin 1995 et, deuxièmement, la demanderesse, dans sa demande ex parte de prolongation du délai de signification de la déclaration, n’a pas divulgué la présence du LT Pragati à Vancouver pendant la première période de validité de la déclaration.

Dans un cadre factuel, l’avocat du défendeur propriétaire commence par signaler qu’il suffit de regarder la liste d’armateurs de la Lloyd’s pour 1994-1995 pour établir que Larsen & Toubro possédait une demi-douzaine de vraquiers d’un tonnage modeste, notamment le Soren Toubro et le LT Pragati. De plus, il aurait été évident pour toute personne consultant le « calendrier des navires » qui est publié quotidiennement dans le Vancouver Sun, que le LT Pragati était au mouillage pendant plusieurs jours à Vancouver et, par la suite à Robert’s Bank, pour un chargement de houille.

L’avocat cite alors de manière générale l’affaire Noranda Forest Sales Inc. et al. c. PLC European Service Ltd. et al. (1994), 82 F.T.R. 45 (C.F. 1re inst.), qui constitue un bref sommaire et une étude des affaires intéressant la prolongation du délai de signification d’une déclaration et l’annulation de la prolongation au cas où un navire se serait effectivement trouvé dans le ressort, à l’insu du demandeur.

Ensuite, l’avocat cite l’affaire Chemainus Towing Co. Ltd. v. The Ship Capetan Yiannis et al., [1966] R.C.É. 717, dans laquelle le juge de district Sheppard (également de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique) examine un cas où les avocats du demandeur avaient obtenu une prolongation du délai sans savoir que le Capetan Yiannis avait été à Vancouver, parce que l’escale du navire ne figurait pas dans le guide de navigation. Le juge Sheppard a invoqué ce qui est maintenant le paragraphe 572(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada [L.R.C. (1985), ch. S-9], lequel comprend deux parties. D’abord, le paragraphe confère à tout tribunal le pouvoir discrétionnaire pour prolonger les délais, mais il prévoit ensuite que le tribunal, « s’il est convaincu qu’il ne s’est présenté, au cours de ce délai, aucune occasion raisonnable de saisir le navire du défendeur dans les limites de la juridiction qui lui est attribuée … , il doit proroger les délais d’une période suffisante pour procurer cette occasion raisonnable ». Le juge Sheppard a déclaré que le mot « doit » suppose une obligation et [traduction] « dès lors, la question péremptoire est de savoir si « au cours de ce délai » il s’est présenté une occasion raisonnable de saisir le navire du défendeur » (à la page 723). Puis, il a affirmé que le critère n’est pas d’établir la connaissance réelle qu’un navire pourrait faire l’objet d’une signification, mais si un demandeur avisé aurait pu procéder à la signification du navire (loc. cit.).

Dans le même ordre d’idées, citons l’affaire Atl. Gypsum Ltd. c. The Frines (1982), 30 C.P.C. 86 (C.F. 1re inst.) dans laquelle le juge Cattanach a été saisi d’une requête en annulation d’une ordonnance judiciaire ex parte prolongeant le délai de signification de la déclaration au navire, conformément à la Règle 306 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], et de la question de savoir s’il existait des raisons suffisantes de n’avoir pas signifié la déclaration au navire dans les douze mois qui ont suivi la date de production de la déclaration. Dans cette affaire, le Frines s’était rendu dans plusieurs ports canadiens pour une période totale de dix-sept jours pendant les sept mois suivant la production de la déclaration. Le juge Cattanach a conclu que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle a fait preuve de diligence pour signifier la déclaration ni expliqué de manière satisfaisante le retard à signifier. De ce fait, l’ordonnance ex parte prorogeant le délai de signification de la déclaration a été réformée (idem, aux pages 90 et 91).

Par conséquent, l’avocat du propriétaire fait valoir que l’obligation de faire diligence vise non seulement le navire défendeur, mais aussi tous les navires-jumeaux, même ceux qui ne sont pas cités dans l’intitulé de la cause, et que si la demanderesse omet de trouver un navire-jumeau ou de lui signifier la déclaration, la demanderesse doit en donner une raison suffisante.

Enfin, l’avocat invoque l’affaire Voest Alpine Canada Corp. et al. c. Pan Ocean Shipping Co. et al. (1992), 55 F.T.R. 113 (C.F. 1re inst.), dans laquelle le juge Teitelbaum a fait remarquer que celui qui demande une prolongation du délai de signification d’une déclaration devait démontrer une raison suffisante, et a ensuite déclaré qu’une telle prolongation ne devrait pas être accordée facilement. Cette affaire n’est pas applicable en l’espèce puisqu’elle portait sur une prolongation du délai de signification en personne aux propriétaires du navire. La signification du navire lui-même était secondaire dans la mesure où l’absence du navire dans le ressort, pendant la première période de validité de la déclaration, a été donnée comme un motif pour la prolongation du délai de signification en personne. En bref, le demandeur dans l’affaire Voest Alpine avait toujours le choix de signifier la déclaration ex juris au défendeur propriétaire du navire. Toutefois, cette affaire ne modifie pas l’argument de base du défendeur, Larsen & Toubro Limited, savoir qu’un demandeur dûment diligent devrait trouver les navires-jumeaux, qu’ils soient ou non cités dans l’intitulé de la cause.

ANALYSE

J’ai certaines réserves à l’égard de l’argument du défendeur selon lequel il serait obligatoire pour un demandeur de trouver les navires-jumeaux et de les ajouter, soit au départ soit à l’occasion, à l’intitulé de la cause.

Pour commencer, « [s]elon la règle générale, on ne peut contraindre une demanderesse à prendre action contre une partie qu’elle ne veut pas poursuivre. » : l’arrêt CIP Inc. c. Canada, [1988] A.C.F. no 595 (1re inst.) (QL), à la page 2. Cette règle générale a été modifiée dans la Règle 1716 des Règles de la Cour fédérale, mais seulement dans la mesure où la Cour peut ordonner que soit constituée partie une personne qui aurait dû être constituée partie ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer qu’on pourra valablement et complètement statuer sur toutes les questions en litige dans l’action; elle ne vise pas le cas où l’on se tourne vers un navire-jumeau afin de fournir ou de forcer le cautionnement pour une demande portant sur un autre navire. Pour approfondir un peu plus cette idée, le paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 12)] qui prévoit la compétence à l’égard des navires-jumeaux porte simplement que :

43.

(8) La compétence de la Cour peut, aux termes de l’article 22, être exercée en matière réelle à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action. [Non souligné dans l’original.]

Ce paragraphe établit clairement que la désignation d’un navire-jumeau est facultative, et non pas obligatoire.

L’article 43 de la Loi sur la Cour fédérale suit les dispositions de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer de 1952, que j’appellerai la « Convention de Bruxelles ». L’article 3, 1o de la Convention de Bruxelles prévoit, en partie, et je paraphrase, qu’un demandeur « peut » saisir soit le navire fautif ou un navire-jumeau en ce qui concerne certaines créances maritimes. Là encore, la saisie d’un navire-jumeau est facultative, et non obligatoire.

L’avocat de la demanderesse a cité l’article 21 de la Supreme Court Act 1981 [(R.-U.) 1981, ch. 54] qui promulgue la Convention de Bruxelles. Les dispositions relatives aux navires-jumeaux au Royaume-Uni sont, à quelques égards, différentes des nôtres, cependant, la disposition relative aux navires-jumeaux du paragraphe 21(4) de la Supreme Court Act 1981 demeure facultative.

En vertu de nos Règles de la Cour fédérale, chacun des navires-jumeaux ne doit être cité comme défendeur dans la déclaration que lorsqu’une action est intentée contre un ou plusieurs navires conformément à la disposition relative aux navires-jumeaux de la Loi sur la Cour fédérale : voir le paragraphe 1002(2.1) des Règles [édicté par DORS/92-726, art. 11].

Il est important, dans le cas de procédures visant des navires-jumeaux, de savoir qu’il s’agit d’un mécanisme de cautionnement auquel le demandeur peut avoir recours, au besoin. Toutefois, la poursuite d’un navire-jumeau présente aussi certains risques, notamment qu’un navire-jumeau, contrairement au navire fautif, ne fournisse pas le montant de cautionnement adéquat, ou que le présumé navire-jumeau saisi ne soit pas un navire-jumeau, ce qui laisserait la porte ouverte à une action en dommages-intérêts pour saisie illicite de la part du demandeur, et là je citerai l’arrêt Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizers Ltd., [1995] 1 C.F. 3(C.A.). Cette dernière possibilité, savoir la saisie d’un navire qui n’est pas un navire-jumeau, est très réelle : il suffit de regarder le nombre d’actions en justice qui ont pour but d’établir si un navire est véritablement un navire-jumeau. Un demandeur devrait avoir le choix entre poursuivre le navire fautif, avec un risque minimal, ou compenser les risques et les avantages d’une action à l’encontre d’un navire-jumeau.

L’avocat des défendeurs fait valoir qu’en l’espèce, il ressort assez clairement de la consultation de la liste d’armateurs de la Lloyd’s que Larsen & Toubro Ltd. était propriétaire de six navires. Néanmoins, les entrées dans le volume des armateurs ne sont pas toujours si claires ni d’ailleurs nécessairement à jour. Pour plus de certitude, les tribunaux devraient éviter tout régime dans lequel un demandeur, qui ne souhaite peut-être pas désigner un navire-jumeau, est tenu de décider si un navire donné est un navire-jumeau, au risque de subir des pénalités s’il se trompe, d’une part, pour avoir omis de désigner un navire-jumeau et, d’autre part, pour avoir désigné un navire qui n’est pas un navire-jumeau. Ces pénalités pourraient devenir trop courantes s’il devenait obligatoire, dans une procédure réelle, de désigner chaque navire-jumeau.

La demanderesse a affirmé, en passant, que le fait d’exiger la désignation de chaque navire-jumeau serait absurde et onéreux, par exemple, dans le cas d’un armateur important qui possède un grand nombre de navires ou d’un groupe de navigation exploité par l’État qui détient des centaines de navires. Il s’agit là d’une raison pratique, voire d’une justification, pour l’approche facultative de la désignation de navires-jumeaux[1].

L’avocat du défendeur propriétaire du navire affirme qu’il ne serait pas nécessaire de nommer tous les navires-jumeaux au départ : si un navire se présente à l’horizon et semble se diriger en gros vers notre ressort, le demandeur peut alors présenter une demande pour que le navire-jumeau soit ajouté à l’intitulé de la cause et apporter les modifications nécessaires à la déclaration. Parfois, un demandeur entreprendra de présenter une requête en vue d’ajouter un navire-jumeau en prévision de l’arrivée d’un navire. Toutefois, le fait de l’exiger dans toutes les instances, notamment lorsque l’armateur est important ou possède une nombreuse flotte qui fluctue, entraînerait un chaos. Déclarer qu’un demandeur doit ajouter un navire-jumeau à une action réelle, à l’occasion, lorsqu’un tel navire entre dans le ressort, pourrait également être irréaliste si un délai de poursuite a été fixé : voir l’affaire The Banco, [1971] 1 Lloyd’s Rep. 49 (C.A.), à la page 53. Selon moi, la proposition d’exiger d’un demandeur qu’il ajoute des navires-jumeaux au fur et à mesure qu’ils se présentent à l’horizon ne me semble pas pratique.

Dans l’affaire The Banco, précitée, lord Denning, M.R., a fait remarquer que le demandeur, après avoir désigné le navire contrevenant et plusieurs navires-jumeaux, n’a pas à saisir le premier qui arrive dans le ressort, mais qu’il peut attendre l’arrivée du navire qui, selon le demandeur, convient le mieux à la saisie (à la page 53 et voir aussi le lord juge Megaw, à la page 57). Il s’agit d’une remarque incidente, toutefois, il me semble qu’elle découle de la nature facultative des procédures contre les navires-jumeaux.

Les deux avocats ont cité l’affaire The Berny, [1977] 2 Lloyd’s Rep. 533 (Q.B. Adm. Ct.), une décision du juge Brandon, qui portait sur le droit d’un demandeur d’engager des procédures réelles contre plusieurs navires dans une même cause d’action, ainsi que sur le renouvellement du ou des brefs. Une action visait le navire fautif et l’autre un certain nombre de navires-jumeaux. Cette dernière avait été renouvelée, ex parte, à deux reprises, mais elle n’avait pas fait l’objet d’une signification.

La requête avait pour objet, en premier lieu, la suspension ou le rejet de l’action contre le navire fautif au motif que la compétence de la Cour en matière réelle avait déjà été invoquée par l’introduction de l’action à l’encontre du navire-jumeau et, en deuxième lieu, que le renouvellement du bref à l’encontre du navire-jumeau avait été accordé, à tort, puisque plusieurs navires-jumeaux s’étaient déjà rendus dans le ressort. J’aimerais profiter de l’occasion pour faire remarquer que la grande confusion éventuellement créée par la surveillance des allées et venues de dix-huit navires-jumeaux désignés qui sont susceptibles de changer de nom ou d’être radiés par les démolisseurs de navires ou omis du registre de navigation de la Lloyd’s, ainsi que le caractère incomplet des renseignements sur la position des navires rapportés par les services de renseignements de la Lloyd’s, constituent un bon motif de ne pas rendre obligatoire la désignation de tous les navires-jumeaux.

Il est intéressant de noter qu’apparemment, dans le cadre de la procédure de renouvellement des brefs relatifs à des navires-jumeaux à la Chambre du Banc de la Reine de la Cour d’amirauté, si un navire-jumeau s’est rendu dans le ressort et n’a pas fait l’objet d’une signification pour une certaine raison, à l’occasion du renouvellement d’un bref, ce navire particulier est supprimé.

Le juge Brandon fait l’historique des procédures réelles avant et après l’adoption en 1956 par la Grande-Bretagne de la Convention de Bruxelles de 1952 (voir la page 539 et suivantes). À la page 543, le juge Brandon fait un commentaire sur la politique anglaise qui consiste à laisser au demandeur le pouvoir discrétionnaire de choisir parmi les navires-jumeaux :

[traduction] Il est sans doute souhaitable qu’un demandeur qui a la possibilité de poursuivre un des nombreux navires d’un défendeur ne soit pas contraint d’en choisir un de façon irrévocable lorsqu’il délivre son bref, mais devrait plutôt être en mesure de reporter le choix final jusqu’à ce qu’il apprenne qu’un navire adéquat est sur le point de se rendre dans le ressort ou qu’il s’y est rendu.

Le renvoi à un « navire adéquat » est important car, tout comme le demandeur ne devrait pas être en mesure de saisir toute une flotte au détriment du défendeur, lequel serait alors contraint de donner un cautionnement bien supérieur à la valeur du navire fautif ou du navire le plus précieux d’une flotte, il ne devrait pas être obligé de saisir le premier navire-jumeau qui entre dans le ressort, si ce navire-jumeau est d’une valeur minimale par rapport au navire fautif.

À la page 546 de l’affaire The Berny, le juge Brandon énonce le critère pour le renouvellement d’un bref en termes de [traduction] « navires à l’égard desquels des procédures sont engagées en ce qui concerne la même demande » ayant été présents dans le ressort pendant la période de validité du bref. L’avocat du demandeur dans l’affaire The Berny, afin d’expliquer la raison pour laquelle de nombreux navires avaient été manqués à leur arrivée dans le ressort, a fait valoir que la surveillance de dix-neuf navires prenait beaucoup de temps et était coûteuse. Le juge Brandon a répondu comme suit, à la page 547 :

[traduction] Je n’accepte pas ces prétentions. Je pense qu’en règle générale il incombe aux avocats qui ont délivré un bref pour le compte des demandeurs de prendre toutes les mesures raisonnables pour assurer qu’il fait l’objet d’une signification pendant sa période de validité initiale. Si les demandeurs choisissent de poursuivre un grand nombre de navires en même temps (rien n’exige qu’ils le fassent ni ne les oblige à le faire), ils doivent en accepter les inconvénients ainsi que les avantages. [Non souligné dans l’original.]

Il ressort clairement qu’en Angleterre, c’est au demandeur de décider quels navires-jumeaux, le cas échéant, seront poursuivis.

Dans l’affaire The Berny, la Cour n’a pas statué que la présence dans le ressort d’un ou plusieurs des navires-jumeaux désignés signifiait que le bref ne pouvait être renouvelé à l’encontre de ce navire particulier ou que le bref ne pouvait pas du tout être renouvelé. La Cour a simplement accepté qu’il s’agissait de la pratique établie au greffe de la Cour d’amirauté. Toutefois, l’affaire The Berny constitue clairement une décision jurisprudentielle en faveur de la proposition que s’il existe des navires-jumeaux, le demandeur a le pouvoir discrétionnaire de poursuivre ou non un de ces navires ou tous ceux-ci.

Le défendeur propriétaire du navire affirme, je pense en réponse à l’affaire The Berny, que la demanderesse aurait dû constituer partie le LT Pragati lorsqu’il est entré dans le ressort, et qu’en l’absence de cette démarche, elle devrait être tenue de démontrer une raison suffisante pour laquelle elle n’a pas trouvé ce navire-jumeau et ne l’a pas poursuivi. À défaut d’une explication raisonnable, d’après la soumission, la seule conclusion possible serait le manque de diligence de la part de la demanderesse. Toutefois, cette tactique nous ramène à la proposition selon laquelle, en dehors des exigences énoncées dans les Règles de la Cour fédérale, un demandeur ne peut être contraint de citer comme partie quelqu’un qu’il ne souhaite pas poursuivre. De plus, cette approche est contraire à la nature facultative du paragraphe 43(8) selon lequel la compétence de la Cour peut être exercée en matière réelle contre un navire-jumeau.

L’avocat pour le propriétaire du navire affirme aussi que la demanderesse était tenue d’aviser la Cour, dans la demande de prolongation du délai de signification de la déclaration, de la présence d’un navire-jumeau dans le ressort pendant la période de validité initiale de la déclaration. Il en serait ainsi dans le cas d’un navire-jumeau désigné dans une action puisque, comme la Cour d’appel l’a signalé dans l’arrêt Armada Lines, précité, une partie qui demande un mandat de saisie d’un navire doit révéler, de manière complète et sincère, tous les faits importants dont elle a connaissance. Toutefois, vu qu’il n’existe aucune obligation de désigner un navire-jumeau ou de le poursuivre, l’avis concernant la présence d’un navire-jumeau qui n’est pas désigné dans l’action n’est pas pertinent.

CONCLUSION

En guise de conclusion, je m’oppose à toute imposition d’une interprétation large de la Loi sur la Cour fédérale et des Règles de la Cour fédérale qui exigerait que le demandeur désigne tous les navires-jumeaux éventuels, ou qu’il surveille des navires qui pourraient être ou non des navires-jumeaux et présente des requêtes pour les ajouter au fur et à mesure qu’ils se pointent à l’horizon. Ces navires connexes ne sont pas essentiels aux actions, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas indispensables au règlement des demandes. C’est une chose de permettre au demandeur d’obtenir un cautionnement par des procédures à l’encontre de navires-jumeaux, mais c’en est une toute autre d’ordonner qu’une procédure réelle vise tous les navires qui appartiennent au même propriétaire, avec toute la confusion et les complications qui en découlent, notamment les demandes inévitables de saisie illicite par des propriétaires de bonne foi. L’argumentation du défendeur propriétaire du navire voulant que la demanderesse ne doive pas poursuivre tous les navires-jumeaux possibles, mais seulement ceux qui sont sans aucun doute des navires-jumeaux, ce qui serait une approche étroite, prêterait à confusion et serait irréalisable.

Je préfère une approche fondée sur le commentaire du juge Brandon dans l’affaire The Berny, précitée, selon lequel il existe des avantages et des inconvénients à poursuivre un certain nombre de navires-jumeaux en même temps, mais rien n’exige que le demandeur le fasse ni l’oblige à le faire. Par conséquent, la requête est rejetée et les dépens suivront l’issue de la cause.



[1] Un rapide survol de la liste d’armateurs de la Lloyd’s pour 1994-95 montre, outre les nombreuses flottes de vingt-cinq navires ou plus, plus de trois douzaines d’armateurs avec des flottes de cent navires ou plus, le plus important étant la China Ocean Shipping Co. qui, si les différentes entités Cosco sont présumées faire partie de la même entité, compte plus de cinq cents navires.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.