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[1997] 1 C.F. 223

T-1995-95

Profekta International Inc. (demanderesse)

c.

Anh Lan Mai, faisant affaires sous la raison sociale de Dai Nam Video (défenderesse)

Répertorié : Profekta International Inc. c. Mai (1re inst.)

Section de première instance, juge McKeown— Toronto, 7 août; Ottawa, 29 août 1996.

Pratique Communication de documents et interrogatoire préalable Ordonnances Anton Piller La demanderesse tente d’obtenir une ordonnance Anton Piller en vue de la détention, la garde et la conservation de copies d’émissions enregistrées sur bandes vidéo La défenderesse a omis de fournir un affidavit de documents exact et complet Le critère applicable aux ordonnances Anton Piller a été satisfait Ces ordonnances sont habituellement demandées ex parte afin d’éviter que la partie défenderesse ne détruise ou supprime des documents ou des objets incriminantsElles sont accordées uniquement lorsque le processus de communication habituel est inefficace La preuve par affidavit de l’enquêteur de la demanderesse est une preuve convaincante que la défenderesse n’a pas respecté la procédure habituelle de communication En l’absence d’une telle ordonnance, il est probable que la preuve que l’on tente d’obtenir disparaîtrait La demanderesse n’a pas procedé à une recherche à l’aveuglette.

La présente requête en vue d’obtenir une ordonnance Anton Piller a été présentée ex parte et à huis clos dans le cadre d’une poursuite déjà en instance. Dans la déclaration, on allègue que des copies d’émissions enregistrées sur bandes vidéo sont sous la garde de la défenderesse et qu’elles portent atteinte aux droits, protégés par la Loi sur le droit d’auteur, dont jouit la demanderesse à titre de titulaire d’une licence canadienne exclusive à l’égard de ces émissions. La défenderesse a à deux occasions remis à la demanderesse un affidavit de documents inexact. Dans son témoignage, l’enquêteur de la demanderesse a affirmé avoir loué sept émissions qui auraient dû être divulguées, mais qui ne l’ont pas été. La demanderesse a déposé la présente requête notamment parce que la défenderesse, en omettant de fournir un affidavit exact et complet malgré une demande expresse en ce sens, a à toutes fins utiles nié avoir en sa possession des bandes vidéo contrefaites des émissions. On a soulevé deux questions : 1) est-ce que la demanderesse a satisfait au critère auquel est assujetti le prononcé d’une ordonnance Anton Piller? et 2) était-il approprié de présenter la requête en l’absence de la partie adverse et est-ce qu’une ordonnance Anton Piller constituait une mesure de redressement susceptible d’être accordée à ce stade de l’instance?

Jugement : la requête doit être accordée.

1) Une ordonnance Anton Piller confère à la partie requérante des pouvoirs de perquisition et de saisie qui sont contraires aux principes applicables en matière de propriété privée et d’intrusion. Par conséquent, une ordonnance de cette nature ne doit être accordée que lorsque la partie requérante répond à un critère très strict. La demanderesse a satisfait aux trois volets de ce critère. Premièrement, elle a établi l’existence d’une preuve prima facie extrêmement convaincante. Deuxièmement, elle a prouvé que le risque de dommages était très grand et qu’il existait des éléments de preuve établissant sans équivoque que la défenderesse avait en sa possession des bandes vidéo qu’elle louait sans son autorisation, ce qui est contraire aux dispositions de la Loi. Troisièmement, il existait une réelle possibilité que la défenderesse détruise les bandes avant qu’une demande inter partes puisse être présentée.

2) Les ordonnances Anton Piller sont le plus souvent demandées en l’absence de la partie adverse. La partie demanderesse bénéficie ainsi d’un élément de surprise de sorte que la partie défenderesse, n’ayant pas été avisée de l’ordonnance, n’aura pas l’occasion de détruire ou d’enlever les documents ou les objets incriminants. La Cour doit faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’elle entend une requête présentée ex parte et que la partie exclue est représentée par avocat. Il faut soumettre des motifs concluants qui justifient qu’on s’écarte de la règle audi alteram partem. Le processus judiciaire civil est de nature contradictoire; y échapper au moyen d’un acte de procédure présenté ex parte ne doit être autorisé qu’en l’absence de toute autre option efficace. La demanderesse a, par le biais de l’affidavit de son enquêteur, fourni à la Cour une preuve convaincante de la probabilité, et non seulement de la possibilité, que le fait d’aviser la défenderesse de la présente requête entraînerait la disparition de la preuve recherchée. La défenderesse a eu deux occasions de se conformer aux Règles de la Cour et elle a omis de le faire. Le processus habituel de communication ne produirait pas les effets prévus et une ordonnance Anton Piller était appropriée. La demanderesse n’a pas présenté sa requête pour tenter de découvrir des éléments de preuve additionnels. Il était légitime de présenter cette requête en l’absence de la partie adverse et il s’agissait d’une mesure de redressement susceptible d’être accordée à ce stade de l’instance.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 453 (mod. par DORS/90-846, art. 15), 470.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Anton Piller K.G. v. Manufacturing Processes Ltd., [1976] R.P.C. 719 (C.A.); EMI Ltd v Pandit, [1975] 1 All ER 418 (Ch.D.); Yousif v. Salama, [1980] 1 W.L.R. 1540 (C.A.).

DÉCISION CITÉE :

Pall Europe Limited and Another v. Microfiltrex Limited and Others, [1976] R.P.C. 326 (Ch.D.).

DOCTRINE

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Aurora : Canada Law Book Inc., 1995.

REQUÊTE présentée en vertu de la Règle 470 afin d’obtenir une ordonnance Anton Piller en vue de la détention, la garde et la conservation de copies d’émissions enregistrées sur bandes vidéo qui se trouveraient sous la garde de la défenderesse et porteraient atteinte aux droits, protégés par la Loi sur le droit d’auteur, dont jouit la demanderesse à titre de titulaire d’une licence canadienne exclusive à l’égard de ces émissions. Requête accordée.

AVOCATS :

Gary J. McCallum pour la demanderesse.

Personne n’a comparu pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Gary J. McCallum, Markham (Ontario), pour la demanderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge McKeown : La demanderesse sollicite, ex parte et à huis clos, le prononcé d’une ordonnance de type Anton Piller en vue de la détention, la garde et la conservation de copies d’émissions enregistrées sur bandes vidéo qui se trouveraient sous la garde de la défenderesse et porteraient atteinte aux droits dont jouit la demanderesse en qualité de titulaire d’une licence exclusive au Canada à l’égard de ces émissions.

Les faits

Le 22 septembre 1995, la demanderesse a déposé une déclaration dans laquelle elle prétend ce qui suit : 1) la défenderesse a sciemment violé le droit d’auteur que possède Television Broadcasts Limited de Hong Kong à l’égard d’émissions enregistrées sur bandes vidéo; 2) elle est titulaire d’une licence exclusive au Canada en ce qui concerne ces émissions; à ce titre, elle possède un droit protégé par les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi), et elle autorise certains détaillants de vidéos à louer les émissions à la population en général et, 3) la défenderesse, qui exploite un club vidéo, loue les émissions sur des bandes vidéo sans l’autorisation de la demanderesse, ce qui contrevient à la Loi.

La présente requête est présentée dans le cadre d’une poursuite actuellement en instance. Comme il a déjà été mentionné, la déclaration a été déposée au mois de septembre 1995; la défense a quant à elle été signifiée en novembre 1995. Les deux parties sont représentées par avocat. Le 23 janvier 1996, la demanderesse a signifié son affidavit de documents. Le 6 février 1996, la défenderesse a signifié un affidavit non fait sous serment dans lequel elle affirme n’avoir en sa possession aucun document ne faisant pas l’objet d’un privilège. Le 17 février 1996, la demanderesse a avisé la défenderesse que les bandes vidéo constituaient des « documents » au sens des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663]. Elle lui a demandé de produire un affidavit supplémentaire modifié énumérant toutes les copies d’émissions enregistrées sur bandes vidéo se trouvant en sa possession. Le 4 mars 1996, avant d’avoir reçu l’affidavit modifié, l’enquêteur de la demanderesse a loué une bande vidéo contrefaite au club vidéo de la défenderesse. Cette dernière a signifié un affidavit modifié à la demanderesse le 9 mai 1996. L’affidavit en question n’avait pas été fait sous serment mais, le 22 mai 1996, l’avocat de la défenderesse a assuré l’avocat de la demanderesse qu’il pouvait le considérer comme ayant été signé sous serment. D’après ce second affidavit, seules deux émissions se trouvaient en la possession de la défenderesse. Ces deux émissions ne comprenaient pas celle louée par l’enquêteur le 4 mars 1996 ni celles qu’il a louées en septembre 1995. Afin de vérifier l’exactitude de l’affidavit modifié de la défenderesse, la demanderesse a à nouveau envoyé son enquêteur au club vidéo de la défenderesse. Le 19 mai 1996, l’enquêteur a pu louer trois autres copies des émissions. Aucun des affidavits de la défenderesse ne fait mention de ces émissions.

La demanderesse a déposé la présente requête en vue d’obtenir une ordonnance Anton Piller notamment parce que la défenderesse, en omettant de fournir un affidavit exact et complet malgré une demande expresse en ce sens, a à toutes fins utiles nié avoir en sa possession des bandes vidéo contrefaites des émissions. La demanderesse a deux prétentions. Premièrement, elle fait valoir qu’elle satisfait aux exigences auxquelles le prononcé d’une ordonnance Anton Piller est assujetti et qu’il s’agit du moyen approprié pour obtenir les éléments de preuve que la défenderesse nie avoir en sa possession alors même qu’elle loue ceux-ci à son club vidéo. En effet, selon la demanderesse, si la défenderesse nie avoir en sa possession les éléments de preuve en cause, il est légitime de conclure que cette dernière n’hésiterait pas, si le juge de première instance lui ordonnait de remettre la totalité des copies contrefaites des émissions, à supprimer ou à détruire ces éléments de preuve. Deuxièmement, sans divulgation complète, la preuve que pourrait présenter la demanderesse afin d’obtenir des dommages-intérêts est pratiquement réduite à néant puisque son seul recours se fonderait alors sur les sept émissions contrefaites louées par l’enquêteur et non sur les « centaines d’émissions qui », selon la demanderesse, [traduction] « se trouvent sans aucun doute au club vidéo de la défenderesse ».

Analyse

L’ordonnance Anton Piller est une mesure de redressement qui ne devrait être accordée qu’en de très rares cas puisqu’elle confère à la partie requérante des pouvoirs de perquisition et de saisie qui sont contraires aux principes applicables en matière de propriété privée et d’intrusion. Par conséquent, une ordonnance Anton Piller ne doit être accordée que lorsque la partie requérante satisfait à des critères très stricts. Comme il a été mentionné dans la première affaire traitant de ce type d’ordonnance, Anton Piller K.G. v. Manufacturing Processes Ltd., [1976] R.P.C. 719 (C.A.), la partie requérante doit d’abord établir l’existence d’une preuve prima facie extrêmement convaincante; elle doit ensuite prouver que le risque de dommages est très grand et, enfin, il doit y avoir une preuve évidente que l’autre partie a en sa possession des documents ou des objets incriminants et qu’il existe une réelle possibilité que cette dernière détruise ces éléments de preuve avant qu’une demande inter partes puisse être présentée. Dans les cas où une action a été introduite, j’estime en outre qu’on doit me persuader de l’opportunité de procéder en l’absence de l’autre partie.

Je signale dès le début des présents motifs que je suis convaincu que la demanderesse a établi l’existence d’une preuve prima facie extrêmement probante. En effet, elle a fourni une preuve documentaire de son intérêt dans le droit d’auteur existant à l’égard de ces émissions par le biais du contrat de licence exclusive intervenu avec les titulaires du droit d’auteur. Aucun élément de preuve n’indique que la défenderesse a le pouvoir de louer des bandes vidéo des émissions au grand public. Il y a donc une question sérieuse à juger. En outre, le risque de dommages est très grand et il existe des éléments de preuve établissant sans équivoque que la défenderesse a en sa possession des bandes vidéo qu’elle loue sans l’autorisation de la demanderesse, ce qui est contraire aux dispositions de la Loi. Je suis également persuadé que la défenderesse risque réellement de détruire les bandes avant qu’une demande inter partes puisse être présentée.

Pour qu’elles soient en mesure de produire l’effet voulu, les ordonnances Anton Piller sont le plus souvent demandées en l’absence de la partie adverse. La partie demanderesse bénéficie ainsi d’un élément de surprise de sorte que la partie défenderesse, n’ayant pas été avisée de l’ordonnance, n’aura pas l’occasion de détruire ou d’enlever les documents ou les objets incriminants. De plus, les ordonnances Anton Piller sont généralement demandées soit avant l’instance judiciaire soit au tout début de celle-ci puisque c’est à ce moment que la partie demanderesse se rendra compte de la nécessité d’une telle ordonnance. La présente requête est inhabituelle en raison du moment où elle est présentée. Elle est introduite vers le milieu de l’instance, après le début du processus normal de communication préalable. Comme l’instance est déjà bien engagée, les deux parties sont représentées par avocat. C’est parce que la requête est présentée ex parte et à cette étape précise de l’instance qu’elle soulève des difficultés qui, à mon avis, doivent être abordées par l’avocat de la demanderesse.

La décision anglaise EMI Ltd v Pandit, [1975] 1 All ER 418 (Ch.D.) est pertinente en l’espèce. Dans cette affaire qui porte sur une action en violation du droit d’auteur, les demandeurs avaient obtenu une injonction et une ordonnance interlocutoires enjoignant à la partie défenderesse de fournir un affidavit qui devait notamment comprendre les copies de tous les documents relatifs à la violation. La partie défenderesse a signifié l’affidavit visé par l’ordonnance, mais les demandeurs ont par la suite découvert que l’auteur de l’affidavit passait sous silence des documents essentiels. Les demandeurs ont donc demandé au tribunal de prononcer, ex parte, ce qui équivaut à une ordonnance Anton Piller. Voici ce qu’a déclaré le juge Templeman dans cette affaire à la page 422 :

[traduction] En temps normal, un défendeur sera avisé du recours intenté contre lui dans l’exercice des pouvoirs conférés par cette règle et aura l’occasion de se présenter devant le tribunal afin d’exposer les raisons pour lesquelles l’ordonnance ne devrait pas être rendue ou, si elle est prononcée, d’expliquer pourquoi elle devrait être accompagnée de mesures de protection particulières. Néanmoins, à mon avis, lorsqu’il apparaît que les demandeurs seront injustement et irrégulièrement privés de l’objet visé par leur poursuite si l’avis normalement requis pour protéger le défendeur est effectivement donné à ce dernier, il doit exister des cas exceptionnels et urgents dans lesquels le tribunal peut passer outre à l’obligation de donner cet avis et où, que ce soit en vertu des règles autorisant cette omission ou dans l’exercice de sa compétence inhérente, il lui est possible de rendre, quoique ex parte, une ordonnance faisant l’objet de restrictions de sorte que les demandeurs bénéficient de la mesure de redressement qu’ils n’auraient pu autrement obtenir. En l’espèce, je suis convaincu que le fait de donner un avis au défendeur entraînerait presque certainement la destruction immédiate des objets et des renseignements auxquels les demandeurs ont droit et qu’ils tentent actuellement d’obtenir.

Dans l’arrêt Yousif v. Salama, [1980] 1 W.L.R. 1540 (C.A.), lord Denning adopte en quelque sorte la même approche lorsqu’il apporte les précisions suivantes à la page 1542 au moment de rendre une ordonnance Anton Piller :

[traduction] Dans de nombreux cas, le tribunal refuserait d’accorder une ordonnance de ce type. Mais en l’espèce, il existe des éléments de preuve (si ceux-ci sont acceptés) établissant que le premier défendeur n’est pas digne de confiance. Le demandeur craint, avec raison, que les documents seront détruits. Compte tenu de la situation, il me paraît opportun de rendre une ordonnance Anton Piller autorisant le procureur du demandeur à mettre la main sur les documents—c.-à-d. d’en avoir personnellement la garde pendant un certain temps—d’en faire des copies—puis de retourner les originaux aux défendeurs. Le procureur aurait l’obligation d’en assurer lui-même la garde et de ne pas s’en défaire. Il me semble que cette mesure contribuerait à rendre la justice car elle permettrait de préserver les éléments de preuve existant en l’espèce. En vertu de R.S.C., Ord. 29, r. 2, un pouvoir étendu est conféré en ce qui a trait à la préservation des documents qui font l’objet de l’action. Les dossiers visés en l’instance ne font pas l’objet de la poursuite. Mais il s’agit de la meilleure preuve possible pour prouver les prétentions du demandeur. Il existe une crainte réelle que, si le demandeur attend jusqu’après l’audition de la demande, le premier défendeur détruira les documents avant la date fixée pour l’audience. L’ordonnance Anton Piller a justement été conçue pour éviter ce type de danger.

En l’espèce, la demanderesse fait valoir les mêmes arguments : si la défenderesse est préalablement avisée de la présente requête, aucune mesure de redressement susceptible d’être ordonnée par la Cour n’aura une quelconque valeur puisqu’il est établi que la défenderesse supprimerait les éléments de preuve plutôt que d’en permettre la divulgation, que ce soit par la voie normale de la communication ou par le biais d’une ordonnance exceptionnelle comme celle envisagée ici. À mon avis, la Cour doit faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’elle entend une requête présentée ex parte et que la partie exclue est représentée par avocat. Bien que les ordonnances Anton Piller soient généralement demandées et rendues ex parte, ce fait ne peut à lui seul justifier qu’on prive l’avocat de la partie adverse de son droit de contester la requête. On doit plutôt présenter des motifs concluants qui justifient qu’on s’écarte de la règle audi alteram partem. L’essence même de notre processus judiciaire civil est de nature contradictoire; y échapper au moyen d’un acte de procédure présenté ex parte ne doit être autorisé qu’en l’absence de toute autre option efficace. À mon avis, l’opinion dissidente exprimée par le lord juge Donaldson dans l’arrêt Yousif est intéressante sur ce point. Voici ce qu’il dit à la page 1543 :

[traduction] La communication peut être ordonnée à n’importe quelle étape; même avant le dépôt de la déclaration dans certains cas appropriés. Mais le principe suivant est à la base même des instances judiciaires entendues par les tribunaux anglais : les tribunaux rendent des ordonnances qui doivent être respectées par les parties. C’est donc en vertu d’une ordonnance relative à la communication qu’une partie donne communication à l’autre—et j’insiste sur le terme « donne ». On donne communication à la partie fondée à recevoir communication. Cette dernière n’a pas le pouvoir de « prendre » communication. Ce que mademoiselle Vitoria nous demande de faire en l’espèce est de prononcer une ordonnance suivant laquelle la partie demanderesse, dans le cadre d’une demande ex parte, devrait être autorisée, au moyen d’un mandat délivré par la présente Cour, à pénétrer dans les locaux des parties défenderesses et à prendre communication.

Ce principe a également été exposé avec éloquence par le juge Robert J. Sharpe dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance, Aurora, Canada Law Book Inc., 2e éd., 1995. Analysant la décision rendue par lord Denning dans l’affaire Yousif, le juge Sharpe a écrit ce qui suit aux pages 2-65 et 2-66 :

[traduction] Il est possible de justifier une atteinte considérable à la vie privée du défendeur lorsqu’il existe des preuves convaincantes de son intention de faire fi du processus habituel et d’effectivement priver le demandeur de ses droits. Par contre, c’est une toute autre affaire d’accorder une mesure de redressement aussi rigoureuse alors qu’il n’existe qu’une simple possibilité que le défendeur détruise des éléments de preuve susceptibles d’aider le demandeur à prouver ses prétentions.

Le demandeur trompé est en droit d’obtenir un redressement, mais pas à n’importe quel prix. D’autres valeurs entrent en ligne de compte. Même l’auteur d’un préjudice bénéficie de certaines mesures de protection fondamentales et il est difficile de justifier qu’on permette au demandeur de fouiller dans les affaires personnelles du défendeur à moins qu’il existe une preuve concluante établissant que ce dernier est déterminé à faire fi du processus judiciaire en refusant de se conformer à la procédure habituelle de communication. [Note infrapaginale omise.]

À mon avis, à l’instar des affaires EMI Ltd. et Yousif, il existe en l’espèce des éléments de preuve permettant de conclure que, si la défenderesse était avisée de la présente requête, la demanderesse serait « injustement et irrégulièrement privée » de son recours. La demanderesse a, par le biais de l’affidavit de son enquêteur, fourni à la Cour une preuve convaincante de la probabilité, et non seulement de la possibilité, que le fait d’aviser la défenderesse de la présente requête entraîne la disparition de la preuve recherchée. Je dois toutefois préciser que j’en arrive à cette conclusion sans enthousiasme et que je répugne à procéder dans une affaire où une partie est représentée par avocat sans donner à celui-ci l’occasion d’être entendu.

La seconde question qu’a abordée l’avocat de la demanderesse portait sur l’opportunité de demander une ordonnance Anton Piller au présent stade de l’instance alors que les parties ont déjà entamé le processus normal de communication. Les Règles de la Cour fédérale prévoient la communication entre les parties au moyen de l’échange d’affidavits relatifs à la divulgation de documents et, en l’espèce, les parties ont, à tout le moins sur le plan de la forme, respecté cette exigence. L’affidavit produit par la défenderesse ne satisfait pas la demanderesse, qui a présenté à la Cour des éléments de preuve de l’insuffisance de cet affidavit. Dans les circonstances, je suis donc confronté à deux dispositions applicables des Règles de la Cour fédérale. Il y a en premier lieu la Règle 453 [mod. par DORS/90-846, art. 15] qui offre une mesure de redressement lorsque la partie requérante peut convaincre la Cour que la partie adverse a déposé un affidavit inexact. Normalement, lorsqu’une partie n’est pas satisfaite de l’affidavit en question, la Règle 453 expose la marche à suivre. Sur présentation d’une requête visant à obtenir une ordonnance sous le régime de cette Règle, les parties adverses auraient l’occasion de convaincre la Cour de l’exactitude ou de l’inexactitude de l’affidavit en cause.

Cependant, la Règle 470, sur laquelle la demanderesse fonde sa requête, reçoit également application dans la présente affaire. Aux termes de cette Règle, la Cour peut notamment prononcer une ordonnance de type Anton Piller en vue de la détention, la garde et la conservation de biens. En l’espèce, la demanderesse s’appuie sur la présumée inexactitude de l’affidavit de documents pour prouver qu’il est nécessaire de rendre une ordonnance Anton Piller. Plutôt que de tenter d’obtenir une ordonnance enjoignant à la partie adverse de produire un affidavit exact, la demanderesse a choisi un recours plus exceptionnel : obtenir l’autorisation de pénétrer dans les locaux de la défenderesse et de saisir les documents qui, selon ses allégations, se trouvent à cet endroit et ne sont pas énumérés dans l’affidavit relatif à la divulgation. Procéder ainsi équivaut à éluder de façon majeure le processus habituel de communication. L’avocat de la demanderesse s’appuie sur les décisions suivantes pour affirmer qu’une ordonnance Anton Piller peut être rendue bien après que l’instance opposant les parties a été introduite et a progressé : voir, par exemple, Pall Europe Limited and Another v. Microfiltrex Limited and Others, [1976] R.P.C. 326 (Ch.D.); EMI Ltd, supra; Yousif, supra.

Avant de déterminer si le recours intenté par la demanderesse est approprié, il faut signaler qu’il est expressément prévu à la Règle 470 que cette disposition s’applique avant ou après l’introduction de l’instance. Parallèlement, la Règle 453 n’oblige pas la partie qui reçoit un affidavit inexact à recourir uniquement à cette Règle pour obtenir un redressement. Dans la présente affaire, la demanderesse pouvait donc choisir d’invoquer l’une ou l’autre disposition et elle a opté pour la Règle 470. Ce recours n’est assujetti qu’à une seule restriction : la demanderesse doit évidemment respecter l’exigeant critère applicable en matière d’ordonnance de type Anton Piller. En l’espèce, ce critère consiste en partie pour la demanderesse à me convaincre, compte tenu des actes accomplis dans le passé par la défenderesse, qu’il s’agit d’une affaire où le processus ordinaire de communication ne sera pas efficace. Pour employer les termes du juge Sharpe cités plus haut, la demanderesse doit prouver qu’il existe en l’espèce [traduction] « une preuve concluante établissant que ce dernier [le défendeur] est déterminé à faire fi du processus judiciaire en refusant de se conformer à la procédure habituelle de communication ». À mon avis, la preuve par affidavit de l’enquêteur de la demanderesse constitue cette preuve concluante. La défenderesse a remis à la demanderesse deux affidavits de documents et chacun d’eux, selon la preuve présentée à la Cour, est inexact. En effet, dans son témoignage, l’enquêteur affirme avoir loué sept émissions qui auraient dû être divulguées, mais qui ne l’ont pas été. La défenderesse a eu deux occasions de se conformer aux Règles de la Cour, et je suis convaincu, à la lumière de la preuve présentée en l’espèce, qu’elle a omis de le faire. Même si, dans sa requête, la demanderesse n’a pas demandé à la Cour de rendre une ordonnance enjoignant à la défenderesse de fournir un affidavit exact, j’estime qu’il s’agit d’une des rares occasions où la preuve établit que le processus habituel de communication ne produira pas les effets prévus et qu’une ordonnance Anton Piller est appropriée. Il importe de signaler que les tribunaux veillent attentivement à ce que les ordonnances Anton Piller ne soient pas utilisées pour effectuer des recherches à l’aveuglette. Je suis convaincu, à la lumière du témoignage de l’enquêteur qui affirme avoir loué sept présumées bandes vidéo contrefaites, que la demanderesse n’a pas présenté sa requête pour tenter de découvrir des éléments de preuve additionnels. Je déduis en outre de l’ensemble de la preuve qu’il existe d’autres bandes vidéo présumées contrefaites dans les locaux de la défenderesse.

À mon avis, la demanderesse a satisfait aux trois volets du critère applicable en matière d’ordonnances Anton Piller. La demanderesse m’a également convaincu du fait que la présente requête doit être entendue ex parte et qu’il s’agit d’une mesure de redressement susceptible d’être accordée au présent stade de l’instance.

Par ces motifs, une ordonnance Anton Piller est accordée.

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