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[1996] 2 C.F. 751

A-201-94

Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais (appelante) (demanderesse)

c.

Belcan S.A. et Fednav Limited et Ubem S.A. et les propriétaires du navire Federal Danube et toutes autres personnes ayant un droit sur le navire et le navire Federal Danube (intimés) (défendeurs)

A-202-94

Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais (appelante) (demanderesse)

c.

Belcan S.A. et Fednav Limited et Ubem S.A. et les propriétaires du navire Federal Danube et toutes autres personnes ayant un droit sur le navire et le navire Federal Danube (intimés) (défendeurs)

A-461-94

Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais (demanderesse) (appelante)

c.

Belcan S.A. et Fednav Limited et Ubem S.A. et les propriétaires du navire Federal Danube et toutes autres personnes ayant un droit sur le navire (défendeurs) (intimés)

Répertorié : Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais c. Belcan S.A. (C.A.)

Cour d’appel, juges Pratte et MacGuigan, J.C.A., et juge suppléant Chevalier—Montréal, 1er et 2 février; Ottawa, 29 mars 1996.

Droit maritimePratiqueIl existe en Angleterre une règle suivant laquelle les juges de la Cour de l’Amirauté, lorsqu’ils siègent avec des assesseurs choisis parmi les marins expérimentés qui font partie de la confrérie de Trinity House, ne doivent pas entendre des experts à moins que ceux-ci ne témoignent sur des sujets autres que ceux qui relèvent de la compétence des assesseurs, c’est-à-dire sur des sujets autres que la navigation et la façon de naviguerL’art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale définit le « droit maritime canadien » comme étant le droit dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’AmirautéLa Loi sur l’Amirauté prescrivait que la Cour devait exercer sa compétence en matière maritime « de la même manière » que les tribunaux anglaisPour ce faire, la Cour de l’Échiquier appliquait les mêmes règles de preuveLes règles régissant l’admissibilité de la preuve d’experts qui ont été établies par la jurisprudence anglaise en matière maritime font partie du droit maritime canadienL’arrêt Egmont Towing & Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » conclut que la règle anglaise s’applique au CanadaIl applique une règle traditionnelle qui a reçu l’aval du législateur lorsque celui-ci a maintenu en vigueur le droit maritime canadien tel qu’il existait en 1971 (l’art. 42 de la Loi sur la Cour fédérale)Le juge du procès a donné à la règle une portée excessive en refusant d’admettre les rapports de témoins experts de l’appelante comme des connaissances techniques qui n’étaient pas requises pour comprendre l’argumentation, mais ce refus n’a pas causé de préjudice à l’appelanteIl n’y a pas eu d’accroc au principe de justice naturelle audi alteram partemLe fait que les assesseurs aient agi quelques années auparavant à titre de consultants pour le cabinet d’avocats représentant l’une des parties n’engendre pas une crainte raisonnable de partialité.

Droit maritimeResponsabilité délictuelleAppel formé contre un jugement de première instance concluant que la collision survenue entre le Beograd et le Federal Danube était due uniquement à la faute du BeogradLe Beograd est sorti d’une écluse et s’est dirigé vers le nord-estLe Federal Danube mouillait au sud du Beograd à un endroit où il y avait un fort courant vers le nordLe Beograd a viré vers l’est en mettant les machines à pleine vitesse pour passer au sud du Federal DanubeLa proue du Federal Danube est entrée en contact avec le côté arrière de bâbord du BeogradLe juge du procès a conclu que c’est parce que le pilote n’a pas tenu compte du courant que le Beograd s’est dirigé vers le Federal Danube; la position de ce dernier n’avait pas subi de changements importantsAppel rejetéLa preuve vient étayer l’évaluation que le juge du procès a faite de la vitesse du Beograd et établir que le pilote a commis une erreur en pensant que le chenal était obstrué par des navires ancrésLe capitaine du Federal Danube n’a pas commis de faute en commençant la levée de l’ancre, car il n’avait aucune raison de penser que le Beograd ne suivrait pas le chenalLe juge n’a pas commis d’erreur en rejetant l’argument selon lequel le Federal Danube n’a pas maintenu une veille adéquate ni en concluant que le Federal Danube était à l’ancre.

Juges et tribunauxStare decisisL’arrêt rendu par la C.A.F. dans l’affaire Egmont Towing & Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » peut-il ou doit-il être annulé?Il conclut que la règle jurisprudentielle anglaise concernant la pratique en matière d’amirauté s’applique au CanadaIl ne fait qu’appliquer une règle traditionnelle qui a reçu l’aval du législateur lorsque celui-ci a maintenu en vigueur le droit maritime canadien tel qu’il existait en 1971.

PreuveLe juge du procès qui était assistée par des assesseurs a refusé d’admettre les rapports de témoins experts de l’appelanteElle s’est fondée sur une décision de la C.A.F. incorporant une règle de pratique jurisprudentielle anglaise en droit canadienL’appelante a soutenu que la Règle 482 des Règles de la Cour fédérale et l’art. 7 de la Loi sur la preuve au Canada donnaient aux plaideurs le droit de faire témoigner des expertsLes règles régissent la pratique et la procédure, mais non l’admissibilité de la preuveLa Loi s’applique seulement lorsque la preuve d’experts est admissible.

Les trois appels découlaient d’une action intentée par l’assureur du navire Beograd afin de recouvrer les montants versés à son assuré pour les dommages causés à la marchandise à la suite d’une collision avec le Federal Danube et une partie des frais engagés pour le sauvetage de la marchandise endommagée.

En sortant d’une écluse de la Voie maritime du Saint-Laurent, pour suivre le chenal, le Beograd s’est dirigé vers le nord-est. Le Federal Danube mouillait au sud du chenal à un endroit traversé par un assez fort courant vers le nord. Le pilote du Beograd pensait que le chenal était en partie obstrué par les navires qui étaient ancrés plus au nord, de sorte que, sans vérifier la justesse de cette impression, il a décidé, plutôt que de suivre le chenal, de virer vers l’est en mettant les machines à pleine vitesse pour aller rejoindre le chenal après avoir traversé la zone de mouillage où était arrêté le Federal Danube. Au moment où le Beograd se trouvait à une distance de 900 à 1 200 pieds du Federal Danube, le pilote a ordonné d’accentuer le virage à l’est, prévoyant alors passer au sud du Federal Danube. Le Federal Danube venait de commencer à lever l’ancre lorsque le pilote s’est aperçu que le Beograd accentuait son virage vers l’est. Il a ordonné d’arrêter la levée de l’ancre. Voyant que le Beograd continuait de se rapprocher dangereusement, le capitaine a ordonné que l’on mettre la machine en marche à demi-vitesse arrière. L’accident est arrivé presque tout de suite après. La proue du Federal Danube est entrée en contact avec le côté arrière de bâbord du Beograd. Le juge de première instance a conclu que le Beograd en s’avançant vers l’est avait dérivé vers le Federal Danube sous l’effet du courant, dont le pilote n’avait pas tenu compte. La position du Federal Danube n’avait pas subi de changements importants. L’appel A-461-94 attaquait la décision du juge de première instance selon laquelle le Beograd était seul responsable de l’accident.

Deux assesseurs avaient été nommés pour assister le juge de première instance avant que le procès ne commence : l’un était capitaine de bateau et l’autre architecte naval. L’appel A-201-94 attaquait une ordonnance provisoire dans laquelle le juge de première instance refusait de récuser un assesseur sur la foi qu’il existait une crainte raisonnable de partialité. L’appelante attaquait l’impartialité des assesseurs parce que, dans les dix années précédentes, ils avaient agi à titre de consultants ou de témoins experts pour le bureau d’avocats représentant les intimés et parce que l’un des assesseurs, un architecte naval, avait, plus de quinze ans auparavant, exécuté des travaux pour l’une des sociétés intimées.

L’appel A-202-94 attaquait la décision par laquelle le juge de première instance avait refusé à l’appelante le droit de présenter les rapports de deux témoins experts, un marin et un ingénieur, à moins que les éléments de preuve ne relèvent pas de la compétence des assesseurs. En Angleterre, suivant une jurisprudence très ancienne, les juges de la Cour de l’Amirauté, lorsqu’ils siègent avec un ou plusieurs assesseurs choisis parmi les marins expérimentés qui font partie de la confrérie de Trinity House*, refusent d’entendre des témoins experts à moins que ceux-ci ne témoignent sur des sujets autres que ceux qui relèvent de la compétence des assesseurs, c’est-à-dire sur des sujets autres que la navigation et la façon de naviguer. L’appelante a prétendu que l’arrêt Egmont Towing& Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos », qui concluait que la règle continuait de s’appliquer au Canada, ne devrait pas être suivi et que la règle qu’il avait consacrée était illégale et devrait être répudiée. Elle a soutenu que la Règle 482 et l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada accordent implicitement à tout plaideur le droit de faire témoigner des experts.

* (constituée en société en 1514, composée d’officiers à la retraite de la marine marchande, de politiciens éminents et de membres de la famille royale et ayant des responsabilités se rapportant au pilotage, aux phares et aux balises marines)

Il s’agissait de savoir si le jugement devrait être annulé en raison de la partialité des assesseurs ou en raison du refus du juge de première instance de laisser témoigner les experts de l’appelante dans les domaines de compétence des assesseurs; et si l’accident était attribuable en partie à la faute du Federal Danube.

Arrêt (avec avis dissident du juge MacGuigan, J.C.A.) : les appels doivent être rejetés.

Le juge Pratte, J.C.A. : Bien que les appels A-201-94 et A-202-94 aient été rejetés parce que les décisions n’ont jamais été consignées par écrit et ne pouvaient pas être portées en appel, les moyens soulevés au soutien de ces deux appels ont également été invoqués à l’appui de l’appel formé contre le rejet de l’action. Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en ne récusant pas les assesseurs, car les faits présentés ne justifiaient pas une crainte raisonnable de partialité.

Le droit que pouvait avoir l’appelante de faire entendre des témoins experts ne pouvait découler ni des règles de la Cour, qui ne régissent pas l’admissibilité de la preuve, mais la « pratique et procédure », ni de l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada.

La règle consacrée par l’arrêt Telendos est une règle jurisprudentielle faisant partie du droit maritime canadien. L’article 2 de la Loi sur la Cour fédérale définit le « droit maritime canadien » comme étant le « droit dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté, aux termes de la Loi sur l’Amirauté » ou le droit maritime anglais, puisque la Loi sur l’Amirauté prescrivait que, sauf dispositions contraires de la Loi ou des règles et ordonnances générales établies pour réglementer la pratique et la procédure, la Cour devait exercer sa compétence en matière maritime « de la même manière » que la Haute Cour de justice en Angleterre. Comme ni la Loi ni les règles ne contenaient de disposition concernant l’admissibilité de la preuve, la Cour de l’Échiquier devait, pour juger de la même manière que la Haute Cour de justice en Angleterre, appliquer les mêmes règles de preuve que son homologue d’Angleterre. Les règles régissant l’admissibilité de la preuve par experts établies par la jurisprudence anglaise en matière maritime font donc partie du droit maritime canadien que la Cour doit appliquer dans l’exercice de sa compétence maritime. Dans l’affaire Telendos, la Cour n’a fait qu’appliquer une règle traditionnelle qui a reçu l’aval du législateur lorsque celui-ci a maintenu en vigueur le droit maritime canadien tel qu’il existait en 1971. La règle consacrée par l’arrêt Telendos ne violait pas la règle audi alteram partem. Elle interdit simplement la présentation d’une preuve qui ne servirait aucune fin utile.

La justice naturelle exige que le juge du procès qui siège avec des assesseurs ne discute pas avec les parties des questions qu’il entend poser aux assesseurs ni ne leur révèle les réponses. L’institution des assesseurs est très ancienne et n’a jamais fonctionné de cette façon; le Parlement, en autorisant la Cour à y avoir recours, lui a implicitement permis de l’utiliser comme on l’a toujours fait.

Le juge du procès a donné à la règle une portée excessive. La règle traditionnelle interdit au juge qui est assisté par des assesseurs d’entendre des témoins experts sur des questions qui relèvent de leur expérience, c’est-à-dire sur des questions de navigation ou sur la façon de naviguer. La fonction de l’assesseur est d’éclairer le juge sur la manière dont un marin compétent se serait comporté dans les circonstances. La présence de marins comme assesseurs n’empêche pas le juge d’entendre des experts témoigner sur des sujets qui ne concernent pas la « nautical skill », la façon de naviguer ou le « management of the ship ». Dans le cas où le juge siège avec des assesseurs qui ne sont pas des marins, leur présence n’empêche pas le juge d’entendre des témoins experts même dans les domaines qui relèvent de la compétence de ses assesseurs. L’argumentation que contenait l’affidavit et les propositions qu’il énonçait n’exigeaient, pour être comprises, aucune connaissance technique particulière. Le juge aurait pu en apprécier la valeur, même sans l’aide de ses assesseurs. Le refus d’entendre l’expert n’a toutefois causé aucun préjudice à l’appelante et le jugement attaqué n’eût pas été différent si ce témoin avait été entendu.

Quant à la faute, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en évaluant la vitesse du Beograd. Elle était justifiée, en raison de la preuve, de reprocher au pilote du Beograd d’avoir quitté le chenal. Le capitaine du Federal Danube n’a pas commis de faute en ordonnant la levée de l’ancre, car son équipage n’aurait pas pu deviner, à ce moment-là, que le Beograd ne suivrait pas le chenal. Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en rejetant l’argument selon lequel le Federal Danube n’a pas maintenu une veille adéquate. Elle n’a pas commis d’erreur non plus en concluant que le Federal Danube était à l’ancre, puisque la preuve démontrait qu’au moment de la collision son ancre était à l’eau avec 180 pieds de chaîne.

Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident) : Le principe de justice naturelle en cause édictait que les parties doivent avoir l’occasion d’être entendues (audi alteram partem). L’un des aspects essentiels du droit à l’audience est qu’une partie doit avoir le droit de citer des témoins. L’exclusion de témoins experts ne peut être justifiée si ces derniers sont jugés admissibles d’après les critères normaux. Les experts aident les juges des faits, mais aussi ils permettent aux parties de présenter leurs arguments le plus efficacement possible. Les parties ont le droit de présenter leur cause avec les témoins qui leur semblent le plus adéquats, sous réserve des limites de la Loi sur la Cour fédérale, des Règles de la Cour fédérale et du droit de la preuve. La Loi prévoit au sous-alinéa 46(1)a)(ix) que le comité des règles de la Cour peut, par règles ou ordonnances générales, régir le recours aux assesseurs. La Règle 492 autorise la Cour à demander l’aide d’un ou plusieurs assesseurs. En droit anglais, la pratique interdisant le témoignage d’experts sur des questions de navigation et de science nautique était simplement une règle qui s’est répandue devant les tribunaux anglais. C’était une règle de procédure et non une règle de fond. L’article 42 de la Loi sur la Cour fédérale prévoit la continuité sur le plan juridique; il ne vise pas à transformer le droit jurisprudentiel anglais en droit législatif canadien, mais il vise à l’incorporer comme s’il était du droit jurisprudentiel canadien. En droit anglais, la pratique était donc susceptible d’être annulée par les tribunaux.

L’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada ne limite pas le recours à des témoins experts autrement que par le nombre. La Règle 482 prévoit quand le témoignage d’experts est admissible. Par l’effet combiné du pouvoir prévu à l’alinéa 46(1)a) de recourir à des règles pour « réglementer la pratique et la procédure » devant la Cour, et de la définition de « pratique et procédure » à l’article 2, qui comprend la pratique et la procédure en matière de preuve, il semble ressortir de la règle que le témoignage d’experts est implicitement admissible. La procédure en matière de preuve comprend son admissibilité.

Le juge de première instance a exclu la preuve des trois experts, bien qu’il ne soit pas clair que le témoignage des deux derniers experts relevait du champ de compétence des assesseurs. Le témoignage d’experts est admissible, qu’il relève du champ de compétence des assesseurs ou non. La restriction à l’égard de témoins experts, en droit maritime, lorsqu’il est fait appel à des assesseurs découle d’une tradition anglaise fondée sur la position de confiance qu’occupent les Elder Brethren de la Trinity House, laquelle fournit les assesseurs. Puisqu’il n’existe pas d’institution sociale semblable au Canada, il n’est pas nécessaire d’avoir une règle de droit semblable qui exclut les témoins experts dont les avis pourraient mettre en doute ceux de ces messieurs estimés. La common law doit refléter le tissu social du pays et non pas perpétuer une institution dont le fondement social n’a jamais existé au Canada. Une cour d’appel peut infirmer ses propres décisions antérieures quand il y a des raisons impérieuses de le faire et si le changement peut être qualifié de graduel. La décision rendue dans l’affaire Telendos était contraire aux Règles de la Cour fédérale, aux principes généraux du droit et, en particulier, à la règle de justice naturelle qui garantit à chaque partie qu’elle aura l’occasion d’être entendue. La décision rendue dans l’affaire Telendos doit être annulée.

Les avocats des parties devraient pouvoir faire des observations quant à la formulation des questions posées aux assesseurs, sauf en ce qui concerne des questions purement informationnelles, notamment lorsqu’un juge fait constamment appel à un assesseur uniquement pour comprendre la preuve. Les réponses aussi doivent être exposées avant la fin de l’audience afin que les parties puissent, à leur discrétion, présenter d’autres observations. Le fait que les tribunaux soient autorisés à demander l’aide d’un ou plusieurs assesseurs ne les autorise pas à le faire de façon telle que les droits des parties à une audience soient restreints.

La question finale de justice naturelle portait sur la possibilité d’une crainte raisonnable de partialité de la part de l’un des assesseurs. Les services de consultation fournis par l’auteur de l’affidavit à divers cabinets d’avocats n’ont pas compromis son statut désintéressé, ne serait-ce que parce que, par le passé, il a agi non seulement pour les avocats des intimés, mais aussi pour l’avocat plaidant de l’appelante. C’est à la demanderesse appelante de prouver la possibilité d’une telle crainte raisonnable à l’égard des témoignages présentés. La preuve a révélé seulement qu’un ingénieur naval avait été quelques années auparavant un consultant pour l’une des parties au procès. Il n’existait aucune preuve quant au type d’association qui avait eu lieu. Avec une preuve aussi ambiguë, l’appelante n’avait pas pu établir son grief, et la décision du juge de première instance ne devrait pas être remise en question sur ce point.

Le juge Chevalier, J.S. : La jurisprudence anglaise en matière d’admissibilité de la preuve par experts a continué d’avoir autorité au Canada, compte tenu des articles 2 et 42 de la Loi sur la Cour fédérale, et, dans les circonstances, il n’y avait pas lieu de revenir sur les conclusions prises dans l’affaire du Telendos. Par ailleurs, il fallait faire une nette distinction entre une preuve par expert qui se rapporte à la façon de naviguer et toute autre preuve qui serait de nature à enrichir le dossier dans un domaine qui serait étranger à celui de la navigation. Les assesseurs étant présumés, par le fait même de leur nomination, posséder des qualifications, une autorité et une indépendance équivalentes à celles des membres de la confrérie britannique de Trinity House, il est logique de s’en remettre à leurs connaissances pour fournir au juge saisi du litige les éléments d’appréciation propres à déterminer si la conduite des marins à l’occasion d’un sinistre a satisfait aux critères exigibles d’un navigateur avisé et prudent. Si le juge décide de ne pas recevoir une telle preuve, il ne fait qu’exercer sa discrétion et sa décision n’est pas susceptible d’être attaquée en appel. Par conséquent, le rapport de l’expert qui portait sur la façon de naviguer n’avait pas de pertinence au dossier. Quant à l’autre rapport, une fois exclus les éléments de preuve qui n’étaient pas nouveaux, le résumé du témoignage, le jugement sur la façon de naviguer et le dédoublement de matériel, il ne restait rien qui pouvait être de quelque utilité. Le juge de première instance était justifiée de conclure comme elle l’a fait.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2 « droit maritime canadien », « pratique et procédure », 42, 46(1)a)(ix), 52b)(i), 53(2).

Loi sur lAmirauté, S.R.C. 1970, ch. A-1, art. 18.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 7, 40.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 482 (mod. par DORS/90-846, art. 18), 492.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Egmont Towing & Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » (1982), 43 N.R. 147 (C.A.F.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Antares Shipping Corp. c. Le Capricorn, [1977] 2 C.F. 274 (1977), 17 N.R. 1 (C.A.); Oy Nokia Ab c. Le Martha Russ, [1973] C.F. 394; (1973), 37 D.L.R. (3d) 597 (1re inst.); Cardinal et autre c. Directeur de létablissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; (1985), 24 D.L.R. (4th) 44; [1986] 1 W.W.R. 577; 69 B.C.L.R. 255; 16 Admin. L.R. 233; 23 C.C.C. (3d) 118; 49 C.R. (3d) 35; 63 N.R. 353.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Young v. Bristol Aeroplane Company, Limited, [1944] 1 K.B. 718 (C.A.); R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; (1991), 68 C.C.C. (3d) 289; 9 C.R. (4th) 324; 8 C.R.R. (2d) 173; 131 N.R. 161; 50 O.A.C. 125; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; (1993), 79 C.C.C. (3d) 257; 19 C.R. (4th) 1; 148 N.R. 241; 61 O.A.C. 1; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; (1990), 59 C.C.C. (3d) 92; 79 C.R. (3d) 1; 113 N.R. 53; 41 O.A.C. 353; Ministre de lEmploi et de lImmigration c. Widmont, [1984] 2 C.F. 274 (1984), 56 N.R. 198 (C.A.); Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 C.F. 305 (1987), 17 C.I.P.R. 68; 16 C.P.R. (3d) 193; 79 N.R. 305 (C.A.); Les propriétaires du navire « Sun Diamond » c. Le navire « Erawan » et al. (1975), 55 D.L.R. (3d) 138 (C.F. 1re inst.); SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; (1990), 68 D.L.R. (4th) 524; 42 Admin. L.R. 1; 90 CLLC 14,007; 38 O.A.C. 321; The Bremen (1931), 40 Ll. L. Rep. 177 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et autres c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388; (1983), 2 D.L.R. (4th) 621; 1 C.I.P.R. 46; 36 C.P.C. 305; 75 C.P.R. (2d) 1; 50 N.R. 1; Saint John Shipbuilding & Dry Dock Co. Ltd. c. Kingsland Maritime Corp., [1979] 1 C.F. 523 (1978), 93 D.L.R. (3d) 91; 8 C.P.C. 251; 24 N.R. 377 (C.A.); Crabbe c. Le ministre des Transports, [1973] C.F. 1091 (C.A.); Farmer Construction Ltd. c. La Reine (1983), 83 DTC 5272; 48 N.R. 315 (C.A.F.); R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; (1994), 114 D.L.R. (4th) 419; 89 C.C.C. (3d) 402; 29 C.R. (4th) 243; 166 N.R. 245; 71 O.A.C. 241; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; (1982), 138 D.L.R. (3d) 202; [1983] 1 W.W.R. 251; 39 B.C.L.R. 201; 68 C.C.C. (2d) 394; 29 C.R. (3d) 193; 43 N.R. 30; Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Empire Tug Boats Ltd. et al. (1995), 92 F.T.R. 26 (C.F. 1re inst.); Nord-Deutsche Versicherungs-Gesellschaft et al. v. The Queen et al., [1969] 1 R.C.É. 117; Misener Transportation Limited c. George N. Carleton (Le), [1980] F.C.J. no 404 (1re inst.) (QL); MacMillan Bloedel Ltd. c. Pan Ocean Bulk Carrier Ltd., [1981] 2 C.F. 773 (1981), 121 D.L.R. (3d) 244 (1re inst.); Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; (1992), 90 D.L.R. (4th) 609; 3 Admin. L.R. (2d) 173; 136 N.R. 5; 147 Q.A.C. 169; Pfizer Co. Ltd. c. Sous-ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 456; (1975), 68 D.L.R. (3d) 9; 24 C.P.R. (2d) 195; 6 N.R. 440; Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; The Jay Gould, 19 F. 765 (E.D. Mich., 1884).

DOCTRINE

De Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4th ed. by J. M. Evans, London : Stevens & Sons Ltd., 1980.

Jackson’s Machinery of Justice, ed. by J. R. Spencer, Cambridge University Press, 1989.

MacGuigan, Mark R. « Precedent and Policy in the Supreme Court » (1967), 45 R. du B. Can. 627.

Parsons, Theophilus. A Treatise on the Law of Shipping and the Law and Practice of Admiralty, vol. II, Boston : Little, Brown and Company, 1869.

Practice Statement (Judicial Precedent), [1966] 1 W.L.R. 1234 (H.L.).

Wiswall, F. L. The Development of Admiralty Jurisdiction and Practice since 1800, Cambridge University Press, 1970.

APPELS contre le jugement de première instance rejetant une action intentée par l’assureur du navire Beograd en recouvrement des montants versés à son assuré pour les dommages causés à la marchandise et d’une partie des frais engagés dans le sauvetage de la marchandise endommagée à la suite d’une collision avec le Federal Danube (Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais c. Belcan S.A. et al. (1994), 82 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.)). Appels rejetés.

AVOCATS :

Andrew J. Ness pour l’appelante (demanderesse).

Richard Gaudreau pour les intimés (défendeurs).

PROCUREURS :

Sproule, Castonguay, Pollack, Montréal, pour l’appelante (demanderesse).

Langlois Robert, Québec, pour les intimés (défendeurs).

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge Pratte, J.C.A. : L’appelante est une société d’assurance du Brésil qui avait assuré la cargaison de haricots que transportait le navire M.V. Beograd lorsque, le 11 décembre 1984, il entra en collision avec un autre navire, le Federal Danube. En conséquence de cet accident, l’appelante dut payer à son assuré et, pour le compte de son assuré, à ceux qui avaient renfloué le Beograd et contribué à sauver une partie de sa cargaison des sommes totalisant 4 400 861 84 $. Subrogée aux droits de son assuré, elle réclama ensuite ce montant des intimés prétendant que le Federal Danube était responsable de l’accident. La Section de première instance [(1994), 82 F.T.R. 127] a rejeté cette action au motif que l’accident était dû à la seule faute du Beograd. L’appel no A-461-94 est dirigé contre ce jugement.

Les appels A-201-94 et A-202-94, eux, attaquent deux décisions verbales prononcées par le juge de première instance pendant le procès. Par l’une de ces décisions, le juge refusait de récuser pour cause de partialité les deux assesseurs qui avaient été préalablement nommés pour l’assister; par l’autre, elle refusait à l’appelante le droit de faire entendre comme témoins des experts dans des domaines qui étaient de la compétence de ses assesseurs. Ces deux décisions, qui n’ont jamais été consignées par écrit, ne pouvaient évidemment être portées en appel[1] et, à cause de cela, ces deux appels devraient être rejetés. Il reste, cependant, que les moyens que l’appelante voulait soulever au soutien de ces deux pourvois peuvent être invoqués à l’appui de l’appel qu’elle a formé contre le jugement qui a rejeté son action. Avant de s’interroger sur la responsabilité des deux navires impliqués dans cet accident, il faut donc se demander si, en tout état de cause, le jugement attaqué ne devrait pas être cassé à cause de la partialité des assesseurs et, aussi, en raison du refus du juge d’entendre les experts de l’appelante.

Il est facile de répondre à la première question. L’appelante invoque deux raisons pour contester l’impartialité des assesseurs; d’abord, qu’ils avaient, dans les dix années précédentes, agi à titre de consultants ou de témoins experts pour le bureau d’avocats représentant les intimés; ensuite, que l’un des deux assesseurs, un architecte naval, avait, plus de quinze ans auparavant, exécuté des travaux pour le compte de l’une des sociétés intimées. Aucun de ces deux faits, à mon avis, ne pouvait justifier une crainte raisonnable de partialité de la part de l’un ou l’autre des assesseurs. Le premier juge a donc eu raison de ne pas les récuser.

La seconde question, concernant le refus d’entendre des témoins experts, exige de plus longs développements.

Bien avant la tenue du procès, à la requête des intimés, deux assesseurs avaient été nommés[2] pour assister le juge : l’un était marin capitaine au long cours, l’autre un architecte naval. Un peu plus tard, les avocats de l’appelante, voulant se conformer à l’alinéa 482(1)b)[3] des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] ont déposé des affidavits signés par deux experts qu’ils se proposaient de faire entendre comme témoins : un marin, le capitaine Mueller, et un ingénieur, M. Doust. Il semble[4] qu’au début du procès l’un des avocats de l’appelante ait fait part de son intention de faire entendre ces deux experts. Cela aurait amené le juge à indiquer qu’elle n’entendrait pas de témoins experts à moins qu’ils ne soient experts en des domaines ne relevant pas de la compétence des assesseurs. L’appelante dut donc renoncer à faire entendre MM. Mueller et Doust puisque le premier était, comme l’un des assesseurs, un marin d’expérience qui se proposait de témoigner sur des questions relatives à la navigation tandis que le second entendait témoigner sur des sujets relevant de la compétence de l’autre assesseur.

L’appelante reconnaît que, en Angleterre, suivant une jurisprudence très ancienne, les juges de la Cour de l’Amirauté, lorsqu’ils siègent avec un ou des assesseurs choisis parmi les marins expérimentés qui font partie de la confrérie de Trinity House, refusent d’entendre des témoins experts à moins que ceux-ci ne témoignent sur des sujets autres que ceux qui relèvent de la compétence de ces assesseurs, c’est-à-dire sur des sujets autres que la navigation et la façon de naviguer (seamanship). L’appelante convient aussi que, depuis très longtemps, la même règle a été appliquée au Canada dans les affaires maritimes et que cette Cour a jugé en 1982, dans l’affaire du Telendos[5], qu’il fallait continuer de s’y conformer. L’appelante prétend, cependant, que cet arrêt récent ne devrait pas être suivi et que la règle qu’il a consacrée est illégale et devrait être répudiée. D’après l’appelante, en effet, la Règle 482[6] et l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada[7] accordent implicitement à tout plaideur le droit de faire témoigner des experts et aucune disposition législative ou réglementaire n’autorise le juge à appliquer une règle différente en matières maritimes lorsqu’il est assisté par des assesseurs. Il s’ensuivrait que le juge de première instance aurait agi illégalement et violé la règle audi alteram partem en refusant d’entendre les experts de l’appelante et que nous devrions, à cause de cela, infirmer sa décision et ordonner un nouveau procès.

Il faut d’abord remarquer que le droit que pouvait avoir l’appelante de faire entendre des témoins experts ne pouvait découler ni des Règles de la Cour, qui ne régissent pas l’admissibilité de la preuve[8], ni de l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada qui ne s’applique que dans les cas où la preuve par experts est admissible. De façon générale, l’admissibilité de la preuve en Cour fédérale est régie par l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada et le paragraphe 53(2) de la Loi sur la Cour fédérale :

Loi sur la preuve au Canada

40. Dans toutes les procédures qui relèvent de l’autorité législative du Parlement du Canada, les lois sur la preuve qui sont en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées … s’appliquent à ces procédures, sauf la présente loi et les autres lois fédérales.

Loi sur la Cour fédérale

53. …

(2) Par dérogration à l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada mais sous réserve de toute règle applicable en la matière, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’admettre une preuve qui ne serait pas autrement admissible si, selon le droit en vigueur dans une province, elle l’était devant une cour supérieure de cette province.

À ne considérer que ces deux dispositions, on pourrait croire l’argument de l’appelante fondé puisque le droit du Québec (où cette action a été intentée et où le procès a eu lieu) ne connaît pas d’institution comparable à celle des assesseurs et, en conséquence, ne connaît pas non plus de règle comparable à celle qui nous préoccupe. Mais on ne peut se limiter là.

Il me paraît, en effet, que la règle qu’a consacrée l’arrêt rendu dans l’affaire du Telendos est une règle jurisprudentielle faisant partie du droit maritime canadien que l’article 42 de la Loi sur la Cour fédérale[9] a maintenu en vigueur et que l’article 2 de la Loi définit comme étant le « [d]roit … dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté », aux termes de la Loi sur l’Amirauté (en anglais : « law that was administered by the Exchequer Court of Canada on its Admiralty side by virtue of the Admiralty Act »). Le droit « dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté » était, on le sait, le droit maritime anglais puisque la Loi sur l’Amirauté [S.R.C. 1970, ch. A-1] prescrivait que, sauf dispositions au contraire de la Loi ou des règles et ordonnances générales établies pour réglementer la pratique et la procédure, la Cour devait exercer sa compétence en matière maritime « de la même manière » que la Haute Cour de Justice en Angleterre. Or, comme ni la Loi ni les règles ne contenaient de disposition concernant l’admissibilité de la preuve, la Cour de l’Échiquier devait, pour juger de la même manière que la Haute Cour de Justice en Angleterre, appliquer les mêmes règles de preuve que son homologue d’Angleterre. Les règles régissant l’admissibilité de la preuve par experts établies par la jurisprudence anglaise en matière maritime font donc partie du droit maritime canadien que la Cour doit appliquer dans l’exercice de sa compétence maritime[10].

L’arrêt rendu dans l’affaire Telendos n’a donc fait qu’appliquer une règle traditionnelle qui a reçu l’aval du législateur lorsque celui-ci a maintenu en vigueur le droit maritime canadien tel qu’il existait en 1971. À cause de cela, il importe peu, à mon avis, que certains puissent douter de la sagesse de cette règle ou même y voir une violation de la règle audi alteram partem. Sur ce dernier point, après avoir exprimé mon étonnement que l’on puisse critiquer si durement une règle qui fait l’admiration d’observateurs avertis[11], je me limiterai à deux observations :

1. À mon avis, on peut, sans violer les principes de justice naturelle, interdire aux parties à un litige de faire une preuve que l’on juge inutile. Or, la règle consacrée par l’arrêt rendue dans l’affaire Telendos ne fait rien d’autre. Et s’il faut voir là un accroc à la règle audi alteram partem, il faudrait en dire autant de la règle de la common law qui exclut la possibilité d’une preuve par experts lorsque celle-ci n’est pas nécessaire[12].

2. Je ne comprends pas que l’on puisse dire que la justice naturelle exige que le juge du procès qui siège avec des assesseurs discute avec les parties des questions qu’il entend poser aux assesseurs et qu’il leur révèle ensuite les réponses que ceux-ci lui ont données. L’institution des assesseurs est très ancienne et n’a jamais fonctionné de cette façon; le Parlement, en autorisant la Cour à y avoir recours, lui a implicitement permis de l’utiliser comme on l’avait toujours fait. D’ailleurs, si la justice naturelle avait de telles exigences, il faudrait aussi imposer à tous les tribunaux administratifs spécialisés l’obligation de révéler aux parties les avis que leurs donnent les spécialistes chargés de les aider à accomplir leur tâche. Or, c’est là une thèse que la jurisprudence n’a jamais approuvée.

L’appelante prétend aussi que, même si l’affaire du Telendos a été bien jugée, le juge du procès s’est trompé en donnant à la règle qui nous intéresse une portée excessive. Sur ce point, l’appelante a raison. Il suffit de lire les auteurs et la jurisprudence auxquels réfère le juge en chef Thurlow dans l’affaire du Telendos pour constater que la règle traditionnelle interdit seulement au juge qui est assisté par des marins comme assesseurs d’entendre des témoins experts sur des questions qui relèvent de leur expérience, c’est-à-dire sur des questions de navigation, de « seamanship ». En d’autres mots, le juge, pour décider un litige maritime, doit savoir comment, dans les circonstances que révèle la preuve, se serait comporté un marin compétent; sur ce sujet, c’est l’assesseur seul qui doit l’éclairer. C’est dire que la présence de marins comme assesseurs n’empêche pas le juge d’entendre des experts témoigner sur des sujets qui ne concernent pas la « nautical skill », la façon de naviguer, l’administration du navire. C’est dire aussi que, dans le cas où le juge siège avec des assesseurs qui ne sont pas des marins, leur présence n’empêche pas le juge d’entendre des témoins experts même dans les domaines qui relèvent de la compétence de ces assesseurs. Il est vrai que, depuis une vingtaine d’années, les juges de la Section de première instance ont semblé étendre la portée de la règle traditionnelle, ce qui explique, sans doute, l’attitude du premier juge en cette affaire. Mais je crois que cette extension, si logique qu’elle puisse paraître, n’est pas justifiée.

S’ensuit-il que le jugement attaqué doive, pour ce seul motif, être cassé? Je ne le crois pas. La décision de la Cour suprême dans l’affaire Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent[13] n’a pas d’application dans un cas comme celui-ci où nous connaissons l’essentiel de la preuve que le juge a illégalement exclue et où nous sommes saisis, non pas d’une demande de contrôle judiciaire, mais d’un appel que la loi[14] nous autorise à juger, dans le cas où le juge de première instance a commis une erreur, en rendant le jugement qu’il aurait dû rendre. En l’espèce, il suffit de lire l’affidavit souscrit par M. Doust, l’expert que le juge aurait dû entendre, pour constater que l’argumentation qu’il contient et les propositions qu’il énonce n’exigent, pour être comprises, aucune connaissance technique particulière. Ces propositions, ces arguments, pouvaient être formulés et développés par l’avocat de l’appelante en plaidoirie et je suis sûr que le juge pouvait, même sans l’aide de ses assesseurs, en apprécier la valeur. Le refus d’entendre M. Doust n’a donc, à mon avis, causé aucun préjudice à l’appelante et je ne puis concevoir que le jugement attaqué eut été différent si ce témoin avait été entendu.

J’en viens maintenant aux autres motifs d’appel de l’appelante qui prétend que le juge, suivant la preuve faite au procès, aurait dû conclure que l’accident était, en partie, attribuable à la faute du Federal Danube. Pour comprendre les divers arguments soulevés à l’appui de cette prétention, il faut rappeler brièvement les circonstances de l’accident.

La collision eut lieu peu après 21 heures, le 11 décembre 1984, sur le lac Saint-Louis, en amont de Montréal près de l’endroit où l’écluse no 3 de la Voie maritime du Saint-Laurent (qui est orientée dans une direction nord-sud) rejoint la rive sud du lac Saint-Louis. Il faisait nuit, mais la visibilité était bonne et il n’y avait pour ainsi dire pas de vent.

Le Beograd, un cargo de près de 600 pieds de long, était, ce jour-là, commandé par le capitaine Janicic et avait à son bord un pilote, M. Daneau. Venant des Grands Lacs, il approchait de la sortie de l’écluse no 3. Il se dirigeait donc vers le nord. En sortant de l’écluse, il devait, pour suivre le chenal, obliquer vers le nord-est, à tribord. Le chenal, à cet endroit, est assez large et de chaque côté, au nord et au sud, il y a une zone d’ancrage. Ce soir-là, plusieurs navires y avaient jeté l’ancre, attendant de pénétrer dans l’écluse que le Beograd allait quitter. Parmi eux, le Federal Danube, un cargo de plus de 700 pieds de long qui était commandé par le capitaine Derenne et avait aussi un pilote à son bord. Il était arrivé là en fin d’après-midi et avait mouillé l’ancre (avec 3 maillons, c’est-à-dire 270 pieds de chaîne) au sud du chenal à un endroit qui est traversé par un courant assez fort vers le nord provenant des eaux de la rivière Beauharnois qui se jette dans le lac Saint-Louis immédiatement à l’est de l’écluse no 3.

À 21h40, le Beograd vient de sortir de l’écluse. Son pilote a été prévenu que le Federal Danube est là et qu’il se dirigera bientôt vers l’écluse. Le pilote aperçoit les navires à l’ancre et reconnaît le Federal Danube qui lui est familier et qui, à ce moment, porte les feux réglementaires indiquant qu’il est à l’ancre. Il lui semble alors que le chenal est en partie obstrué par les navires qui sont ancrés plus au nord. Sans rien faire pour vérifier la justesse de cette impression, il décide, plutôt que de suivre le chenal, de virer à tribord, vers l’est, pour aller le rejoindre en traversant la zone de mouillage où était arrêté le Federal Danube. Il s’agissait là d’une manœuvre inusitée que le pilote, malgré sa longue expérience, n’avait jamais tentée. Il ordonne donc que l’on vire à tribord et que l’on mette les machines à pleine vitesse. Cinq minutes plus tard, à 21h45, alors que le Beograd se trouve à trois ou quatre encablures (900 à 1,200 pieds) du Federal Danube, le pilote ordonne que l’on accentue le virage à tribord. Il prévoit alors passer à quelques six cents pieds au sud du Federal Danube. Quelques minutes après, il aperçoit le Federal Danube qui semble approcher du Beograd en pivotant sur lui-même et ne peut éviter que la proue du Federal Danube ne frappe l’arrière du côté de bâbord de son navire.

Au moment où le Beograd quittait l’écluse à 21h 40, le capitaine du Federal Danube venait de recevoir l’autorisation de quitter son ancrage et donnait l’ordre de lever l’ancre. C’est l’ancre du côté de bâbord qui était à l’eau, et sa chaîne formait, avec l’axe du navire, un angle de 90o. À 21h 45, on s’aperçoit que le Beograd accentue son virage vers l’est de sorte qu’il semble que, au lieu de suivre le chenal derrière le Federal Danube, il passera devant en traversant la zone d’ancrage. Le capitaine donne l’ordre d’arrêter la levée de l’ancre. On avait, à ce moment, retiré un maillon de chaîne de sorte qu’il en restait 2 maillons (180 pieds) à l’eau. Voyant que le Beograd continuait de se rapprocher dangereusement, le capitaine ordonne que l’on mette la machine en marche à demi-vitesse arrière. Presque tout de suite après, l’accident arrive.

Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour constater que, si la proue du Federal Danube, qui était orientée vers le sud, est entrée en contact avec le côté arrière de bâbord du Beograd alors que celui-ci, se dirigeant vers le nord-est, traversait la zone d’ancrage en passant devant le Federal Danube, cela est nécessairement dû au fait que les deux navires se sont rapprochés depuis le moment où la partie avant du Beograd a pu passer sans encombre devant le Federal Danube et celui de l’accident. Et ce rapprochement des deux navires pouvait avoir trois causes : soit que le Beograd, tout en avançant vers l’est, avait, sous l’effet du courant venant de la rivière Beauharnois, dérivé de côté vers le Federal Danube; soit que le Federal Danube avait avancé vers le sud; soit encore que ce navire, à cause du mouvement qu’on lui aurait imprimé en levant son ancre de bâbord, avait pivoté sur lui-même de sorte que sa proue se serait rapproché du Beograd de la même façon que la petite aiguille d’une montre se rapproche du chiffre douze quand on lui fait faire marche arrière de deux heures à midi.

Entre ces diverses hypothèses, le juge de première instance a choisi la première. La preuve révélait clairement que si le Federal Danube avait pu, comme tout navire à l’ancre, tournoyer à l’entour de son ancrage, sa position n’avait jamais subi de changements importants. En revanche, la preuve révélait non moins clairement que le pilote du Beograd n’avait tenu aucun compte, en effectuant sa manœuvre inusitée, du courant provenant de la rivière Beauharnois qui avait certainement poussé son navire contre le Federal Danube.

Le juge de première instance conclut donc à l’entière responsabilité du Beograd. L’appelante lui fait aujourd’hui six reproches prétendant que, si le pilote du Beograd a pu être en faute, le Federal Danube doit, lui aussi, supporter une part de responsabilité.

L’appelante affirme d’abord que le juge s’est trompé en évaluant à 10 nœuds la vitesse du Beograd lors de l’accident. La preuve, dit-elle, ne permettait pas de dire que cette vitesse excédait 8 nœuds. Cet argument n’a aucun fondement. Le pilote du Beograd, lors de son témoignage, a estimé la vitesse de son navire à 11 nœuds.

L’appelante dit ensuite que le juge n’aurait pas dû reprocher au pilote du Beograd d’avoir quitté le chenal puisque la preuve n’établit pas que son pilote ait eu tort de croire que le chenal était obstrué par les navires ancrés à proximité. Ce reproche n’est pas plus fondé que le premier. Le pilote du Beograd avait cru que le chenal était obstrué; il n’avait rien fait pour vérifier si cela était vrai. D’autre part, au moins un témoin a affirmé que les navires qui, d’après le pilote, étaient censés obstruer le passage étaient en fait ancrés au nord du chenal. Cela, joint au fait que personne d’autre n’avait remarqué la situation anormale et dangereuse dont parlait le pilote, permettait certainement au juge de tirer la conclusion que conteste l’appelante.

L’appelante prétend aussi que le juge aurait dû décider que le capitaine du Federal Danube avait commis une faute en ordonnant la levée de l’ancre alors qu’il savait que le Beograd venait de sortir de l’écluse et passerait à proximité. La réponse à cet argument, c’est que la preuve ne montre pas que l’équipage du Federal Danube aurait pu deviner, à ce moment là, que le Beograd ne suivrait pas le chenal. Le capitaine du Federal Danube pouvait donc tenir pour acquis, lorsqu’il a donné l’ordre de lever l’ancre, que le Beograd passerait à un endroit où cette manœuvre n’était pas susceptible de lui nuire.

L’appelante soutient, c’est son quatrième moyen, que le Federal Danube a commis une faute en ne maintenant pas une veille adéquate qui lui aurait permis de prendre, en temps utile, les mesures nécessaires pour éviter l’accident. Cet argument, l’appelante l’a fait valoir en première instance. En le rejetant, le juge n’a pas, à mon avis, commis d’erreur qui justifie notre intervention.

L’appelante a également plaidé que le juge avait eu tort de décider que le Federal Danube était à l’ancre au moment de l’accident. On voit difficilement comment le juge aurait pu conclure autrement puisque la preuve démontrait, d’une part, qu’il y avait soixante pieds d’eau à l’endroit où le navire était arrêté depuis le début de l’après-midi, et, d’autre part, que son ancre était toujours demeurée à l’eau avec au moins 180 pieds de chaîne.

L’appelante, enfin, fait grief au juge du procès de n’avoir pas tenu compte du fait que l’avocat du Federal Danube n’avait pas fait témoigner le pilote de ce navire bien qu’il ait été présent dans la salle d’audience. Cela était une indication, d’après l’appelante, que ce pilote, s’il avait témoigné, n’aurait pas corroboré le témoignage du capitaine Derenne qui commandait le Federal Danube et dont le témoignage fut accepté sans réserve par le juge. Il suffit d’énoncer cet argument pour en constater l’inanité.

Je rejetterais l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident) : Les trois présents appels, ayant été entendus simultanément et plaidés dans les deux langues officielles, découlent d’une demande pour dommages subis par une cargaison lors de la collision survenue entre le navire Beograd, qui transportait un chargement de haricots Pinto et le navire Federal Danube. L’appelante, qui est l’assureur de la cargaison, cherche à recouvrer auprès des intimés, qui sont les propriétaires du navire Federal Danube ou des parties autrement intéressées dans le navire, une partie de l’indemnité qu’elle a versée aux propriétaires de la cargaison, ainsi qu’une partie des frais engagés pour le sauvetage de la cargaison endommagée.

Dans un jugement rendu le 19 août 1994, le juge de première instance a conclu que la collision était imputable à la seule négligence du navire Beograd et il a, par conséquent, rejeté l’action avec dépens. Dans l’appel A-461-94, l’appelante tente de faire modifier le jugement de la Section de première instance afin d’attribuer la responsabilité de la collision en fonction du degré de faute de chaque navire. Dans sa plaidoirie, l’appelante a estimé à 25 à 30 % la responsabilité du Federal Danube.

Tant dans l’appel A-201-94 que dans l’appel A-202-94, l’appelante demande l’autorisation de présenter un témoignage d’experts. Dans l’appel A-201-94, la Cour est saisie d’un appel d’une ordonnance provisoire du juge de première instance en vertu de laquelle celui-ci refuse de récuser un assesseur sur la foi qu’il existe une crainte raisonnable de partialité de sa part. Dans l’appel A-202-94, la Cour est saisie d’un appel d’une autre décision qui interdit à l’appelante de présenter les rapports de ses deux témoins experts et de les faire témoigner de vive voix au procès. Dans l’appel A-461-94, la Cour est saisie d’un appel général du jugement.

Les appels A-201-94 et A-202-94 soulèvent des questions fondamentales de justice naturelle. Bien que les jugements interlocutoires rendus par le juge de première instance dans ces affaires ne puissent plus faire l’objet d’un appel comme tel et que les appels doivent par conséquent être rejetés, le jugement définitif peut être annulé s’il y a eu déni de justice naturelle à l’égard de l’appelante dans les procédures.

Le juge de première instance a statué à l’audience (sans décision ni motifs écrits) que le témoignage d’experts ne serait recevable que s’il ne relevait pas du champ de compétence de l’assesseur. Bien que le juge de première instance n’ait pas formulé de motifs, il ressort clairement de la distinction établie entre le témoignage qui relève du champ de compétence de l’assesseur et celui qui n’en relève pas, qu’elle ne faisait qu’appliquer les règles de pratique et la loi, telles qu’elles avaient été approuvées par la Cour dans l’affaire Egmont Towing& Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » (1982), 43 N.R. 147. Toutefois, à titre de tribunal d’instance, notre rôle n’est pas de nous complaire dans le statu quo, mais plutôt d’examiner et d’exprimer les exigences de justice naturelle.

Dans l’affaire Telendos, le juge en chef Thurlow s’est exprimé ainsi au nom de la Cour (aux pages 164 et 165) :

La pratique de la juridiction d’amirauté d’instruire les affaires avec des assesseurs maritimes est ancienne. Elle a évolué au cours des âges. Dans les temps modernes, le juge ne résume plus l’affaire à l’audience en demandant l’avis des assesseurs (voir Roscoe, Admiralty Practice, 5e éd., à la p. 4); cette pratique a été remplacée par une consultation privée des assesseurs par la Cour. Parfois, le juge exposera dans les motifs de son jugement l’avis qui lui a été donné sur tel ou tel point. Il n’y inclura pas nécessairement tous les avis reçus. Au niveau de l’appel, l’usage de donner dans les motifs de l’arrêt les questions qui ont été posées et les réponses reçues s’est généralisé.

Le juge de première instance dans l’affaire Telendos avait statué que « lorsque la Cour bénéficie de l’aide d’assesseurs maritimes, dont le devoir est de la conseiller en matière de connaissances maritimes, le témoignage de personnes présentées comme expertes en ces matières n’est pas admissible » (à la page 155). Par conséquent, le tribunal de première instance a rejeté le témoignage d’un expert dont les connaissances « ne sont pas différentes de celles des deux assesseurs qui ont été nommés » (à la page 153).

Le juge en chef Thurlow a tenu à cet égard les propos suivants (aux pages 156, 165 et 166) :

Une longue série de précédents tant anglais que canadiens a établi qu’en matière d’amirauté, lorsque le juge bénéficie des lumières d’assesseurs nautiques, le témoignage d’experts sur des questions de navigation et de science nautique n’est pas admissible.

Les affaires d’amirauté ne sont pas instruites avec des assesseurs maritimes aux États-Unis; la Cour suprême a jugé la chose inadmissible en 1855 (Wiswall, The Development of Admiralty Jurisdiction and Practice since 1800, à la p. 18[15]). Au contraire, au Canada, la législation le permet et la tendance paraît aller plutôt dans le sens d’une généralisation de cette pratique que dans celui de sa limitation ou de son abolition. Comme le faisait remarquer le juge Noël dans l’affaire Nord-Deutsche [[1969] 1 R.C.É. 117], le système a des avantages mais aussi des désavantages. Son principal avantage réside dans le fait que la Cour peut obtenir toute l’aide dont elle a besoin dans le domaine maritime sans avoir à entendre des témoignages d’opinion souvent longs, contradictoires et peu persuasifs. De plus, la Cour profite des lumières des assesseurs jusqu’au moment du prononcé du jugement. Cependant le système a des désavantages tout aussi manifestes du point de vue des parties. Elles ignorent avant que le jugement ne soit rendu, et même après, quel avis a été donné à la Cour et elles n’ont aucune possibilité de contre-interroger l’expert ou de le mettre en contradiction. Du point de vue du tribunal aussi, le système n’est pas sans désavantage vu que l’avis donné ne subit pas l’épreuve du contre-interrogatoire.

Ces aspects du système en démontrent les anomalies et aussi qu’il pourrait se révéler injuste. Mais alors c’est l’affaire du législateur, ou encore la juridiction du degré le plus élevé pourrait-elle éventuellement sans (sic) saisir, advenant une affaire où cela s’imposerait. Mais, il me semble que le système, quelles que soient ces (sic) failles, ne saurait être amélioré par un abandon de la règle voulant que le témoignage d’experts ne soit pas admissible sur des questions relevant de la compétence des assesseurs. L’admission de ces témoignages n’éliminera pas les désavantages que j’ai mentionnés; au contraire, elle ajouterait le désavantage supplémentaire pour la Cour de recevoir des avis (parfois contradictoires) dont certains ont été donnés au prétoire et ont subi l’épreuve du contre-interrogatoire, et ont donc été versés au dossier, et dont les autres ont été donnés privément, n’ont pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire et peuvent ou non avoir été versés au dossier[16]. Seraient ainsi cumulés, me semble-t-il, les désavantages des deux systèmes, sauf peut-être dans les rares cas où experts et assesseurs sont tous d’accord; cet état de choses, comme M. Lushington l’a fait remarquer dans la Gazette, ci-dessus [2 Notes of Cases 41], [traduction] « susciterait la plus grande confusion et la plus grande incertitude plutôt que d’être la cause d’un jugement satisfaisant ».

Je ne pense donc pas que l’argument de l’appelant soit fondé. S’il n’est pas opportun d’avoir des assesseurs pour instruire une affaire ou si une instruction fondée sur le témoignage d’experts doit lui être préférée, il me semble que la question doit être résolue une fois pour toutes en faveur d’un système ou de l’autre, mais non des deux, au stade de la requête en nomination d’assesseurs. Par le passé, la nomination d’assesseurs dans les affaires d’abordage allait, si je comprends bien, pour ainsi dire de soi. Lorsque les parties s’entendent, évidemment aucun problème ne se pose. Mais lorsqu’elles ne s’entendent pas, lorsqu’une partie s’oppose à une instruction en présence d’assesseurs et est à même de justifier sa position, le juge saisi de la requête a le pouvoir discrétionnaire en vertu de la règle de rejeter celle-ci.

Selon moi, la décision voulant que, lorsqu’un tribunal bénéficie de l’aide d’assesseurs maritimes en vue d’être conseillé en matière de connaissances maritimes, le témoignage de personnes présentées comme expertes en ces matières n’est pas admissible, et le fait que l’on semble, apparemment, accepter le statu quo dans la pratique du droit maritime, soulèvent quatre questions : (I) La présente Cour peut-elle annuler une décision antérieure? (II) Est-il acceptable, vu les règles de justice naturelle, de ne pas entendre le témoignage d’experts lorsque le tribunal fait appel à des assesseurs? (III) D’après les règles de justice naturelle, quels aspects de la participation des assesseurs doivent être divulgués aux parties? (IV) A-t-il été satisfait aux exigences de justice naturelle lorsque le juge de première instance a conclu que le témoignage des assesseurs particuliers dans l’espèce n’était pas entaché d’une apparence de partialité?

L’arrêt de la Cour d’appel de l’Angleterre dans l’affaire Young v. Bristol Aeroplane Company, Limited, [1944] 1 K.B. 718, aux pages 729 et 730 illustre l’application la plus stricte de la règle du stare decisis pour une cour d’appel. Lord Greene, M.R., y a déclaré au nom de la Cour :

[traduction] Après une étude attentive de toute l’affaire, nous sommes arrivés à la conclusion évidente que la présente Cour est tenue de suivre les décisions antérieures qu’elle a prises ainsi que celles des tribunaux du même ordre et degré. Les seules exceptions à cette règle (dont deux seulement sont apparentes) ont déjà été mentionnées et nous les résumons pour plus de facilité : (1) la Cour a le droit de choisir de suivre l’une ou l’autre de ses deux décisions contradictoires et elle est tenue de le faire, (2) la Cour est tenue de refuser de suivre l’une de ses décisions si elle est d’avis que, bien que la décision n’ait pas été annulée de façon expresse, celle-ci est contraire à un arrêt de la Chambre des lords et (3) la Cour n’est pas tenue de suivre l’une de ses décisions si elle est convaincue que la décision a été rendue per incuriam.

La Cour avait décrit auparavant une décision per incuriam comme une décision [traduction] « rendue sans connaître les termes d’une loi ou d’une règle ayant force de loi » (non souligné dans l’original).

Même si l’on se fonde sur cette base étroite, je suis d’avis que l’arrêt Telendos pourrait être infirmé si ce résultat était dicté par les règles de justice naturelle puisque, dans l’ensemble du jugement, il n’est à aucun moment fait référence à la justice naturelle dont les règles peuvent être considérées comme si fondamentales qu’elles ont force de loi. Il est clair que la justice naturelle n’a pas été débattue ni prise en compte dans l’affaire Telendos. De plus, l’arrêt ne tient nullement compte de la Règle 482, sur laquelle je reviendrai ultérieurement.

Toutefois, en réalité, la règle du stare decisis n’est plus aussi rigide que dans l’affaire Young de 1944. Dans son célèbre Practice Statement (Judicial Precedent) par lord Gardiner à titre de lord chancelier en 1966, la Chambre des lords a déclaré qu’en ce qui concerne ses décisions antérieures, elle était libre [traduction] « de s’en écarter lorsqu’il convient de le faire »[17].

La Cour suprême du Canada a adopté la même position. Dans l’arrêt R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, aux pages 665 et 666, le juge Iacobucci a clairement déclaré au nom de la Cour :

À une certaine époque, il était convenu que le rôle des juges consistait à découvrir la common law, et non à la modifier. Dans le Livre premier de ses Commentaries on the Laws of England (4e éd. 1770), sir William Blackstone a exposé, … sa conception d’une common law fixe et immuable :

Une conception plus dynamique, toutefois, a graduellement supplanté le modèle statique proposé par Blackstone. Notre Cour est maintenant disposée à infirmer ses propres décisions antérieures quand il y a des raisons impérieuses de le faire … Soulignons qu’une évolution semblable est survenue en Angleterre.

La Haute Cour de l’Australie a adopté la même attitude souple à l’égard de la common law, à la faveur de l’abolition des appels au Conseil privé en 1975

Il ne faut pas présumer que la Cour suprême ne parle que de ses propres pouvoirs. Le juge Iacobucci a également déclaré que « s’il convient de laisser au législateur le soin d’apporter au droit des changements complexes dont les conséquences sont incertaines, les tribunaux peuvent et doivent modifier peu à peu la common law de façon à l’adapter aux changements sociaux » (à la page 666). Plus loin, il a réitéré (à la page 670) :

Les juges peuvent et doivent adapter la common law aux changements qui se produisent dans le tissu social, moral et économique du pays. Ils ne doivent pas s’empresser de perpétuer des règles dont le fondement social a depuis longtemps disparu.

La référence à « tribunaux » au pluriel, tout comme la référence à « juges », montrent clairement que la Cour suprême ne se réserve pas le pouvoir judiciaire de modifier peu à peu la common law pour refléter l’évolution des conditions sociales. D’autres tribunaux et juges partagent les mêmes pouvoirs et obligations.

Le juge en chef Lamer a repris cette même idée dans l’arrêt R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, et il a souligné qu’une règle énoncée par les juges se prêtait à la réforme judiciaire[18]. Il a également fait valoir que le caractère graduel d’un changement doit être évalué, non pas dans le contexte de la règle elle-même, mais dans le contexte plus large de la règle. Dès lors, la Cour a révoqué la règle orthodoxe quant à l’admissibilité des déclarations antérieures incompatibles d’un témoin autre qu’un accusé, et elle l’a remplacée par une nouvelle règle. La Cour avait agi conformément à une interprétation semblable de ses pouvoirs dans l’arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, dans lequel elle a modifié la portée de la politique jurisprudentielle relative à l’admissibilité de la preuve par ouï-dire.

Il faut donc comprendre que, selon la nouvelle règle, une cour d’appel peut infirmer ses propres décisions antérieures quand il y a des raisons impérieuses de le faire et si le changement peut être qualifié de graduel. Les motifs de la majorité de la Cour dans l’affaire Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Widmont, [1984] 2 C.F. 274(C.A.), doivent donc être réputés annulés dans la mesure où le développement ultérieur du droit par la Cour suprême l’impose. La présente Cour avait anticipé le résultat final dans l’arrêt Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 C.F. 305 à la page 318, où elle a déclaré per curiam : « nous ne voyons pas pourquoi cette Cour devrait attendre qu’une initiative législative semblable soit prise au niveau fédéral pour mettre fin à une limite d’origine jurisprudentielle à l’adjudication d’un intérêt qui, de façon évidente, n’est plus considérée comme une politique générale valable ».

II

La question suivante est de savoir si les règles de justice naturelle exigent que les experts cités comme témoins par les parties soient entendus, s’il est également fait appel à des assesseurs maritimes.

Notre droit reconnaît deux principes de justice naturelle : (1) les parties doivent avoir l’occasion d’être entendues et recevoir un préavis suffisant pour ce faire (audi alteram partem) et (2) un arbitre doit être désintéressé et impartial (nemo judex in causa sua). En l’espèce, c’est le premier principe qui est en jeu. Dans De Smith’s Judicial Review of Administrative Action (4e éd. par J. M. Evans, 1980), on élabore comme suit sur ce principe (à la page 212) :

[traduction] Une personne qui est en droit d’être entendue oralement … doit véritablement avoir l’occasion de présenter sa cause. Son droit d’être entendue ne doit pas être réduit par de constantes interruptions. Si ses intérêts sont compromis de façon importante, elle doit avoir le droit de citer des témoins, et les règles de justice naturelle peuvent être réputées violées si un tribunal refuse de permettre à une partie de citer ses témoins dans l’ordre qu’elle juge opportun, s’il existe un risque réel de préjudice en ce qui concerne la présentation efficace de la cause. [Non souligné dans l’original.]

L’un des aspects essentiels du droit à l’audience est qu’une partie doit avoir le droit de citer des témoins. L’exclusion de témoins experts ne peut être justifiée si leurs témoignages seraient jugés admissibles d’après les critères normaux[19]. Les experts ne sont pas seulement utiles dans l’instruction du procès parce qu’ils aident les juges des faits, mais aussi parce qu’ils permettent aux parties de présenter leurs arguments le plus efficacement possible. Les parties ont le droit de présenter leur cause avec les témoins qui leur semblent le plus adéquats, sous réserve des limites de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C., (1985), ch. F-7 (la Loi), des Règles de la Cour fédérale et du droit de la preuve.

La Loi prévoit au sous-alinéa 46(1)a)(ix) que le comité des règles de la Cour fédérale peut, par règles ou ordonnances générales, « régir la nomination d’assesseurs et l’instruction de tout ou partie d’une affaire avec l’aide d’assesseurs ». De la même manière, la Règle 492 autorise la Cour, si elle le juge opportun, ou à la demande d’une partie, à demander l’aide d’un ou plusieurs assesseurs.

Il est vrai que l’article 18 de la Loi sur l’Admirauté, S.R.C. 1970, ch. A-1, dispose que la juridiction de la Cour de l’Échiquier à l’époque « embrasse, … les mêmes endroits, personnes, matières et choses que la juridiction d’amirauté actuellement possédée par la Haute Cour de Justice en Angleterre, qu’elle existe en vertu de quelque loi ou autrement, et elle doit être exercée par la Cour de la même manière et dans la même mesure que par cette Haute Cour ». De même, aux termes de l’article 42 de la Loi sur la Cour fédérale actuelle :

42. Le droit maritime canadien en vigueur au 31 mai 1971 continue à s’appliquer, sous réserve des modifications éventuelles par la présente loi ou toute autre loi.

L’article de définition (article 2) définit ainsi le droit maritime canadien :

2.

« droit maritime canadien » Droit …—dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté, aux termes de la Loi sur l’Amirauté, chapitre A-1 des Statuts revisés du Canada de 1970 …

Le juge Collier a interprété cette disposition dans l’arrêt Oy Nokia Ab c. Le Martha Russ, [1973] C.F. 394 (1re inst.), aux pages 401 et 402 :

À mon avis, par droit appliqué par la Cour de l’Échiquier en sa juridiction d’amirauté, on entend le droit établi par la Loi sur l’Amirauté et les autres lois, y compris les lois anglaises qui énoncent les compétences relatives à divers types de demandes. À mon sens, les règles d’amirauté ne constituaient pas des règles de fond appliquées par la Cour de l’Échiquier mais plutôt des règles de procédure réglant les diverses étapes des litiges en amirauté et, par conséquent, elles ne relèvent pas de la catégorie définie par l’expression droit maritime canadien.

Cette décision a été confirmée par la Cour dans l’arrêt Antares Shipping Corp. c. Le Capricorn, [1977] 2 C.F. 274(C.A.), aux pages 277 et 278, dans lequel le juge Le Dain, J.C.A., a écrit au nom de la Cour :

Ni la Loi sur la Cour fédérale ni les Règles de la Cour fédérale ne prévoient que les règles de pratique anglaise s’appliquent aux questions qui n’ont pas été prévues … le « droit maritime canadien », tel que défini par la Loi, ne paraît pas envisager les questions de pratique et de procédure prévues par les Règles et les ordonnances.

Bien sûr, selon moi, la pratique anglaise voulant que le témoignage d’experts sur des questions de navigation et de science nautique ne soit pas admissible lorsqu’il est fait appel à des assesseurs nautiques ne découle pas d’une règle ou d’un décret anglais : elle n’est qu’une simple règle jurisprudentielle développée par les tribunaux anglais. Toutefois, il s’agit d’une règle de procédure et non d’une règle de fond. De plus, à titre de jurisprudence, la règle anglaise ne saurait avoir rang supérieur à la règle énoncée dans l’arrêt Telendos. L’article 42 de la Loi ne porte que sur le maintien du droit maritime canadien. Il ne vise pas à convertir la jurisprudence anglaise en des dispositions législatives canadiennes, mais plutôt à l’intégrer comme s’il s’agissait de jurisprudence canadienne. Il est donc possible que cette jurisprudence soit éventuellement infirmée par les tribunaux.

Aucune disposition de l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, ne limite le recours à des témoins experts autrement que par le nombre :

7. Lorsque, dans un procès ou autre procédure pénale ou civile, le poursuivant ou la défense, ou toute autre partie, se propose d’interroger comme témoins des experts professionnels ou autres autorisés par la loi ou la pratique à rendre des témoignages d’opinion, il ne peut être appelé plus de cinq de ces témoins de chaque côté sans la permission du tribunal, du juge ou de la personne qui préside.

La Règle 482 [mod. par DORS/90-846, art. 18] des Règles de la Cour fédérale concernant la preuve sur l’examen en chef d’un expert se lit, en partie, comme suit[20] :

Règle 482. (1) Aucune preuve sur l’examen en chef d’un expert ne doit être reçue à l’instruction (sauf ordre contraire donné par la Cour dans un cas particulier) au sujet d’une question à moins

a) que cette question n’ait été définie par les plaidoiries ou par accord des parties déposé en vertu de la Règle 485;

b) qu’un affidavit énonçant la preuve proposée n’ait été déposé et qu’une copie n’ait été signifiée aux autres parties au moins 30 jours avant le début de l’instruction;

c) que l’expert ne soit disponible à l’instruction pour contre-interrogatoire.

(2) Sous réserve de se conformer à l’alinéa (1), la preuve sur l’examen en chef d’un expert cité comme témoin peut être présentée à l’instruction

a) par la lecture de toute déposition de l’expert, contenue à l’affidavit mentionné à l’alinéa (1), ou d’un ou de plusieurs extraits de cet affidavit que la partie décide d’utiliser à l’instruction (à moins que la Cour, avec le consentement de toutes les parties, ne permette de considérer le texte comme déjà lu); et

b) si la partie le désire, par déposition orale de l’expert,

(i) expliquant ou démontrant ce qu’il a exprimé dans l’affidavit ou dans le ou les passages d’affidavit qui ont ainsi été présentés comme preuve, selon le cas, et

(ii) autrement, par permission spéciale de la Cour aux conditions qui, le cas échéant, semblent justes.

Cette Règle montre clairement que si la procédure adéquate est suivie (et que les critères adéquats sont réunis), le témoignage d’experts peut être présenté à l’instruction, notamment une déposition orale de l’expert si la partie le désire c’est-à-dire qu’il est implicitement admissible. Il semble que ce soit là l’objet de la règle, par l’effet combiné du pouvoir de « réglementer la pratique et la procédure » à la Cour en vertu de l’alinée 46(1)a) de la Loi et de la définition, à l’article 2, de « pratique et procédure » qui s’entend de la pratique et de la procédure, y compris en matière de preuve. Selon moi, le preuve en matière de procédure inclut l’admissibilité de celle-ci.

Trois rapports d’experts avaient été déposés par l’appelante : un rapport préparé par le capitaine Klaus A. Mueller portant, en général, sur la navigation des navires respectifs et la science nautique (dossier d’appel I, aux pages 101 à 119); un rapport préparé par David J. Doust de Central Design & Drafting Ltd. portant, en général, sur l’hydrodynamique, notamment les effets des courants et autres forces exercés sur les navires à l’époque en cause, la mécanique navale (propulseur d’étrave) et la vitesse des navires respectifs—il a été reconnu que les parties de ce rapport qui traitaient en général de science nautique ne devraient pas faire partie de la preuve présentée devant la Cour (dossier d’appel I, aux pages 120 à 156); un rapport préparé par Mario J. Rossi de Salvage Association, portant spécifiquement sur des questions d’angle d’impact et de vitesse des navires respectifs à l’époque en cause (dossier d’appel I, aux pages 889 à 901). Le juge de première instance a exclu la preuve des trois experts, bien qu’il ne soit pas clair que le témoignage des deux derniers experts relevait du champ de compétence des assesseurs. Toutefois, selon ma vision de l’espèce, le témoignage d’experts est admissible, qu’il relève du champ de compétence des assesseurs ou non.

La restriction à l’égard de témoins experts, en droit maritime seulement, lorsqu’il est fait appel à des assesseurs découle simplement d’une tradition anglaise fondée sur la position de confiance apparemment particulière qu’occupent les Elder Brethren de la Trinity House, laquelle fournit les assesseurs. Puisqu’il n’existe pas d’institution sociale semblable aux Elder Brethren au Canada, il n’est pas nécessaire d’avoir une règle de droit semblable qui exclut les témoins experts dont les avis pourraient mettre en doute ceux de ces messieurs estimés. La common law doit refléter le tissu social du pays et non pas perpétuer une institution dont « le fondement social a depuis longtemps disparu » et qui n’a jamais existé au Canada.

De plus, le juge en chef Thurlow a suivi l’exception anglaise au droit commun, même si un certain nombre de juges respectés de première instance, dont il avait cité les avis, avaient rendu des décisions contraires : Nord-Deutsche Versicherungs-Gesellschaft et al. v. The Queen et al., [1969] 1 R.C.É. 117 (le juge Noël, tel était alors son titre); Les propriétaires du navire « Sun Diamond » c. Le navire « Erawan » et al. (1975), 55 D.L.R. (3d) 138 (C.F. 1re inst.) (le juge Collier); Misener Transportation Limited c. George N. Carleton (Le), [1980] F.C.J. no 404 (1re inst.) (QL) (le juge Marceau, tel était alors son titre); MacMillan Bloedel Ltd. c. Pan Ocean Bulk Carrier Ltd., [1981] 2 C.F. 773(1re inst.) (le juge Collier). L’affaire Nord-Deutsche n’était pas une affaire de droit maritime, même si elle traitait de questions maritimes.

Dans l’affaire Sun Diamond, le juge Collier a clairement exprimé son opinion selon laquelle le témoignage d’experts pourrait se révéler nécessaire même si des assesseurs siégeaient en l’espèce (aux pages 144 et 145) :

Jusqu’ici dans cet appendice, j’ai considéré comme acquis qu’il convenait, et qu’il fallait qu’il en soit ainsi à l’avenir, que l’on conservât la coutume traditionnelle consistant à refuser d’entendre les dépositions d’experts dans une affaire où siégeaient des assesseurs. J’exprime une fois de plus une opinion purement personnelle. Je ne suis pas d’avis qu’il faut respecter la règle anglaise traditionnelle. Le vicomte Dunedin a dit dans The « Australia » ([1927] A.C. 145, à la p. 150) :

[traduction] Je ne peux pas oublier que lorsque l’on a introduit le recours à des assesseurs, la navigation était à voile et que c’est un art que le terrien, estime-t-on, ne peut pas comprendre sans explications nombreuses. À notre époque, selon moi, l’application des règles destinées à prévenir les abordages relève bien plus souvent du bon sens que de la connaissance de la manœuvre dans le sens véritable du mot. Pour cette raison, moi-même, sauf à des fins d’explication, je recourrai le moins possible à un assesseur. Puisque nous constatons, comme nous l’avons fait en l’espèce et dans plusieurs affaires qui ont été soumises récemment à vos Seigneuries, que les assesseurs divergent, ils constituent davantage un obstacle qu’une solution.

À notre époque actuelle, avec les progrès technologiques et scientifiques considérables dans la conception et l’armement des navires, un assesseur compétent, si vastes soient ses connaissances, ne peut pas avoir acquis des connaissances d’expert sur toutes les questions qui peuvent aujourd’hui être examinées à fond et passées au peigne fin dans les litiges causés par les abordages. À titre d’exemple simple, quelques navires modernes sont équipés d’un indicateur de route. J’ai eu affaire à des assesseurs nautiques très compétents, qui, c’est compréhensible, n’avaient pas utilisé personnellement ces appareils ni n’avaient eu à interpréter ce qu’ils servaient à indiquer. Devrait-on interdire l’audition de témoins-experts sur une question technique comme celle-là simplement parce que des assesseurs (qui ne connaissent peut-être rien dans ce domaine) assistent à l’audition?

Dans les cours siégeant en d’autres matières que celles de droit maritime, on admet le témoignage d’experts même si le juge est aidé par un assesseur. Je m’en réfère à l’affaire Nord-Deutsche (déjà citée) et à une cause très longue plaidée en Colombie-Britannique (Northern Construction Company et J.W. Stewart Ltd. et al. c. B.C. Hydro and Power Authority (#2572/67) [non publiée]) (396 jours), pour laquelle un assesseur (un ingénieur possédant les qualités requises) siégeait avec le juge de première instance et au cours de laquelle un grand nombre de témoins-experts ont déposé sur plusieurs questions.

Je souscris tout à fait à l’opinion du juge Collier. À mon avis, la décision de la présente Cour dans l’affaire Telendos était contraire aux Règles de la Cour fédérale, aux principes généraux du droit, et en particulier, à la règle de justice naturelle qui garantit à chaque partie qu’elle aura l’occasion d’être entendue.

Les conséquences désastreuses de la décision dans l’affaire Telendos ne pourraient être mieux illustrées que dans l’espèce. Le juge de première instance, en donnant ses observations sur la preuve, a déclaré ce qui suit (à la page 137) :

Le capitaine Derenne a également été interrogé sur les mesures prises pour éviter l’impact. Il a déclaré que les moteurs du « Federal Danube » étaient embrayés à demi-vitesse vers l’arrière, et il a expliqué qu’il n’était pas efficace de faire fonctionner les moteurs à plein régime lorsque le bâtiment était immobilisé car la turbulence qui en résultait autour de l’hélice avait un effet négatif sur le couple requis pour déplacer le bâtiment. Cette affirmation n’a été contredite par aucun élément de preuve produit par la demanderesse. [Non souligné dans l’original.]

Bien sûr, si l’appelante n’a pas présenté de preuve contradictoire c’est parce qu’elle a été empêché de le faire du fait de l’application de la décision rendue dans l’affaire Telendos. À mon avis, cette décision doit être infirmée.

Vu la violation d’une règle de justice naturelle, l’arrêt unanime de la Cour suprême dans Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 661, entre en jeu. Dans un arrêt unanime, le juge Le Dain a déclaré ce qui suit au nom de la Cour :

… j’estime nécessaire d’affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n’appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat de l’audition.

Ce qui vaut pour des auditions administratives est a fortiori valable pour les procédures judiciaires.

À vrai dire, je dispose là de suffisamment d’éléments pour décider de l’appel principal, mais j’estime qu’il est nécessaire, par souci d’exhaustivité, d’examiner les deux autres questions connexes, dont l’une d’entre elles faisait l’objet de l’appel dans l’instance no A-201-94.

III

La question suivante porte sur les exigences de justice naturelle en ce qui concerne la façon dont l’avis des assesseurs est donné.

La pratique adoptée par le juge Collier dans l’affaire Sun Diamond est un grand pas en avant dans la résolution de cette question. Le juge Collier a décrit son approche comme suit (aux pages 139 et 140) :

À un moment donné, avant la fin des dépositions, j’ai rencontré les avocats et j’ai discuté avec eux du rôle des assesseurs en l’espèce. J’ai suggéré de modifier ce qui semble avoir été la façon de procéder habituelle de la division de première instance de cette Cour et de la division de l’Amirauté de la Cour de l’Échiquier qui a précédé la Cour susdite. J’ai proposé aux avocats, à la fin des témoignages et avant leurs plaidoyers oraux, de rédiger des questions que j’ai qualifiées de « formelles », qui, à leur avis, devraient être présentées aux assesseurs afin d’obtenir leur réponse ou leur opinion. Je devais moi-même formuler des questions que l’on poserait aux assesseurs au besoin et si cela semblait souhaitable. Les avocats pourraient ensuite présenter leurs arguments concernant l’à-propos et la pertinence ou d’autres aspects des diverses questions envisagées, de même que leur contenu. Le juge de première instance (moi-même) devait, bien sûr, être l’arbitre jouissant du droit de décider quelles questions, s’il y a lieu, seraient posées et quelle serait leur formulation et leur contenu.

Tout ce processus devait se dérouler avant les plaidoyers oraux de façon à ce que les avocats (s’ils l’estimaient à propos) pussent, dans leurs plaidoyers oraux, présenter leurs observations relatives aux réponses et aux opinions qu’il fallait recevoir. Les questions formelles et les réponses devaient ensuite être énoncées dans les motifs du jugement. L’entente stipulait implicitement que la règle consacrée devait s’appliquer : la Cour n’est pas tenue en aucune façon de faire siennes les réponses ou les opinions données ni de leur donner suite; elle doit prendre la décision toute seule, même sur les questions de navigation, de manœuvre et d’habileté nautique.

Lorsque les dépositions en l’espèce ont été achevées, un autre débat a eu lieu portant sur l’entente susdite. Moi-même, j’ai fait savoir que je ne me proposais pas de poser de questions aux assesseurs, mais j’ai invité les avocats à soumettre à la discussion les questions qu’ils voulaient poser. Les deux avocats ont affirmé qu’ils n’avaient pas l’intention de suggérer de questions.

Par conséquent, je n’ai en aucun moment demandé aux deux capitaines leur opinion ou leur avis formel.

Je pense que le juge Collier avait raison de donner un caractère formel au processus d’interrogation des assesseurs afin que les parties puissent faire des observations quant à la formulation des questions. Selon moi, la seule exception à cette règle devrait porter sur des questions purement informationnelles, notamment lorsqu’un juge qui préside une affaire de propriété intellectuelle traitant de questions de chimie ou d’ingénierie obscures fait constamment appel à un assesseur uniquement pour comprendre la preuve. Dans un tel cas, la divulgation serait superflue, mais le juge veillerait à ne pas demander leur avis aux assesseurs sous couvert de demandes d’information. Dans l’arrêt SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, la Cour suprême a statué à la majorité qu’aux fins de l’application de la règle audi alteram partem, il fallait établir une distinction entre les questions de fait et les arguments juridiques ou de politique qui ne soulèvent pas des questions de fait, la règle devant être d’application stricte pour les premières et un peu moins sévère pour les seconds. Voir aussi l’arrêt Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952. En l’espèce, les questions soumises aux assesseurs étaient, bien entendu, des questions de fait.

Quant aux réponses des assesseurs, le juge Collier a fait la déclaration suivante (à la page 142) :

La jurisprudence dominante, selon moi, n’oblige pas les juges de la division de première instance de la présente Cour à rédiger le texte de l’avis demandé aux assesseurs nautiques. À mon humble avis, il faudrait énoncer par écrit les avis ou opinions que l’on demande et, bien entendu, les réponses également. De cette manière, les parties au litige peuvent en prendre connaissance. Il est commode de les insérer dans les motifs du jugement, s’il en est. Ainsi on ne cache pas aux parties ce qui s’est passé, s’il y a lieu, entre le juge et les assesseurs et les avis, s’il y a lieu, que le juge a acceptés ou rejetés.

Ce n’est qu’à cet égard que je m’écarte de l’avis du savant juge. D’après moi, les réponses aussi doivent être exposées avant la fin de l’audience afin que les parties puissent, à leur discrétion, présenter d’autres observations.

Cette conclusion est appuyée par l’arrêt Pfizer Co. Ltd. c. Sous-ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 456, une affaire dans laquelle la Commission du tarif a fait référence dans sa décision à deux textes qui n’avaient pas été produits comme preuve, auxquels il n’avait pas été fait référence à l’audience et lesquels n’avaient pas été admis d’office. Le juge Pigeon a déclaré au nom de la Cour (à la page 463) :

Bien que la loi autorise la Commission à obtenir des renseignements autrement que sous la sanction d’un serment ou d’une affirmation …, elle n’est pas pour autant autorisée à s’écarter des règles de justice naturelle. Il est nettement contraire à ces règles de s’en rapporter à des renseignements obtenus après la fin de l’audience sans en avertir les parties et leur donner la possibilité de les réfuter.

Le fait que les tribunaux soient autorisés à « demander l’aide d’un ou plusieurs assesseurs » ne les autorise pas à le faire de façon telle que les droits des parties à une audience soient restreints.

Il s’agit donc là d’un autre motif pour accueillir l’appel.

IV

La question finale de justice naturelle porte sur la possibilité d’une crainte raisonnable de partialité de la part de Pierre Boisseau, l’un des deux assesseurs.

À la demande de l’appelante, Boisseau a remis un affidavit d’absence de conflit d’intérêts comme suit à l’instance (dossier d’appel VI, à la page 1022) :

Je déclare par la présente n’avoir entretenu aucun rapport direct ou indirect, depuis les dix dernières années, avec une ou autre (sic) des parties en cause.

Je déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt (sic) et être apte à exécuter mon mandat d’assesseur tel que déclaré dans mon assermentation pour la présente cause.

Je déclare, au cours des dix dernières années, avoir agi en qualité de consultant ou expert en architecture navale et génie maritime pour les firmes d’avocats suivantes :

- MARTINEAU, WALKER

- McMASTER, MEIGHEN

- STIKEMAN, ELLIOT

- OGILVY, RENAULT

- LANGLOIS, ROBERT, GAUDREAU

Je déclare avoir exécuté antérieurement à 1984 des mandats de consultation en ingénierie navale comme suit :

- 1975 à 1979 Federal Commerce & Navigation Ltd. conception du navire M.V. ARTIC…

On ne peut guère soutenir que les services de consultation fournis par l’auteur de l’affidavit à divers cabinets d’avocats risquent de compromettre son statut désintéressé, ne serait-ce que parce que l’affidavit révèle que, par le passé, il a agi non seulement pour les avocats des intimés, mais aussi pour l’avocat plaidant de l’appelant.

En revanche, le fait qu’entre 1975 et 1979, il ait eu un ou plusieurs contrats avec Federal Commerce & Navigation Ltd., l’ancien nom de Fednav Limited, l’un des intimés, mérite plus d’attention, surtout à la lumière de la décision rendue par la Cour d’appel de l’Angleterre dans l’affaire The Bremen (1931), 40 L1. L. Rep. 177.

Dans l’affaire The Bremen, il a été découvert, après la clôture de l’appel, que l’un des assesseurs maritimes avait été au service de l’une des parties neuf ans plus tôt. La Cour a accueilli sévèrement cette divulgation. Le lord juge Scrutton l’a commentée ainsi (à la page 181) :

[traduction] Bien évidemment, un tel lien aurait dû être divulgué avant le début de l’audition de l’appel … La Cour a proposé aux parties de tenir une nouvelle audience en présence d’autres assesseurs, mais avec la permission de la Cour, les parties ont convenu que celle-ci devrait considérer l’appel comme s’il avait été entendu sans assesseurs, en ne tenant pas compte des conseils donnés par leurs assesseurs et en n’examinant comme preuve que les conseils donnés par les assesseurs ci-dessous.

Je conclus de cette décision qu’un emploi non révélé par l’une des parties pourrait donner lieu à une contestation importante d’une décision fondée sur une crainte raisonnable de partialité.

Cependant, c’est à la demanderesse/appelante de prouver une telle crainte raisonnable à l’égard des témoignages présentés. En l’espèce, il était seulement établi qu’un ingénieur naval avait été quelques années auparavant un consultant pour l’une des parties au procès. Il n’existe aucune preuve quant au type d’association qui a eu lieu, mais il semble qu’elle soit moins évidente que dans l’affaire The Bremen, où il était démontré qu’un assesseur était au service de l’une des parties.

Avec une preuve aussi ambiguë, l’appelante ne peut établir son grief, et la décision du juge de première instance ne peut être remise en question. On est loin de l’erreur manifeste et importante survenue dans l’affaire Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802. En outre, cette question aurait dû être soulevée au moment de la nomination des assesseurs plutôt qu’au moment de l’instance.

Pour ce motif, l’appel doit donc être rejeté.

V

D’après les considérations qui précèdent, lesquelles sont décisives selon moi pour l’affaire en cause, il n’y a pas lieu d’examiner le fond de l’affaire.

En conséquence, les appels A-201-94 et A-202-94 doivent être rejetés. L’appel principal A-461-94 devrait être accueilli, la décision du juge de première instance annulée et l’affaire renvoyée devant la Section de première instance pour une nouvelle audition. Puisque l’appelante a obtenu gain de cause dans l’appel principal, elle a droit à la totalité des dépens, tant dans la présente instance que dans les instances inférieures.

* * *

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge suppléant Chevalier (motifs concordants) : J’ai eu l’avantage de prendre connaissance des motifs exposés par mes deux collègues. Comme ils l’indiquent, le litige qui nous est soumis porte sur trois sujets, savoir :

1. La décision du premier juge de rejeter la demande de l’appelante, formulée au cours du procès, en récusation des assesseurs;

2. La conclusion à laquelle elle en est venue quant à l’absence de responsabilité contributive des navigateurs du Federal Danube en ce qui a trait à la cause de la collision;

3. Son refus de recevoir une preuve d’expertise que l’appelante entendait soumettre à l’appui de ses prétentions.

Sur le premier sujet, mes deux collègues se sont déclarés d’accord que le jugement de première instance était bien fondé. Je partage leur opinion.

Quant au second, compte tenu de ses conclusions relativement au problème de l’admissibilité de la preuve d’expertise, le juge MacGuigan n’a évidemment pas jugé à propos de se prononcer sur le problème des responsabilités respectives des parties. Après étude des motifs énoncés par le juge Pratte, je m’en déclare satisfait et ne vois rien à y ajouter.

En ce qui a trait au troisième sujet du litige, avec respect pour l’opinion contraire, je crois devoir me ranger à celle du juge Pratte et aux motifs sur lesquels elle s’appuie.

Comme lui, je considère :

1. Que, quelle que soit par ailleurs la valeur intrinsèque des règles établies et observées de tout temps par la jurisprudence anglaise en matière d’admissibilité de la preuve par experts, cette jurisprudence continue d’avoir autorité au Canada, compte tenu de la disposition des articles 42 et 2 de la Loi sur la Cour fédérale et que, dans les circonstances, il n’y a pas lieu de revenir sur les conclusions prises dans l’affaire du Telendos[21] auxquelles ont référé mes deux collègues;

2. Que, par ailleurs, il faut faire une nette distinction entre une preuve par expert qui se rapporte à la façon de naviguer, que mon collègue décrit par les deux expressions de « nautical skill » et « management of the ship » et toute autre preuve qui serait de nature à enrichir le dossier dans un domaine qui serait étranger à celui de la navigation proprement dite. Dans le premier cas, les assesseurs étant présumés, par le fait même de leur nomination, posséder des qualifications, une autorité et une indépendance équivalentes à celles des membres de la confrérie britannique de Trinity House, il est logique de s’en remettre à leurs connaissances pour fournir au juge saisi du litige les éléments d’appréciation propres à déterminer si la conduite des marins à l’occasion d’un sinistre a satisfait aux critères exigibles d’un navigateur avisé et prudent. Sans aller jusqu’à dire qu’en semblable circonstance il serait alors interdit au juge de permettre qu’une telle preuve soit introduite, j’opine que, s’il décide de ne pas la recevoir, il ne fait qu’exercer sa discrétion et sa décision n’est pas susceptible d’être attaquée en appel.

Sur ce point, je crois utile de dire quelques mots au sujet du but précis que poursuivait l’appelante en rapport avec sa demande d’introduction au dossier des rapports d’expertise, préparés par le capitaine Mueller et l’ingénieur Doust.

Dans son mémoire d’argumentation (à la page 13, no 42), elle s’exprime comme suit :

Trois rapports d’experts avaient été déposés par l’appelante, à savoir :

—   Le rapport préparé par le capitaine Klaus A. Mueller, portant, en général, sur la navigation des navires respectifs et la science nautique (dossier d’appel, vol. I, aux pp. 101 à 109);

—   Le rapport préparé par David J. Doust du Central Design& Drafting Ltd., portant, en général, sur l’hydrodynamique, notamment les effets des courants et autres forces exercées sur les navires à l’époque en cause, la mécanique navale (propulseur d’étrave) et la vitesse des navires respectifs. Il a été reconnu que les parties de ce rapport qui traitaient en général de science nautique ne devraient pas faire partie de la preuve présentée devant la Cour (dossier d’appel, vol. I, aux pp. 120 à 156);

—   Le rapport préparé par Mario J. Rossi … » (lequel n’est pas en cause ici) [Soulignements ajoutés]

Je constate que, dans le texte qui précède, l’appelante admet sans restriction que la partie d’un des rapports qui porte sur la façon de naviguer (le « nautical skill » et le « management of the ship ») n’a pas de pertinence au dossier en l’occurrence. Or, c’est précisément ce dont traite le rapport du capitaine Mueller et ce, de l’aveu même de l’appelante.

Quant au rapport de M. Doust, la lecture que j’en ai faite me convainc que son auteur et l’appelante n’entendaient pas le produire et l’utiliser pour éclairer le juge de première instance sur des aspects techniques relatifs à la mécanique de la navigation mais pour la convaincre qu’une seule conclusion pouvait en dériver, celle de la faute contributive des marins du Federal Danube.

J’en prends à preuve, au départ, l’entête de chacun des neuf derniers chapitres du rapport (Dossier d’appel commun, à la page 122) :

[traduction] 2. M.V. FEDERAL DANUBE—Caractéristiques principales

 3. M.V. BEOGRAD—Caractéristiques principales

 4. Analyse technique des déclarations faites par les témoins-clés

 5. Dommages subis par chacun des navires

 6. Régime des vents, conditions météorologiques et état du courant au moment de l’accident

 7. Analyse des positions relatives des navires avant et pendant la collision

 8. Évitement de collision—Règles et règlements

 9. Constatations générales

10. Conclusions.

Les chapitres 2 et 3 ne constituent pas une preuve nouvelle. Ils ne sont que la répétition des pièces produites comme D-92 et D-93.

Les chapitres 4 et 5 contiennent un résumé des témoignages des capitaines Janicic (Beograd) et Derenne (Federal Danube) et un état des dommages causés à chaque navire. À la page 15 du rapport, l’expert Doust conclut :

[traduction] Il appert donc de la nature et de l’étendue des dommages subis par les deux navires que le BEOGRAD aurait passé devant le FEDERAL DANUBE sans danger, si le FEDERAL DANUBE n’avait pas levé l’ancre et ne s’était pas dirigé vers le BEOGRAD qui venait en sens inverse.

J’estime qu’il s’agit là d’une référence à la façon de naviguer, spécialité d’un des assesseurs, et qu’elle n’a donc pas sa place au dossier.

Au dernier paragraphe du chapitre 7, qui doit être lu avec le chapitre 6, on trouve le texte suivant (à la page 21 du rapport) :

[traduction] … [N]ous voyons que le BEOGRAD aurait évité le FEDERAL DANUBE à une distance d’environ 260 pieds, si le FEDERAL DANUBE n’avait pas filé son ancre et était resté en position #3.

C’est encore là porter un jugement sur la façon de naviguer, fautive selon l’expert, du capitaine du Federal Danube; la remarque précédente s’applique.

Le chapitre 8 récite certaines des règles de navigation édictées en vue de prévenir les collisions. Suite à chaque citation, l’expert Doust indique quelles fautes ont été commises par l’un ou l’autre des navigateurs.

Enfin, je crois devoir citer in extenso le texte du chapitre 9 :

[traduction] Le tableau 1 a été préparé afin de montrer les erreurs respectives de navigation et les défauts respectifs des navires qui ont mené à la collision survenue entre le BEOGRAD et le FEDERAL DANUBE le 11 décembre 1984.

On peut constater que la faute no 1 est commune aux deux navires. De même, la faute no 2 dans le cas du BEOGRAD est la même que la faute no 7 dans le cas du FEDERAL DANUBE.

Les fautes no 3 et no 4 dans le cas du BEOGRAD renvoient à la non-utilisation de la fréquence métrique (VHF) entre le navire et le Centre de contrôle de la circulation de Beauharnois et le FEDERAL DANUBE, tandis que les mêmes omissions doivent être considérées comme les fautes no 8 et no 10 dans le cas du FEDERAL DANUBE.

Nous nous trouvons donc en présence d’une prépondérance de fautes dans le cas du FEDERAL DANUBE ainsi qu’il est mentionné aux fautes nos 2, 3, 4, 5, 6, 9 et 11 (sept fautes en tout).

De la même façon, le tableau 2 a été préparé afin de montrer le bien-fondé relatif du comportement de chacun des navires avant la collision. À tout prendre, il est clair que le FEDERAL DANUBE a été responsable de l’accident en se dirigeant vers son ancre et dans la zone du BEOGRAD qui venait en sens inverse. Le changement de cap de 5E à tribord effectué par le BEOGRAD suffisait pour passer devant le FEDERAL DANUBE, s’il était resté à l’ancre (sans la lever) et comme l’indiquaient ses feux de mouillage. [Soulignements ajoutés]

Ce texte est de nature à convaincre le lecteur que la généralité des données techniques que contient le rapport n’est, en somme, qu’une suite de références à la preuve déjà produite par d’autres témoins ou documents et que, si l’on exclut comme inutile ce dédoublement de matériel, il n’y reste que des conclusions, celles des fautes respectives que l’on cherche à attribuer à chaque navigateur et, en particulier, à celui du Federal Danube.

On se rappellera que, dans son mémoire dont j’ai précédemment cité un extrait, l’appelante nous déclare que les opinions de l’expert à ce sujet ne doivent pas être prises en considération. Puisqu’il ne reste rien dans le rapport en question qui puisse être de quelque utilité, j’estime que le juge de première instance était parfaitement justifiée de conclure comme elle l’a fait et que l’appel devrait être rejeté.



[1] Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et autres c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 389, aux p. 395 et 396; Saint John Shipbuilding & Dry Dock Co. Ltd. c. Kingsland Maritime Corp., [1979] 1 C.F. 523(C.A.); Crabbe c. Le ministre des Transports, [1973] C.F. 1091 (C.A.); Farmer Construction Ltd. c. La Reine (1983), 83 DTC 5272 (C.A.F.).

[2] L’art. 46(1)a)(ix) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] autorise l’adoption de règles régissant « la nomination d’assesseurs et l’instruction de tout ou partie d’une affaire avec l’aide d’assesseurs ».

L’art. 492(1) des Règles de la Cour fédérale prévoit que :

Règle 492. (1) La Cour pourra, si elle juge opportun de le faire, demander l’aide d’un ou plusieurs assesseurs spécialement qualifiés, et entendre et juger une question, en tout ou en partie, avec l’aide de ce ou ces assesseurs.

[3] Cette Règle, qu’il vaut mieux citer dans sa version anglaise si on veut la comprendre, se lit comme suit :

Règle 482. (1) Aucune preuve sur l’examen en chef d’un expert ne doit être reçue à l’instruction (sauf ordre contraire donné par la Cour dans un cas particulier) au sujet d’une question à moins

b) qu’un affidavit énonçant la preuve proposée n’ait été déposé et qu’une copie n’ait été signifiée aux autres parties au moins 30 jours avant le début de l’instruction; et …

[4] Comme l’appelante ne nous a pas fourni une transcription complète des notes prises lors du procès, nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé devant le premier juge.

[5] Egmont Towing & Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » (1982), 43 N.R. 147 (C.A.F.).

[6] Voir note 3.

[7] L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 7 :

7. Lorsque, dans un procès ou autre procédure pénale ou civile, le poursuivant ou la défense, ou toute autre partie, se propose d’interroger comme témoins des experts professionnels ou autres autorisés par la loi ou la pratique à rendre des témoignages d’opinion, il ne peut être appelé plus de cinq de ces témoins de chaque côté sans la permission du tribunal, du juge ou de la personne qui préside.

[8] Suivant l’art. 46 de la Loi sur la Cour fédérale, les règles de la Cour régissent « la pratique et la procédure » en première instance et en appel. Or, suivant la définition que l’on trouve à l’art. 2 de la Loi, le sens de l’expression « pratique et procédure », s’il comprend la pratique et la procédure « en matière de preuve », ne comprend pas les règles régissant l’admissibilité de la preuve.

[9] 42. Le droit maritime canadien en vigueur au 31 mai 1971 continue à s’appliquer, sous réserve des modifications éventuelles par la présente loi ou toute autre loi.

[10] On a déjà décidé, et avec raison, que la procédure, en Cour fédérale, est régie, en matière maritime comme en toutes autres matières, par les Règles de la Cour et non par les règles anglaises (Antares Shipping Corp. c. Le Capricorn, [1977] 2 C.F. 274(C.A.); Oy Nokia Ab c. Le Martha Russ, [1973] C.F. 394 (1re inst.)). Mais, je l’ai dit, les règles concernant l’admissibilité de la preuve ne sont pas régies par les Règles de la Cour.

[11] Ainsi, l’ouvrage maintenant classique Jackson’s Machinery of Justice (Cambridge University Press, 1989), parlant de la Cour de l’Amirauté, s’exprime comme suit à la p. 46 :

En un sens, la cour est internationale puisqu’elle entend souvent des causes impliquant des navires étrangers, ce qui requiert un haut niveau de compétence juridique. Grace, notamment, au système d’assesseurs maritimes. Lorsque le juge a besoin d’aide en matière de compétence maritime, il est secondé par deux maîtres de la Corporation de Trinity House, qui siègent avec le juge. On n’a jamais recours à un jury. Le système d’un juge avec des assesseurs compétents et impartiaux est étranger à la common law, mais semble fonctionner à merveille en amirauté; cela semble beaucoup mieux que la technique de common law d’écouter des témoins experts retenus à grands frais par les parties pour exposer des opinions contraires.

[12] R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9.

[13] [1985] 2 R.C.S. 643.

[14] Voir l’art. 52b)(i) de la Loi sur la Cour fédérale.

[15] Il semble incorrect que la Cour suprême des États-Unis ait jugé inadmissible le système d’assesseur en 1855, bien que le juge en chef Thurlow ait raison de citer Wiswall [The Development of Admiralty Jurisdiction since 1800, Cambridge University Press, 1970] à cet effet. Toutefois, Wiswall mentionne, dans une note infrapaginale, que des assesseurs avaient effectivement siégé dans l’affaire The Jay Gould, 19 F. 765 (E.D. Mich., 1884). Pour la référence à la Cour suprême, il se fonde sur l’ouvrage de Theophilus Parsons intitulé A Treatise on the Law of Shipping and the Law and Practice of Admiralty, Boston, 1869, vol. 2, aux pp. 438 et 439. Cependant, les véritables propos de Parsons se lisent comme suit :

[traduction] En Angleterre, il existe une coutume de longue date voulant que pendant l’audition d’affaires d’abordage, le juge soit assisté d’au moins deux assesseurs maritimes de la Trinity House pour savoir quel navire est en faute selon eux4. Bien que le tribunal ne soit pas lié par cet avis, celui-ci est habituellement suivi. En général, nous n’avons pas de pratique semblable dans ce pays5; mais à une certaine époque, dans le district du Massachusetts, il était coutumier de présenter la preuve à des marins afin de recueillir leur avis sur les faits de l’espèce1. L’on a jugé, toutefois, que cette pratique était contestable, et en 1855 elle a été déclarée inadmissible; l’on estimait que la méthode plus adéquate consistait à recueillir les avis d’experts sur un cas hypothétique2.

4 Dans l’affaire Swanland, 2 Spinks, 107, M. Lushington, dans une allocution aux assesseurs maritimes de la Trinity House, a déclaré ce qui suit : [traduction] « Une fois que le juge de common law a résumé l’affaire au jury, il est déchargé de ses fonctions; c’est alors au jury de prononcer son verdict. Mais malheureusement pour moi, j’ai non seulement le devoir de vous présenter la preuve, mais aussi de sanctionner votre opinion ou votre décision, quelle qu’elle soit, afin de fonder une décision judiciaire sur elle. »

5 Il semblerait qu’une pratique semblable à celle de l’Angleterre soit en vigueur en Pennsylvanie. En effet, dans l’affaire The Red Bank Co. v. The John W. Gandy, 7 Am. Law Reg. 606, le juge Kane s’exprime comme suit : [traduction] « Les marins qui m’ont fait la faveur d’entendre la preuve avec moi sont d’avis que » etc. Voir aussi l’affaire The Hypodame, 6 Wallace, 224. Dans l’affaire The Brig Rival, 1 Sprague, 128, il a été convenu de faire appel à des experts, lesquels ont répondu aux questions qui leur ont été posées.

1 Dans l’affaire Peele v. Merchants’ Ins. Co., 3 Mason, 27, 36, le juge Story a déclaré : [traduction] « Quant à la question du caractère suffisant des réparations, elle est si étroitement liée aux capacités pratiques en matière nautique, que si l’affaire devait en dépendre, je devrais, conformément à la pratique généralement reconnue en droit maritime, m’en remettre à des rapports d’experts sur l’ensemble de la preuve pour connaître la véritable attitude à adopter, selon eux, à cet égard ». Voir aussi l’affaire Lowry v. Steamboat Portland, 1 Law Rep. 313.

2 L’affaire The Clement, 2 Curtis, C. C. 363. Voir aussi l’affaire Allen v. Mackay, I Sprague, 219, 223. L’affaire The Clement a été portée en appel devant la Cour suprême, et de nouvelles dépositions ont été entendues, notamment avec les avis des experts de la manière indiquée. Cependant, l’affaire n’a jamais été publiée du fait que le tribunal était également divisé en ce qui concerne les faits de cette affaire, et nous sommes donc incapables de dire si la Cour suprême a entériné la méthode indiquée. [Non souligné dans l’original.]

[16] Il apparaîtra ultérieurement que, selon moi, tous les éléments pris en considération par la Cour doivent être versés au dossier.

[17] Le Practice Statement (Judicial Precedent) se trouve à [1966] 1 W.L.R. 1234 (H.L.). Il est également exposé dans mon article « Precedent and Policy in the Supreme Court » (1967), 45 R. du B. can. 627, note 200, à la p. 657.

[18] Bien que les juges Cory et L’Heureux-Dubé aient été dissidents dans cet arrêt, leur désaccord ne visait pas l’opportunité pour la Cour de modifier l’ancienne règle, processus qu’ils appuyaient, mais plutôt le contexte de la nouvelle règle.

[19] Ces critères sont énoncés dans l’affaire R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, par le juge Dickson (tel était alors son titre) et dans l’affaire R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, par le juge Sopinka, et ils n’ont aucune incidence sur le cas en l’espèce. Pour une décision récente par la Section de première instance sur le témoignage d’experts, voir l’affaire Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Empire Tug Boats Ltd. et al. (1995), 92 F.T.R. 26, par le juge Reed.

[20]Pour l’essentiel, cette Règle était la même au moment de la décision dans l’affaire Telendos.

[21] Egmont Towing & Sorting Ltd. c. Le navire « Telendos » (1982), 43 N.R. 147 (C.A.F.).

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