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[1996] 1 C.F. 639

A-35-94

Albert Belloni (appelant)

c.

Lignes aériennes Canadien International Ltée (intimée)

et

Commission canadienne des droits de la personne (Mise en cause)

Répertorié : Lignes aériennes Canadien International Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne) (C.A.)

Cour d’appel, juges Pratte et Décary, J.C.A., et juge suppléant Chevalier—Montréal, 22 et 24 novembre 1995.

Droit administratif Contrôle judiciaire Prohibition Appel interjeté contre une ordonnance interdisant que la CCDP donne suite à la plainteRetard de cinquante mois entre le dépôt de la plainte et la nomination des membres du tribunal chargé de faire enquêteIntimé non responsable du retardAppel accueilliUn retard de procédure du tribunal administratif qui n’est pas causé par le requérant ne donnera lieu à une interdiction que s’il est tel qu’il empêche le tribunal de remplir correctement son mandat législatif conformément aux exigences de la justice naturelleAccent mis sur la nature du préjudice subi et non sur la cause ou la durée du retardLe préjudice subi par l’intimé n’a pas atteint des proportions telles qu’une ordonnance d’interdiction puisse être justifiéeOn parle de retard « excessif » lorsqu’il est question des droits selon la Charte des droits et de retard « inadmissible » lorsqu’il s’agit des règles de justice naturelle.

Droits de la personne Appel interjeté contre une ordonnance interdisant que la CCDP soit saisie d’une plainteRetard de cinquante mois entre le dépôt de la plainte et la nomination des membres du tribunal chargé de faire enquêteLe préjudice subi par l’intimée n’a pas atteint des proportions telles qu’une ordonnance d’interdiction puisse être justifiéeLa moindre acuité des souvenirs des témoins est un préjudice inhérent au système judiciaire, dont on ne tient pas compte même dans la plupart des affaires criminellesRetard nullement exceptionnelQuestion de l’exigence professionnelle justifiée; circonstances de la plainte sont reléguées au second planImpossibilité de faire comparaître des témoins possibles n’a pas été prouvéeLe risque accru de responsabilité n’est pas un préjudice ayant trait à l’équité de la procédure.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Appel interjeté contre une ordonnance interdisant que la CCDP soit saisie de la plainte au motif qu’un retard de cinquante mois est déraisonnable et cause un préjudice à l’intiméeAppel accueilliArt. 7 de la Charte non applicable aux procédures à caractère non pénal relevant de la législation relative aux droits de la personne.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Nisbett v. Manitoba (Human Rights Commission) (1993), 101 D.L.R. (4th) 744; [1993] 4 W.W.R. 420; 85 Man. R. (2d) 101; 14 Admin. L.R. (2d) 216; 18 C.H.R.R. D/504; 14 C.R.R. (2d) 264; 41 W.A.C. 101 (C.A. Man.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée [1993] 4 R.C.S. vi.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143; [1989] 5 W.W.R. 1; 77 Sask. R. 94; 10 C.H.R.R. D/6305; 89 CLLC 17,027 (C.A. Sask.).

APPEL interjeté contre une ordonnance interdisant à la CCDP de donner suite à la plainte au motif qu’un retard de cinquante mois entre le dépôt de la plainte et la nomination des membres du tribunal chargé de faire enquête était déraisonnable et portait préjudice à l’intimée. Appel accueilli.

AVOCATS :

Julius H. Grey pour l’appelant.

W. Ross Ellison pour l’intimée.

J. Helen Beck pour la mise en cause.

PROCUREURS :

Grey, Casgrain, Montréal, pour l’appelant.

Davis & Co., Vancouver, pour l’intimée.

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la mise en cause.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l’audience par

Le juge Décary, J.C.A. : Estimant que la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) « avait manqué à son devoir d’équité à l’égard de la requérante [les Lignes aériennes Canadien International Ltée (Canadien)] au sens où le retard dans le traitement de la plainte a été excessif et a causé un préjudice à Canadien », le juge des requêtes a interdit par ordonnance à la Commission [traduction] « de donner suite à la plainte contre Canadien devant le Tribunal canadien des droits de la personne ». Pour rendre cette décision, le juge s’est appuyé sur le critère à cinq volets fondé sur la Charte énoncé par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’affaire Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas[1].

Le juge des requêtes ignorait manifestement que quelques mois plus tôt, dans l’affaire Nisbett v. Manitoba (Human Rights Commission)[2], la Cour d’appel du Manitoba avait, selon nous avec raison, refusé d’appliquer le critère énoncé dans Kodellas. Dans l’affaire Nisbett, la Cour a conclu que l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] [traduction] « ne s’applique pas aux procédures à caractère non pénal relevant de la législation relative aux droits de la personne et qu’il ne sert donc à rien d’invoquer l’art. 11, qui a trait aux personnes accusées d’infractions criminelles » (à la page 755); que [traduction] « il n’est désormais pas possible de douter que les principes de justice naturelle et le devoir d’équité qui font partie de toute procédure civile de nature administrative incluent le droit à une audition équitable et que le retard dans l’exécution d’une obligation imposée par la loi peut constituer un abus auquel la loi peut remédier » (à la page 756); que [traduction] « s’il y a eu préjudice tel, en nature et en degré, que la possibilité pour une partie d’obtenir une audition équitable en est sérieusement compromise, le tribunal administratif peut effectivement perdre sa compétence » (à la page 756); que [traduction] « dans certaines circonstances, un retard excessif peut constituer un abus de procédure » (à la page 756); et que [traduction] « La question est tout simplement de savoir si, selon le dossier, il y a des preuves manifestes de l’existence d’un préjudice suffisamment grave pour compromettre l’équité de l’audition » (à la page 757) (non souligné dans l’original).

Selon nous, le retard dans la procédure d’un tribunal administratif qui n’est pas causé par le requérant ne donnera lieu à une interdiction que s’il est tel qu’il empêche le tribunal de remplir correctement son mandat législatif conformément aux principes de justice naturelle. Ainsi, un tribunal peut, en raison de son incapacité à procéder avec célérité, se trouver incapable de remplir son mandat conformément à ces exigences s’il y a preuve que le préjudice causé par le retard est tel qu’il prive une partie de son droit à une défense pleine et entière. Il convient de s’intéresser à la nature du préjudice subi par une partie plus qu’à la cause ou à la durée du retard. Comme le critère relatif aux procédures non pénales est distinct de celui qui s’applique aux procédures pénales, il peut être utile de parler de retard « excessif » lorsqu’il est question de droits selon la Charte et de retard « inadmissible » lorsqu’il s’agit des règles de justice naturelle.

En l’espèce, l’appelant ne conteste pas vraiment le fait que le retard en question (il s’est écoulé une cinquantaine de mois entre le dépôt de la plainte, le 28 mars 1988, et la décision de la Commission, prise le 13 mai 1992, de former un tribunal des droits de la personne chargé de faire enquête sur la plainte) était particulièrement long et que Canadien n’y était pour rien. Les avocats reconnaissent en fait que les deux parties sont ici des victimes innocentes. Personne ne conteste non plus que Canadien subit un préjudice du fait de ce retard. La question est donc, pour l’essentiel, de savoir si ce préjudice a atteint des proportions telles qu’une ordonnance d’interdiction puisse être justifiée.

Le préjudice qu’aurait entraîné le retard a été décrit comme suit dans un affidavit déposé par Canadien :

[traduction] 29. Le retard a causé un grave préjudice à Canadien, surtout en ce qui a trait au fait qu’il lui est désormais beaucoup plus difficile de s’assurer une défense pleine et entière. Plus particulièrement, les souvenirs des témoins se seront forcément émoussés après quatre ans et demi. Le retard a également compromis la possibilité pour Canadien de solliciter certains témoins possibles. Par exemple, le Dr W.G. Hartzell, qui aurait très certainement témoigné, n’est plus employé par Canadien.

30. De plus, le retard a causé et cause encore un préjudice important à Canadien parce qu’il accroît, en soi, le montant des dommages que Canadien pourrait être appelé à payer. Les décisions des tribunaux des droits de la personne sont souvent assorties de dommages-intérêts au titre de la rémunération rétroactive. Le plaignant n’a pas travaillé pour Canadien au cours de la période écoulée entre le moment où Canadien lui a fait une offre d’emploi et la date de l’audition (environ quatre ans et demi). Canadien est exposé à ce risque, de l’ordre de 120 000 dollars, en raison exclusivement du retard dans la procédure de la Commission. [Dossier d’appel, vol. 1, aux pages 12 et 13].

Nous n’avons pas envisagé, pour les motifs énoncés plus tôt, le préjudice que Canadien prétend avoir subi en raison du fait que la Commission n’a pas fait d’offre d’emploi à l’appelant. Ce préjudice pourrait donner lieu à une action délictuelle contre la Commission, mais il ne convient pas de discuter dans le présent appel de cette possibilité.

Le préjudice allégué est, selon nous, bien en-deçà du seuil élevé que Canadien a à franchir.

La moindre acuité des souvenirs des témoins est un préjudice inhérent à notre système, et l’on n’en tient même pas compte dans la plupart des affaires criminelles où, par exemple, une cour d’appel ou la Cour suprême du Canada ordonne un nouveau procès. Nous parlons ici d’une période d’environ cinquante mois : c’est regrettablement long, mais nullement exceptionnel. De plus, comme la question dont le tribunal sera saisi tournera autour de la question de l’exigence professionnelle justifiée, il est probable que Canadien aura recours au témoignage d’experts et que les circonstances particulières de la plainte seront reléguées au second plan.

L’impossibilité de faire comparaître des témoins possibles n’a pas été prouvée. Le simple fait qu’un témoin probable ne soit plus employé par Canadien ne prouve pas qu’il n’est pas possible de le retrouver. Cela ne nous dit pas non plus en quoi l’absence de ce témoin compromettrait la possibilité pour Canadien de s’assurer une défense pleine et entière.

La responsabilité accrue de Canadien si la plainte est accueillie n’est pas un préjudice relié à l’équité de la procédure. Le tribunal qui décidera des réparations qu’il convient d’accorder devra bien entendu tenir compte des circonstances particulières de l’espèce.

L’appel sera donc accueilli, le jugement du juge des requêtes sera annulé et la demande des Lignes aériennes Canadien International Ltée en vue d’une ordonnance interdisant à la Commission canadienne des droits de la personne de donner suite à la plainte d’Albert Belloni sera rejetée.

Le juge Pratte, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge suppléant Chevalier : Je souscris à ces motifs.



[1] (1989), 60 D.L.R. (4th) 143 (C.A. Sask.). Les cinq facteurs étaient les suivants : caractère déraisonnable à première vue du retard; motif du retard; ressources institutionnelles suffisantes; préjudice pour la partie incriminée; préjudice pour la société.

[2] (1993), 101 D.L.R. (4th) 744 (C.A. Man.); autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada rejetée dans [1993] 4 R.C.S. vi.

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