Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1997] 3 C.F. 269

A-595-94

F. Marianne Folster (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Canada c. Folster (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et Linden, J.C.A.—Winnipeg, 10 avril; Ottawa, 22 mai 1997.

Peuples autochtones Taxation ExemptionsBiens meubles d’une Indienne situés sur une réserveAppellante employée par un hôpital subventionné par le gouvernement situé à proximité de la réserve (autrefois sur la réserve) offrant des services principalement aux Indiens inscrits vivant sur la réserveDifficulté de formuler une règle du situs applicable à un bien intangible (comme le salaire)L’objet de la disposition législative doit être pris en considération pour le choix d’un critère de détermination du situsPolitique visant à empêcher qu’il soit porté atteinte aux biens détenus par les Indiens à titre d’IndiensL’objet n’est pas de remédier à la situation économique désavantageuse des IndiensLe revenu d’emploi des Indiens n’est pas exempté de l’impôt s’il est tiré du « marché » — Critère des facteurs de rattachementLe poids à donner à chaque facteur varie en fonction des circonstancesL’interprétation fondée sur l’objet s’impose pour préserver la substance de l’exemption d’impôt, même si la situation économique sur les réserves indiennes a changéLe juge de première instance a accordé trop de poids à l’emplacement géographique précis de l’emploi et à la résidence de l’employeurIl n’a pas accordé assez de poids aux circonstances véritables touchant l’emploi de la contribuable, son lieu de résidence et l’historique de l’hôpitalExemption d’impôt nécessaire en l’espèce pour éviter qu’il ne soit porté atteinte à un droit indienRevenu non tiré du marché.

Impôt sur le revenu Exemptions IndiensBiens meubles d’une Indienne situés sur une réserveRevenu tiré d’un emploiEmployée d’un hôpital financé par le gouvernement fédéral situé sur un terrain adjacent à la réserve, les patients étant principalement des IndiensL’application d’un critère de détermination du situs qui ne se rattache pas à l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt devient arbitraireL’exemption ne vise pas à accorder aux Indiens une protection illimitée contre la taxation ni à remédier à une situation désavantageuse sur le plan économiqueUn Indien qui entre sur le « marché » n’est pas exempté de l’impôtLa question cruciale est de savoir si l’imposition du bien en cause représente une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’IndienLa crainte du juge de première instance d’un « terrain glissant », soit qu’une exemption accordée en l’espèce puisse signifier que tous les Indiens qui vivent sur une réserve sont exemptés de l’impôt n’est pas justifiée, parce qu’elle néglige les facteurs liant le revenu d’emploi à la réserveLes lignes directrices de Revenu Canada sont utiles dans les cas habituels, mais la Cour doit évaluer dans chaque cas l’importance relative des facteurs de rattachement.

Interprétation des lois L’art. 87 de la Loi sur les Indiens exempte de l’impôt les biens meubles des Indiens situés sur une réserveSitus d’un revenu d’emploiLe principe du situs fermement inscrit dans le libellé de l’articleL’application d’un critère de détermination du situs qui ne se rattache pas à l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt devient arbitrairePolitique de la loi : protéger les Indiens contre les efforts entrepris par les non-Indiens pour les déposséder de leurs biensL’exemption ne vise pas à accorder aux Indiens une protection illimitée contre la taxation ni a remédier à une situation désavantageuse sur le plan économiqueIl ne revient pas aux tribunaux d’étirer les limites de l’exemption fiscale plus que ne le permet une interprétation de la Loi fondée sur l’objetL’interprétation fondée sur l’objet s’impose pour préserver la substance de l’exemption d’impôt, même si la situation économique sur les réserves indiennes a changé depuis l’adoption de l’exemptionContrairement aux traités, les lois sont l’expression de la volonté du Parlement et les ambiguïtés ne doivent pas toujours profiter aux IndiensLes lignes directrices de Revenu Canada sont utiles dans les cas habituels, mais la Cour doit évaluer dans chaque cas l’importance relative des facteurs de rattachement.

Il s’agit d’un appel contre la décision du juge Cullen, de la Section de première instance (publié à [1995] 1 C.F. 561, qui a accueilli l’appel du ministre contre une décision de la Cour canadienne de l’impôt rendue en faveur de la contribuable.

Il a été établi en preuve que la contribuable Folster était une Indienne qui résidait sur une réserve mais était employée à l’extérieur de limites de la réserve, au Norway House Indian Hospital. Environ 80 p. 100 des patients de l’hôpital étaient des Indiens inscrits et les soins offerts étaient financés par Santé et Bien-être social Canada.

En vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, les biens meubles d’un Indien situés sur une réserve sont exemptés de taxation. L’alinéa 90(1)a) porte que, pour l’application des articles 87 et 89, les biens meubles achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou avec des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes sont réputés situés sur une réserve.

Le juge de première instance a statué que le revenu d’emploi de la contribuable n’était pas situé sur une réserve et était donc assujetti à l’impôt.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Au cours des ans, les tribunaux ont tenté d’énoncer une règle pour déterminer si les biens meubles d’un Indien sont « situés sur une réserve ». Formuler une règle dans le contexte de biens immatériels comme des salaires et d’autres formes de revenus est difficile parce que l’application d’une règle du situs à un bien qui n’a aucune existence matérielle est forcément théorique et risque d’être arbitraire. Le principe du situs est toutefois fermement inscrit dans le libellé de l’article 87.

Pendant un certain temps, la résidence du débiteur a été prise comme situs : c’était l’endroit où la dette pouvait être exécutée. Cette règle est logique en droit international privé, mais elle est peu satisfaisante pour atteindre l’objectif que le législateur a inscrit dans l’article 87. Les tribunaux ont finalement reconnu qu’on avait besoin d’une méthode plus perfectionnée. L’application d’un critère de détermination du situs qui ne se rattache pas à l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt devient forcément arbitraire. À moins que l’objet de la disposition législative qui impose l’exigence du situs ne dicte le choix des critères servant à déterminer le situs des biens, il n’existe tout simplement aucune raison logique de choisir un critère plutôt qu’un autre.

La législation vise à protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés. L’article 87 ne vise pas à accorder aux Indiens inscrits une protection illimitée contre la taxation ni à remédier à la situation désavantageuse des Indiens sur le plan économique. Il n’appartient pas aux tribunaux d’essayer d’atteindre ce dernier but en étirant les limites de l’exemption fiscale plus que ne le permet une interprétation de la loi fondée sur l’objet. Par conséquent, lorsqu’un autochtone décide d’entrer sur ce qu’on appelle le « marché » canadien, il n’y a aucune exemption du paiement de l’impôt sur son revenu d’emploi.

Le critère des « facteurs de rattachement » a été conçu pour venir à bout des problèmes inhérents à l’attribution d’un situs à des biens immatériels au moyen d’un seul critère comme l’emplacement du débiteur ou l’endroit où le paiement a été fait. La pertinence des « facteurs de rattachement » doit être évaluée en fonction de leur capacité à réaliser l’objet de l’article 87. En outre, le poids à donner à chaque facteur peut varier en fonction des circonstances. La question cruciale est de savoir si l’imposition en cause de ce type de bien représente une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve et par conséquent menace son mode de vie traditionnel.

La Cour rappelle que, contrairement aux traités, les lois sont l’expression de la volonté du Parlement et que les ambiguïtés ne doivent pas toujours profiter aux Indiens. En outre, une interprétation de l’article 87 fondée sur l’objet s’impose pour préserver la substance de l’exemption d’impôt, même si la situation économique sur les réserves indiennes a beaucoup changé depuis l’adoption de cette disposition.

En l’espèce, le juge de première instance, après avoir soupesé les facteurs de rattachement, a statué en défaveur de la contribuable même s’il constatait que le résultat était anormal. Selon lui, permettre l’exemption d’impôt en l’espèce outrepasserait les limites de l’article 87 en l’appliquant comme moyen de redresser une situation économiquement désavantageuse. Le juge de première instance a accordé trop de poids à l’emplacement géographique de l’emploi et à la résidence de l’employeur, en l’occurrence le gouvernement fédéral. Il n’a pas accordé assez de poids aux circonstances véritables touchant l’emploi de l’appelante, sa résidence sur la réserve et l’historique de l’hôpital où elle travaillait.

La Cour suprême ne s’est pas encore prononcée sur la question précise du revenu d’emploi dans une affaire comme l’espèce. En conséquence, la Cour doit déterminer quels doivent être les facteurs pertinents pour évaluer le revenu d’emploi en l’espèce ainsi que l’importance relative à accorder à ces facteurs.

Même si le Norway House Indian Hospital ne se trouve plus à l’intérieur des limites de la réserve indienne, le gouvernement l’ayant déplacé à l’endroit où il se trouve maintenant après qu’un incendie eut détruit le premier bâtiment, la différence entre les terres faisant partie de la réserve et les terres qui n’en font pas partie, vu l’éloignement de la collectivité, ne saute pas immédiatement aux yeux et la plupart des clients sont encore des Indiens. La Cour a souligné que, malgré le déplacement de 1952, ce n’est qu’en 1968 que le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, M. Jean Chrétien, a annoncé par lettre que la politique était modifiée unilatéralement de sorte que le revenu tiré d’un emploi exercé dans des établissements situés sur des terres fédérales qui ne sont pas des réserves était assujetti à l’impôt.

Tout comme l’emplacement exact du lieu d’emploi ne saurait jouer un rôle décisif en l’espèce, la résidence de l’employeur n’est pas non plus un facteur important dans le contexte de l’espèce. L’établissement du situs d’un organisme de la Couronne à un endroit particulier du Canada présente des difficultés de nature conceptuelle. La Couronne peut être poursuivie n’importe où au Canada. En l’espèce, la contribuable était payée par chèque émis par un bureau du gouvernement à Winnipeg, mais il n’y a rien dans l’endroit où les chèques étaient émis qui se rapporte valablement à la question de savoir si le revenu d’emploi était un bien situé sur la réserve. L’aspect le plus important est le fait que ces fonds ont été avancés dans le cadre de la responsabilité de la Couronne touchant les soins de santé des Indiens, en particulier la santé des Indiens de la réserve indienne de Norway House.

Après avoir évalué l’ensemble de la situation d’emploi de la contribuable, la Cour est d’avis que le revenu de l’appelante doit être exempté d’impôt pour éviter toute atteinte aux droits d’un Indien. Le bien meuble en cause est un revenu gagné par une Indienne qui réside sur une réserve et qui travaille dans un hôpital qui répond aux besoins de la collectivité de la réserve; cet hôpital était jadis situé sur la réserve, mais se trouve maintenant à proximité de la réserve qu’il dessert.

L’argument du « terrain glissant » invoqué par le juge de première instance—soit qu’accorder l’exemption d’impôt en l’espèce pourrait signifier que tous les Indiens qui vivent sur une réserve seraient exemptés d’impôt sans égard à leur lieu de travail ou à l’identité de leur employeur—ne tenait pas compte des facteurs qui rattachent le revenu d’emploi de l’appelante à la réserve. Le raisonnement du juge de première instance néglige le fait que le travail de l’appelante était en grande partie consacré à la population de la réserve. L’appelante ne gagnait pas son revenu sur le marché normal du travail.

La Cour a pris en considération les lignes directrices de Revenu Canada concernant l’application de l’article 87. Bien que ces lignes directrices puissent être habituellement utiles pour l’application de l’article 87, en dernière analyse, la Cour doit évaluer l’importance relative des facteurs de rattachement cas par cas.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, ch. 18, art. 64.

Acte pour protéger les sauvages dans le Haut-Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiétements et dommages, S.C. 1850, ch. 74, art. IV.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 81(1)a) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 46).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 87(1)b).

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6, art. 2(1) « Indien », 87 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 47, art. 25), 90(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; (1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89; [1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41; Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877; (1992), 90 D.L.R. (4th) 129; 41 C.C.E.L. 1; [1992] 3 C.N.L.R. 181; [1992] 1 C.T.C. 225; 92 DTC 6320; 136 N.R. 161; McNab v. Canada, [1992] 4 C.N.L.R. 52 (C.C.I.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Brant (H.W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2635; (1992), 92 DTC 2274 (C.C.I.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 (1978), 92 D.L.R. (3d) 333; [1978] CTC 680; 78 DTC 6488 (1re inst.); Kirkness (M.F.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2028; (1991), 91 DTC 905 (C.C.I.); Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; (1990), 71 D.L.R. (4th) 193; [1990] 5 W.W.R. 97; 67 Man. R. (2d) 81; [1990] 3 C.N.L.R. 46; 110 N.R. 241; 3 T.C.T. 5219;

DÉCISION CITÉE :

Horn c. M.R.N., [1989] 3 C.N.L.R. 59; [1989] 1 C.T.C. 2208; (1989), 89 DTC 147 (C.C.I.).

DOCTRINE

Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones. Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services du Canada, 1996.

Cheshire, G. C. Private International Law, 11th ed. by P. M. North and J. J. Fawatt. London : Butterworths, 1987.

Revenu Canada. Exonération du revenu selon la Loi sur les Indiens : lignes directrices. Ottawa : Revenu Canada, juin 1994.

Appel d’une décision de la Section de première instance (sub nom. Canada c. Poker, [1995] 1 C.F. 561 [1995] 1 C.N.L.R. 561; [1995] 1 C.T.C. 84; (1994), 94 DTC 6658; 84 F.T.R. 84 (1re inst.); inf. sub nom. Clarke (W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2743; (1992), 92 DTC 2267 (C.C.I.)), qui a statué que le revenu d’emploi de la contribuable autochtone n’était pas situé sur une réserve et qu’il était par conséquent imposable. Appel accueilli.

AVOCATS :

Sidney Green, c.r. pour l’appelante.

Barbara M. Shields pour l’intimée.

PROCUREURS :

Sidney Green, Winnipeg, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : La présente espèce se rapporte à la taxation du revenu d’une Indienne inscrite[1] qui résidait sur la réserve indienne de Norway House et travaillait en qualité de gestionnaire au Norway House Indian Hospital. Bien que l’hôpital ne soit plus situé sur la réserve, comme il l’était autrefois, il se trouve à proximité de celle-ci et continue de desservir principalement la collectivité de la réserve. La question précise à trancher en l’espèce est de savoir si le revenu d’emploi de l’appelante pour les années 1984 et 1985 devrait être exempté de l’impôt sur le revenu en application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens[2]. Plus particulièrement, l’appelante se fonde sur l’alinéa 87b) pour réclamer une déduction de 26 173 23 $ de son revenu pour l’année d’imposition 1984 et une déduction de 22 528 27 $ de son revenu pour l’année d’imposition 1985.

L’alinéa 87b) de la Loi sur les Indiens dispose[3] :

87. Nonobstant toute autre loi du Parlement du ou toute loi de la législature d’une province, mais sous réserve de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation, à savoir :

b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

L’effet juridique de l’article 87 est reconnu dans la Loi de l’impôt sur le revenu dont l’alinéa 81(1)a) est ainsi libellé[4] :

81. (1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition :

a) une somme exonérée de l’impôt sur le revenu par toute autre loi du Parlement du Canada, autre qu’un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d’une disposition d’une convention ou d’un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada;

Il convient d’abord d’expliquer que l’alinéa 87(1)b) n’exempte pas tous les Indiens de l’assujettissement à l’impôt sur le revenu. Cette disposition renferme plutôt plusieurs conditions qui ont été recensées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine[5]. En premier lieu, les biens en question doivent être des « biens meubles ». En deuxième lieu, les biens doivent appartenir à un Indien au sens de la Loi. En troisième lieu, l’Indien doit être assujetti à l’impôt quant à ces biens. En quatrième et dernier lieu, les biens doivent être situés sur la réserve.

La Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Nowegijick qu’un revenu d’emploi est un bien meuble. Elle a en outre déclaré que l’exemption d’impôt quant à un « bien » qui est prévue à l’article 87 s’applique à l’impôt personnel[6]. Au soutien de cette affirmation, le juge Dickson (qui n’était pas encore juge en chef) a dit[7] :

Selon moi, l’art. 87 crée une exemption à l’égard des personnes et des biens. Il est donc sans importance que la taxation du revenu tiré d’un emploi puisse être qualifiée d’impôt personnel et non pas d’impôt réel.

Ces conclusions sont en partie motivées par le principe énoncé dans cette affaire, à savoir que les dispositions législatives qui touchent les Indiens, comme les dispositions créant l’exemption d’impôt, doivent recevoir une interprétation non pas stricte mais libérale lorsque le libellé de la disposition est ambigu. En particulier, le juge Dickson a déclaré que « [s]i la loi contient des dispositions qui, suivant une interprétation raisonnable, peuvent conférer une exemption d’impôts, il faut, selon moi, préférer cette interprétation à une interprétation plus stricte qui pourrait être utilisée pour refuser l’exemption »[8]. Malgré l’importance de l’interprétation libérale de ces dispositions, toutefois, le juge Dickson a expressément mentionné le fait que l’article 87 ne constitue pas une exemption générale. Il a dit[9] :

Les Indiens possèdent la citoyenneté canadienne et, dans les affaires qui ne sont régies ni par des traités ni par la Loi sur les Indiens, ils ont les mêmes responsabilités, dont le paiement d’impôts, que les autres citoyens canadiens.

Pour ce qui est des règles d’interprétation énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Nowegijick, il est clair que les trois premières conditions préalables à l’application de l’exemption d’impôt prévue à l’alinéa 87b) ont été remplies en l’espèce. Le juge de première instance a conclu entièrement à bon droit que le revenu que l’appelante a tiré de son emploi au Norway House Indian Hospital est visé par l’alinéa 87b) dans la mesure où il s’agit d’un bien meuble qui est assujetti à l’impôt. Nul ne conteste que l’appelante, qui est maintenant décédée, était une « Indienne » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi[10]. Comme dans la plupart des affaires portant sur l’article 87, la seule question juridique en litige dans le présent appel est de savoir si le bien de l’appelante est « situé sur une réserve », c’est-à-dire s’il remplit la quatrième condition prévue par la loi.

À la suite de l’appel interjeté par le ministre contre la décision rendue par le juge de la Cour de l’impôt, le juge de première instance a statué que le revenu d’emploi de l’appelante n’était pas situé sur une réserve et, partant, ne pouvait pas être exempté d’impôt[11]. Comme je l’explique plus loin, je ne souscris pas au résultat auquel arrive le juge de première instance. Selon moi, celui-ci n’a pas tenu pleinement compte du but poursuivi par le législateur en créant l’exemption d’impôt à l’article 87 et a donc commis une erreur en appliquant le critère habituel pour déterminer si le revenu d’emploi de l’appelante est situé sur la réserve.

Au cours des ans, les tribunaux ont tenté d’énoncer une règle simple et limpide pour déterminer si les biens meubles d’un Indien sont « situés sur une réserve ». Ces efforts se sont révélés peu concluants. Bien que cette condition paraisse assez simple à appliquer, il n’en est rien dans le contexte de biens immatériels comme des salaires et d’autres formes de revenus. La raison est que l’application d’une règle du situs à un bien qui n’a aucune existence matérielle ou locale est forcément théorique et risque d’être arbitraire. L’examen du principe du situs dans le contexte du droit international privé a amené les auteurs de l’ouvrage Private International Law à faire la remarque suivante :

[traduction] Comme le principe du situs fournit une règle simple et pratique pour les questions relatives à une chose matérielle, on a naturellement tendance à l’appliquer à toutes les questions et à le considérer comme le facteur déterminant général des règles applicables au choix de la loi dans le cas des droits incorporels. C’est une fausse analogie. De plus, elle conduit souvent à forcer une règle, qui convient parfaitement à un ensemble de circonstances, à s’adapter à des circonstances auxquelles elle ne convient pas du tout[12].

Le principe du situs est toutefois fermement inscrit dans le libellé de l’article 87.

La résidence du débiteur est une règle limpide qui a été appliquée pendant un certain temps pour déterminer le situs. Dans l’arrêt R. c. National Indian Brotherhood, le juge en chef adjoint de la Cour (tel était alors son titre) a statué que, pour l’application de l’article 87 de la Loi, c’est la résidence du débiteur qui devrait déterminer le situs d’un revenu d’emploi. Il a emprunté ce critère aux règles de droit international privé; on croyait que la meilleure façon de déterminer le situs d’un droit incorporel serait d’utiliser la résidence du débiteur. La raison de ce principe était de faire concorder le situs du bien immatériel avec l’endroit où la dette pouvait être exécutée. Il convient de faire remarquer que, pour décider d’adopter ce critère dans le contexte de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, le juge en chef adjoint Thurlow a reconnu que l’attribution d’un situs à un bien immatériel était une fiction. Il a déclaré qu’« [u]n droit incorporel, comme le droit à un traitement, n’a véritablement pas de situs. Mais lorsque, pour une fin déterminée, la loi a jugé nécessaire de lui en attribuer un, et en l’absence de toute disposition contraire dans le contrat ou dans tout autre document, les tribunaux ont établi que le situs d’une simple dette contractuelle est la résidence du débiteur ou le lieu où il se trouve »[13]. Comme je l’explique plus loin, toutefois, bien que cette règle soit logique en droit international privé, elle s’est révélée peu satisfaisante pour atteindre l’objectif que le législateur a inscrit dans l’article 87.

Malgré tout, la Cour suprême a approuvé le critère de la résidence du débiteur dans l’arrêt Nowegijick, dans lequel le juge Dickson a statué que Sa Majesté avait eu raison de reconnaître que le situs du salaire d’un Indien inscrit devait être déterminé en fonction de la résidence du débiteur (c.-à-d. l’employeur en vertu d’un salaire). Il a déclaré[14] :

Sa Majesté a reconnu au cours des plaidoiries, avec raison selon moi, que le situs du salaire de M. Nowegijick était la réserve parce que c’est là où la débitrice, Gull Bay Development Corporation, avait sa résidence ou son lieu d’affaires et parce que c’est là que le salaire devait être payé.

Un deuxième critère limpide a été tenté dans l’affaire Kirkness (M.F.) c. M.R.N., dans laquelle la Cour de l’impôt a mis l’accent sur le lieu d’où provenait le paiement pour déterminer le situs du revenu d’emploi pour l’application de l’alinéa 87(1)b) [L.R.C. (1985), ch. I-5][15]. Sur ce fondement, la Cour de l’impôt a refusé d’accorder l’exemption d’impôt à des Indiens qui travaillaient en tant qu’employés au poste de soins infirmiers situé juste à côté de la réserve sur laquelle ils résidaient. Deux des appelants dans cette affaire recevaient leurs chèques au poste de soins infirmiers tandis que le troisième recevait son salaire sous forme de dépôt direct à une banque située hors de la réserve. Le juge Beaubier de la Cour de l’impôt s’est fondé sur les remarques faites par le juge Dickson dans l’arrêt Nowegijick concernant l’importance, pour les fins de l’impôt sur le revenu, du « lieu de réception du revenue »[16]. Il a affirmé que « [l]es chèques que les appelants reçoivent en l’espèce ne leur sont pas versés dans la réserve indienne de Split Lake … Étant donné que le chèque, un bien meuble, est reçu par l’Indien hors de la réserve, il n’est pas exonéré aux termes de l’alinéa 87(1)b) »[17].

Malgré l’attrait initial de ces règles limpides, les tribunaux ont depuis reconnu que ces critères simples en apparence n’étaient guère satisfaisants pour atteindre le but poursuivi par le législateur en créant l’exemption d’impôt à l’article 87. Il est devenu évident qu’on avait besoin d’une méthode plus perfectionnée dans le contexte de l’article 87, du moins en l’absence d’autres mesures législatives. Dans l’arrêt Williams c. Canada, le juge Gonthier a fait remarquer que « [l]a seule justification mentionnée, dans ces arrêts, à l’appui du choix de la résidence du débiteur comme situs d’une dette est qu’il s’agit là de la règle appliquée en droit international privé »[18]. Conscient du fait que la raison d’être d’une telle règle était de garantir l’exécution d’une dette, le juge Gonthier a observé que même si pareille règle peut être « raisonnable pour les fins générales du droit international privé … il faut s’interroger sur son utilité aux fins qui sous-tendent l’exemption fiscale prévue dans la Loi sur les Indiens »[19]. Il a conclu en faisant la critique suivante à propos du recours massif au critère de la résidence du débiteur[20] :

… il est évident qu’il serait complètement contraire à l’économie et aux objets de la Loi sur les Indiens et de la Loi de l’impôt sur le revenu d’adopter simplement les principes généraux du droit international privé dans le présent contexte. En effet, les objets du droit international privé ont peu sinon rien en commun avec ceux qui sous-tendent la Loi sur les Indiens. On ne voit pas en quoi le lieu d’exécution normal d’une dette est pertinent pour décider si l’imposition de la réception du paiement de la dette représenterait une atteinte aux droits détenus par un Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Ce qui sous-tend le reproche que fait le juge Gonthier au critère de la résidence du débiteur, c’est la reconnaissance du fait que l’attribution d’un situs à un droit incorporel comme le droit à un revenu d’emploi est, par définition, un exercice théorique. C’est une fiction juridique qui, dans le contexte de l’article 87, vise à limiter la portée de la disposition créant l’exemption d’impôt. Considérer cet exercice comme une fiction juridique n’est pas le critiquer; les fictions juridiques se révèlent souvent utiles dans notre droit. Cependant, une fois que le caractère fictif de l’exercice est rendu explicite, on peut voir que l’application d’un critère de détermination du situs qui ne se rattache pas à l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt, qu’il s’agisse de la résidence du débiteur ou de l’endroit où le salaire est reçu, devient forcément arbitraire. Comme je l’explique plus loin, la solution réside dans une conception de l’interprétation et de l’application de l’expression « situé sur une réserve » qui repose sur l’objet de la disposition créant l’exemption dans la Loi sur les Indiens. À moins que l’objet de la disposition législative qui impose l’exigence du situs ne dicte le choix des critères servant à déterminer le situs des biens, il n’existe tout simplement aucune raison logique de choisir un critère plutôt qu’un autre. Il faut donc commencer l’analyse par un examen du but poursuivi par le législateur quand il a édicté l’article 87 de la Loi sur les Indiens.

L’historique et l’objet de l’article 87 ont fait l’objet d’un examen complet dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis[21]. Dans cette décision, le juge La Forest a fait remonter l’article 87 à une loi de 1850 qui disposait, pour l’essentiel, qu’aucune taxe ne devait être prélevée sur un Indien résidant sur des terres non cédées ou faisant partie d’une réserve[22]. Ce n’est toutefois pas avant l’adoption de l’Acte des Sauvages, 1876[23] que cette exemption a pris la forme de la disposition actuelle. L’article 64 de ce texte est ainsi libellé :

64. Nul Sauvage ou Sauvage sans traités ne pourra être taxé pour aucune propriété mobilière ou immobilière, à moins qu’il ne possède une terre à bail ou en pleine propriété, ou des biens-meubles en dehors de la réserve ou réserve spéciale, auquel cas il pourra être taxé pour ces biens meubles ou immeubles, au même taux que les autres personnes de la localité où ils sont situés.

Le juge La Forest a mis en lumière le fait que, dans cette disposition, « les Indiens qui possèdent des terres ou des biens personnels à titre de propriétaire à l’extérieur de la réserve possèdent ces biens comme tout autre possesseur de biens situés au même endroit »[24]. Même si cette condition précise ne figure pas à l’article 87, elle donne un aperçu historique du but que l’exemption d’impôt visait initialement à atteindre et, par conséquent, des contours de son application actuelle, qui sera traitée plus longuement ci-dessous.

Le juge La Forest a justifié l’évolution historique de cette mesure législative en disant qu’il s’agissait d’une mesure de protection conçue pour neutraliser les effets négatifs sur nos peuples autochtones de l’affirmation de la souveraineté britannique sur le territoire qu’est maintenant le Canada. Il a poussé son idée plus loin[25] :

En résumé, le dossier historique indique clairement que les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens … font partie d’un ensemble législatif qui fait état d’une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l’existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Depuis ce temps, la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés.

En résumé, l’objet de l’article 87 et des dispositions qu’il a remplacées, selon le juge La Forest, est de protéger les biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens. Le juge La Forest a reconnu, comme l’a fait le juge Dickson avant lui dans l’arrêt Nowegijick, que l’article 87 ne vise pas à accorder aux Indiens inscrits une protection illimitée contre la taxation[26] :

Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s’appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l’objet de la Loi n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens.

Le juge La Forest a qualifié l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt essentiellement d’effort pour préserver le mode de vie traditionnel des collectivités indiennes en protégeant les biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens sur une réserve. L’article 87 ne visait toutefois pas à remédier à la situation désavantageuse des Indiens sur le plan économique. Bien qu’il s’agisse d’un but louable, il n’appartient pas aux tribunaux d’essayer de l’atteindre en étirant les limites de l’exemption fiscale plus que ne le permet une interprétation de la loi fondée sur l’objet. Par conséquent, lorsqu’un autochtone décide d’entrer sur ce qu’on appelle le « marché »[27] canadien, il n’y a aucun texte législatif qui l’exempte du paiement d’un impôt sur son revenu d’emploi[28], d’où l’exigence voulant que le bien meuble soit « situé sur une réserve ». La règle du situs fixe une limite interne à la portée de la disposition créant l’exemption fiscale en rattachant l’admissibilité à l’exemption à un bien détenu par un Indien sur une réserve. Par conséquent, comme je l’explique plus loin, lorsque les fonctions de l’emploi d’un Indien font partie intégrante d’une réserve, il existe une raison légitime d’appliquer la disposition créant l’exemption d’impôt au revenu provenant de l’exercice de ces fonctions.

Après l’explication de l’objet de l’article 87 par le juge La Forest, la Cour suprême a défini dans l’arrêt Williams ce qu’on appelle maintenant le critère des « facteurs de rattachement ». Ce critère a été conçu pour venir à bout des problèmes inhérents à l’attribution d’un situs à des biens immatériels au moyen d’un seul critère comme l’emplacement du débiteur ou l’endroit où le paiement a été fait. Dans l’arrêt Williams, le juge Gonthier a expliqué le paradoxe de l’attribution d’un situs à des prestations d’assurance-chômage, qui étaient en litige dans cette affaire, en signalant que « [p]uisque l’opération en vertu de laquelle un contribuable reçoit des prestations d’assurance-chômage ne constitue pas un bien matériel, la méthode par laquelle on pourrait en déterminer le situs ne saute pas aux yeux. Dans un sens, le problème est que l’opération n’a pas de situs. Toutefois, dans un autre sens, le problème est qu’elle en compte trop »[29]. Ainsi, le situs du débiteur, le situs du créancier, le situs du versement du paiement, le situs de l’emploi donnant droit au revenu en question et le situs de l’utilisation du paiement, entre autres choses, sont tous des facteurs théoriquement pertinents. Mais aucun de ces facteurs pris isolément n’est susceptible de produire un résultat satisfaisait dans tous les cas.

Pour résoudre ce problème, le juge Gonthier a élaboré un nouveau critère sur le fondement de l’analyse axée sur l’objet qu’a faite le juge La Forest dans l’arrêt Mitchell. Le juge Gonthier a reconnu que, bien qu’il existe inévitablement de nombreux facteurs qui peuvent être utiles pour déterminer le situs d’un bien immatériel comme des prestations d’assurance-chômage ou un revenu d’emploi, la pertinence de ces « facteurs de rattachement » doit être évaluée en fonction de leur capacité à réaliser l’objet de l’article 87. En outre, le poids à donner à chaque facteur peut varier en fonction des circonstances[30].

Un facteur de rattachement n’est pertinent que dans la mesure où il identifie l’emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens. Dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut donc avoir beaucoup plus de poids qu’un autre. On pourrait facilement perdre cette réalité de vue en soupesant les facteurs de rattachement cas par cas.

Voici comment le juge Gonthier a décrit la méthodologie conçue pour parvenir à ce résultat[31] :

Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Ce nouveau critère n’a pas été conçu pour accorder le bénéfice de l’exemption d’impôt à tous les Indiens. Il ne visait pas non plus à exempter tous les Indiens qui résident sur une réserve. En proposant qu’il convient de se fonder sur une gamme de facteurs qui peuvent être pertinents pour déterminer le situs d’un bien, le juge Gonthier a plutôt cherché à garantir que l’exemption d’impôt réalise l’objet qu’elle est censée réaliser, c’est-à-dire préserver les biens détenus par des Indiens en tant qu’Indiens sur des réserves afin que leur mode de vie traditionnel ne soit pas menacé.

Le critère des facteurs de rattachement est compatible avec les commentaires plus généraux faits par le juge La Forest dans l’arrêt Mitchell sur l’interprétation des dispositions législatives touchant les Indiens. Comme l’a fait remarquer le juge de première instance [à la page 582], « le juge La Forest a en quelque sorte tempéré la règle de l’interprétation libérale » énoncée dans l’arrêt Nowegijick en signalant que, contrairement aux traités, « les lois relatives aux Indiens sont l’expression de la volonté du Parlement »[32]. Vu ce fait, le juge La Forest a dit que les ambiguïtés législatives ne devaient pas toujours profiter aux Indiens « pour la simple raison qu’il peut être vraisemblable que les Indiens la préférerait [sic] [cette interprétation] à tout autre interprétation différente »[33]. Il a plutôt soutenu qu’« [i]l est également nécessaire de concilier toute interprétation donnée avec les politiques que la Loi tente de promouvoir »[34]. En outre, une interprétation de l’article 87 fondée sur l’objet s’impose pour préserver la substance de l’exemption d’impôt, même si la situation économique sur les réserves indiennes a beaucoup changé depuis l’adoption de cette disposition.

La question précise en litige dans l’arrêt Williams était de savoir si un Indien inscrit qui résidait sur une réserve et recevait des prestations d’assurance-chômage auxquelles il était admissible parce qu’il avait travaillé pour une société d’exploitation forestière située sur la réserve devrait avoir droit à l’exemption d’impôt. Vu l’objet de l’exemption, la nature des prestations d’assurance-chômage et la manière dont ces prestations sont imposées, les facteurs de rattachement auxquels le juge Gonthier a décidé d’attribuer le plus de poids étaient la résidence de la personne qui reçoit les prestations et l’emplacement du revenu d’emploi ayant donné droit à celles-ci[35]. Ce dernier facteur était important parce que, sans une exemption pour « un Indien dont le revenu d’emploi qui donne droit à des prestations était situé sur la réserve, la concordance entre les incidences fiscales des cotisations et des prestations disparaît car, pour cet Indien, le revenu d’emploi initial était exonéré d’impôt. L’impôt payé sur les prestations subséquentes fait donc plus que compenser les économies d’impôt réalisées grâce au versement de cotisations »[36]. Le juge Gonthier a plutôt conclu que c’est « une atteinte aux droits engendrés par le fait que l’Indien travaillait sur la reserve »[37]. Pour cette raison, il a statué que l’autre facteur qui pouvait être pertinent, c’est-à-dire la résidence de la personne qui reçoit les prestations, ne modifierait l’analyse que « s’il indique un emplacement différent de celui de l’emploi qui a rendu admissible aux prestations »[38]. Le résultat dans l’affaire Williams a été d’exempter d’impôt les prestations d’assurance-chômage eu égard aux faits de l’espèce.

Le juge de première instance en l’espèce a appliqué le critère des facteurs de rattachement pour conclure que le revenu tiré de l’emploi de l’appelante n’était pas situé sur une réserve. Il a conclu [à la page 583] que les facteurs auxquels il fallait accorder le plus de poids étaient « la résidence de l’employeur et l’endroit où les fonctions de l’emploi sont exercées ». Le juge de première instance a reconnu que la résidence de l’appelante avait également une « certaine importance », mais il a ajouté qu’elle était « moindre que celle rattachée aux premiers facteurs ». Après avoir fait cet exercice de pondération, le juge du procès a conclu [à la page 586] que « malgré les circonstances relatives à l’emploi de la défenderesse, ni son employeur ni son lieu de travail ne se trouvaient sur la réserve. Il ne suffit pas, selon moi, de conclure que la défenderesse travaillait au profit des Indiens de la réserve ». Il a refusé de reconnaître l’exemption, même s’il a reconnu qu’on peut, en l’espèce [à la page 587], « intuitivement considérer [que ce refus] … mène à un résultat anormal ».

Selon moi, si le résultat auquel parvient le juge de première instance est, comme il l’affirme, « intuitivement … anormal », c’est un indice que le critère des facteurs de rattachement n’a pas été appliqué correctement. On ne doit pas oublier que ce critère est simplement un moyen dont disposent les tribunaux pour appliquer le principe du situs d’une manière rationnelle, en donnant une certaine armature à l’analyse. Et la question fondamentale de cette analyse est la suivante : eu égard au but poursuivi par le législateur en adoptant l’exemption d’impôt créée par l’article 87, où est-il le plus logique de situer le situs du bien meuble en cause? Ce critère n’est pas plus magique que cela.

Le juge de première instance [à la page 587] affirme toutefois que le rejet de l’exemption d’impôt était nécessaire pour ne pas outrepasser les limites de l’article 87 en l’appliquant incorrectement en tant que « moyen [général] de redresser la situation économiquement défavorable des Indiens ». Le raisonnement du juge de première instance ne me paraît pas convaincant. Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle l’application de l’exemption d’impôt constituerait une tentative pour remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens. Je suis plutôt d’avis que le refus de reconnaître l’exemption en l’espèce équivaudrait à une atteinte à un bien détenu par un Indien en tant qu’Indien sur une réserve. Vu l’objet de la disposition, le revenu d’emploi de l’appelante est un bien meuble qui devrait bénéficier de la pleine protection de l’article 87. À mon avis, le juge de première instance a accordé trop de poids à l’emplacement géographique précis de l’emploi et à la résidence de l’employeur, en l’occurrence le gouvernement fédéral. Inversement, il n’a pas accordé assez de poids aux circonstances véritables touchant l’emploi de l’appelante, sa résidence sur la réserve et l’historique de l’hôpital où elle travaillait.

Depuis l’arrêt Williams, nous bénéficions d’une méthode exhaustive pour définir et choisir les facteurs de rattachement à appliquer pour déterminer quels biens meubles sont situés sur une réserve. La Cour suprême ne s’est pas encore prononcée sur la question précise du revenu d’emploi dans une affaire comme celle qui nous est soumise. En conséquence, la Cour doit déterminer, initialement du moins, quels devraient être les facteurs pertinents pour évaluer le revenu d’emploi dans des circonstances comme celles de l’espèce ainsi que l’importance relative à accorder à ces facteurs.

Je commence par souligner que la Cour suprême a reconnu comme un avantage important du critère des facteurs de rattachement la capacité d’adapter l’évaluation de l’emplacement aux circonstances particulières de chaque espèce. Le juge Gonthier a déclaré[39] :

Cette méthode conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement. Il est évident que ce poids ne peut être déterminé avec précision. Cette méthode a cependant l’avantage de préserver la capacité de traiter de façon appropriée les cas qui, à l’avenir, présenteront des considérations jusque-là non évidentes.

Comme je l’ai dit, le juge de première instance en l’espèce s’est principalement fondé sur l’endroit où se trouvait l’employeur de l’appelante et sur le lieu de travail de cette dernière pour déterminer l’emplacement du revenu d’emploi. Ces facteurs sont assurément pertinents, mais leur analyse et le poids à leur accorder présentent certaines difficultés vu les faits de l’espèce. Premièrement, le juge de première instance a conclu [à la page 585] que l’appelante « exerçait ses fonctions à l’hôpital, qui se trouve à proximité de la réserve, mais à l’extérieur de ses limites géographiques ». Cette affirmation est tout à fait vraie, mais l’hôpital où l’appelante travaillait, le Norway House Indian Hospital, se trouvait initialement à l’intérieur des limites de la réserve indienne de Norway House. Le gouvernement a déplacé l’hôpital à l’endroit où il se trouve maintenant, c’est-à-dire dans le voisinage immédiat de la réserve, et non sur celle-ci, après qu’un incendie a détruit le premier bâtiment[40]. L’emplacement choisi par le gouvernement a été acheté en 1949[41]. Selon l’appelante, lorsque le gouvernement a choisi ce nouvel emplacement, il n’a pas prêté attention aux conséquences juridiques du déplacement de l’hôpital en dehors de la réserve. De fait, l’appelante affirme que, vu l’éloignement de la collectivité de Norway House, la différence entre les terres faisant partie de la réserve et les terres qui n’en font pas partie ne saute pas immédiatement aux yeux. Selon le juge de première instance [à la page 570], l’hôpital était et continue d’être un « établissement général de soins aigus [qui] … dessert les personnes de la réserve ». La plupart des clients de l’hôpital, environ 80 p. 100, sont des Indiens inscrits.

L’avocat de l’appelante a fait valoir qu’à la suite d’un [traduction] « déplacement technique » de l’hôpital où elle travaillait, l’appelante s’est vu refuser l’exemption d’impôt d’une manière qui est incompatible avec l’esprit de l’arrêt Williams. Il est intéressant de souligner que, après le déplacement de 1952, le gouvernement fédéral a continué d’accorder une exemption d’impôt aux Indiens inscrits qui travaillaient à l’hôpital jusqu’en 1968, année où la politique a été modifiée unilatéralement. Ce changement a été expliqué dans une lettre du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, M. Jean Chrétien[42]. On y précisait que [traduction] « depuis le 1er janvier 1968, une nouvelle interprétation est donnée au mot `réserve’ relativement aux Indiens et le revenu tiré d’un emploi exercé dans des établissements situés sur des terres fédérales qui ne sont pas des réserves est assujetti à l’impôt ». Ce changement d’orientation, après une période d’exemption de seize ans, a soudainement eu pour effet de priver de l’exemption les Indiens qui travaillaient au Norway House Indian Hospital, en dépit du fait qu’il n’y avait absolument rien de changé dans le lieu ou la façon dont le revenu était gagné. De plus, l’appelante a fait remarquer que le gouvernement fédéral est en train de préparer un projet visant à désigner le bien-fonds sur lequel l’hôpital est construit comme un bien-fonds faisant partie de la réserve[43]. Bien qu’une telle éventualité ne puisse, comme l’intimée le fait remarquer, modifier le statut actuel du bien-fonds sur lequel l’hôpital est situé, elle contribue à démontrer que les circonstances ayant trait à l’emplacement du Norway House Indian Hospital sont telles que l’utilité de cet emplacement pour déterminer le situs du revenu d’emploi de l’appelante est sensiblement réduite. Pour cette raison, je souscris à l’argument de l’appelante selon lequel l’emplacement exact de l’hôpital ne saurait jouer un rôle décisif pour déterminer si une exemption d’impôt en l’espèce remédierait simplement à une situation économiquement défavorable ou contribuerait à prévenir l’atteinte à un bien détenu par un Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Par ailleurs, je ne suis pas convaincu que l’emplacement ou la résidence de l’employeur est un facteur important dans le contexte de l’espèce. La résidence du débiteur en tant que facteur de rattachement important a été examinée et rejetée dans l’arrêt Williams au motif que « l’établissement du situs d’un organisme de la Couronne à un endroit particulier du Canada présente des difficultés de nature conceptuelle »[44]. Vu le grand nombre de possibilités lorsque la Couronne est en cause, la résidence de l’employeur devient un concept assez arbitraire et ne constitue certainement pas un critère fiable pour accorder ou non l’exemption d’impôt. En outre, la justification traditionnelle fondée sur le droit international privé, c’est-à-dire la capacité de procéder à l’exécution d’un jugement contre un débiteur, n’ajoute rien à l’analyse dans le cas de la Couronne, qui peut être poursuivie n’importe où au Canada. Le juge Gonthier a réagi à cette ambiguïté en disant que « l’importance de la Couronne comme source des paiements visés en l’espèce réside peut-être davantage dans la nature spéciale de la politique d’ordre public à la base des paiements, plutôt que dans le situs de la Couronne, en supposant qu’il soit possible de le determiner »[45].

Il est possible d’invoquer un argument similaire à la lumière des faits de l’espèce. L’appelante travaillait pour le gouvernement fédéral. Elle était payée au Norway House Indian Hospital au moyen de chèques émis à son nom par le bureau du ministère des Approvisionnements et Services situé à Winnipeg (Manitoba). La structure et le rôle de Santé et Bien-être social Canada ne sont peut-être pas analogues à ceux de la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, tels que les a examinés le juge Gonthier dans l’arrêt Williams, mais le situs de ce Ministère pourrait aussi être fixé n’importe où. L’intimée en l’espèce a proposé, comme emplacements possibles de l’employeur, le bureau du ministère des Approvisionnements et Services à Winnipeg, la ville d’Ottawa et l’emplacement de l’hôpital lui-même[46]. Selon moi, il n’y a rien dans l’endroit où les chèques étaient émis qui se rapporte valablement à la question de savoir si le revenu d’emploi était un bien situé sur la réserve au moment où il a été gagné par l’appelante. L’aspect de l’émission de chèques à l’appelante par la Couronne qui est plus important est le fait que ces fonds ont été avancés dans le cadre de la responsabilité de la Couronne touchant les soins de santé des Indiens, en particulier la santé des Indiens de la réserve indienne de Norway House.

Ainsi, une analyse plus poussée révèle que les facteurs de rattachement utilisés par le juge de première instance ne convenaient pas dans les circonstances de l’espèce. Il faut donc élargir le champ de l’enquête afin de tenir compte d’autres facteurs de rattachement. À mon avis, étant donné le but poursuivi par le législateur en créant l’exemption d’impôt et le genre de bien meuble en cause, l’analyse doit porter sur la nature de l’emploi de l’appelante et les circonstances qui s’y rapportent. Le genre de bien meuble en cause, c’est-à-dire le revenu d’emploi, est tel qu’on ne peut juger de sa nature sans se référer aux circonstances dans lesquelles il a été gagné. De même que le situs des prestations d’assurance-chômage doit être déterminé par rapport à l’emploi ouvrant droit aux prestations, de même l’analyse de l’emplacement du revenu d’emploi est subordonnée à un examen de toutes les circonstances qui ont donné lieu à l’emploi. Ayant évalué ces facteurs dans le contexte de l’espèce, je suis d’avis que le revenu de l’appelante doit être exempté d’impôt pour éviter toute atteinte aux droits d’un Indien. Le bien meuble en cause est un revenu gagné par une Indienne qui réside sur une réserve et qui travaille dans un hôpital qui répond aux besoins de la collectivité de la réserve; cet hôpital était jadis situé sur la réserve, mais se trouve maintenant à proximité de la réserve qu’il dessert.

Comme le juge de première instance l’a fait remarquer dans son application du critère des « facteurs de rattachement » à l’emploi d’Elizabeth Ann Poker, « [f]aire fi des circonstances relatives à l’emploi ne serait pas conforme à l’objet de l’exemption d’impôt prévue par la Loi sur les Indiens, tel qu’il a été formulé dans les arrêts Mitchell et Williams, précités »[47]. Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire McNab c. Canada décidée par la Cour de l’impôt en 1992, le juge Beaubier a appliqué le critère des facteurs de rattachement énoncé dans l’arrêt Williams dans le contexte d’un revenu d’emploi. Cette affaire concernait une Indienne inscrite qui travaillait pour la Saskatchewan Indian Women’s Association. Elle exerçait ses fonctions sur des réserves et à l’extérieur de celles-ci[48]. Le juge a beaucoup insisté sur les circonstances relatives à l’emploi de l’appelante. Pour conclure que le revenu de l’employée devait être exempté d’impôt, il a notamment fait remarquer que « l’appelante accomplissait toutes ses tâches … sous l’autorité d’un employeur dont l’unique mission consistait à améliorer les conditions de vie des Indiens vivant sur les reserves »[49]. Le juge de la Cour de l’impôt a également tenu compte de l’emplacement de l’employeur, des endroits où l’employée travaillait et du lieu du paiement. Chacun de ces facteurs a toutefois été évalué dans le contexte de l’objet principal et des fonctions de l’emploi. À mon sens, quand le bien meuble en cause est un revenu d’emploi, il est logique de tenir compte du but principal et des fonctions de l’emploi sous-jacent dans le but précis de déterminer si l’emploi était exercé au profit des Indiens sur des réserves.

En l’espèce, l’emploi de l’appelante était étroitement lié à la réserve indienne de Norway House. À cela s’ajoute le fait que l’appelante résidait, comme je l’ai mentionné, sur la réserve indienne de Norway House, c’est-à-dire la collectivité qui était desservie par l’hôpital où elle travaillait. En soi, le facteur de la résidence ne permet certainement pas de déterminer le situs d’un revenu d’emploi, tout comme d’autres facteurs pris isolément ne le permettent pas non plus. Un Indien qui réside sur une réserve mais dont le revenu d’emploi provient de sa participation sur le marché ordinaire ne peut pas obtenir l’exemption. Toutefois, quand on le considère avec les autres circonstances relatives au revenu d’emploi de l’appelante en l’espèce, ce facteur aide la Cour à brosser un tableau plus complet du lien entre le bien de l’appelante, son salaire et la réserve indienne : l’appelante était une résidente de la réserve indienne de Norway House qui tirait avantage de la vie sur la réserve et y contribuait en travaillant dans un hôpital situé près de la réserve dont la mission était de répondre aux besoins en matière de soins de santé de la collectivité de la réserve. Attribuer une importance considérable au fait que l’hôpital est maintenant physiquement situé non pas sur la réserve mais à proximité de celle-ci masque la nature véritable du revenu d’emploi en l’espèce. À mon avis, étant donné tous les facteurs examinés, la meilleure façon de réaliser l’objet de la loi est de statuer que le salaire de l’appelante était un bien détenu par un Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Pour expliquer son refus d’appliquer l’article 87 à l’appelante, le juge de première instance a exprimé [à la page 586] la crainte que statuer en faveur de l’appelante :

… outrepasserait l’objectif d’éviter qu’il soit porté atteinte aux droits d’un Indien à titre d’Indien sur la réserve. Elle pourrait vraisemblablement signifier que tous les Indiens qui vivent sur une réserve seraient exemptés d’impôt, sans égard à leur lieu de travail ou à l’identité de leur employeur. Il pourrait s’agir d’un moyen de redresser leur situation économiquement défavorable, mais cette interprétation ne serait pas conforme à l’objet des dispositions créant l’exemption d’impôt.

Je n’arrive pas à voir comment le fait de statuer en faveur de l’appelante en l’espèce aboutirait à un résultat semblable. L’argument du « terrain glissant » invoqué par le juge du procès n’est convaincant que si l’on fait abstraction des facteurs mêmes qui rattachent le revenu d’emploi de l’appelante à la réserve. « Où » et « pour qui » l’appelante travaillait sont des facteurs de rattachement fondamentaux en l’espèce. Le raisonnement du juge du procès néglige le fait que le travail de l’appelante était en grande partie consacré à la réserve indienne de Norway House et accompli au profit de celle-ci. Il néglige en outre le fait que les services de l’appelante étaient fournis d’un hôpital qui avait déjà été situé sur la réserve et se trouve maintenant à proximité de celle-ci. Conclure que le revenu de l’appelante est situé sur la réserve n’est pas outrepasser les limites de l’article 87. C’est plutôt empêcher le refus injustifié d’une exemption d’impôt entièrement attribuable à ce que l’avocat de l’appelante a appelé à juste titre [traduction] « un déplacement technique » de l’hôpital de la réserve à un endroit situé tout à côté de celle-ci. Contrairement à la demanderesse dans l’affaire Brant (H.W.) c. M.R.N., l’appelante en l’espèce ne gagnait pas son revenu « sur le marché normal du travail »[50]. Pour évaluer la situation d’un Indien inscrit qui, même s’il résidait sur une réserve, touchait un revenu d’emploi en contrepartie des fonctions qu’il exerçait en dehors de la réserve comme agent de vérification auprès de Revenu Canada, le juge Sobier de la Cour canadienne de l’impôt a fait à juste titre le raisonnement suivant dans l’affaire Brant :

Si un Indien choisit de travailler pour un employeur situé à l’extérieur d’une réserve, alors le revenu gagné sur le marché normal du travail, dans le cours des « choses de la vie » courantes à l’extérieur de la réserve, n’est pas un bien meuble exempté de taxation conformément à l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Permettre à l’appelant de bénéficier d’une exemption d’impôt sur ce revenu constituerait une tentative de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens qui ne peuvent trouver un emploi sur la réserve. Ce n’est pas l’objet de l’exemption de taxation accordée par l’article 87 de la Loi sur les Indiens.

Cette logique illustre les limites de l’article 87. Elle contribue également à démontrer que le revenu d’emploi de l’appelante en l’espèce, à l’opposé, cadre parfaitement bien avec l’objet de l’article 87. L’appelante ne travaillait pas sur le « marché ordinaire », mais aidait plutôt, en sa qualité d’employée de l’hôpital, à fournir des services de soins de santé à des membres de la bande indienne de Norway House. En tant que tel, son emploi faisait partie intégrante de la vie communautaire sur la réserve.

En concluant ainsi, je tiens compte des lignes directrices de Revenu Canada concernant l’application de l’article 87. Après la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Williams, Revenu Canada a publié quatre lignes directrices destinées à faciliter l’interprétation de l’article 87 de la Loi suivant le critère des facteurs de rattachement. Ces lignes directrices sont ainsi libellées[51] :

Lorsqu’un Indien accomplit au moins 90 % des tâches liées à son emploi dans une réserve, tout son revenu d’emploi sera habituellement exonéré d’impôt sur le revenu.

Lorsqu’un Indien accomplit moins de 90 % des tâches liées à son emploi dans une réserve et que le revenu d’emploi n’est pas exonéré en vertu d’une autre ligne directrice, l’exonération doit être calculée au prorata. Dans un tel cas la partie du revenu liée à des tâches effectuées dans la réserve sera exonérée.

Tout le revenu qu’un Indien tire d’un emploi sera habituellement exonéré d’impôt sur le revenu si les conditions suivantes sont réunies :

€€€€€€ l’employeur réside dans une réserve;

€€€€€€ l’Indien vit lui-même dans une réserve.

Tout le revenu qu’un Indien tire d’un emploi sera habituellement exonéré d’impôt si toutes les conditions suivantes sont réunies :

€€€€€€ plus de 50 % des tâches liées à l’emploi sont accomplies dans une réserve;

€€€€€€ l’employeur ou l’Indien réside dans une réserve.

Tout le revenu qu’un Indien tire d’un emploi sera habituellement exonéré d’impôt si toutes les conditions suivantes sont réunies :

€€€€€€ l’employeur réside dans une réserve;

€€€€€€ l’employeur est selon le cas :

—   une bande indienne possédant une réserve ou un conseil de bande représentant une ou plusieurs bandes indiennes qui possèdent une réserve;

—   une organisation indienne relevant d’un ou de plusieurs conseils de bandes semblables et qui se consacre exclusivement au développement social, culturel, éducationnel ou économique d’Indiens qui vivent pour la plupart dans des réserves;

€€€€€€ les tâches liées à l’emploi font partie des activités non commerciales de l’employeur, lesquelles ne visent que le mieux-être des Indiens vivant dans la réserve.

À l’évidence, ces lignes directrices sont, à juste titre, fondées en grande partie sur la résidence de l’employeur et sur l’endroit où les fonctions de l’emploi sont exercées. Bien que ces facteurs puissent être utiles pour déterminer si un revenu d’emploi est visé par l’article 87, l’une des affirmations centrales de l’arrêt Williams est que, en dernière analyse, l’importance relative des facteurs de rattachement doit être évaluée cas par cas. Par conséquent, même si des lignes directrices peuvent être utiles dans les cas ordinaires, il n’est pas possible de définir à l’avance la formule précise au moyen de laquelle le revenu d’emploi doit être évalué dans tous les cas.

Vu les faits de l’espèce, la résidence de la contribuable, la nature du service fourni, l’historique de l’établissement en cause et les circonstances relatives de l’emploi sont tous des facteurs auxquels un poids considérable a été accordé dans le cadre de l’interprétation fondée sur l’objet de l’article 87. En revanche, la résidence de l’employeur, même si son emplacement pouvait être déterminé, et l’endroit précis où les fonctions étaient exercées, quoique certainement pertinent, se sont révélés moins importants en l’espèce que dans d’autres cas.

Par ces motifs, je suis d’avis que la taxation du revenu de l’appelante porterait atteinte à un bien détenu par un Indien à titre d’Indien sur une réserve, et que l’alinéa 87b) devrait s’appliquer afin d’éviter cette atteinte au bien d’un Indien « situé sur une réserve ».

Puisque j’ai conclu que, suivant le facteur des critères de rattachement, le situs véritable du revenu d’emploi de l’appelante est la réserve, il me paraît inutile d’examiner l’applicabilité de la présomption prévue au paragraphe 90(1) de la Loi sur les Indiens. Comme le bien peut être situé sur la réserve pour l’application de la disposition créant l’exemption de taxation à l’article 87, il n’est pas nécessaire de présumer que le bien est situé sur une réserve.

Je suis d’avis de faire droit à l’appel avec dépens devant cette Cour et devant la Section de première instance, d’annuler la décision du juge de première instance et de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il procède à une nouvelle cotisation en tenant compte du fait que le revenu de l’appelante pour les années 1984 et 1985 est exempté d’impôt en application de l’article 87.

Le juge en chef Isaac : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Pratte, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.



[1] J’emploie cette expression d’origine législative en étant conscient que le terme recommandé pour désigner les peuples autochtones est maintenant Premières nations; voir le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996).

[2] S.R.C. 1970, ch. I-6, modifié par S.C. 1980-81-82-83, ch. 47, art. 25.

[3] L’art. 83, visé à l’art. 87, ne s’applique pas en l’espèce.

[4] S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 81(1)a) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 46).

[5] [1983] 1 R.C.S. 29, le juge Dickson [tel était alors son titre].

[6] Ibid., aux p. 38 à 40. Cette interprétation a été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, dans lequel le juge Gonthier a écrit, à la p. 888, que « [l]’arrêt de notre Cour Nowegijick c. La Reine … établit que la réception d’un revenu provenant d’un salaire constitue un bien personnel aux fins de l’exemption fiscale prévue par la Loi sur les Indiens. … L’arrêt Nowegijick établit également que l’inclusion d’un bien dans le calcul du revenu d’un contribuable donne lieu à un impôt à l’égard de ce bien personnel au sens de la Loi sur les Indiens, bien qu’il s’agisse d’un impôt personnel plutôt que d’un impôt direct sur les biens ».

[7] Ibid., à la p. 41.

[8] Ibid., à la p. 36.

[9] Ibid.

[10] L’art. 2(1) dispose qu’un « Indien » est « une personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d’Indien ou a droit de l’être ».

[11] [Sub nom. Canada c. Poker], [1995] 1 C.F. 561 (1re inst.); [sub nom. Clarke (W.) c. M.R.N.], [1992] 2 C.T.C. 2743 (C.C.I.).

[12] Cheshire and North, Private International Law, 11 éd. (Londres : Butterworths, 1987), à la p. 775.

[13] R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 (1re inst.), à la p. 109.

[14] Précité, note 5, à la p. 34.

[15] [1991] 2 C.T.C. 2028 (C.C.I.).

[16] Nowegijick, précité, note 5, aux p. 34 et 35.

[17] Précité, note 15, à la p. 2032.

[18] Williams, précité, note 6, à la p. 889.

[19] Ibid., à la p. 890.

[20] Ibid., aux p. 890 et 891.

[21] [1990] 2 R.C.S. 85.

[22] L’art. IV de l’Acte pour protéger les sauvages dans le Haut-Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiétements et dommages, S.C. 1850, ch. 74, prévoyait que « aucune taxe ne sera imposée sur aucun sauvage … pour ou à l’égard d’aucune des terres appartenant à des sauvages, et aucune taxe ou cotisation quelconque ne sera prélevée ou imposée sur aucun sauvage … tant que la dite personne résidera sur les terres des sauvages non cédées à la couronne, ou qui, ayant ainsi été cédées, pourront avoir été mises à part par la couronne pour l’usage des sauvages ». Ibid., à la p. 127.

[23] S.C. 1876, ch. 18.

[24] Précité, note 21, à la p. 128.

[25] Ibid., à la p. 131.

[26] Ibid.

[27] C’est avec réticence que j’emploie le terme « marché » dans ce contexte étant donné qu’il semble impliquer, à tort, que les échanges et le commerce sont d’une façon ou d’une autre étrangers aux Premières nations.

[28] Voir le juge Dickson dans l’arrêt Nowegijick précité, à la p. 36.

[29] Willams, précité, note 6, à la p. 891.

[30] Ibid., à la p. 892.

[31] Ibid., aux p. 892 et 893.

[32] Mitchell, précité, note 21, à la p. 143.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Précité, note 6, à la p. 894.

[36] Ibid., à la p. 896.

[37] Ibid.

[38] Ibid., à la p. 897.

[39] Ibid., à la p. 893.

[40] Décret du Conseil privé daté du 17 juin 1924. Dossier d’appel, à la p. 310.

[41] Décret du Conseil privé daté du 29 novembre 1949. Dossier d’appel, à la p. 425.

[42] Dossier d’appel, à la p. 319.

[43] Dossier d’appel, aux p. 1029 à 1034.

[44] Précité, note 6, aux p. 893 et 894.

[45] Ibid., à la p. 894.

[46] Dans l’affaire Horn c. M.R.N., [1989] 3 C.N.L.R. 59 (C.C.I.), le juge Lamarre-Proulx de la Cour canadienne de l’impôt a dit, à la p. 66, que « la résidence de la Couronne est le lieu où se trouve le Parlement du Canada, c’est-à-dire Ottawa ».

[47] Précité, note 11, à la p. 584.

[48] [1992] 4 C.N.L.R. 52 (C.C.I.).

[49] Ibid., à la p. 58.

[50] [1992] 2 C.T.C. 2635 (C.C.I.), à la p. 2641.

[51] Exonération du revenu selon la Loi sur les Indiens : lignes directrices, juin 1994, Revenu Canada, aux p. 2 à 8.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.