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[1997] 2 C.F. 575

T-1307-90

Le Groupe CSL Inc. et Canada Steamship Lines Inc. (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)

Répertorié : Le Groupe CSL Inc. c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon— Montréal, 23, 24, 25, 26, 27 et 30 septembre; Ottawa, 3 décembre 1996.

Droit maritime Responsabilité délictuelle Les demanderesses réclament des dommages-intérêts pour un présumé acte de négligence commis par des fonctionnairesDes navires ont été retardés dans la voie maritime du Saint-Laurent en raison des conditions atmosphériques et d’une grève des groupes des équipages de navires (fonctionnaires) Inexécution de contrats conclus avec des expéditeurs et des réceptionnaires de marchandisesLa défenderesse n’a pas désigné dans les délais prescrits par l’art. 78 de la LRTFP les employés tenus d’assurer la sécurité du publicL’objectif premier de la Garde côtière canadienne selon la Loi sur la marine marchande est d’assurer la sécurité de ceux qui empruntent les voies navigablesElle n’a pas l’obligation de prendre tous les moyens raisonnables pour permettre aux navires des demanderesses de transiter par la voie maritime sans retard.

Couronne Responsabilité délictuelle Action intentée en vertu de l’art. 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif sur le fondement d’un présumé acte de négligence commis par des fonctionnairesLes demanderesses affirment que la responsabilité de la défenderesse est engagée parce qu’elle n’a pas désigné, conformément à l’art. 78 de la LRTFP, les employés tenus d’assurer la sécurité du publicLa Garde côtière canadienne était tenue à un devoir de prudence qui l’obligeait à assurer la sécurité du public qui utilise le fleuve Saint-LaurentL’employeur n’avait pas l’obligation de produire une liste des employés désignésL’omission des employés du Conseil du Trésor de déposer les listes ne constitue pas une « négligence » au sens du droit de la responsabilité délictuellePour qu’il y ait manquement à une obligation de common law, il faut qu’il existe un lien direct entre les fonctionnaires individuels et les demanderessesLa défenderesse n’a pas manqué à son obligation de common law en ne procédant pas à la désignation dans les délais prescritsDistinction entre les tâches « de gouvernement » et les tâches « de service » — Les actes et les omissions des fonctionnaires sont des tâches « de gouvernement » qui échappent au droit de la responsabilité civile délictuelle.

Fonction publique Relations du travail Des navires des demanderesses ont été retardés dans la voie maritime du Saint-Laurent au cours d’une grève légale de fonctionnairesLa défenderesse n’a pas respecté le délai prescrit par la loi pour désigner, en vertu de l’art. 78 de la LRTFP, les employés tenus d’assurer la sécurité du publicLe processus de désignation vise à assurer la sécurité des usagers des voies navigablesLa Couronne n’était pas tenue, de par la loi, de déposer la liste des employés désignésL’employeur devait désigner les employés dont les services étaient requis pour empêcher des lésions corporelles, des pertes de vie ou des dommages matérielsL’omission de procéder à la désignation prévue à l’art. 78(2) en temps opportun échappe au droit de la responsabilité civile délictuelle.

Il s’agit d’une action en dommages-intérêts intentée en vertu de l’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif sur le fondement d’un présumé acte de négligence commis par des fonctionnaires du Conseil du Trésor du Canada. Les demanderesses sont des armateurs canadiens dont les navires transitent régulièrement par la voie maritime du Saint-Laurent. Entre le 10 novembre et le 15 décembre 1989, des fonctionnaires, dont certains membres de la Garde côtière canadienne (GCC ), étaient en grève. En raison de la grève, les brise-glaces habituellement utilisés par la GCC sur le fleuve Saint-Laurent n’étaient pas en service et les bouées d’été, qui n’avaient pas été enlevées, étaient prises dans la glace. Les demanderesses ont soutenu qu’en raison de la grève des employés des groupes des équipages de navires, leurs navires ont été retardés à tel point que des contrats conclus avec des expéditeurs et des réceptionnaires de marchandises n’ont pu être exécutés avant la fin de la saison de la navigation. Étant donné que la grève était légale, les demanderesses n’ont pas essayé de rejeter la responsabilité du déclenchement de la grève sur la défenderesse, et elles ne pouvaient pas le faire. Elles tenaient toutefois la défenderesse responsable, en raison de son manque d’organisation et de son incompétence bureaucratique, de ne pas avoir désigné, conformément à l’article 78 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP), les employés dont les services étaient essentiels pour assurer la sécurité du public. Elles font également valoir que, si la défenderesse avait désigné des employés, les retards subis par leurs navires ne se seraient pas produits et elles auraient pu remplir leurs obligations contractuelles pour la saison de 1989. Il y avait deux questions en litige : 1) La Couronne était-elle soumise envers les demanderesses à une obligation en common law ou à une obligation légale ou aux deux? 2) Y a-t-il eu manquement à cette obligation?

Jugement : l’action doit être rejetée.

1) En common law, la Couronne n’est pas responsable au même titre qu’un simple particulier, mais elle n’est pas « au-dessus des lois ». L’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité de l’État et le contentieux administratif dispose que l’État peut être tenu responsable des actes et omissions préjudiciables de ses préposés. La responsabilité délictuelle de l’État est donc d’origine légale; c’est une responsabilité pour le fait d’autrui et non une responsabilité directe. Par conséquent, pour qu’il soit possible d’imposer une responsabilité en vertu de cette disposition, il faut généralement prouver qu’un préposé de l’État, agissant dans le cadre de ses fonctions, a manqué à une obligation due au demandeur. Ce dernier doit également démontrer que le préposé a causé un préjudice et ce, d’une manière suffisante pour engager sa responsabilité personnelle. Pour déterminer quelle obligation, s’il en est, la common law imposait à la Couronne, il convient d’examiner le rôle et les devoirs de la Garde côtière. L’objectif premier de la GCC est de permettre à la circulation maritime de s’effectuer sans retard indu dans la mesure où cet objectif est compatible avec l’obligation de la GCC d’assurer la sécurité de ceux qui empruntent les voies navigables. Toutefois, on ne doit pas confondre un objectif avec une obligation. L’obligation de diligence imposée à la GCC était d’assurer la sécurité du public qui utilise le fleuve Saint-Laurent en prenant toutes les mesures nécessaires eu égard aux circonstances, y compris le fait que les équipages de navires avaient exercé leur droit légitime de grève et qu’ils n’étaient donc pas disponibles pour exécuter leurs tâches habituelles. Son devoir se limite à assurer la sécurité de ceux qui utilisent les voies navigables. La défenderesse n’avait pas envers les demanderesses l’obligation « d’assurer la sécurité constante du Saint-Laurent et de le maintenir en parfait état de fonctionnement » ou de prendre tous les moyens raisonnables pour leur permettre de transiter par le fleuve Saint-Laurent sans retard.

Bien qu’il n’y ait presque aucun doute que le mot « shall » qui est employé au paragraphe 78(2) de la LRTFP se veut impératif, la véritable question en litige n’était pas celle de savoir si ce mot a un caractère impératif ou indicatif, mais plutôt celle de savoir si le dépôt de la liste de fonctionnaires désignés était une obligation qui incombait à l’employeur ou s’il s’agissait d’un pouvoir discrétionnaire que celui-ci pouvait exercer. L’employeur n’avait pas l’obligation de procéder à une « désignation ». Bien que la Loi n’impose pas à la défenderesse l’obligation de « désigner » des employés, son défaut de procéder à cette désignation ne soustrait pas la GCC à son obligation d’assurer la sécurité du public. En employant les mots « pour la sécurité du public » figurant au paragraphe 78(1) de la Loi, le législateur a énoncé dans les termes les plus nets que l’employeur doit désigner les employés dont les services sont requis pour empêcher des lésions corporelles, des pertes de vie ou des dommages matériels. Cette conclusion est confirmée par les définitions des mots « sécurité » et « security » que l’on trouve dans les dictionnaires français et anglais. L’article 78 de la Loi n’est d’aucun secours aux demanderesses.

2) Pour obtenir gain de cause dans une action fondée sur le manquement à une obligation de common law, les demanderesses doivent établir qu’un ou plusieurs préposés de la Couronne ont commis un délit dont ils pourraient être tenus personnellement responsables. Les demanderesses doivent établir une sorte de lien direct entre, non pas « la Couronne » et elles-mêmes, mais entre le(s) préposé(s) et elles-mêmes. La conclusion de la CRTFP suivant laquelle les employés du Conseil du Trésor ont fait preuve de négligence en ne déposant pas la liste des fonctionnaires désignés dans le délai prescrit n’a pas l’autorité de la chose jugée. L’omission des employés du Conseil du Trésor de déposer les listes désignant les équipages de navires ne constitue pas une « négligence » au sens où ce terme est employé en droit de la responsabilité civile délictuelle. Les fonctionnaires en question n’avaient aucune obligation envers les demanderesses. Il n’est pas possible qu’ils aient pensé aux demanderesses lorsqu’ils ont décidé si les listes devaient être déposées le 14 décembre 1987, date limite du dépôt des listes pertinentes des employés désignés, ou par la suite. Le processus de désignation prévu par la LRTFP n’a pas été créé en fonction de la GCC et de ses équipages de navires. Ce processus est plutôt conçu pour s’appliquer à la majorité des fonctionnaires employés par la Couronne fédérale. La défenderesse n’a manqué à aucune obligation légale lorsqu’elle a produit ses listes de fonctionnaires désignés le 15 décembre 1987. Les tribunaux ont jugé que certains actes ou omissions de la Couronne ne sont pas assujettis à la responsabilité délictuelle, selon la nature du travail et le poste occupé par l’employé. L’État doit avoir le droit de gouverner sans les contraintes du droit de la responsabilité délictuelle, mais, lorsqu’il se contente de fournir des services aux citoyens, il devrait être assujetti aux principes ordinaires de la négligence. Cette immunité est donc nécessaire, mais elle doit être limitée aux fonctions de l’État qui sont considérées comme des fonctions de « gouvernement » et non aux tâches qu’on pourrait qualifier de « tâches de services ». Ainsi, si les actes ou les omissions des fonctionnaires tombent dans la catégorie des « tâches de services », ils sont assujettis aux règles de droit relatives à la négligence. Toutefois, s’ils entrent dans la catégorie des « fonctions de gouvernement », ils échappent au droit de la responsabilité civile délictuelle. En l’espèce, les fonctionnaires employés par le Conseil du Trésor ne s’acquittaient pas de « tâches de service », mais plutôt de « fonctions de gouvernement ». L’omission de procéder à la désignation en temps opportun conformément au paragraphe 78(2) de la LRTFP n’est pas une question qui relève du droit de la responsabilité civile délictuelle. On ne peut nier que si les équipages de navires avaient été désignés à temps ou si le Conseil du Trésor avait fait une meilleure offre à ses employés, évitant ainsi la grève, les retards subis par les navires des demanderesses auraient été grandement réduits. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, ces omissions échappent au droit de la responsabilité civile délictuelle. La défenderesse n’avait nullement l’obligation d’éviter la grève ou d’en arriver à un règlement.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Acte à l’effet de modifier l’Acte des cours Suprême et de l’Echiquier, et d’établir de meilleures dispositions pour l’instruction des réclamations contre la Couronne, S.C. 1887, ch. 16, art. 16(c.).

Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1979, ch. 86, art. 2.

Loi modifiant la Loi de la cour de l’Echiquier, S.C. 1938, ch. 28, art. 1.

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, art. 28.

Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2.

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, art. 5, 6(2) (mod. par L.C. 1991, ch. 24, art. 50), (4), 7 (mod., idem, art. 2).

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 517, 519a), 562.1 (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 6, art. 78).

Loi sur la reprise des services gouvernementaux, L.C. 1989, ch. 24.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par. L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 3a), 10.

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30, art. 3(1).

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38, art. 3(1)a).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-35, art. 79(1).

Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, art. 2 « employeur », 78.

Proceedings against the Crown Act, R.S.N.S. 1989, ch. 360, art. 5(1)a).

Règlement sur la protection des aides à la navigation, C.R.C., ch. 1403, art 2 « aide à la navigation ».

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1997] 1 C.F. 131 (1996), 117 F.T.R. 31 (1re inst.); Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408 (1991), 80 D.L.R. (4th) 741; 7 C.C.L.T. (2d) 186; 124 N.R. 218 (C.A.); Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1989] 2 C.F. 445(C.A.); Cleveland-Cliffs Steamship Company, The, and The Cleveland-Cliffs Iron Company v. The Queen, [1957] R.C.S. 810; (1957), 10 D.L.R. (2d) 673; Warwick Shipping Ltd. c. R., [1982] 2 C.F. 147 (1re inst.); Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); Le Lievre v. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 103 N.R. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; (1983), 153 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 C.C.L.T. 121; 45 N.R. 425; Swinamer c. Nouvelle-Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445; [1994] 129 N.S.R. (2d) 321; 112 D.L.R. (4th) 18; 362 A.P.R. 321; 20 Admin. L.R. (2d) 39; 19 C.C.L.T. (2d) 233; 2 M.V.R. (3d) 80; 163 N.R. 291; Alliance de la Fonction publique du Canada et Canada (Conseil du Trésor) (Groupe des équipages de naviresCatégorie de l’exploitation), [1970] C.R.T.F.P.C. no 10 (QL); Alliance de la Fonction publique du Canada et le Conseil du Trésor (Groupes Équipages de navires (surveillants et non-surveillants) Services hospitaliers (surveillants et non-surveillants) et Programmes de bien-être social), [1989] R.T.F.P.C. no 188 (QL); Canada (Procureur général) c. A.F.P.C., [1989] 3 C.F. 585 (1989), 105 N.R. 129 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Farnell v. Bowman (1887), 12 App. Cas. 643 (P.C.); Brabant & Co. v. King, [1895] A.C. 632 (P.C.); Evans v. Finn (1904), 4 S.R. (N.S.W.) 297 (F.C.); McArthur, Matthew v. The King, [1943] R.C.É. 77, [1943] 3 D.L.R. 225; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; (1992), 91 D.L.R. (4th) 289; 11 C.C.L.T. (2d) 1; 137 N.R. 241; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97; Warwick Shipping Limited c. Canada, gouvernement du, (1983), 48 N.R. 378 (C.A.F.).

DOCTRINE

Finkelman, J. and S. B. Goldenberg. Collective Bargaining in the Public Service : The Federal Experience in Canada, vol. 2. Montréal : Institute for Research on Public Policy/Institut de recherches politiques, 1983.

Hogg, P. W. Liability of the Crown, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1989.

Linden, Allen M. Canadian Tort Law, 5th ed. Markham, Ont. : Butterworths, 1993.

Petit Larousse illustré. Paris : Librairie Larousse, 1979. « sécurité ».

Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles, 3rd ed. Oxford : Clarendon Press, 1973. « security ».

ACTION en dommages-intérêts intentée en vertu de l’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif sur le fondement d’un présumé acte de négligence commis par des fonctionnaires du Conseil du Trésor du Canada agissant dans le cadre de leur emploi. Action rejetée.

AVOCATS :

David F. H. Marler et Andrew G. Deere pour les demanderesses.

Peter J. Cullen, Raymond Piché et Jacques Ouellet, c.r. pour la défenderesse.

PROCUREURS :

David F. H. Marler, Montréal, pour les demanderesses.

Stikeman, Elliott, Montréal, et le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Nadon : Les demanderesses[1], qui sont des armateurs bien connus de Montréal, poursuivent la défenderesse en dommages-intérêts[2] en raison des retards dans les temps de parcours de quinze de leurs navires sur le fleuve Saint-Laurent, le golfe du Saint-Laurent, certains affluents du fleuve Saint-Laurent, la voie maritime du Saint-Laurent et les Grands Lacs (ci-après appelés la voie maritime du Saint-Laurent) au cours des mois de novembre et de décembre 1989.

Au soutien de la présente action, les demanderesses invoquent l’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif[3]. Elles soutiennent que les pertes qu’elles ont subies sont attribuables à un délit commis par un préposé de la Couronne. Elles invoquent également l’article 78 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[4], dont l’importance deviendra bientôt évidente.

Les faits

Les demanderesses sont des armateurs canadiens. Plusieurs de leurs navires, dont elles sont elles-mêmes propriétaires ou qu’elles affrètent, transitent régulièrement par la voie maritime du Saint-Laurent. La défenderesse est Sa Majesté la Reine du chef du Canada. La présente action découle d’un présumé acte de négligence qu’auraient commis des fonctionnaires qui travaillent pour le Conseil du Trésor du Canada et qui agissaient dans le cadre de leur emploi.

Entre le 10 novembre et le 15 décembre 1989, des fonctionnaires, dont certains membres de la Garde côtière canadienne (la GCC) étaient en grève[5]. Le 15 décembre 1989, la Loi sur la reprise des services gouvernementaux[6] a reçu la sanction royale, ordonnant de ce fait le retour immédiat au travail des employés du groupe des équipages de navires (cadres), du groupe des équipages de navires (personnel d’exécution) et du groupe des services hospitaliers (cadres et personnel d’exécution).

Les demanderesses soutiennent qu’en raison de la grève des employés des groupes des équipages de navires, leurs navires ont été retardés à tel point que des contrats conclus avec des expéditeurs et des réceptionnaires de marchandises n’ont pu être exécutés avant la fin de la saison de la navigation. Les demanderesses affirment que ces retards leur ont causé un manque à gagner de l’ordre de 2 600 360 $ et les ont obligées à engager des dépenses supplémentaires de 90 000 $. Elles soutiennent que, bien que la grève en question fût une grève légale, la défenderesse aurait pu éviter, ou à tout le moins minimiser, les répercussions de la grève si les fonctionnaires du Conseil du Trésor avaient pris les mesures nécessaires pour s’assurer, grâce à la procédure de désignation prévue à l’article 78 de la LRTFP, que les équipages de navires étaient disponibles pour exécuter les fonctions qui étaient nécessaires pour assurer la sécurité du public.

La GCC est une division du ministère des Transports. Il s’agit d’un organisme administratif. Son rôle consiste à fournir tous les services maritimes qui relèvent du ministère des Transports. En ce qui concerne le fleuve Saint-Laurent, la GCC est chargée des aides à la navigation, de la gestion du trafic maritime, des communications radio et des stations radiophoniques côtières. De plus, la GCC est chargée de la certification et de l’inspection des navires battant pavillon canadien, de la certification des officiers canadiens, de la prévention de la pollution et de la dépollution, de la rupture et de l’observation des glaces et des renseignements sur celles-ci et, finalement, des opérations de recherche et de sauvetage en association avec le ministère de la Défense nationale.

Les équipages de navires qui étaient en grève en novembre et en décembre 1989 œuvraient, dans le cours normal des activités de la GCC, dans certains de ses domaines d’activité les plus importants. Plus particulièrement, les équipages de navires participent chaque année, en novembre et en décembre, à l’enlèvement des bouées d’été et à leur remplacement par des espars d’hiver. Les équipages de navires participent également à la rupture des glaces effectuée par la GCC.

En raison de la grève, les brise-glaces habituellement utilisés par la GCC sur le fleuve Saint-Laurent n’étaient pas en service. En outre, les bouées d’été qui, en 1989, auraient été enlevées à la fin de novembre ou au début de décembre et auraient été remplacées par des espars d’hiver, n’ont pas été enlevées. En conséquence, en raison de la grève et des conditions atmosphériques particulièrement difficiles qui avaient cours sur le fleuve Saint-Laurent le 17 novembre 1989, les bouées d’été ont été prises dans la glace. Dans certains cas, elles ont dérivé de leur position respective, créant ainsi une situation dangereuse. Pour ces raisons, la GCC a dû prendre plusieurs mesures relativement à la navigation sur le fleuve Saint-Laurent, mesures qui ont causé des retards aux navires en transit. Ainsi, entre le 2 et le 4 décembre 1989, la GCC a interdit toute navigation entre Québec et Les Escoumins. Non seulement le transport a-t-il été retardé, mais, dans de nombreux cas, il a été complètement paralysé.

Une note de service rédigée par la GCC le 6 décembre 1989 et intitulée [traduction] Exposé de la situation[7] explique dans les termes suivants la situation qui existait sur le fleuve Saint-Laurent entre le 1er et le 6 décembre 1989 :

[traduction]

OBJET :  FERMETURE DU FLEUVE SAINT-LAURENT ENTRE QUÉBEC ET LES ESCOUMINS

—   Le fleuve Saint-Laurent a été temporairement fermé à toute navigation entre Québec et Les Escoumins le 1er décembre 1989 en raison de la détérioration des conditions de navigation causée par le fait qu’il n’a pas été possible d’enlever les bouées d’été (aides à la navigation) et de les remplacer par des bouées d’hiver dans le chenal navigable. Cette fermeture s’explique par le fait que les équipages de navires qui se trouvaient à bord des navires de la Garde côtière sont en grève depuis le 11 novembre 1989. Des pourparlers ont été entamés le mercredi 29 novembre et se sont terminés à 3 h 30 le samedi 2 décembre 1989 sans que les parties arrivent à trouver une solution.

—   En raison des températures inférieures à la normale, les bouées sont recouvertes d’une couche épaisse de glace et certaines ont été déplacées de leur emplacement habituel en raison du mouvement des embâcles. Certaines de ces bouées sont immergées en raison de la glace présente dans ce secteur, tandis que d’autres se déplacent avec les glaces et que d’autres encore se retrouvent dans le chenal navigable. Ces bouées à la dérive, de même que plusieurs bouées dont on a complètement perdu la trace et un nombre indéterminé d’ancres qui se trouvent au fond du chenal navigable représentent toutes un danger pour la navigation et ont rendu nécessaire l’interdiction de la navigation.

—   Un remorqueur a procédé à l’observation des secteurs du chenal situés en amont et en aval de Québec le dimanche 3 décembre 1989 et un remorqueur et un hélicoptère ont observé le même secteur le lundi 4 décembre 1989 pour déterminer si l’on pouvait envisager d’ouvrir le secteur à certaines conditions de navigation restreinte. Les résultats des observations du lundi ont été examinés et par suite des recommandations de l’Administration de pilotage des Laurentides, des deux associations de pilotes concernées et de la Garde côtière canadienne, le ministre a accepté d’ouvrir le chenal à la navigation le mardi 5 décembre 1989 entre Québec et Les Escoumins à certaines conditions de navigation restreinte. Voici les conditions modifiées applicables à la navigation dans les deux sens dans la zone en question pour ce qui est de la première journée d’activité :

—   navigation de jour entre Québec et Pointe-au-Pic et navigation jour et nuit entre Pointe-au-Pic et Les Escoumins;

—   présence obligatoire de deux pilotes à bord;

—   des remorqueurs doivent patrouiller le secteur et se tenir prêts à intervenir dans la traverse du Nord durant les heures de navigation;

—   visibilité satisfaisante;

—   restrictions en ce qui concerne le tirant d’eau (dégagement sous quille de six pieds).

—   En plus d’être soumise à ces restrictions, la navigation fluviale entre Montréal et Québec sera soumise aux restrictions supplémentaires suivantes :

—   navigation de jour;

—   présence obligatoire de deux pilotes à bord;

—   visibilité satisfaisante;

—   restrictions en ce qui concerne le tirant d’eau (dégagement sous quille de six pieds);

—   un remorqueur doit être prêt à intervenir durant les heures de navigation au pont de Québec et au pont Laviolette de Trois-Rivières;

—   un remorqueur doit patrouiller le secteur de Québec à Grondines;

—   navigation à sens unique.

—   À 7 h le 6 décembre 1989, 14 navires se trouvaient dans le golfe du Saint-Laurent en direction de la station d’embarquement des pilotes des Escoumins, 49 navires étaient en attente ou remontaient le fleuve entre Les Escoumins et Québec, 22 navires étaient en transit dans la voie maritime et se dirigeaient en aval vers Montréal, et 15 navires descendaient de Montréal à Québec.

—   Ce matin, en raison d’une importante accumulation de glaces sous le pont Laviolette de Trois-Rivières, il a fallu fermer temporairement cette section du fleuve. Des remorqueurs ont été dépêchés pour tenter d’améliorer la situation.

À 21 h 54, le dimanche 3 décembre 1989, alors qu’il pénétrait dans l’écluse de Saint-Lambert (la première écluse située en face de Montréal dans le secteur de Montréal/lac Ontario de la voie maritime), l’ENERCHEM ASPHALT a heurté et endommagé les portes amont de l’écluse. Des réparations ont été effectuées et l’écluse a été rouverte à 5 h 45 le 6 décembre 1989.

Les frais que doivent supporter les propriétaires de navire pendant la paralysie de la voie maritime sont importants et se chiffrent entre 5 000 $ et 15 000 $ par jour, ou encore plus, selon le type de navire.

La température actuelle de l’eau à Montréal est de 0 E, et à Beauharnois (Québec), elle est de 0,2 E C (alors que, sur une moyenne de dix ans, elle s’établit à cette date à 3,6 E C). On signale une couche de glace de quatre pouces d’épaisseur sur le chenal de la rive sud de la voie maritime.

—   Le Comité international de régie du Saint-Laurent a approuvé la nuit dernière une diminution de 28 000 pieds cubes par seconde du débit du fleuve pour favoriser la formation d’une couche de glace stable dans le canal de Beauharnois. Cette mesure est conforme aux pratiques normales, mais elle survient près de trois semaines plus tôt qu’à l’accoutumée.

Cette situation s’est aggravée lorsque, comme il est relaté dans la note de service, à 21 h 54, le 3 décembre 1989, l’Enerchem Asphalt est entré en collision avec les portes amont de l’écluse. Par suite de cette collision, l’écluse de Saint-Lambert a été fermée jusqu’à 5 h 45 le 6 décembre 1989.

Dans la note de service, la GCC poursuit en faisant ressortir le fait que la fermeture de l’écluse de Saint-Lambert a été fort coûteuse pour les armateurs et affréteurs de navires qui empruntaient la voie maritime. Il va sans dire que la fermeture du fleuve Saint-Laurent entre Québec et Les Escoumins a également été coûteuse pour les propriétaires de navires.

La GCC explique également dans la note de service les mesures qu’elle a décidé de prendre à la suite de la reprise de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent le 5 décembre 1989. Par exemple, en ce qui concerne la navigation entre Montréal et Québec, la GCC a mis en place des restrictions pour garantir la sécurité de la navigation, à savoir la navigation de jour, la présence obligatoire de deux pilotes à bord, l’imposition de restrictions quant au tirant d’eau, la présence de remorqueurs prêts à intervenir au pont de Québec et au pont Laviolette de Trois-Rivières et la navigation à sens unique.

Dans sa note de service, la GCC attribue le problème des bouées aux « températures inférieures à la normale ». Suivant l’ensemble de la preuve, et notamment le témoignage de l’expert Fred Parkinson, le temps froid qui s’est installé au milieu de novembre en 1989 ne s’est pas modéré. De fait, à compter du 17 novembre 1989, les températures sont demeurées inférieures à zéro, sauf le 20. Selon M. Parkinson, l’hiver était en avance d’environ un mois, et les conditions atmosphériques étaient celles qu’on aurait dû avoir à la fin de décembre ou au début de janvier.

Ainsi, on peut donc dire que l’absence de brise-glaces en service et l’impossibilité d’enlever les bouées d’été tombaient particulièrement mal cette année-là.

Je tiens à souligner qu’à la suite de la décision de la GCC de fermer le Saint-Laurent entre Québec et Les Escoumins, une rencontre a été organisée à Montréal entre des fonctionnaires de la Garde côtière et des représentants de l’industrie de la navigation. Des représentants des associations de pilotage assistaient également à cette réunion. Au cours de cette réunion, la GCC a proposé un plan dont il est fait état dans une note au dossier rédigée par le sous-commissaire de la Garde côtière de l’époque, M. Michael Turner, qui en est maintenant le commissaire. La note porte la date du 4 décembre 1989 et est ainsi libellée :

[traduction]

OBJET : Conditions de la reprise de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent entre Montréal et les Escoumins.

À l5 h le 4 décembre 1989, une conférence téléphonique a eu lieu afin de prendre connaissance des comptes rendus des observations du fleuve effectuées par voie fluviale et par voie aérienne, et pour recevoir les recommandations et les conseils des pilotes. Participaient à cette réunion :

d’Ottawa : MM. Quail/ Turner/ Quinn/ Hubbard/ McNeil/ Kingston

de Montréal et Québec : MM. Chouinard & LaHaie (APL), Leroux (pilotes du Saint-Laurent central), Pouliot, Dufour & Lapointe (pilotes de la Corp. du Bas Saint-Laurent), Latremouille & Duval (GCC-Laurentides).

Après avoir discuté de la situation actuelle, les parties ont toutes convenu que la navigation pouvait reprendre en toute sécurité aux conditions suivantes :

ENTRE QUÉBEC ET LES ESCOUMINS :

—   La navigation reprendra à l’aube demain;

—   Navigation de jour seulement, à condition que la visibilité soit satisfaisante;

—   Chaque navire doit avoir au moins deux pilotes à bord;

—   Dégagement sous quille de six pieds requis;

—   Un remorqueur devra patrouiller et se tenir prêt à intervenir dans le secteur de la traverse du Nord durant les heures de navigation.

ENTRE MONTRÉAL ET QUÉBEC :

—   La navigation se poursuivra aux conditions actuelles, à savoir, navigation de jour, avec deux pilotes à bord, à condition que la visibilité soit satisfaisante;

—   Un remorqueur doit se tenir prêt à intervenir au pont de Québec durant les heures de navigation;

—   Un remorqueur doit se tenir prêt à intervenir au pont Laviolette de Trois-Rivières durant les heures de navigation;

—   Circulation à sens unique chaque jour, sauf avis contraire;

—   Dégagement sous quille minimal requis de six pieds (soit au moins trois pieds de plus que le dégagement sous quille actuel);

—   Un remorqueur doit patrouiller le secteur de Québec à Grondines;

—   Les navires en direction de Trois-Rivières ne doivent lever l’ancre que si un mouillage ou un poste d’amarrage est disponible au lieu de destination de la fin de la journée (à être coordonné par des pilotes de l’APL et du STM);

Il a été convenu que Ran Quail transmettrait ces propositions au sous-ministre ou au ministre pour examen.

Après avoir été mis au courant de la situation vers 15 h 50, le sous-ministre a fait savoir vers 16 h 05 que le ministre jugeait les propositions acceptables.

Une conférence téléphonique a alors eu lieu vers 16 h 30 entre toutes les personnes qui avaient participé au débat de 15 h, de même qu’avec :

Les MacArthur et Angus Laidlaw (CSA), Frank Nichol et Ivan Lantz (ShipFed), Kieran Shanahan (Ultramar) pour les informer de l’accord du ministre et pour examiner et confirmer les conditions susmentionnées. Au cours de cette discussion, il a été souligné que :

— Le premier jour (5 déc.), la navigation sera descendante entre Montréal et Québec, étant donné qu’il y a déjà à Montréal entre 29 et 31 navires qui sont prêts à partir pour Québec;

— L’APL prévoit pouvoir s’occuper le premier jour de 24 des 31 navires qui se trouvent à l’est de Québec et qui attendent pour remonter. Cette mesure facilitera la planification des mouillages et des postes d’amarrage des navires remontant le fleuve.

— Le premier navire descendant de Québec ne sera pas un pétrolier;

— L’APL a confirmé que les navires ne seront pas retardés si le navire qui attend son droit de passage devant eux a un tirant d’eau trop fort et doit attendre que la marée change; on recourra alors le plus possible au pilotage, ou l’on s’assurera que la circulation maritime se poursuit;

— L’APL prévoit pouvoir s’occuper sans problème du « Nilam », le premier pétrolier d’Ultramar qui arrivera.

Des discussions ont suivi sur la disposition des remorqueurs et sur le règlement des services fournis pour effectuer ces opérations. On a fait remarquer que ShipFed/FedNav avait mis en position les remorqueurs de McAllister à Québec, et qu’elles les avait loués dans l’espoir que la GCC assume les frais si le plan de réouverture était suivi. La Fédération maritime a pris des mesures semblables en ce qui concerne l’unité de remorquage de Québec qui a été utilisée pour les observations faites dans la traverse du Nord.

IL A ÉTÉ CONVENU QUE :

— La Garde côtière (Laur.) prendra des mesures pour contracter avec les remorqueurs de Québec pour assurer la patrouille de la traverse du Nord et assumera les frais du compte rendu de la patrouille et des observations.

— La Garde côtière (Laur.) prendra à sa charge le contrat prévoyant l’utilisation du remorqueur de McAllister pour la patrouille de la région située entre Québec et Grondines et enverra une autre unité à Montréal; elle assumera les frais engagés jusqu’à maintenant par les deux unités.

— La Garde côtière (Laur.) signera un contrat avec les remorqueurs de Québec afin que l’unité se tienne prête à intervenir au pont de Québec, et prendra des mesures pour que le remorqueur « Dugal » se tienne prêt à intervenir au pont Laviolette de Trois-Rivières.

Il a également été convenu qu’un avis serait envoyé par la région des Laurentides aux navigateurs maritimes pour les informer de la reprise de la navigation et des restrictions s’appliquant aux tirants d’eau. Les organismes de l’industrie contribueraient à la diffusion de ces renseignements.

La GCC avait informé l’industrie de la navigation à la fin octobre 1989 que le déclenchement d’une grève par les équipages des navires était une très sérieuse possibilité. À un moment donné, la GCC a envisagé la possibilité d’engager une entreprise privée pour entreprendre l’enlèvement des bouées d’été. Elle n’a toutefois pas donné suite à cette idée. La GCC croyait fermement que la grève se terminerait rapidement et qu’on disposerait de suffisamment de temps pour enlever les bouées d’été avant que le temps froid ne s’installe. Toutefois, comme la suite des événements l’a démontré, le froid est arrivé de façon précoce et les bouées d’été sont devenues des obstacles à la navigation. En conséquence, la GCC a dû prendre la mesure inhabituelle de fermer le fleuve Saint-Laurent à la navigation entre le 2 et le 4 décembre.

Pour bien comprendre les répercussions de cette grève et du temps froid sur la navigation sur le fleuve Saint-Laurent, il est également intéressant de signaler un document intitulé Évolution des restrictions de circulation [en anglais Chronology of Restrictions on Movements] qui énumère par ordre chronologique les divers avis aux navigateurs qui ont été publiés par la GCC en date du 1er décembre 1989, à 21 h 25.

ÉVOLUTION DES RESTRICTIONS DE CIRCULATION

Avis nº

Annulé par avis nº

4212

89-12-01/21 :25

Date et heure UTC[8]

(déc. 01-18 :50)

Date et heure locale

Interruption navigation entre Québec et les Escoumins (avis)

(CRI)[9]

4381

4368

89-12-04/19 :16

déc. 04-14 :45

Pas de transit dans le secteur du pont de Québec

4381

4381

89-12-04/21 :33

déc. 04-22 :03 (F)

23 :01 (A)

Navigation le jour seulement, le 5 décembre dans le sens Montréal vers Québec.

Dans les deux sens entre Québec et les Escoumins

4409

4409

89-12-05/23 :45

déc. 05-19 :19 (F)

20 :23 (A)

Navigation de jour seulement entre les Escoumins et Montréal

Le 6 décembre dans le sens Québec-Montréal dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

4428

4428

89-12-05/23 :45

déc. 06-17 :02

idem que L-4409

Navigation de jour seulement entre Cap-aux-Oies et Montréal

Le 7 décembre dans le sens Québec — Montréal

Dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

4440

4440

89-12-07/09 :25

(déc. 07-04 :52)

Navigation de jour seulement entre Cap-aux-Oies et Trois-Rivières

Québec — Trois-Rivières : sens et date non spécifiés

Dans les deux sens entre Québec et les Escoumins

4458

4458

89-12-07/22 :52

(déc. 08-10 :09)

Navigation de jour seulement entre Cap-aux-Oies et Montréal

Le 8 décembre dans le sens Québec vers Montréal

Dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

4490

4490

89-12-08/22 :46

(déc. 08-19 :11)

Navigation de jour seulement entre cap-aux-Oies et Montréal

Le 9 décembre dans le sens Montréal vers Québec. Dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

Navigation nocturne le 89-12-09 à partir de 16 h — L de Québec vers la mer

4520

4520

89-12-90/21 :52

(déc. 09-17 :15)

Navigation de jour seulement entre cap-aux-Oies et Montréal

Navigation nocturne en direction est à partir de Québec

Le 10 décembre dans le sens Montréal vers Québec

Dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

4540

4540

89-12-10/21 :34

(déc. 10-16 :50)

Navigation de jour seulement entre Cap-aux-Oies et Montréal

Navigation nocturne en direction est à partir de Québec

Le 11 décembre dans le sens de Montréal vers Québec

Dans les deux sens entre Québec et Les Escoumins

4581

4581

89-12-11/23 :52

(déc. 11-19 :48)

Navigation diurne [sic] Cap-aux-Oies à Montréal

Navigation nocturne à sens unique dans certaines secteurs suite à des consultations.

Deux sens entre Québec et Les Escoumins

Sens unique le 12 Québec à Montréal

Navires à Rivière Maheu pourront partir le 12 à compter de 03 :30

4613

4613

89-12-13/00 :01

(déc. 12-20 :58)

Cap-aux-OiesQuébec (2 sens) :

deux sens de jour;

de nuit à sens unique.

QuébecTrois-Rivières (2 sens) :

jour seulement à sens unique; le 13, Québec à Trois-Rivières.

Trois-RivièresMontréal (2 sens) :

jour seulement : deux sens d’il n’y a pas de rencontre (planification avec STM)

4623

4623

82-12-13/22 :15

(déc. 13-17 :34)

Cap-aux-OiesQuébec (2 sens) : deux sens de jour; de nuit à sens unique.

QuébecTrois-Rivières (2 sens) : jour seulement à sens unique; le 14, Trois-Rivières à Québec.

Trois-RivièresMontréal (2 sens) : jour seulement : deux sens d’il n’y a pas de rencontre (planification avec STM)

4650

4650

89-12-14/22 :55

Idem

QuébecTrois Rivières (2 sens : le 15 : Québec à Trois-Rivières

Idem

4683

4683

89-12-15/20 :43

(déc. 15-)

Idem

Trois-Rivières vers Québec le 16 : sens unique de jour seulement.

Idem

Trois-Rivières à Montréal : de jour seulement. Deux sens autorisé s’il n’y a pas de rencontre.

Planification sera effectuée par STM-Mtl, dégagement sous quille minimal de 1,84 m.

Départs autorisés après 06 :00 heures.

4689

4689

89-12-16/20 :28

(déc. 16-16 :12)

Idem

QuébecTrois-Rivières (2 sens) : le 17 : Trois-Rivières à Québec

Idem

4698

4698

89-12-17/19 :37

(déc. 17-15 :12)

Idem

Québec — Trois Rivières (2 sens) : le 18, Québec à Trois-Rivières

Idem

4726

4726

89-12-18/21 :49

(déc. 18-17 :14)

Idem

Québec — Trois Rivières (2 sens) : le 19 : Trois-Rivières à Québec

Idem

4753

4753

89-12-19/22 :39

(déc. 19-18 :04)

Idem

Québec — Trois Rivières (2 sens) :

le 20 : Québec à Trois-Rivières

Idem

4774

4774

89-12-20/22 :06

(déc. 20-17 :36)

de Québec ver l’est : 2 sens, de jour et de nuit

Québec — Trois-Rivières (2 sens) : jour seulement sens unique le 21 : Trois-Rivières à Québec

Trois-Rivières — Montréal (2 sens) : Idem

4784

4784

89-12-20/22 :06

(déc. 21-18 :26)

Idem

Québec — Trois-Rivières (2 sens) : le 22 : T.-Rivières à Québec

Trois-Rivières — Sorel (2 sens) : jour seulement n’importe quel sens s’il n’y a pas de rencontre (planification DTM)

Sorel — Montréal (2 sens) : 2 sens jour et nuit

4795

4795

89-12-20/22 :06

(déc. 22-16 :11)

Idem

Québec Trois-Rivières (2 sens) : le 23 : Trois-R. à Québec

Trois-Rivières Sorel (2 sens) : Idem

Idem

4801

4801

89-12-23/19 :10

(déc. 23-14 :22)

Idem

le 24 : Trois-Rivières à Québec

Idem

Idem

4807

4807

89-12-24/18 :37

(déc. 24-14 :02)

Fleuve St-Laurent : navigation jour et nuit

dans les deux sens.

(dégagement de 1,84 m requis)

0084

Le commissaire de la GCC, M. Michael Turner, a témoigné au procès. M. Turner a également été interrogé par les demanderesses lors de l’enquête préalable[10]. Au cours de son témoignage, il a expliqué les mesures prises par la GCC avant et pendant la grève pour assurer la sécurité de la circulation maritime. Selon M. Turner, la grève comportait plusieurs phases. D’abord, la période ayant conduit au déclenchement de la grève. Au cours de cette période, la GCC a fait toute sa planification en prévision de la grève et a consulté l’industrie de la navigation sur plusieurs questions, notamment l’enlèvement des aides à la navigation d’été. C’est également au cours de cette période que la GCC a envisagé la possibilité de confier à des entreprises du secteur privé des tâches normalement effectuées par les équipages des navires, dont l’enlèvement des bouées d’été.

La seconde période d’activités de la GCC s’est étendue du 10 novembre 1989 à la dernière semaine de novembre. Selon M. Turner, le fait que les bouées d’été étaient encore en place au cours de cette période a permis à la circulation maritime de se dérouler en toute sécurité.

La troisième période est celle qui se situe entre la dernière semaine de novembre et le 5 décembre. Au cours de cette période, la GCC a été forcée par les événements de prendre des mesures spécifiques pour faciliter la circulation maritime. C’est au cours de cette période que la GCC a rencontré de graves problèmes en raison du temps extrêmement froid et que la circulation maritime a été, en conséquence, considérablement retardée. Au cours de cette période, la GCC a effectué, à l’aide d’hélicoptères, une surveillance constante des aides à la navigation.

M. Turner a souligné qu’à la fin de novembre, les pilotes qui naviguaient sur le fleuve ont commencé à s’inquiéter de la sécurité, étant donné que de nombreuses bouées s’étaient déplacées ou ne fonctionnaient tout simplement pas. M. Turner a en outre expliqué qu’à la fin de novembre, il était devenu impossible pour les stations radiophoniques et les systèmes de contrôle du trafic de la GCC d’indiquer aux navigateurs les aides à la navigation qui fonctionnaient. Pour ces raisons, les pilotes se sont dits d’avis qu’ils ne pouvaient plus naviguer en toute sécurité. Des fonctionnaires de la GCC ont discuté de la situation avec des représentants de l’industrie de la navigation et il a été décidé le 1er décembre 1989 de fermer le fleuve à la navigation entre Québec et Les Escoumins. Bien que la navigation entre Montréal et Québec n’ait pas été interdite, la fermeture du fleuve en aval de Québec a eu des répercussions sur la circulation dans tous les autres secteurs du fleuve.

Ainsi que je l’ai déjà précisé, une réunion a été organisée le 2 décembre à Montréal. Au cours de cette réunion, la GCC a expliqué à l’industrie de la navigation les mesures qu’elle avait l’intention de prendre pour rouvrir le secteur du fleuve qui avait été fermé et pour s’assurer que la circulation maritime puisse reprendre en toute sécurité.

Le matin du 5 décembre, la navigation entre Québec et Les Escoumins a repris, mais des restrictions sévères ont été imposées jusqu’à la fin de la grève. Par exemple, le dégagement sous quille a été augmenté d’environ un mètre pour assurer une plus grande marge de manœuvre. Le double pilotage et la navigation de jour sont d’autres exemples des restrictions qui ont été imposées par la GCC.

La thèse des demanderesses est fort simple. Elles soutiennent qu’en raison de la grève des groupes d’équipages de navires, la navigation dans les voies navigables du fleuve Saint-Laurent est devenue extrêmement difficile. Les demanderesses attribuent cette difficulté à la non-disponibilité des brise-glaces et au fait que la GCC n’a pas pu enlever les bouées d’été et les remplacer par des espars d’hiver avant que le froid ne s’installe. Elles soutiennent que, si de l’équipement permettant de briser les glaces avait été disponible et si les aides à la navigation d’été avaient été enlevées, les retards subis par leurs navires ne se seraient pas produits.

Étant donné que la grève déclenchée par les équipages de navires était une grève légale à compter du 11 novembre 1989, les demanderesses n’ont pas essayé de rejeter la responsabilité du déclenchement de la grève sur la défenderesse, et elles ne pouvaient pas le faire. Les demanderesses tiennent toutefois la défenderesse responsable de ne pas avoir désigné, en vertu de l’article 78 de la LRTFP, les employés dont les services étaient essentiels pour assurer la sécurité du public. Elles affirment que la plupart des groupes d’équipages de navires auraient fait l’objet d’une telle désignation si la défenderesse n’avait pas été négligente. Finalement, les demanderesses font valoir que, si la défenderesse avait désigné des employés, les retards subis par leurs navires ne se seraient pas produits et elles auraient pu remplir leurs obligations contractuelles pour la saison 1989.

Je reproduis maintenant les paragraphes 3 à 12 de la déclaration modifiée, où les demanderesses exposent en termes clairs la thèse qu’elles ont présentée à l’ouverture du procès.

[traduction]

3.   La défenderesse est et était, à l’époque en cause, notamment responsable du fonctionnement, de la direction et de la conduite de la Garde côtière canadienne pour tout ce qui concerne la sûreté, la sécurité, la direction générale et le fonctionnement des chenaux, des aides à la navigation, des brise-glaces, de tous les navires et de tous les employés de la Garde côtière affectés à ces activités.

4.   La défenderesse est et était, à l’époque en cause, notamment responsable, par l’intermédiaire du Conseil du Trésor, de la bonne conduite et direction de ses relations de travail.

5.   La défenderesse, en ces qualités et autrement, est tenue envers les demanderesses et tous les usagers des voies navigables en question d’en assurer en tout temps la sécurité et le bon fonctionnement.

6.   Aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la défenderesse a, par l’intermédiaire du Conseil du Trésor, le pouvoir et le devoir, une fois qu’une unité de négociation de l’Alliance de la Fonction publique du Canada l’a informée que des employés de l’unité de négociation concernée ont l’intention d’exercer le droit de grève, de dresser et de déposer auprès de la Commission des relations de travail dans la fonction publique une liste désignant les employés jugés essentiels pour assurer le maintien des services essentiels pour la sécurité du public.

7.   Le 24 novembre 1987, l’agent négociateur des employés concernés a fait signifier un avis de négociations collectives au Conseil du Trésor relativement à cinq unités de négociation, dont le groupe des équipages de navires, demandant ainsi au Conseil du Trésor d’exercer son droit et son devoir de dresser et de déposer la liste des fonctionnaires désignés au plus tard le 14 décembre 1987.

8.   Par l’intermédiaire de son Conseil du Trésor, la défenderesse avait l’intention de désigner tous les employés du groupe des équipages de navires ainsi que d’autres employés afin que ces employés assurent le déroulement normal de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent pendant la durée de toute grève qui pourrait être déclenchée, mais en raison de son manque d’organisation, de son incompétence bureaucratique, de son imprévoyance et de sa mauvaise gestion, qui équivalent de façon générale à un acte de négligence par omission, le Conseil du Trésor n’a pas déposé la liste en question dans le délai prescrit par la loi applicable.

9.   Si le Conseil du Trésor avait dressé sa liste de fonctionnaires désignés dans le délai prévu par la loi applicable, la Commission des relations de travail dans la fonction publique aurait désigné tous les employés faisant partie des groupes d’équipages de navires et d’autres employés comme des employés chargés d’assurer les services essentiels, retirant ainsi aux employés de ce groupe déterminé et à d’autres employés le droit de déclencher la grève prévue.

10. Le 11 novembre 1989, la grève du personnel chargé des activités susmentionnées a été déclenchée de sorte que la navigation sur les voies navigables du fleuve Saint-Laurent et des autres cours d’eau mentionnés au paragraphe 1 est devenue extrêmement difficile en raison notamment de l’absence des brise-glaces et des équipements de déblaiement normalement utilisés par la Garde côtière, du défaut de la Garde côtière d’enlever en temps opportun les bouées d’été et les aides à la navigation et de les remplacer par des bouées d’hiver et des aides à la navigation normales, rendant ainsi périlleuse la navigation dans ces voies navigables; toutes ces omissions auraient effectivement pu entraîner la fermeture de ces cours d’eau à la navigation n’eût été les mesures extraordinaires prises par des entreprises privées pour utiliser l’équipement qu’elles ont pu obtenir pour assurer le maintien de la circulation maritime, bien qu’à un rythme ralenti et dans un climat d’incertitude.

11. La défenderesse aurait pu, à la suite du défaut du Conseil du Trésor de déposer la liste de fonctionnaires désignés dans le délai prévu, prendre d’autres mesures pour assurer la poursuite de la navigation dans les voies navigables en question dans des conditions de sécurité acceptables, notamment en confiant par contrat à des entreprises privées une grande partie du travail dont les équipages de la Garde côtière auraient pu se charger. En raison de l’inertie, des hésitations et de l’incompétence générale de l’administration de la Garde côtière canadienne et des autres employés de la défenderesse qui étaient chargés d’assurer la sécurité de la navigation dans les cours d’eau en question, la défenderesse n’a recouru à aucune solution de rechange pour assurer la circulation maritime dans les cours d’eau en question.

12. Qui plus est, par l’intermédiaire de sa Garde côtière ou d’autres employés, la défenderesse, qui était bien au courant de l’imminence d’une grève, aurait pu prendre plusieurs mesures avant le déclenchement de la grève pour éviter la situation qui s’est par la suite produite en obligeant la Garde côtière à s’acquitter de certaines de ses tâches avant le déclenchement de la grève, notamment en lui faisant remplacer les bouées d’été par des bouées d’hiver …

Au cours du procès et lors du débat, l’avocat des demanderesses a affirmé dans les termes les plus nets que le seul acte de négligence que les demanderesses reprochaient à la défenderesse était de ne pas avoir procédé à la désignation prévue à l’article 78 de la LRTFP. Les demanderesses ont donc retiré les allégations qui se trouvent aux paragraphes 11 et 12 de la déclaration modifiée.

En ce qui concerne les allégations relatives au défaut de faire la désignation prévue à l’article 78 de la LRTFP, les parties ont déposé, à l’ouverture du procès, un exposé conjoint des faits intitulé [traduction] Aveux dont voici le texte :

[traduction]

LES PARTIES AU PRÉSENT LITIGE ADMETTENT PAR LES PRÉSENTES CE QUI SUIT :

I FAITS

1. Les demanderesses sont et étaient, à l’époque en cause, des compagnies de navigation qui possèdent, gèrent, exploitent ou affrètent plusieurs navires sur les eaux du fleuve Saint-Laurent, du golfe du Saint-Laurent, des affluents du Saint-Laurent, de la voie maritime du Saint-Laurent et des Grands Lacs.

2. Les navires visés au paragraphe 1 de la présente sont le RICHELIEU, le FERBEC, le SIMCOE, le WINNIPEG, le WHITEFISH BAY, le BAIE SAINT-PAUL, le BLACK BAY, le LEMOYNE, le L.R. DESMARAIS, le TADOUSSAC, le SAGUENAY, le MANITOULIN, le TARANTAU, l’ATLANTIC HURON et le NANTICOKE.

3. En 1967, le législateur fédéral a adopté la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (la LRTFP) (alors S.C. 1966-67, ch. 72).

4. Aux termes de la LRTFP, le Conseil du Trésor a été désigné pour représenter la défenderesse en tant qu’employeur de la vaste majorité des employés de la fonction publique, y compris ceux qui étaient membres du groupe des équipages de navires (cadres) et du groupe des équipages de navires (exécutants), deux groupes relevant du ministère des Transports (la Garde côtière canadienne).

5. Pour favoriser les négociations collectives, la LRTFP prévoit que les membres d’une unité de négociation qui cherchent à négocier une convention collective ont le choix entre deux mécanismes pour régler un différend, à savoir : le renvoi du différend à l’arbitrage ou le renvoi du différend à un bureau de conciliation. Lorsque les négociations échouent, les employés de l’unité de négociation peuvent déclencher une grève légale (c’est ce qu’on appelle parfois le « processus de conciliation et de grève »).

6. Toutefois, pour que les membres d’une unité de négociation (qui ont envoyé un avis de négociations collectives au Conseil du Trésor) puissent recourir à la grève comme mécanisme de règlement d’un différend, la LRTFP prévoit, à son paragraphe 78(1), qu’il ne peut être établi de bureau de conciliation tant que n’ont pas été désignés, sur accord des parties ou sur décision prise par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP), les fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l’unité de négociation concernée (« les fonctionnaires désignés ») exerçant des fonctions qui sont, à un moment particulier, ou seront, après un délai déterminé, nécessaires pour la sécurité du public.

7. Sous le régime du « processus de conciliation et de grève » prévu au paragraphe 78(2) de la LRTFP, après que l’unité de négociation lui a envoyé un avis de négociations collectives, l’employeur a 20 jours pour fournir à la CRTFP et à l’agent négociateur de l’unité de négociation concernée, une liste des fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires que l’employeur considère comme « fonctionnaires désignés ».

8. Le 24 novembre 1987, le Conseil du Trésor a reçu des avis de négociations collectives de l’AFPC au sujet des groupes des équipages de navires et d’autres groupes.

9. Le 15 décembre 1987, après l’expiration du délai prévu par la LRTFP, le Conseil du Trésor a fourni à la CRTFP la liste des fonctionnaires qu’il considérait comme « fonctionnaires désignés » en ce qui concerne les groupes des équipages de navires et d’autres groupes.

10. À la suite de la fourniture de ces listes, l’AFPC s’est opposée, pour cause de retard, à ce que la CRTFP examine les propositions relatives aux fonctionnaires devant être considérés comme « fonctionnaires désignés » notamment en ce qui concerne les groupes des équipages de navires.

11. À la suite de ces objections, la CRTFP a tenu une série d’audiences pour se prononcer sur ces objections. Une première audience a eu lieu le 2 mai 1988 au sujet de la désignation proposée des membres du groupe du traitement des données (dossier 181-2-279 de la CRTFP) et le 16 mai 1988, la CRTFP a rejeté les objections formulées par l’AFPC.

12. Par la suite, l’AFPC a saisi la Cour d’appel fédérale d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Dans les motifs de jugement qu’elle a rendus le 27 septembre 1988, la Cour d’appel fédérale a fait droit à la demande de l’AFPC et a ordonné que l’affaire soit renvoyée à la CRTFP.

13. Le 11 octobre 1988, la CRTFP a de nouveau entendu les objections soulevées par l’AFPC dans l’affaire concernant le groupe du traitement des données. Le 27 octobre 1988, la CRTFP a accordé l’objection soulevée par l’AFPC.

14. Les 26 et 31 mai et le 1er juin 1989, la CRTPF a entendu les objections formulées par l’AFPC au sujet des désignations dans les dossiers relatifs aux unités de négociation en question (dossiers 181-2-269, 181-2-270 et 181-2-277). Le 17 juillet 1989, la CRTFP a accordé les objections faites par l’AFPC.

15. Le 27 juillet 1987 ou vers cette date, le Conseil du Trésor a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la CRTFP devant la Cour d’appel fédérale qui, le 18 septembre 1989, a confirmé la décision de la CRTFP (no du greffe A-321-89).

16. Pendant toute la période susmentionnée et par la suite, le Conseil du Trésor et l’AFPC ont poursuivi leurs négociations en ce qui concerne les groupes des équipages de navires mais, malgré l’intervention d’un conciliateur de la CRTFP, ils n’ont pas réussi à signer une convention collective.

17. Les groupes des équipages de navires ont débrayé dans la région des Laurentides le 10 novembre 1989. Le 11 novembre 1989, les membres des groupes des équipages de navires ont acquis le droit légal de grève en vertu du sous-alinéa 102(2)b)(ii) de la LRTFP et ils se sont mis en grève ce jour-là.

18. Entre le 29 novembre et le 2 décembre 1989, un médiateur désigné par la CRTFP a tenté de résoudre le différend opposant le Conseil du Trésor et l’AFPC.

19. Le 6 décembre 1989, le projet de loi C-49, qui prévoyait la reprise des services gouvernementaux, a fait l’objet d’une première lecture à la Chambre des communes. Le 7 décembre 1989, le projet de loi C-49 a fait l’objet d’une deuxième lecture à la Chambre des communes. Le 8 décembre 1989, la Chambre des communes a adopté le projet de loi C-49. Les 9 et 10 décembre 1989, le Conseil du Trésor a soumis à l’AFPC une proposition globale visant à résoudre le conflit. Cette proposition a été rejetée par les membres des groupes des équipages de navires.

20. Le 15 décembre 1989, la Loi sur la reprise des services gouvernementaux, L.C. 1989, ch. 24, a reçu la sanction royale. Cette loi a mis fin à la grève des membres des groupes des équipages de navires et d’autres groupes et a assuré la reprise des services gouvernementaux qui avaient été perturbés au cours de la grève.

21. En juin 1989, on a demandé aux directeurs régionaux du système de la flotte de la Garde côtière canadienne de mettre à jour leurs plans d’urgence régionaux en cas de grève. Le 6 juillet 1989, le Conseil du Trésor a demandé qu’on lui expose les répercussions des activités de grève sur les programmes opérationnels et le 27 juillet, le directeur général des relations du travail de Transports Canada a répondu à la demande du Conseil du Trésor en l’informant que son ministère avait constitué une administration centrale et des comités régionaux de planification en cas de grève et qu’il tentait de classer les services par ordre de priorité.

22. Avant le déclenchement de la grève des groupes des équipages de navires, les membres de l’industrie de la navigation, dont les demanderesses, l’Association des armateurs canadiens et la Fédération maritime du Canada (les demanderesses étaient membres de ces deux associations) qui avaient été consultées par la Garde côtière canadienne, étaient au courant du conflit mettant en cause les groupes des équipages de navires et des possibilités de grève. Des avis à la navigation ont été envoyés les 3, 5 et 7 novembre ou vers ces dates pour informer les navigateurs que les équipages des navires de la Garde côtière canadienne pouvaient déclencher une grève légale à compter du 11 novembre et que, comme cette grève risquait d’avoir des incidences sur la capacité de la Garde côtière canadienne de fournir ses services, des mesures d’urgence seraient prises et que les navigateurs devaient faire preuve de prudence et observer les mises en garde applicables à la liste d’aides à la navigation;

23. Les membres de l’industrie de la navigation ont été informés et consultés au sujet de la situation de grève et notamment des questions concernant :

a)   l’enlèvement des aides à la navigation (y compris les bouées) et le remplacement des bouées par des espars d’hiver, la Garde côtière canadienne ayant constaté que l’Association des armateurs canadiens et la Fédération maritime du Canada étaient inquiètes et qu’elles s’opposaient à l’enlèvement prématuré des bouées (en prévision du déclenchement d’une grève);

b)   le débit de la circulation et la circulation maritime;

c)   les exigences en matière de pilotage;

d)   les conditions atmosphériques et les niveaux d’eau;

e)   la sécurité de la navigation.

24. Avant et durant la grève, la défenderesse a pris des mesures pour minimiser les conséquences de la grève sur le public et, en fin de compte, on n’a signalé aucun dommage matériel ou perte de quelque nature que ce soit en ce qui concerne quelque bien que ce soit, y compris ceux de la demanderesse. Qui plus est, la Garde côtière canadienne a obtenu l’engagement des représentants de l’AFPC d’assurer les activités de recherches et de sauvetage nécessaires et de répondre aux urgences en matière de recherches et de sauvetage dans les régions de Terre-Neuve, des Maritimes, des Laurentides, du Centre et du Pacifique, et un plan d’urgence de la Garde côtière canadienne a été rédigé et distribué.

II    AUTRES QUESTIONS

25. Les parties se sont entendues pour déposer conjointement les décisions susmentionnées de la CRTFP et de la Cour d’appel fédérale.

26. Les parties conviennent d’être tenues par les faits articulés dans les décisions mentionnées au paragraphe 25, comme si les employés de la Couronne qui y sont mentionnés devaient comparaître et donner le même témoignage devant la Cour fédérale dans la présente affaire.

27. Les parties se sont entendues pour déposer conjointement l’interrogatoire préalable de M. Donald Love (qui a eu lieu le 28 mars 1994) et à ne pas faire entendre M. Love comme témoin.

28. Les parties conviennent de ne faire entendre au procès aucun des préposés de la Couronne qui travaillent au Conseil du Trésor ou toute autre personne pour témoigner au sujet de la question du dépôt tardif.

Je tiens à souligner que les parties expliquent, aux paragraphes 21, 22 et 23 des Aveux, les mesures que la GCC a prises en prévision de la grève des groupes des équipages de navires. Plus particulièrement, il est précisé au paragraphe 22 que, par les avis qu’elle a envoyés aux navigateurs entre le 3 et le 7 novembre 1989, la GCC a avisé les navigateurs que les équipages des navires auraient légalement le droit de se mettre en grève le 11 novembre. La capacité de la GCC de dispenser les services qu’elle fournissait normalement aux navigateurs devait en conséquence être entravée.

Le paragraphe 23 fait ressortir le fait que la GCC a consulté l’industrie de la navigation au sujet de l’enlèvement des bouées d’été avant le déclenchement de la grève mais que l’industrie de la navigation s’est opposée à leur enlèvement précoce. Michael Turner a témoigné que les membres de l’industrie de la navigation avaient demandé à la GCC de laisser les bouées d’été en place [traduction] « aussi longtemps que possible ».

Il ressort du paragraphe 24 des Aveux que la défenderesse a pris les mesures nécessaires pour atténuer le plus possible les répercussions de la grève sur le public et que, grâce à ces mesures, aucune perte de biens ou de vie ne s’est produite.

Questions en litige

Je passe maintenant aux questions qui doivent être résolues. Il y a en fait deux questions litigieuses à trancher :

1. Quelle est l’obligation de la Couronne, s’il en est, envers les demanderesses? Existe-t-il une obligation en common law ou une obligation légale ou les deux?

2. Y a-t-il eu manquement à cette obligation? Un préposé de la Couronne pourrait-il être tenu responsable du fait ou de l’omission reprochés?

Analyse

Responsabilité de la Couronne

En common law, la Couronne n’est pas responsable au même titre qu’un simple particulier. Il est toutefois incorrect de dire que la Couronne est « au-dessus des lois ». Depuis au moins le XIXe siècle, la Couronne jouit d’une immunité en matière de responsabilité civile délictuelle, étant donné qu’il a été jugé que la « pétition de droit » ne permettait pas d’obtenir la réparation du préjudice causé par un délit[11]. Au fil des ans, le droit a été réformé dans de nombreux pays, dans la foulée de décisions innovatrices rendues en Australie et en Nouvelle-Zélande[12]. En 1887, la Loi sur la Cour de l’Échiquier canadienne [Acte à l’effet de modifier l’Acte des cours Suprême et de l’Echiquier, et d’établir de meilleures dispositions pour l’instruction des réclamations contre la Couronne, S.C. 1887, ch. 16, art. 16(c.)] renfermait une disposition qui permettait à la Cour de l’Échiquier de connaître des réclamations contre la Couronne qui découlaient de la négligence de ses préposés survenue « sur un ouvrage public »[13]. En 1952, la Loi sur la responsabilité de la Couronne[14] a été adoptée. Elle disposait qu’en matière de responsabilité civile délictuelle, la Couronne était responsable « à l’égard d’un acte préjudiciable commis par un préposé de la Couronne … [et] à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle de biens » [paragraphe 3(1)]. Les deux mêmes chefs de responsabilité existent toujours dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif[15] et ils demeurent les deux seuls chefs de responsabilité auxquels la Couronne fédérale est assujettie.

Certaines des lois provinciales sur la responsabilité de la Couronne contiennent également une disposition qui rend la Couronne provinciale responsable du manquement à une obligation légale. Ces dispositions n’ajoutent toutefois rien à la responsabilité de la Couronne. Si une loi impose une obligation à la Couronne et prévoit un droit d’action privé pour les dommages subis s’il y a manquement à cette obligation[16], la Couronne est alors directement responsable aux termes de cette loi et le demandeur n’a pas à invoquer une loi distincte sur la responsabilité de la Couronne. Toutefois, lorsqu’aucune obligation légale n’est imposée à la Couronne, l’invocation de la LRCÉCA ne permet pas d’obtenir une réparation pour la présumée omission d’agir conformément à la loi, car il n’y a pas alors de manquement à une obligation. Si la loi impose une obligation, le demandeur doit, pour démontrer jusqu’à preuve du contraire qu’un acte de négligence a été commis, établir qu’il y a eu manquement à cette obligation.

Dans un jugement récent[17], mon collègue le juge Wetston a donné le résumé suivant au sujet de ces domaines du droit :

Les éléments de la responsabilité du délit de négligence sont résumés par G. H. L. Fridman dans son ouvrage intitulé The Law of Torts in Canada, vol. 1 (Toronto : Carswell, 1989), à la page 223. Pour obtenir gain de cause dans une action pour négligence, la partie demanderesse doit établir que : i) la partie défenderesse avait à son endroit une obligation de diligence; ii) la partie défenderesse aurait dû observer une norme de diligence particulière dans le but d’exécuter cette obligation; iii) la partie défenderesse a violé son obligation de diligence en négligeant de respecter la norme de diligence pertinente; iv) cette violation a causé un dommage ou une perte à la partie demanderesse; v) le dommage en question n’était pas une conséquence trop éloignée de la violation. Il importe de satisfaire à tous ces éléments, selon la prépondérance des probabilités, pour que la partie demanderesse obtienne gain de cause dans son action : voir aussi, A. Linden, Canadian Tort Law, 5e éd. (Markham, Ont. : Butterworths, 1993).

1.   Obligation de diligence

L’arrêt Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), a été le premier à exposer le critère permettant de déterminer si l’élément initial d’une action pour négligence—une obligation de diligence—a été établi. À la page 580 du recueil, lord Atkin déclare qu’il faut veiller à éviter les actes ou les omissions qui, peut-on raisonnablement prévoir, seraient de nature à causer un préjudice à ses voisins. La Chambre des lords a indiqué par la suite, dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, qu’au moment de déterminer si, dans l’affaire dont elle était saisie, il y avait une obligation de diligence ou non, une cour doit d’abord se demander si, entre l’auteur présumé du délit et la partie demanderesse, il existe un lien suffisamment étroit pour que, lorsque l’on examine de façon raisonnable le cas dudit auteur du délit, un comportement négligent de sa part soit susceptible de porter préjudice à ladite partie; si la réponse à cette question est affirmative, la cour doit ensuite déterminer s’il est souhaitable d’un point de vue pratique ou administratif d’étendre la responsabilité.

L’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, à la page 1152 du recueil, établit que la responsabilité d’une perte économique ne sera pas imposée dans les affaires de nature délictuelle s’il n’existe aucun lien, ou proximité, entre le comportement négligent du défendeur et la perte subie par le demandeur, qui fait qu’il est juste que le défendeur indemnise le demandeur. Outre le lien effectif qui unit les parties, le lien étroit peut revêtir diverses formes, qu’il s’agisse de proximité physique, circonstancielle, causale ou présumée. À cet égard, une perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu’en plus d’une négligence et d’une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et la perte subie. En conséquence, pour qu’il y ait obligation de diligence, il doit exister un lien étroit entre la perte subie par le demandeur et le comportement négligent du défendeur, de même qu’une prévisibilité raisonnable que le demandeur subira un préjudice du fait des actes ou des omissions du défendeur.

Qui plus est, l’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (ci-après appelée la LRCÉCA), L.R.C. (1985), ch. C-50, dans sa forme modifiée [par L.C. 1990, ch. 8, art. 21], dispose que l’État peut être tenu responsable des actes et omissions préjudiciables de ses préposés. Aux termes de l’article 10 de la LRCÉCA, l’État ne sera tenu responsable de la conduite de ses préposés que si cette dernière peut avoir donné lieu à une cause d’action délictuelle contre le préposé à titre personnel. La responsabilité délictuelle de l’État est donc d’origine légale; elle est aussi subsidiaire, et non directe. Par conséquent, pour qu’il soit possible d’imposer une responsabilité en vertu de l’alinéa 3a) de la LRCÉCA), il faut généralement prouver qu’un préposé de l’État, agissant dans le cadre de ses fonctions, a violé une obligation due à la demanderesse. Cette dernière doit aussi démontrer que ledit préposé a causé un préjudice, et ce, d’une manière suffisante pour donner lieu à une responsabilité personnelle : Lordon, Crown Law (Toronto : Butterworths, 1991), aux pages 327, 335 et 340[18].

Je suis convaincu que le résumé du juge Wetston est un énoncé exact de l’état actuel du droit.

Voici les dispositions pertinentes de la LRCÉCA fédérale :

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés;

10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l’alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants.

Pour sa part, le juge Linden, de la Cour d’appel fédérale, résume comme suit la responsabilité de la Couronne découlant de la LRCÉCA :

Aux termes de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, chap. C-38, maintenant la Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), chap. C-50, il est maintenant possible d’introduire une action en responsabilité civile délictuelle devant la Cour fédérale du Canada. L’alinéa 3a) de la Loi dispose : « En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour … les délits civils commis par ses préposés ». Bien que cette Loi comporte encore des problèmes qui ont suscité des appels à d’autres réformes, tant sur le plan provincial que sur le plan fédéral (voir Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on the Liability of the Crown (1989); Commission de réforme du droit du Canada, Le statut juridique de l’administration fédérale (1985)), ces problèmes ne nous intéressent pas en l’espèce. Ainsi donc, aux termes de cette Loi, en matière de responsabilité civile, l’État doit répondre des dommages causés par ses préposés[19].

Ainsi, pour obtenir gain de cause dans la présente action, les demanderesses doivent démontrer l’un ou l’autre des éléments suivants : a) qu’il y a eu manquement à une obligation imposée par la loi (ainsi que les autres éléments d’une action pour négligence); b) qu’un préposé de la Couronne a commis dans le cadre de son emploi un délit dont la Couronne doit répondre; c) la responsabilité de la Couronne en tant qu’occupant, propriétaire, etc. du fleuve Saint-Laurent[20].

L’obligation de diligence

a)        L’obligation de common law

Pour commencer, il est nécessaire de déterminer la nature de l’obligation, s’il en est, à laquelle la défenderesse était tenue envers les demanderesses. Cette analyse est nécessaire, étant donné qu’aucun préposé de la Couronne ne peut être tenu responsable si la Couronne elle-même n’est assujettie à aucune obligation envers les demanderesses[21].

La thèse des demanderesses sur ce point est que la défenderesse a envers tous les usagers du fleuve Saint-Laurent l’obligation [traduction] « d’assurer la sécurité constante du Saint-Laurent et de le maintenir en parfait état de fonctionnement ». Par « fonctionnement », l’avocat des demanderesses voulait dire que la GCC avait l’obligation d’entretenir le fleuve Saint-Laurent de manière à ce que les navires des demanderesses puissent y transiter sans retard indu[22].

À l’appui de sa thèse, l’avocat des demanderesses m’a cité l’arrêt Just c. Colombie-Britannique[23], dans lequel la Cour suprême du Canada a eu l’occasion d’examiner l’obligation de diligence que le gouvernement de la Colombie-Britannique avait envers ceux qui utilisaient les voies publiques de cette province. Dans cette affaire, l’appelant et sa fille se rendaient faire du ski pour la journée à Whistler. Un bloc de pierre d’une tonne s’était détaché de la montagne et s’était écrasé sur la voiture de l’appelant, blessant gravement l’appelant et tuant sa fille. L’appelant avait entamé une poursuite contre le gouvernement de la Colombie-Britannique en alléguant que celui-ci avait manqué à son obligation de bien entretenir la route.

Dans l’arrêt Just, la Cour suprême a cité et approuvé la décision rendue par lord Wilberforce dans l’affaire Anns v. Merton London Borough Council[24], ainsi que la décision de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres[25]. Après avoir cité ces décisions, le juge Cory a déclaré qu’il était bon de déterminer a priori si le défendeur était assujetti à une obligation de diligence lorsqu’un organisme gouvernemental était accusé de négligence. Le juge Cory a répondu à cette question par l’affirmative et a expliqué sa réponse dans les termes suivants :

En l’espèce, l’accident s’est produit sur une route à grande circulation dans la province de la Colombie-Britannique. Dans la vive compétition qu’elle se livrent pour attirer les touristes, les provinces canadiennes vantent chacune leurs mérites et leurs attractions. Les installations de ski de Whistler représentent, à n’en pas douter, une attraction magnifique. Il est difficile d’imaginer invitation plus claire à ces installations que la route provinciale qui y mène. Au regard de cette invitation à utiliser tant les installations que la route qui y conduit, il semblerait qu’à part certaines exemptions spécifiques découlant d’une disposition législative ou d’un principe établi de common law, la province avait une obligation de diligence envers les usagers de ces routes. Cette obligation de diligence s’étendrait ordinairement à l’entretien raisonnable des routes. En tant qu’usager de la route, l’appelant avait certainement avec l’intimée un lien de proximité suffisante pour être visé par l’obligation de diligence. En l’espèce, on peut affirmer qu’il serait éminemment raisonnable de la part de l’appelant à titre d’usager de la route de s’attendre à ce qu’elle soit raisonnablement entretenue. Pour le ministère de la Voirie, le risque que des usagers subissent un préjudice si la route n’est pas raisonnablement entretenue est un risque aisément prévisible. À la lumière de la preuve présentée par l’appelant, on pourrait enfin conclure que l’entretien comprend la prévention des dommages pouvant résulter des éboulements[26].

Le juge Cory a conclu qu’en raison de l’obligation de diligence à laquelle il était assujetti, le gouvernement de la Colombie-Britannique avait l’obligation d’entretenir raisonnablement les routes empruntées par le public dans cette province et que cette obligation comprenait « la prévention des dommages pouvant résulter des éboulements ». Le juge Cory n’a pu trouver aucune disposition législative ou règle de common law soustrayant le gouvernement à cette obligation.

Il convient de remarquer que la Crown Proceeding Act[27] de la Colombie-Britannique rendait la Couronne responsable comme si elle était une personne physique ordinaire. Il semble qu’il y ait lieu, pour cette raison, d’établir une distinction entre l’affaire Just et la présente espèce. Le juge Cory a toutefois réaffirmé son opinion dans l’arrêt Swinamer c. Nouvelle-Écosse (Procureur général)[28] et ce, malgré le fait que la Proceedings against the Crown Act[29] de la Nouvelle-Écosse était, à toutes fins utiles, identique à la LRCÉCA.

Je passe maintenant à l’examen des faits de la présente affaire pour déterminer quelle obligation, s’il en est, la common law imposait à la Couronne. Des éléments de preuve ont été présentés au sujet du rôle et des devoirs de la Garde côtière. Ainsi que je l’ai déjà précisé, la transcription de l’interrogatoire préalable que les demanderesses ont fait subir à M. Turner le 29 mars 1994 fait partie des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance. Les réponses qu’a données M. Turner aux questions posées par l’avocat des demanderesses et qui se trouvent aux pages 13 à 21 de son interrogatoire préalable donnent une idée précise du rôle joué par la GCC en ce qui concerne les services maritimes fournis par le ministère des Transports à l’industrie de la navigation et au grand public :

[traduction]

Q.   Bon. Vous étiez ici hier, évidemment, lorsque M. Love, du Conseil du Trésor, a témoigné. Il n’est donc pas nécessaire de revenir sur une grande partie de ces questions.

Je vais formuler mes questions en tenant compte de ce que nous avons entendu hier. Si mes questions ne sont pas claires, n’hésitez pas, évidemment, à me le dire.

Nous avons entendu hier que lorsqu’une convention collective est sur le point d’expirer ou de fait, que la convention collective conclue avec certains employés de la fonction publique devait expirer le trente-et-un (31) décembre mil neuf cent quatre-vingt-sept (1987), divers mécanismes entrent en jeu.

Ainsi, le Conseil du Trésor doit obtenir des divers ministères et divisions du gouvernement du Canada une liste des personnes que les ministères considèrent essentielles pour les fins de la désignation prévue à l’article 78 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Donc, juste pour nous situer ici.

Si j’ai bien compris, le ministère des Transports a décidé que les équipages de navires devaient faire l’objet d’une telle désignation. Or, la question que je me pose est la suivante : dans un contexte de travail, lorsqu’on parle des équipages de navires, parle-t-on de tous les équipages de navires que l’on vient de mentionner?

Cela comprend-il chaque personne qui embarque dans ces navires et qui fait pour la Garde côtière les choses que vous avez déjà énumérées?

R.   Généralement parlant, c’est effectivement le cas, parce que normalement, dans le cadre de ces négociations, nous avons essayé d’obtenir la désignation de tout le personnel d’équipage de nos bateaux.

Nous n’obtenons pas toujours ce que nous demandons à cent pour cent. Il y a évidemment des concessions au cours des pourparlers entre l’employeur représenté par le Conseil du Trésor et les syndicats.

Mais notre objectif est d’essayer de protéger autant que possible les services que nous fournissons par l’intermédiaire des navires en essayant de faire fonctionner le plus grand nombre possible de navires de la flotte, pour le cas où il y aurait une grève.

Pour ce faire, évidemment, nous désignons le plus grand nombre possible de membres d’équipage. Cela s’explique en partie par le fait que les équipages doivent évidemment observer les dispositions réglementaires portant sur le nombre minimal de membres d’équipage qui doivent se trouver à bord des navires, comme vous le savez peut-être, et qu’on ne peut, par exemple, piloter un navire qui ne compte que la moitié de l’équipage exigé par la loi.

En conséquence, on essaie de faire en sorte qu’on a le nombre de membres d’équipage qui permet non seulement de naviguer légalement, mais de faire son travail correctement.

Q.   Bon. Pour déterminer qui vous inscrivez sur cette liste ou désirez faire désigner lorsque vous dressez cette liste à l’intention du Conseil du Trésor, quel est votre critère principal en ce qui concerne ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas?

R.   Eh bien, nous classons par priorité les différents types de services que nous fournissons, mais il ne faut pas oublier que bon nombre des services que la Garde côtière fournit sont évidemment, de par leur nature même, des services de sécurité.

En conséquence, le processus de désignation est, à notre avis, valable et devrait, comme je l’ai déjà dit, s’appliquer au plus grand nombre possible de postes occupés par les membres d’équipage de nos navires.

Si nous ne devions pas réussir ce processus ou si, comme cela s’est produit plus récemment en raison d’un changement de politique gouvernementale, il ne nous serait pas permis de proposer la désignation de tous les équipages de navires, il nous faut alors établir nos priorités.

Et nos priorités sont essentiellement fixées en fonction des recherches et du sauvetage, la protection de la vie venant bien sûr au premier rang. Et les services fournis pour la sécurité de la navigation en particulier viennent au deuxième rang; les services fournis pour les activités commerciales et la protection de l’environnement viennent ensuite.

Q.   Bon, pour ce qui est de … vous savez, avant, lorsqu’on nous faisait passer des tests d’intelligence, on nous donnait six (6) cercles et un (1) carré et il fallait indiquer la forme qui était différente …

L’élément différent qui me saute aux yeux dans la liste que vous venez de donner, concerne le commerce, parce que, laissez-moi prendre … eh bien, il peut s’agir d’un exemple absurde, mais je le donne seulement pour mieux comprendre.

Pourquoi ne pas simplement fermer le fleuve et le golfe? Seriez-vous en mesure de le faire? Il est certain qu’il serait alors sûr. Vous est-il loisible de stopper toute circulation maritime?

R.   Je crois que cela est discutable, s’il n’y a pas de raison juste ou légitime, et il faudrait que la raison se rapporte à la sécurité.

Évidemment, dans l’absurde, pour ainsi dire, le cours d’eau le plus sûr est celui sur lequel il n’y a aucune circulation …

Q.   C’est vrai!

R.   … mais cela n’aide pas beaucoup le commerce canadien, de toute évidence.

Notre objectif, pour ce qui est d’appuyer l’industrie du transport canadienne et les infrastructures du transport au Canada, est de s’assurer que, dans la mesure où cela est compatible avec un degré de sécurité raisonnable, le transport est, dans la mesure du possible, maintenu.

Q.   Ainsi, pour ce qui est de la désignation dans le but, pour reprendre, si je ne m’abuse les mots de la loi, d’assurer la « sécurité », il me semble que vous êtes en train de me dire qu’un des objectifs fondamentaux est d’assurer qu’à tout le moins le commerce essentiel soit maintenu.

R.   De toute évidence, dans une situation comme celle-là, on doit là encore établir ses priorités quant aux activités commerciales qui sont essentielles et quant à celles qui ne le sont pas, mais l’objectif qui est visé ici et l’aspect fondamental de la Loi elle-même est la question de la sécurité du public.

En conséquence, le processus de désignation vise à nous permettre d’assurer le maintien de certains services en fonction surtout des objectifs de sécurité du public qui sont à la base de la Loi.

Or, je crois que l’on doit, pour ce qui est de la question du commerce maritime, assurer le maintien des activités commerciales, parce qu’il s’agit là d’un objectif du ministère et, évidemment, d’un objectif de la Garde côtière.

Mais nous ne pouvons y parvenir que dans la mesure où nous pouvons en même temps garantir la sûreté et la sécurité du public.

Q.   Dire que … je ne jouerai pas un rôle ici, je vous pose une question.

Dire que le commerce est un des objectifs fondamentaux du Ministère, nous comprenons tous cela, évidemment, mais comment conciliez-vous les considérations commerciales avec une loi qui parle uniquement de la sécurité du public?

R.   Eh bien, de toute évidence, il faut mettre les choses en balance de temps en temps, mais il faut, comme je l’ai déjà dit, établir un lien entre cet aspect et les objectifs fondamentaux du Ministère et de la Garde côtière.

Nous sommes en mesure d’utiliser la procédure prévue par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique pour assurer la poursuite de certaines activités en toute sécurité. Voilà l’objectif qui est visé.

Comme vous le dites, on pourrait assurer la sécurité en arrêtant tout simplement toute activité commerciale. L’objectif visé consiste à continuer de toute évidence à assurer la sécurité du public dans le cadre des activités normales qui sont exercées.

Nous essayons de protéger la sécurité. Comme je l’ai déjà dit, nous établissons constamment les priorités à l’interne en tenant compte de ces facteurs. Nous essayons de fournir des services qui se rapportent précisément à la sécurité de la navigation.

Et lorsqu’il y a lieu de procéder à des désignations, c’est dans le but de maintenir ces services sécuritaires que nous avons recours à ce processus.

Q.   D’accord. Vos explications sont claires.

R.   Je suis sûr qu’elles ont été utiles.

Il n’y a aucun doute que le rôle que joue la GCC en ce qui concerne la navigation canadienne est essentiellement axé sur la sécurité. L’objectif premier de la GCC, comme l’a expliqué M. Turner, est de permettre à la circulation maritime de s’effectuer sans retard indu dans la mesure où cet objectif est compatible avec l’obligation qu’a la GCC d’assurer la sécurité de ceux qui empruntent les voies navigables. Toutefois, on ne doit pas confondre un objectif avec une obligation. Il va sans dire que l’objectif que poursuit la GCC ne consiste pas à assurer la sécurité pour la sécurité. Si c’était le cas, la GCC se contenterait d’interdire toute circulation maritime sur le fleuve Saint-Laurent.

À mon avis, l’obligation de diligence qui est imposée à la GCC est d’assurer la sécurité du public qui utilise le fleuve Saint-Laurent en prenant toutes les mesures nécessaires eu égard aux circonstances. En l’espèce, ces circonstances comprennent le fait que les équipages des navires avaient exercé leur droit légitime de grève et qu’ils n’étaient donc pas disponibles pour exécuter leur tâches habituelles.

Aucune loi fédérale n’impose d’obligation particulière à la GCC ou au ministère des Transports. Toutefois, certaines dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada[30] donnent quelques éclaircissements sur les fonctions de la GCC. Ainsi, l’article 517 de la Loi sur la marine marchande prévoit que « [t]ous les phares, bateaux-feux, feux flottants et autres, les fanaux et autres signaux, les bouées et les balises, les appareils de radiosignalisation maritime, les ancres et les amers de terre … sont la propriété de Sa Majesté et sont sous la gestion et sous la régie immédiates du ministre ».

L’alinéa 519a) de la Loi sur la marine marchande dispose que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant l’entretien des aides à la navigation qui sont la propriété de Sa Majesté. À cet égard, le gouverneur en conseil a pris le Règlement sur la protection des aides à la navigation[31], dans lequel on trouve la définition suivante [article 2] :

2. … « aide à la navigation » désigne une bouée, une balise, un phare, un bateau-phare ou tout autre ouvrage ou dispositif qui est installé, construit ou entretenu en vue d’aider à la conduite des navires.

À titre d’exemple supplémentaire, le paragraphe 562.1(1) [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.) ch. 6, art. 78] de la Loi sur la marine marchande prévoit que le gouverneur en conseil peut, afin d’assurer « la sécurité et l’efficacité de la navigation ou de l’exploitation des navires ou pour protéger l’environnement », prendre des règlements concernant un certain nombre de questions dont la présence et l’utilisation de cartes marines et autres documents nautiques appropriés à bord des navires, le nombre et la qualification professionnelle du personnel affecté au service pont et au service machines sur les navires en question, les formalités et les méthodes que doit suivre toute personne à bord, etc., le tout en vue de « protéger les personnes, les navires », etc.

Lorsqu’on examine de près les dispositions de la Loi sur la marine marchande et son règlement d’application, il n’y a aucun doute que la responsabilité première de la GCC est d’assurer la sécurité de ceux qui empruntent les voies navigables. Si elle peut y parvenir d’une manière qui permette aux usagers de manœuvrer leurs navires de la façon la plus efficace, tant mieux. Toutefois, ce n’est pas là le rôle ou le devoir de la GCC. Son devoir se limite à assurer la sécurité de ceux qui utilisent les voies navigables.

Pour ces motifs, il m’est impossible de souscrire à l’argument de l’avocat des demanderesses selon lequel la défenderesse avait envers les demanderesses l’obligation « d’assurer la sécurité constante du Saint-Laurent et de le maintenir en parfait état de fonctionnement ». La défenderesse n’était pas tenue envers les demanderesses de prendre tous les moyens raisonnables pour permettre à celles-ci de transiter par le fleuve Saint-Laurent sans retard.

Il ressort de la preuve que, par l’intermédiaire de la GCC, le ministère des Transports a assumé la responsabilité du programme d’aides à la navigation, de la gestion de la circulation des navires, des communications radio, de la certification et de l’inspection des navires canadiens, de la certification des officiers canadiens, de la rupture des glaces et des opérations de recherches et de sauvetage. Je conclus qu’en raison de la prise en charge de ces responsabilités par la GCC, celle-ci était tenue d’assurer la sécurité des demanderesses et du public. Je ne suis cependant pas prêt à aller plus loin.

b)        L’obligation légale

Les allégations formulées par les demanderesses au sujet de l’article 78 de la LRTFP se trouvent aux paragraphes 6 à 9 de leur déclaration. Plus précisément, en ce qui concerne l’obligation que la loi impose à la défenderesse de désigner les équipages de navires, les demanderesses allèguent, au paragraphe 6 de leur déclaration :

[traduction]

6.   Aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la défenderesse a, par l’intermédiaire du Conseil du Trésor, le pouvoir et le devoir, une fois qu’une unité de négociation de l’Alliance de la Fonction publique du Canada l’a informée que des employés de l’unité de négociation concernée ont l’intention d’exercer le droit de grève, de dresser et de déposer auprès de la Commission des relations de travail dans la fonction publique une liste désignant les employés jugés essentiels pour assurer le maintien des services essentiels pour la sécurité du public;

Au soutien de cette affirmation, les demanderesses invoquent l’article 78 de la LRTFP, qui dispose :

78. (1) Malgré l’article 77, il ne peut être établi de bureau de conciliation tant que n’ont pas été désignés, sur accord des parties ou sur décision prise par la Commission aux termes du présent article, les fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l’unité de négociation concernée, appelés, dans la présente loi, « fonctionnaires désignés », exerçant, même partiellement, des fonctions qui sont, à un moment particulier, ou seront, après un délai déterminé, nécessaires pour la sécurité du public.

(2) Dans les vingt jours qui suivent l’avis de négociations collectives donné par l’une ou l’autre des parties, l’employeur fournit à la Commission et à l’agent négociateur de l’unité de négociation en cause une liste des fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l’unité qu’il considère comme fonctionnaires désignés.

(3) En l’absence d’une contestation élevée auprès de la Commission par l’agent négociateur dans le délai postérieur à sa réception par celui-ci et fixé par la Commission, la liste visée au paragraphe (2) est réputée constituer la liste des fonctionnaires ou catégories de fonctionnaires de l’unité de négociation qui, par accord des parties, sont des fonctionnaires désignés.

(4) Dans le cas où l’agent négociateur fait opposition à la liste dans le délai prescrit, la Commission, après avoir examiné sa requête et avoir donné à chaque partie l’occasion de présenter ses observations, détermine quels fonctionnaires ou quelles catégories de fonctionnaires de l’unité de négociation sont des fonctionnaires désignés.

Comme elle était d’avis que l’employeur avait l’obligation de procéder à cette « désignation » pour assurer la sécurité du public, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) a conclu que le paragraphe 78(2) n’était pas impératif et elle a par conséquent libéré l’employeur de son défaut.

Saisie d’une demande présentée en vertu de l’article 28[32], la Cour d’appel fédérale a annulé la décision de la Commission. Le juge Hugessen a déclaré qu’il n’y avait presque aucun doute que le mot « shall » qui est employé au paragraphe 78(2) se voulait impératif. Toutefois, selon le juge Hugessen, la véritable question en litige n’était pas celle de savoir si ce mot avait un caractère impératif ou simplement indicatif. La question à trancher était celle de savoir si le dépôt de la liste des fonctionnaires désignés était une obligation qui incombait à l’employeur ou s’il s’agissait d’un pouvoir discrétionnaire que celui-ci pouvait exercer. Voici en quels termes le juge Hugessen a formulé la question :

Le véritable problème, il me semble, est de savoir si la fourniture d’une liste d’employés dont on propose la désignation est une obligation qui incombe à l’employeur ou s’il s’agit simplement d’un pouvoir qu’il est libre d’exercer ou non comme il le juge bon. Dans la première hypothèse, il semble que la règle soit qu’il ne faudrait pas conclure que le défaut de s’acquitter de l’obligation dans le délai ou de la façon prévu prive d’autres personnes intéressées de leurs droits. Si l’on formule le principe en fonction de la situation concrète de la présente affaire, si le gouvernement avait l’obligation de désigner des employés, son défaut de le faire en temps opportun ne doit pas porter atteinte à la sûreté et à la sécurité du public[33]. [Renvois omis.]

Le juge Hugessen a répondu à sa question de la façon suivante :

Bien qu’on ne puisse mettre en doute l’obligation qu’a le gouvernement d’agir dans l’intérêt du public, cet intérêt s’étend bien au-delà des questions de sûreté ou de sécurité. Il doit également inclure, comme la lecture de l’ensemble de la Loi l’indique clairement, le droit des fonctionnaires d’adhérer au syndicat de leur choix, de négocier collectivement et, finalement, de faire la grève. La Loi ne met certainement pas à la charge de l’employeur une obligation précise de désigner des employés dans chaque cas, alors qu’elle l’oblige dans les termes les plus nets à négocier de bonne foi et à ne pas porter atteinte au droit d’association des employés.

Il me semble beaucoup plus raisonnable d’interpréter l’article 79 [maintenant l’article 78] comme permettant à l’employeur de soumettre une liste dans le délai prescrit et comme sous-entendant que, s’il ne la présente pas dans les délais prévus, les parties sont présumées avoir convenu qu’il n’y aura pas d’employés désignés au sein de l’unité de négociation concernée. Cette interprétation me semble s’accorder davantage avec l’économie de l’ensemble de la Loi et avec le contexte général du droit et de la pratique actuels des relations de travail au Canada[34].

Ainsi, la Cour d’appel a conclu que l’employeur n’avait pas l’obligation de procéder à une « désignation ». C’est également mon avis. Il serait illogique d’imposer à la Couronne l’obligation légale de produire une liste des fonctionnaires désignés et de l’empêcher ensuite de remplir cette obligation parce qu’elle a déposé sa liste des fonctionnaires désignés après l’expiration du délai prévu par la LRTFP, que ce soit en raison d’une négligence ou pour tout autre motif. Le juge Hugessen ne laisse subsister aucun doute sur le sujet lorsqu’il déclare, dans ses motifs que, si le gouvernement a l’obligation de désigner des employés, son défaut de le faire en temps opportun ne peut pas « porter atteinte à la sûreté et à la sécurité du public ».

La LRTFP a été édictée pour régir les relations de travail entre la majorité des fonctionnaires du Canada et leur employeur, la Couronne fédérale. Bien que cette loi n’impose pas à la défenderesse l’obligation de « désigner » des employés, le défaut de la défenderesse de procéder à cette désignation ne soustrait pas la GCC en l’espèce à son obligation d’assurer la sécurité du public.

Dans l’arrêt Saskatchewan Wheat Pool, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas nécessaire qu’une loi confère expressément un droit d’action privé, à condition que le demandeur réussisse à établir l’existence des éléments donnant ouverture à une action pour négligence fondée sur la common law. Le juge Dickson (tel était alors son titre) a déclaré :

Pour tous ces motifs, je serais opposé à ce qu’on reconnaisse au Canada l’existence d’un délit civil spécial de manquement à une obligation légale. La violation d’une loi, lorsqu’elle a une incidence sur la responsabilité civile, doit être considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité pour négligence. La notion de négligence et celle d’obligation de diligence qui s’y rattache en common law sont assez fortes pour servir aux fins invoquées à l’appui de l’existence de l’action fondée sur une infraction à une loi.

Il faut se rappeler que les autres éléments de la responsabilité délictuelle, c.-à-d. la causalité et le préjudice valent aussi pour les situations où il y a eu infraction à une loi. Pour qu’elle soit le moindrement pertinente, la violation d’une loi doit avoir causé un préjudice dont le demandeur se plaint. Si c’est le cas, la violation de la loi doit constituer une preuve de négligence de la part du défendeur[35].

Même avant l’arrêt Saskatchewan Wheat Pool, le manquement à une obligation légale ne donnait lieu à une conclusion de responsabilité que si le demandeur pouvait démontrer que les dommages subis étaient du type de ceux que la loi visait à prévenir[36]. Pour le cas où j’aurais tort sur la question de l’obligation légale, j’examinerai ici la LRTFP comme si l’article 78 imposait à la Couronne l’obligation effective de déposer la liste en question.

Le paragraphe 78(1) de la LRTFP prévoit que les employés désignés sont ceux qui exercent « même partiellement, des fonctions qui sont, à un moment particulier, ou seront, après un délai déterminé, nécessaires pour la sécurité du public ». À mon avis, en employant les mots « pour la sécurité du public », le législateur fédéral a énoncé dans les termes les plus nets que l’employeur doit désigner les employés dont les services sont requis pour empêcher des lésions corporelles, des pertes de vie ou des dommages matériels.

L’avocat des demanderesses soutient qu’on ne doit pas limiter de la sorte la portée du mot « sécurité ». À l’appui de cet argument, l’avocat m’a renvoyé au Petit Larousse illustré, dans lequel le mot « sécurité » est ainsi défini :

Confiance, tranquillité d’esprit résultant de la pensée qu’il n’y a pas de péril à redouter. Absence de risque d’accidents[37].

Le terme anglais « security » est défini de la même façon dans le Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles :

[traduction] État d’esprit confiant d’une personne qui est à l’abri du danger; sûreté[38].

Ces définitions n’appuient pas, selon moi, l’argument de l’avocat suivant lequel les termes « sécurité » ou « security » sont censés traduire les préoccupations du législateur fédéral en ce qui concerne d’autres risques ou dangers que les pertes de vie et les pertes ou les dommages matériels. Il semble que la CRTFP ait adopté le point de vue selon lequel les mots « pour la sécurité du public » ne visent pas les pertes et les dommages matériels. Dans l’affaire concernant la désignation des équipages des navires[39], la CRTFP a refusé de désigner certains employés dont la défenderesse avait proposé la désignation en vertu du paragraphe 79(1) [S.R.C. 1970, ch. P-35] (maintenant le paragraphe 78(2)) de la LRTFP. La CRTFP a tranché cette question de la façon suivante :

Pour des motifs qui seront donnés par écrit, la Commission estime que même si les fonctions exécutées par les graisseurs et les chauffeurs du ministère de la Défense nationale qui travaillent sur les côtes Est et Ouest et dont la désignation est proposée par l’employeur, autres que ceux qui travaillent sur les bateaux d’incendie, sont des fonctions dont l’exercice est nécessaire dans l’intérêt de la sûreté et de la sécurité de la propriété publique, ces fonctions ne sont pas d’un caractère tel que leur exercice serait nécessaire dans l’intérêt de la sûreté et de la sécurité du public au sens de l’article 79(1) de la Loi. Par conséquent, la Commission décide que ces employés ne sont pas des employés désignés[40].

En conséquence, si la défenderesse avait essayé de désigner certains employés ou catégories d’employés dans le seul but de minimiser les inconvénients subis par le public ou le préjudice financier que certains membres du public pouvaient subir en raison d’une grève, la CRTFP n’aurait pas accepté une telle désignation[41].

J’estime donc que l’article 78 de la LRTFP n’est d’aucun secours aux demanderesses.

Manquement à l’obligation de common law

Pour obtenir gain de cause, les demanderesses doivent établir qu’un ou que plusieurs préposés de la Couronne ont commis un délit dont ils pourraient être tenus personnellement responsables. Les demanderesses doivent établir une sorte de lien direct entre, non pas « la Couronne » et elles, mais entre le(s) préposé(s) et elles. De façon générale, les demanderesses doivent s’être fiées au(x) préposé(s) et le(s) préposé(s) doi(ven)t avoir été au courant de l’existence des demanderesses.

Dans l’arrêt Cleveland-Cliffs Steamship Company, The, and the Cleveland-Cliffs Iron Company v. The Queen[42], le juge Rand de la Cour suprême du Canada a clairement expliqué que la Couronne ne pouvait être tenue responsable sous le régime de la LRC que si l’un de ses préposés était personnellement responsable. Voici en quels termes il a expliqué ce principe :

[traduction] Si l’on suppose que la bouée rouge centrale se trouvait à l’extérieur de la ligne est du chenal, rien ne nous indique quand ni comment elle s’est retrouvée à cet endroit. On n’a d’ailleurs établi aucun fait qui pourrait donner ouverture à un recours contre un préposé de la Couronne. L’administration des aides à la navigation dépend des crédits votés par le Parlement. Mais indépendamment de cela, pour qu’un préposé de la Couronne puisse être tenu personnellement responsable envers un tiers d’un manquement à ses devoirs envers la Couronne, les faits doivent permettre de conclure à l’intention de créer une relation directe entre le préposé et le tiers. Le premier devoir des préposés de la Couronne est envers celle-ci; et les circonstances dans lesquelles le préposé peut, en même temps, être tenu d’une obligation envers un tiers sont extrêmement rares. La règle posée dans l’arrêt Grossman c. Le Roi est, suivant mon interprétation, la suivante : le préposé, de par la nature de son obligation spécifique, c.-à-d. une obligation reliée directement à l’action du tiers, est censé savoir que ce dernier règle sa conduite en présumant l’exécution de cette obligation par le préposé, lequel est réputé avoir accepté l’obligation envers le tiers. En d’autres mots, entre eux, une relation de facto de responsabilité de l’un envers l’autre et de l’un se fiant à l’autre est envisagée. Ce n’est pas le cas en l’espèce. L’administration gouvernementale, comme le montre la preuve administrée, a un caractère général, sans lien direct et immédiat avec quelque ouvrage particulier de navigation dans ces eaux et sans acceptation par un fonctionnaire visé d’une obligation envers le tiers ni croyance en l’exécution d’une obligation individuelle reliée à l’usage par ce dernier de l’ouvrage public. Les bouées ne sont pas des aides à la navigation infaillibles. On n’a démontré aucune négligence lors de leur mise en place initiale ni prouvé qu’on a omis de constater leur déplacement. Le « dragage » et les autres travaux qu’on a suggéré de faire dans le chenal présupposent une obligation de la Couronne, non une obligation imposée au préposé. La mise en place de ces bouées et leur maintien au bon endroit relèvent d’une directive de caractère général. En tant qu’aide fournie au public, leur entretien ne constitue, pour ce qui est du préposé individuel, qu’un aspect seulement d’une obligation envers l’employeur. La preuve démontre uniquement que les ordres à donner et la responsabilité ne dépassent pas le niveau des bureaux du Ministère. Il ne s’agit donc pas d’un cas où la responsabilité personnelle d’un préposé de la Couronne est engagée; et comme il n’y a aucun fondement permettant de poursuivre un préposé, une condition nécessaire pour agir contre la Couronne selon l’art. 18c) de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, l’action, sur ce moyen, doit être rejetée. On ne prétend pas qu’il existe un droit de recours fondé sur une obligation de la Couronne, et il est admis qu’il n’existe pas d’obligation de ce genre[43]. [Renvois omis.]

L’affaire Warwick Shipping Ltd. c. R.[44] offre un exemple intéressant de l’explication du juge Rand. Dans l’affaire Warwick, le navire de la demanderesse avait subi des avaries lorsque, après avoir fait une embardée sur bâbord, il avait heurté un écueil submergé. L’embardée résultait du fait que le navire avait croisé de trop près un haut-fond et que l’eau déplacée par le navire avait recouvert le haut-fond et avait fait dévier le navire du cap fixé. La demanderesse soutenait notamment qu’un délit avait été commis par des préposés de la Couronne, étant donné que les cartes marines produites par la Couronne et les avis aux navigateurs qui avaient été publiés pour compléter les cartes étaient incomplets et, partant, trompeurs. Le juge Addy a énoncé dans les termes suivants le critère à appliquer dans une action fondée sur l’alinéa 3(1)a) [Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38] :

… il faut décider si un préposé quelconque de la Couronne a agi négligemment dans l’exercice de ses fonctions en tant que préposé de la Couronne et, en outre, si, en droit, le préposé aurait pu être tenu responsable envers la demanderesse de cette négligence. Que l’une de ces conditions ne soit pas remplie et la Couronne ne saurait être tenue responsable[45].

Le juge Addy a expliqué que, si la Couronne avait été un simple particulier, il l’aurait tenue responsable des dommages subis par la demanderesse par suite de l’indication fautive donnée en raison de la publication d’avis aux navigateurs incomplets. Toutefois, comme la Couronne n’est pas un simple particulier, la demanderesse devait démontrer que les préposés de la Couronne avaient manqué à leur devoir envers la demanderesse. Le juge Addy a conclu que, vu l’ensemble de la preuve, les préposés de la Couronne contre qui les allégations avaient été faites n’avaient aucune obligation envers la demanderesse. En conséquence, conformément aux dispositions de la LRC, la Couronne n’a pas été jugée responsable du fait de ses préposés.

Pour en venir à cette conclusion, le juge Addy a déclaré :

Compte tenu des constatations de fait précitées et de ma conception du droit, je considérerais la Couronne, si elle était un défendeur ordinaire, comme responsable en droit de tout dommage résultant de l’indication fautive donnée par la publication d’avis aux navigateurs incomplets, lesquels, compte tenu des autres renseignements fournis par la carte 4426, étaient, comme on pouvait s’y attendre, susceptibles de tromper tous ceux désirant suivre une route vers le port sur l’alignement ou immédiatement au sud.

Je ne puis, en l’espèce, juger, comme l’exigerait la loi, qu’il y ait un « lien immédiat » entre la demanderesse et le ou les préposés de la Couronne qui a ou ont négligé d’exécuter ses ou leurs fonctions.

Leurs obligations étaient exclusivement envers la Couronne ex contractu et ne les obligeaient nullement, même indirectement, à avoir des relations avec les membres du public qui, en dernier ressort, bénéficieraient ou souffriraient des conséquences de leurs efforts communs. Le seul ou les seuls préposés qui pourraient s’être trouvés dans ce cas sont ceux qui ont effectivement publié ou ordonné la publication des avis. La demanderesse n’a pas réussi à démontrer que ces préposés étaient effectivement des individus qui possédaient, ou dont on pouvait attendre qu’ils possèdent les connaissances spécialisées nécessaires les rendant responsables en droit de leur capacité personnelle d’avoir communiqué de bonne foi l’indication fautive en cause …

Par ces motifs précités, je rejetterais l’action, motif pris qu’en l’espèce aucune obligation de prendre garde n’était due à la demanderesse par un préposé quelconque de la Couronne, aucun « lien direct » ni suffisant n’existait entre eux pour créer cette obligation[46].

En l’espèce, on m’exhorte à juger que la conclusion de négligence qui a été tirée au sujet des fonctionnaires du Conseil du Trésor a l’autorité de la chose jugée parce que la CRTFP a conclu que des fonctionnaires du Conseil du Trésor ont fait preuve de négligence en ne déposant pas la liste des fonctionnaires désignés dans le délai prescrit. Aux pages 72 et 73 (QC) de sa décision du 17 juillet 1989, la CRTFP a formulé sa conclusion comme suit :

À notre avis, cela montre tout simplement que les listes des fonctionnaires désignés du ministère de la Défense nationale ont été déposées en retard à cause de ce que nous pourrions appeler l’incurie, la négligence et l’imprévoyance de l’employeur. Par conséquent, la Commission conclut que la présente affaire ne présente pas les circonstances particulières appropriées et que l’employeur n’a pas montré l’existence d’une « raison valable » pour le libérer des conséquences de son manquement[47].

Pour bien comprendre la conclusion de la CRTFP, il faut se rappeler que les groupes des équipages de navires comprenaient des employés provenant de plusieurs ministères, en l’occurrence ceux de l’Environnement, des Transports, des Pêches et des Océans, des Travaux publics et de la Défense nationale. Suivant la preuve présentée par l’employeur devant la CRTFP, tous les ministères, à l’exception du ministère de la Défense nationale, avaient fourni en temps opportun au Conseil du Trésor leur liste de fonctionnaires désignés. Les témoins du Conseil du Trésor ont expliqué devant la CRTFP qu’ils n’avaient pas encore procédé à la désignation prévue au paragraphe 78(2) de la LRTFP le 14 décembre 1987 parce qu’ils n’avaient pas encore reçu les renseignements pertinents que le ministère de la Défense nationale devait leur communiquer. Quoi qu’il en soit, la CRTFP n’a pas estimé que les motifs invoqués par l’employeur pour expliquer le dépôt tardif justifiaient l’octroi d’une prorogation de délai.

L’avocat des demanderesses affirme que je suis tenu de conclure que les fonctionnaires employés par la Conseil du Trésor ont fait preuve de négligence en ce qui concerne le dépôt des listes des fonctionnaires désignés, étant donné que c’est ce que la CRTFP a conclu et parce que la Cour d’appel fédérale a confirmé la conclusion de négligence dans sa décision du 18 septembre 1989. Plus précisément, l’avocat m’a renvoyé aux motifs suivants du juge en chef Iacobucci (maintenant juge à la Cour suprême du Canada) :

Je ne vois aucun motif de modifier la décision de la CRTFP à cet égard, particulièrement étant donné sa conclusion, avec laquelle je ne vois toujours aucune raison d’être en désaccord, que les listes des fonctionnaires désignés du ministère de la Défense nationale « ont été déposées en retard à cause de ce que nous pourrions appeler l’incurie, la négligence et l’imprévision de l’employeur »[48].

Je ne puis accepter l’argument de l’avocat sur ce point. La conclusion de négligence tirée par la CRTFP, conclusion que la Cour d’appel, saisie d’une demande fondée sur l’article 28, a refusé de modifier, a été tirée dans le contexte de la question de savoir si l’employeur devait obtenir une prorogation du délai qui lui était imparti pour désigner certains employés. La CRTFP n’était pas appelée à tirer des conclusions de négligence pouvant engager la responsabilité de la Couronne fédérale. En conséquence, la décision de la Cour d’appel fédérale ne saurait appuyer l’argument de l’avocat. Si une conclusion de négligence doit être tirée, il faudra que je la tire sur le fondement des éléments de preuve qui sont portés à ma connaissance. À cet égard, les parties ont convenu que les faits qui sont relatés dans la décision rendue par la CRTFP sont des faits qui sont en preuve devant moi.

Je passe maintenant à l’examen des faits de la présente affaire pour déterminer si l’omission des employés du Conseil du Trésor de déposer les listes désignant les équipages de navires constitue une « négligence » au sens où ce terme est employé en droit de la responsabilité civile délictuelle.

M. Donald Love, conseiller spécial à la Division des relations avec le personnel du Secrétariat du Conseil du Trésor, qui était à l’époque en cause directeur de la Division de la politique, de l’arbitrage et de la coordination à la Direction des relations de travail, Direction générale des politiques en matière de ressources humaines au Conseil du Trésor, a expliqué que le Conseil du Trésor est un comité du cabinet qui est constitué d’un certain nombre de ministres de la Couronne. Le Conseil du Trésor a notamment pour mandat de déterminer les conditions de travail des fonctionnaires du Canada[49].

M. Love a témoigné que le Secrétariat du Conseil du Trésor[50] était bien au courant du fait que le 14 décembre 1987 était le dernier jour pour déposer les listes de fonctionnaires désignés. Il a expliqué que, comme il n’avait pas reçu les renseignements qu’il avait demandés au ministère de la Défense nationale, le Conseil du Trésor avait décidé de ne pas déposer à temps les listes des autres ministères, étant donné que celui-ci avait pour politique de ne pas procéder au dépôt « par étapes ou à la pièce ». L’explication de M. Love figure à la page 68 de la transcription de son interrogatoire préalable[51]. En voici le texte :

[traduction] Nous avons toujours été d’avis de déposer au même moment les listes de désignations proposées de tous les ministères employeurs.

Nous n’avons jamais voulu déposer les listes par étapes ou à la pièce ou faire une seule suggestion à l’intention de l’unité de négociation.

M. Love a également expliqué qu’avant le 15 décembre 1987, le Conseil du Trésor avait déposé des listes des fonctionnaires désignés après l’expiration du délai prescrit par le paragraphe 78(2) de la LRTFP et que la CRTFP l’avait toujours dégagé de son défaut. Ainsi, les personnes chargées du dépôt des listes de fonctionnaires désignés au Conseil du Trésor ne se préoccupaient pas du dépôt tardif de ces listes, y compris celles qui concernaient les équipages des navires.

Il est sage de rappeler les propos tenus par lord Atkin dans l’arrêt Donoghue v. Stevenson[52] :

[traduction] En droit, l’équivalent du précepte « Tu aimeras ton prochain » est : « Tu ne causera pas de préjudice à ton prochain ». Et à la question de l’avocat : « Qui est mon prochain? », on doit donner une réponse restrictive. Il faut exercer une prudence raisonnable pour éviter les actions ou les omissions qui, selon ce qu’on peut raisonnablement prévoir, sont susceptibles de causer un dommage à son prochain. À la question de savoir qui donc, en droit, est mon prochain, il semble que la réponse soit celle-ci : toute personne que mon acte touche si directement que je devrais raisonnablement envisager que l’action ou l’omission considérée est susceptible de la toucher ainsi[53].

Dans ces conditions, peut-on dire que M. Love et les autres fonctionnaires qui travaillent au Conseil du Trésor ont fait preuve de négligence, en ce sens que cette négligence donnerait ouverture à un recours contre eux et contre leur employeur? À mon avis, la réponse est non. Les fonctionnaires en question n’avaient aucune obligation envers les demanderesses. Ainsi que le maître des rôles Esher l’a déclaré dans la décision Le Lievre v. Gould : [traduction] « Il n’y a pas de limite à la négligence dont une personne peut faire preuve à l’égard de ceux envers qui elle n’a pas de devoir de prudence »[54].

Selon moi, il n’est pas possible que les fonctionnaires travaillant au Conseil du Trésor aient pensé aux demanderesses lorsqu’ils ont décidé si les listes devaient être déposées le 14 décembre ou par la suite. Il va sans dire que le processus de désignation prévu par la LRTFP n’a pas été créé en fonction de la GCC et de ses équipages de navires. Ce processus est plutôt conçu pour s’appliquer à la majorité des fonctionnaires employés par la Couronne fédérale. On se souviendra que la Loi sur la reprise des services gouvernementaux[55] ordonnait le retour au travail non seulement des équipages des navires, mais aussi des groupes des services hospitaliers. Ainsi, les employés du Conseil du Trésor et, partant, leur employeur, la Couronne fédérale, seraient-ils responsables des réclamations portant sur les pertes de vie qui auraient pu découler du défaut de procéder à la désignation au plus tard le 14 décembre 1987? La mort d’un patient, par exemple, ne serait pas le résultat du défaut de procéder à la désignation, mais plutôt la conséquence du défaut de prodiguer des soins médicaux suffisants. Des fonctionnaires pourraient être jugés responsables s’il était déterminé qu’ils n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour protéger le public eu égard aux circonstances de l’espèce, par exemple le fait que le personnel des services hospitaliers était en grève.

En l’espèce, les demanderesses soutiennent que la défenderesse a manqué à son obligation de common law en raison de son défaut d’assurer la sécurité du fleuve Saint-Laurent et de garder celui-ci en bon état de fonctionnement. Toutefois, les demanderesses n’adressent en fait aucun reproche au ministère des Transports ou à la GCC et elles n’ont présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu’il y a eu manquement à cette obligation. La seule allégation et les seuls éléments de preuve qu’elles ont présentés devant notre Cour concernaient le défaut de procéder à la désignation prévue à l’article 78 de la LRTFP. En d’autres termes, la thèse des demanderesses est que la défenderesse a manqué à son obligation d’assurer la sécurité des voies navigables et de les garder en bon état de fonctionnement en ne procédant pas à la désignation voulue. Même si j’avais été disposé à abonder dans le sens des demanderesses en ce qui concerne la portée de l’obligation qui incombait à la défenderesse, j’aurais néanmoins conclu que celle-ci n’a pas manqué à l’obligation à laquelle elle était tenue envers les demanderesses.

Ainsi que je l’ai déjà bien précisé, la défenderesse n’a manqué à aucune obligation légale lorsqu’elle a produit ses listes de fonctionnaires désignés le 15 décembre 1987. De surcroît, j’ai expliqué les raisons pour lesquelles je suis d’avis que les fonctionnaires du Conseil du Trésor du Canada n’avaient aucune obligation envers les demanderesses eu égard aux circonstances de la présente affaire.

Les demanderesses soutiennent en outre que je ne devrais pas établir de distinction entre les fonctionnaires employés par le ministère des Transports et ceux qui travaillent au Conseil du Trésor au motif qu’ils étaient tous en réalité des employés de la Couronne. Bien qu’il soit vrai que tous les fonctionnaires sont des employés de la Couronne, il y a lieu d’examiner la nature du travail qu’ont exécuté ou qu’auraient dû exécuter les employés qui sont accusés d’avoir commis un délit. Les conséquences peuvent être différentes selon la nature du travail et le poste occupé par l’employé.

Dans l’arrêt Just[56], la Cour suprême a conclu que des fonctionnaires travaillant pour le ministère de la Voirie de la province de la Colombie-Britannique avaient fait preuve de négligence dans l’exécution de leur travail et, en conséquence, leur employeur a été tenu responsable. Le juge Cory s’est toutefois dit d’avis que certains des actes ou des décisions de la Couronne n’engageaient nullement sa responsabilité civile délictuelle. Voici en quels termes il a expliqué cette proposition :

Les fonctions du gouvernement et des organismes qui en dépendent se sont multipliées de façon phénoménale depuis le début du siècle. Les organismes gouvernementaux ont souvent représenté, et représentent encore aujourd’hui, le meilleur moyen, à vrai dire le seul moyen, de protéger le public dans les multiples situations difficiles auxquelles il est confronté. Il peut s’agir de la distribution ou de la fabrication de produits alimentaires ou pharmaceutiques, de production d’énergie, de protection de l’environnement, de transport et de tourisme, de prévention des incendies ou de construction. En raison de la complexité croissante de la vie, les organismes gouvernementaux interviennent dans presque tous les aspects du quotidien. Cette présence gouvernementale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s’ils étaient survenus entre particuliers. L’immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délictuelle était devenue intolérable. C’est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n’est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions en matière de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle. On ne saurait par contre restaurer l’immunité complète de la Couronne en qualifiant de « politique » chacune de ses décisions. D’où le dilemme qui a donné lieu à l’incessante bataille judiciaire autour de la différence entre « décision de politique » et « décision opérationnelle ». La distinction sera particulièrement difficile à faire dans les cas où on peut s’attendre à des inspections gouvernementales[57].

Et, plus loin, il ajoute ce qui suit :

Il peut être opportun ici de résumer les principes et le raisonnement applicables, à mon avis, dans les cas de ce genre. En règle générale, l’obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s’appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu’à un particulier. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut d’abord se demander s’il y a entre les parties une proximité suffisante pour en justifier l’imposition. Un organisme gouvernemental peut être exempté de cette obligation par une disposition législative expresse. Par ailleurs, l’exemption peut découler de la nature de la décision prise. Ainsi, un organisme gouvernemental sera exempté de l’imposition d’une obligation de diligence dans les situations qui résultent de ses décisions de pure politique.

Pour déterminer si une décision est une décision de politique, il ne faut pas oublier que de telles décisions sont généralement prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de l’organisme mais qu’elles peuvent aussi émaner d’un échelon inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et non de l’identité des acteurs. De façon générale, les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique. En outre, il ne faut pas oublier qu’une décision de politique peut être contestée sur le motif qu’elle n’a pas été prise dans l’exercice réel d’un pouvoir discrétionnaire. Si, après mûre considération, on conclut que l’organisme gouvernemental a une obligation de diligence et qu’il n’en est pas exempté par la loi ou la nature politique de sa décision, il faut procéder alors à l’analyse traditionnelle de la responsabilité délictuelle, et c’est la question de la norme de diligence requise de l’organisme gouvernemental qui doit alors être examinée.

La méthode et la qualité d’un système d’inspection font manifestement partie de l’aspect opérationnel d’une activité gouvernementale et doivent donc être évaluées dans le cadre de l’examen de la norme de diligence. À ce stade, la norme à respecter dans l’opération en cause doit être déterminée en fonction de toutes les circonstances, y compris par exemple les restrictions budgétaires et la possibilité de trouver le personnel qualifié et l’équipement nécessaire[58].

La question qui était soumise à la Cour suprême dans l’affaire Just était celle de savoir si les décisions prises par le ministère de la Voirie de la Colombie-Britannique en matière d’inspection des talus rocheux étaient des décisions de politique ou des décisions opérationnelles. Vu l’ensemble des faits portés à sa connaissance, le juge Cory n’a eu aucune difficulté à conclure que les décisions en question étaient des décisions opérationnelles et qu’elles étaient donc assujetties à la responsabilité délictuelle.

Dans l’arrêt Swinamer[59], le juge Cory a réitéré la position qu’il avait prise dans l’arrêt Just. Cependant, dans l’arrêt Swinamer, contrairement à la conclusion finale à laquelle il en était arrivé dans l’arrêt Just, le juge Cory s’est dit d’avis que la décision prise par le ministère des Transports d’inspecter et d’inventorier les arbres morts avait été prise à titre d’étape préliminaire dans le processus d’élaboration d’une politique. Le juge Cory a en outre déclaré que, vu les faits de cette affaire, il ne pouvait conclure que le ministère des Transports s’était rendu coupable de négligence en ce qui concerne l’inspection qui avait été effectuée pour déterminer quels arbres il y aurait lieu d’enlever.

Il ressort de façon évidente de l’examen des faits des affaires Just et Swinamer que les fonctionnaires dont les parties demanderesses mettaient en question les actes ou les omissions étaient des fonctionnaires qui exécutaient ce que le juge Linden de la Cour d’appel fédérale a appelé, dans l’arrêt Swanson, des « tâches de service » :

… nous sommes concernés ici par la différence qu’il y a lieu de faire entre les macrodécisions qui ont une incidence sur le bien-être de la nation, et les microdécisions qui ont une portée plus limitée.

Une autre façon d’envisager la question consiste à dire que l’État doit avoir le droit de gouverner sans les contraintes du droit de la responsabilité délictuelle, mais que lorsqu’il se contente de fournir des services aux citoyens, il devrait être assujetti aux principes ordinaires de la négligence … Cette immunité est donc nécessaire, mais elle doit être limitée aux fonctions de l’État qui sont considérées comme des fonctions de « gouvernement » et non aux tâches qu’on pourrait qualifier de « tâches de service »[60].

La distinction que le juge Linden fait est une distinction entre les « tâches de service » et les « fonctions de gouvernement ». Ainsi, si les actes ou les omissions des fonctionnaires tombent dans la catégorie des « tâches de service », ils sont assujettis aux règles de droit relatives à la négligence. Toutefois, si les actes et les omissions entrent dans la catégorie des « fonctions de gouvernement », ils échappent au droit de la responsabilité civile délictuelle. Le juge Linden a expliqué plus en détail la distinction comme suit :

Outre les obstacles qui existent en ce qui concerne la responsabilité de l’État, certains principes du droit de la responsabilité civile délictuelle compliquent la situation. Les tribunaux sont peu disposés à substituer leur décision à celles qui sont prises dans le domaine politique à cause de leur respect de la théorie de la séparation des pouvoirs et parce qu’ils reconnaissent qu’ils occupent [traduction] « une position qui est trop délicate pour pouvoir juger les décisions d’ordre public comportant des implications multiples » (voir Feldthusen, Economic Negligence (2e éd. 1989), à la page 284). Ils ont donc créé une immunité pour certains types d’activités gouvernementales qui ne peuvent être contestées au moyen d’une action fondée sur la négligence en autant qu’elles sont accomplies de bonne foi. D’autres actes de l’Administration donnent toutefois ouverture à une action fondée sur la négligence. Il n’est pas contesté qu’il doive exister un domaine de l’activité de l’Administration qui doive échapper au droit de la responsabilité civile délictuelle; ce qui est contesté, toutefois, c’est la portée de cette immunité. Notre Cour doit déterminer si la conduite que l’on reproche aux fonctionnaires de Transports Canada était assujettie au droit de la négligence ou si elle y échappait.

Une approche semblable est préconisée au Royaume-Uni par Bailey et Bowman, qui reprochent aux tribunaux de recourir à l’excès à la question de l’obligation de diligence—qui est à leur avis une [traduction] « formule plus grossière »—au lieu de [traduction] « trancher la question en se demandant s’il y a eu manquement », ce qui constitue une approche plus subtile. Ils estiment que [traduction] « les principes ordinaires de la responsabilité délictuelle sont suffisamment larges pour qu’on puisse tenir compte des considérations de principe qui pourraient militer contre l’imposition d’une obligation de diligence à l’organisme public ou contre l’imputation à une autorité d’un manquement à cette obligation » (« Negligence in the Realms of Public Law—A Positive Obligation to Rescue? », [1984] Public Law 277, aux pages 301 et 307). Dans un autre article, les mêmes auteurs font valoir que [traduction] « la dichotomie qu’on fait entre les décisions de politique et les décisions opérationnelles s’est avérée impuissante à permettre de déceler à l’étape préliminaire les cas dont le tribunaux ne peuvent connaître, et inutile lors de leur examen au fond. Elle n’apporte qu’un peu plus de confusion… ». Ils concluent en disant que, si on doit l’employer [traduction] « on devrait en limiter autant que possible la portée » (« The Policy/Operational Dichotomy—A Cuckoo in the Nest », [1986] C.L.J. 430, aux pages 455 et 456).

Dans son ouvrage Liability of the Crown, 2e éd., 1989, le professeur Hogg emploie, à la page 124, le mot « planification » de préférence au mot « politique » pour désigner les actes qui ont besoin de protection, car ce terme dénote [traduction] « la généralité ou la complexité », notions que les tribunaux peuvent avoir de la difficulté à évaluer. Le mot « opérationnel », souligne-t-il, est axé sur ce qui est [traduction] « spécifique ». En d’autres termes, nous sommes concernés ici par la différence qu’il y a lieu de faire entre les macrodécisions qui ont une incidence sur le bien-être de la nation, et les microdécisions qui ont une portée plus limitée.

Une autre façon d’envisager la question consiste à dire que l’État doit avoir le droit de gouverner sans les contraintes du droit de la responsabilité délictuelle, mais que lorsqu’il se contente de fournir des services aux citoyens, il devrait être assujetti aux principes ordinaires de la négligence. Pour reprendre les termes employés par le juge Cory : « la Couronne … doit pouvoir être libre de gouverner » (voir l’arrêt Just, précité, à la page 1239). « Le fait pour l’État de gouverner ne constitue pas un délit » (voir le juge Jackson, dissident, dans l’arrêt Dalehite v. United States, précité, à la page 57). Cette immunité est donc nécessaire, mais elle doit être limitée aux fonctions de l’État qui sont considérées comme des fonctions de « gouvernement » et non aux tâches qu’on pourrait qualifier de « tâches de service »[61].

La distinction que l’on fait entre les « fonctions de gouvernement » et les « tâches de service » vise le même but que celle que l’on fait entre les décisions « opérationnelles » et les « décisions de politique ». Elle sert en effet à établir une distinction entre les actes de l’Administration qui sont assujettis aux règles de droit relatives à la négligence et ceux qui y échappent. J’estime toutefois que la nomenclature employée par le juge Linden illustre de façon plus précise la distinction que le tribunal doit faire, et je l’adopte dans mon analyse de la présente affaire.

Dans l’affaire Swanson, les actes et omissions en litige étaient ceux de fonctionnaires de Transports Canada. Plus précisément, les employés en question étaient des inspecteurs de la sécurité aérienne et des pilotes dont le travail consistait non pas à élaborer des politiques, mais à appliquer les politiques et les règlements adoptés à un niveau plus élevé. Il n’y avait pas de doute que, s’ils avaient été poursuivis personnellement, ces employés auraient été tenus responsables de leur négligence, étant donné qu’ils avaient incontestablement une obligation de diligence envers les demandeurs.

Dans l’affaire Swanson, un avion léger d’observation Piper Chieftain appartenant à la Wapiti Aviation Ltd. s’était écrasé près de High Prairie, en Alberta, tuant six passagers. La Wapiti avait violé à plusieurs reprises les ordonnances sur la navigation aérienne pris en application de la Loi sur l’aéronautique[62] et des plaintes avaient été déposées devant Transports Canada à cet égard. Par suite des plaintes, un inspecteur de Transports Canada avait publié un rapport dans lequel il signalait les nombreuses violations. Quelques mois après la publication du premier rapport, un autre rapport avait été rédigé par un autre inspecteur qui travaillait pour Transports Canada. L’auteur de ce rapport avertissait les intéressés que si la compagnie aérienne ne changeait pas sa façon d’agir [traduction] « il est pratiquement certain que nous ferons face à un accident mortel ».

Le juge Linden a conclu que, compte tenu des circonstances de cette affaire, Transports Canada avait manqué à l’obligation de diligence à laquelle il était tenu envers les passagers de l’avion. Le juge Linden a déclaré :

L’omission de Transports Canada de prendre des mesures concrètes pour corriger la situation explosive qu’il savait exister chez Wapiti équivalait à un manquement à l’obligation de diligence à laquelle il était tenu envers les passagers. Les fonctionnaires de Transports Canada ont accompli de façon négligente le travail pour lequel ils avaient été embauchés; ils n’ont pas respecté la norme raisonnable d’inspection de sécurité et d’application des règlements que la loi exige des professionnels qui se trouvent dans une situation semblable. Il n’était pas raisonnable d’accepter des promesses vides d’amélioration alors qu’il n’y avait pas d’amélioration. Il est incompréhensible qu’un inspecteur professionnel d’une compétence raisonnable choisisse de ne pas intervenir dans une situation qui, selon les prédictions de l’un de ses propres cadres supérieurs, produirait de façon pratiquement certaine un accident mortel. Voici en quels termes le juge de première instance a résumé l’attitude de Transports Canada envers Wapiti [aux pages 143 et 147 F.T.R.] :

Généralement, lorsque des infractions aux règlements ont été portées à l’attention de Wapiti, ou que des menaces de suspension ont été faites, Dale Wells a réussi à convaincre le ministère que la compagnie prenait bonne note des plaintes et ferait mieux à l’avenir. De façon évidente, on l’a cru.

Dans la présente affaire, il est vrai que des mesures contre Wapiti ont été considérées et que certaines dispositions dans ce sens ont été prises au cours de l’année ayant précédé l’accident; cependant, les employés de la défenderesse n’ont pas posé de geste décisif, mais se sont satisfaits des promesses de Wapiti qu’elle ferait mieux à l’avenir.

Voilà comment l’inspecteur régional Davidson a réagi à la situation qui existait chez Wapiti. Cette manière d’agir est inconciliable avec celle d’une personne professionnelle faisant preuve de diligence et de soin raisonnables et ayant l’obligation de protéger la sécurité des passagers[63].

En l’espèce, je suis d’avis que les fonctionnaires employés par le Conseil du Trésor ne s’acquittaient pas de « tâches de service ». Ils exerçaient plutôt ce que le juge Linden a qualifié de « fonctions de gouvernement ». Le paragraphe 6(4) de la Loi sur la gestion des finances publiques[64] précise bien que les fonctionnaires qui sont employés par le Conseil du Trésor le sont pour le « bon fonctionnement du Conseil du Trésor ». Les attributions du Conseil du Trésor sont énumérées au paragraphe 7(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques[65], qui dispose :

7. (1) Le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des questions suivantes :

a) les grandes orientations applicables à l’administration publique fédérale;

b) l’organisation de l’administration publique fédérale ou de tel de ses secteurs ainsi que la détermination et le contrôle des établissements qui en font partie;

c) la gestion financière, notamment les prévisions budgétaires, les dépenses, les engagements financiers, les comptes, le prix de fourniture de services ou d’usage d’installations, les locations, les permis ou licences, les baux, le produit de la cession de biens, ainsi que les méthodes employées par les ministères pour gérer, inscrire et comptabiliser leurs recettes ou leurs créances;

d) l’examen des plans et programmes des dépenses annuels ou à plus long terme des ministères et la fixation de leur ordre de priorité;

d.1) la gestion et l’exploitation des terres par les ministères, à l’exclusion des terres fédérales au sens du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’arpentage des terres du Canada;

e) la gestion du personnel de l’administration publique fédérale, notamment la détermination de ses conditions d’emploi;

e.1) les conditions d’emploi des personnes nommées par le gouverneur en conseil qui ne sont pas prévues par la présente loi, toute autre loi fédérale, un décret ou tout autre moyen;

f) les autres questions que le gouverneur en conseil peut lui renvoyer.

Le Conseil du Trésor est, pour l’application de la LRTFP, l’employeur de la plupart des fonctionnaires fédéraux[66]. Une des attributions du Conseil du Trésor, aux termes de l’alinéa 7(1)e) de la Loi sur la gestion des finances publiques[67], est la détermination des conditions de travail du personnel de l’administration publique fédérale. Plus simplement, c’est donc au Conseil du Trésor qu’il incombe de décider quelle rémunération les divers fonctionnaires doivent recevoir. Par suite de l’adoption de la LRTFP, le Parlement a permis à ses employés de former des organisations en vue de négocier leurs conditions de travail. Le Parlement a également permis à ses employés de faire la grève en l’absence d’entente. Avant d’avoir le droit de se mettre en grève, les fonctionnaires doivent, selon le processus créé par la LRTFP, se soumettre à un processus de « conciliation » dans le cadre duquel un conciliateur est nommé par le président de la CRTFP, dont le mandat est de « s’entretenir avec les parties et s’efforcer de les aider à parvenir à une entente ».

On se souviendra qu’aux termes du paragraphe 78(1) de la LRTFP, aucun bureau de conciliation ne peut être établi tant que la CRTFP n’a pas pris de décision en ce qui concerne les « fonctionnaires désignés ». La CRTFP ne peut cependant prendre cette décision que si l’employeur lui a fourni une liste des « fonctionnaires désignés » dans les 20 jours qui suivent la réception de l’avis de négociations collectives donné par l’organisation d’employés.

Dans l’exercice des fonctions que la LRTFP leur attribue, les employés du Conseil du Trésor ont demandé aux divers ministères concernés de leur fournir la liste des employés qui devaient être « désignés ». Il est acquis aux débats que le ministère des Transports a donné suite à la demande du Conseil du Trésor et qu’il lui a communiqué les noms pertinents. Ainsi que je l’ai déjà précisé, les listes ont été déposées avec un jour de retard parce que le ministère de la Défense nationale n’avait pas été diligent. M. Love a expliqué pourquoi le nom des employés dont le ministère des Transports proposait la « désignation » n’avait pas encore été communiqué le 14 décembre 1987. Il est évident que le ministère des Transports et, partant, la GCC, n’avait pas voix au chapitre en ce qui concerne la façon dont le Conseil du Trésor s’occupait du processus de négociations collectives.

À mon avis, l’omission de procéder à la désignation en temps opportun conformément aux dispositions du paragraphe 78(2) de la LRTFP n’est pas une question qui relève du droit de la responsabilité civile délictuelle. Je ne veux pas que l’on pense que j’estime qu’il n’y a jamais de circonstances dans lesquelles les actes ou les omissions des fonctionnaires du Conseil du Trésor pourraient donner lieu à une responsabilité délictuelle, mais il est indubitable qu’eu égard aux circonstances de la présente affaire, la présumée omission de procéder à la désignation au plus tard le 14 décembre 1987 échappe au droit de la responsabilité civile délictuelle.

Le défaut de procéder à la désignation au plus tard le 14 décembre 1987 entre dans la même catégorie que l’omission de faire une meilleure offre aux fonctionnaires. On ne peut nier que si les équipages des navires avaient été désignés à temps, les retards subis par les navires des demanderesses auraient été grandement réduits. On ne peut pas nier non plus que si le Conseil du Trésor avait fait une meilleure offre à ses employés, évitant ainsi la grève, les retards subis auraient été également beaucoup moins importants. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, ces omissions échappent au droit de la responsabilité civile délictuelle. Je désire conclure cette partie de mes motifs en précisant que la défenderesse n’avait nullement l’obligation d’éviter la grève ou d’en arriver à un règlement. La défenderesse aurait pu empêcher la grève ou y mettre fin plus tôt que le 15 décembre 1989, mais elle ne l’a pas fait pour des raisons que la Cour n’a pas la compétence d’examiner.

Par souci de clarté, je résume donc les conclusions auxquelles j’en suis venu jusqu’à maintenant :

1. La responsabilité de la Couronne est engagée lorsqu’il y a manquement à une obligation légale ou qu’un préposé de la Couronne a commis un délit.

2. L’objectif poursuivi en créant et en maintenant des conditions assurant l’efficacité du transport sur le fleuve Saint-Laurent ne crée pas une obligation en common law. Toutefois, une obligation de common law est imposée à la GCC, qui est tenue d’assurer la sécurité des usagers du fleuve Saint-Laurent en prenant les mesures raisonnables qui sont nécessaires eu égard aux circonstances.

3. On ne trouve dans la LRTFP aucune obligation légale qui oblige le Conseil du Trésor à déposer une liste.

4. Même si l’article 78 impose aux employés du Conseil du Trésor l’obligation de déposer une liste pour assurer la sécurité, cette obligation ne s’étend qu’à la prévention des lésions corporelles, des pertes de vie et des dommages matériels.

5. La conclusion de négligence que la CRTFP a tirée en ce qui concerne les employés du Conseil du Trésor (conclusion qui a été confirmée par la C.A.F.) n’a pas l’autorité de la chose jugée en l’espèce.

6. Les employés du Conseil du Trésor n’avaient aucune obligation envers les demanderesses. Le fait que la GCC connaissait les demanderesses n’est d’aucune utilité à celles-ci, étant donné que le seul acte reproché en l’espèce est une omission commise par un fonctionnaire du Conseil du Trésor.

7. Aucun moyen et aucun élément de preuve n’ont été invoqués pour démontrer que la défenderesse a manqué à son obligation d’assurer la sécurité des usagers du fleuve Saint-Laurent. De plus, même si j’avais abondé dans le sens des demanderesses au sujet de la portée de l’obligation à laquelle la défenderesse était tenue envers les demanderesses, c.-à-d. en statuant que la défenderesse avait l’obligation d’assurer la sécurité du fleuve Saint-Laurent et de le maintenir en bon état de fonctionnement, la défenderesse n’aurait pas, à mon avis, manqué à cette obligation. Les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve pour démontrer que la défenderesse avait manqué à l’obligation qu’elles allèguent. Au contraire, il semble que la défenderesse a pris toutes les mesures raisonnables pour assurer la sécurité du public et pour permettre à la circulation maritime de se faire de façon efficace, compte tenu de la situation qui existait.

8. Finalement, les activités du Conseil du Trésor sont des fonctions de gouvernement et non des tâches de service. Pour ce motif, les décisions et les actes des employés du Conseil du Trésor échappent, dans ces conditions, au contrôle des tribunaux.

Dommages-intérêts

Voici maintenant mes conclusions en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts des demanderesses. En d’autres termes, si j’avais donné gain de cause aux demanderesses sur les questions de l’obligation et du manquement à l’obligation, j’aurais été disposé à leur accorder les dommages-intérêts suivants.

Les demanderesses réclament la somme de 2 690 360 $ à la défenderesse. Voici comment elles en arrivent à cette somme :

i) Manque à gagner                                     2 600 360 $

ii) Frais supplémentaires                                 90 000 $

Au cours du procès, la défenderesse a reconnu que, si les demanderesses obtenaient gain de cause, elles avaient droit aux frais de 90 000 $. Toutefois, la défenderesse n’a rien concédé en ce qui concerne la réclamation relative au manque à gagner.

La preuve administrée par les demanderesses au sujet du manque à gagner est, en fait, fort simple. M. Tom Brodeur, vice-président à la commercialisation pour les demanderesses, est la seule personne qui a témoigné au sujet de la question du montant. À l’époque en cause, M. Brodeur était le directeur des transports et des services à la clientèle pour les demanderesses.

M. Brodeur a expliqué qu’en 1989, les navires des demanderesses n’avaient pas été en mesure de transporter toutes les marchandises qui leur avaient été confiées aux termes de contrats conclus avec plusieurs expéditeurs et réceptionnaires. Plus précisément, M. Brodeur a témoigné que quatorze voyages n’avaient pas été effectués. Selon M. Brodeur, les demanderesses avaient toujours exécuté leurs contrats au cours des années précédentes. La saison 1989 est la seule saison au cours de laquelle des contrats n’ont pas été exécutés. M. Brodeur a attribué cette situation à la grève et plus particulièrement au fait que les équipages des navires ne travaillaient pas.

À l’appui de cette assertion, M. Brodeur a expliqué qu’il avait calculé, à l’aide des journaux de bord des quinze navires, que le nombre total de journées perdues par les navires se chiffrait à l’époque en cause à 150,38. Selon M. Brodeur, il aurait fallu 128 jours pour faire les quatorze voyages.

La thèse de la défenderesse sur cette question est que les retards qui figurent dans les journaux de bord des quinze navires ne peuvent être attribués directement au fait que les équipages de navires étaient en grève. Ainsi, l’avocat de la défenderesse a fait valoir qu’à la suite de la collision de l’Enerchem Asphalt avec les portes amont de l’écluse de Saint-Lambert, la voie maritime du Saint-Laurent avait été fermée pendant presque deux jours et demi. L’avocat fait valoir que ce retard n’est pas le résultat de la grève. Il soutient également que les conditions atmosphériques qui existaient en novembre et en décembre 1989 constituaient une cause importante des retards subis par les navires des demanderesses. À cet égard, l’avocat s’est fondé sur le témoignage d’un des experts de la défenderesse, M. Fred Parkinson. Selon M. Parkinson, les navires qui étaient en transit sur le fleuve Saint-Laurent en novembre et en décembre 1989 auraient été retardés même s’il n’y avait pas eu de grève des équipages des navires. M. Parkinson s’est dit d’avis que ces retards étaient attribuables [traduction] « à une accumulation rapide et précoce de glaces et à la quantité de glaces »[68].

Ainsi que je l’ai déjà précisé dans mes motifs, la grève des équipages de navires tombait particulièrement mal cette année-là, en raison des conditions atmosphériques difficiles. Il est difficile de contredire la proposition de M. Parkinson que des retards se seraient produits même s’il n’y avait pas eu de grève. Toutefois, la question qui se pose est celle de savoir si les demanderesses auraient pu réussir à effectuer les quatorze voyages qui n’ont pas été faits.

J’en suis arrivé à la conclusion que, selon toute probabilité, la plupart de ces voyages auraient été faits. J’estime que, malgré les conditions atmosphériques difficiles, si les brise-glaces avaient été en service et si les équipages des navires avaient procédé à l’enlèvement des bouées d’été lorsqu’on s’est aperçu que le froid était « arrivé pour de bon », les retards causés à la navigation auraient été minimisés.

Le témoignage que M. Brodeur a donné au sujet du montant des dommages-intérêts réclamés par les demanderesses à ce titre n’a pas été sérieusement contesté et je ne vois aucune raison de ne pas accepter son témoignage. En conséquence, si j’avais conclu que la défenderesse était tenue à l’obligation alléguée par les demanderesses et qu’elle a manqué à cette obligation, j’aurais accordé aux demanderesses 80 pour 100 du montant qu’elles réclament au titre du manque à gagner. J’aurais donc accordé aux demanderesses la somme de 2 000 080 $. De plus, j’aurais accordé la somme de 90 000 $ réclamée à titre de frais supplémentaires, somme que la défenderesse a concédée.

Dispositif

Par ces motifs, l’action des demanderesses sera rejetée et les dépens seront adjugés à la défenderesse.



[1] À l’ouverture du procès, les avocats m’ont informé que la présente action était une cause type.

[2] Aux termes de leur déclaration, les demanderesses réclamaient la somme de 4 868 546 10 $. Au cours du procès, elles ont ramené leur réclamation à la somme de 2 690 360 $.

[3] L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21) (ci-après appelée la LRCÉCA).

[4] L.R.C. (1985), ch. P-35 (ci-après appelée la LRTFP).

[5] Les groupes des équipages de navires avaient légalement le droit de se mettre en grève le 11 novembre 1989. Ils ont toutefois refusé de travailler le 10 novembre 1989.

[6] L.C. 1989, ch. 24.

[7] Ce document est l’onglet 9 des pièces produites par la défenderesse, vol. 3-A, qui a été déposé sous la cote P-3.

[8] UTC : Universal time coordinates : Temps universel coordonné.

[9] CRI : Centre régional d’information.

[10] M. Turner a été interrogé au préalable par les demanderesses le 29 mars 1994. La transcription de cet interrogatoire a été versée au dossier au cours du procès et fait donc partie des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance.

[11] Pour une analyse générale de l’histoire de l’immunité de la Couronne, voir P. W. Hogg, Liability of the Crown, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1989).

[12] Voir les décisions Farnell v. Bowman (1887), 12 App. Cas. 643 (P.C.), Brabant & Co. v. King, [1895] A.C. 632 (P.C.); et Evans v. Finn (1904), 4 S.R. (N.S.W.) 297 (F.C.).

[13] Hogg, précité, note 11, à la p. 82. L’expression « sur un ouvrage public » a été remplacée en 1938 [Loi modifiant la Loi de la cour de l’Echiquier, S.C. 1938, ch. 28, art. 1] par « pendant qu’il agissait dans l’exercice de ses fonctions ou de son emploi ». Voir également la décision McArthur, Matthew v. The King, [1943] R.C.É. 77.

[14] S.C. 1952-53, ch. 30.

[15] LRCÉCA, précitée, note 3, art. 3.

[16] Voir l’analyse de l’arrêt R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205 (ci-après appelé Saskatchewan Wheat Pool) dans le texte accompagnant la note 35.

[17] Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1997] 1 C.F. 131 (1re inst.).

[18] Ibid., aux p. 140 à 145. Le résumé que le juge Wetston fait de l’arrêt Norsk [Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021] est essentiellement un résumé des motifs prononcés par Mme le juge McLachlin. M. le juge Cory et Mme le juge L’Heureux-Dubé ont souscrit aux motifs du juge McLachlin. Bien qu’il ait souscrit au dispositif du juge McLachlin, le juge Stevenson s’est dit en désaccord avec ses motifs. Finalement, le juge La Forest s’est dissocié de l’opinion majoritaire. Les juges Iacobucci et Sopinka ont, pour leur part, souscrit aux motifs du juge La Forest.

[19] Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408 (C.A.) (ci-après appelé Swanson), aux p. 418 et 419.

[20] Comme aucune allégation n’a été faite à son sujet, ce troisième chef ne sera pas examiné dans les présents motifs.

[21] Il y a lieu de souligner que je ne traite pas ici de la responsabilité directe de la Couronne, parce que j’examine l’obligation qui est imposée par la common law. La question de savoir si une obligation légale pertinente est imposée à la Couronne fédérale sera abordée plus loin.

[22] Je tiens à souligner que les parties n’ont pas réussi à me citer de loi—et que je n’ai pas pu en trouver une—qui impose une obligation à la Couronne en ce qui concerne le fleuve Saint-Laurent.

[23] [1989] 2 R.C.S. 1228 (ci-après appelé Just).

[24] [1978] A.C. 728 (H.L.).

[25] [1984] 2 R.C.S. 2.

[26] Précité, note 23, à la p. 1236.

[27] R.S.B.C. 1979, ch. 86, art. 2.

[28] [1994] 1 R.C.S. 445. Dans cette affaire, le demandeur était devenu paraplégique par suite de la chute d’un arbre sur son camion alors qu’il conduisait sur la voie publique. Le ministère des Transports avait inspecté les arbres dans la zone de l’accident peu de temps auparavant mais n’avait pas indiqué que cet arbre pouvait présenter un danger. Le juge Cory a statué que la décision d’inspecter les arbres était préliminaire à l’établissement d’une politique sur la question, étant donné qu’elle impliquait des questions d’affectations de crédits et de dépenses.

[29] R.S.N.S. 1989, ch. 360, art. 5(1)a).

[30] L.R.C. (1985), ch. S-9 (ci-après appelée Loi sur la marine marchande).

[31] C.R.C., ch. 1403.

[32] Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10 (maintenant L.R.C. (1985), ch. F-7).

[33] Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1989] 2 C.F. 445 (C.A.), à la p. 448.

[34] Ibid., aux p. 449 et 450.

[35] Saskatchewan Wheat Pool, précité, note 16, aux p. 225 et 226.

[36] Voir, de façon générale, Allen M. Linden, Canadian Tort Law, 5e éd., Markham, Ont. : Butterworths, 1993, aux p. 206 à 209.

[37] Petit Larousse illustré. Paris : Librairie Larousse, 1979, à la p. 935.

[38] « The condition of being secure. The condition of being protected from or not exposed to danger; safety ». Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles, 3e éd., Oxford : Clarendon Press, 1973, à la p. 1927.

[39] [Alliance de la Fonction publique du Canada et Canada (Conseil du Trésor) (Groupe des équipages de naviresCatégorie de l’exploitation)] [1970] C.R.T.F.P.C. no 10 (QL).

[40] Ibid., à la p. 32 (QL).

[41] Pour un résumé du point de vue adopté par la CRTFP sur cette question, voir l’ouvrage de Jacob Finkelman et Shirley B. Goldenberg, Collective Bargaining in the Public Service : The Federal Experience in Canada, vol. 2, Montréal, Institut de recherches politiques, 1983, aux p. 483 et suivantes.

[42] [1957] R.C.S. 810.

[43] Ibid., aux p. 814 et 815.

[44] [1982] 2 C.F. 147 (1re inst.) (ci-après appelée Warwick), conf. à (1983), 48 N.R. 378 (C.A.F.).

[45] Ibid., à la p. 164.

[46] Ibid., aux p. 170 à 172.

[47] [Alliance de la Fonction publique du Canada et le Conseil du Trésor (Groupes Équipages de navires (surveillants et non-surveillants), Services hospitaliers (surveillants et non-surveillants) et Programmes de bien-être social)] [1989] C.R.T.F.P.C. no 188 (QL).

[48] Canada (Procureur général) c. A.F.P.C., [1989] 3 C.F. 585(C.A.), à la p. 592.

[49] L’art. 5 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, prévoit la constitution d’un comité du Conseil privé de la Reine pour le Canada appelé Conseil du Trésor. L’art. 7 (mod. par L.C. 1991, ch. 24, art. 2) de la Loi énumère les attributions du Conseil du Trésor et prévoit en particulier que le Conseil du Trésor est chargé de déterminer les conditions d’emploi du personnel de l’administration publique du Canada.

[50] L’art. 6(2) (mod., idem, art. 50) de la Loi sur la gestion des finances publiques, précitée, prévoit que le gouverneur en conseil peut nommer un « secrétaire du Conseil du Trésor » qui s’acquitte des fonctions qui lui sont assignées par le Conseil du Trésor. Le paragraphe 6(4) de la Loi prévoit la désignation des autres fonctionnaires et employés « nécessaire[s] au bon fonctionnement du Conseil du Trésor ».

[51] M. Love a été interrogé au préalable par les demanderesses le 28 mars 1994.

[52] [1932] A.C. 562 (H.L.).

[53] Ibid., à la p. 580.

[54] [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.), à la p. 497.

[55] Précité, note 6.

[56] Précité, note 23. Dans l’arrêt Swinamer, précité, note 28, le tribunal a examiné les actes du ministère des Transports, mais a conclu que, vu l’ensemble des faits, ils ne permettaient pas de conclure à une négligence. Cependant, si le Ministère avait été négligent, il est évident que la Couronne aurait été jugée responsable des actes de ses préposés.

[57] Ibid., à la p. 1239.

[58] Ibid., aux p. 1244 et 1245.

[59] Précité, note 28.

[60] Précité, note 19, à la p. 423.

[61] Ibid., aux p. 419 à 423.

[62] L.R.C. (1985), ch. A-2.

[63] Swanson, précité, note 19, aux p. 433 et 434.

[64] Précité, note 49.

[65] Ibid.

[66] L’art. 2 de la LRTFP définit comme suit le terme « employeur » :

2.

« employeur » Sa Majesté du chef du Canada représentée :

a) par le Conseil du Trésor, dans le cas d’un secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie I de l’annexe I;

b) par l’employeur distinct en cause, dans le cas d’un secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie II de l’annexe I.

Les équipages de navires qui travaillent pour certains ministères tombent sous le coup de la partie I de l’annexe I. Ainsi, pour ces employés, le Conseil du Trésor était le représentant de Sa Majesté sur le plan professionnel.

[67] Précité, note 49.

[68] Pièce D-2, à la p. 16.

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