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[1997] 3 C.F. 784

T-498-97

Le lieutenant général Paul Addy (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire et l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

T-408-97

Le brigadier général Ernest B. Beno (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

T-433-97

Le lieutenant général (retraité) Gordon M. Reay (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire et l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

T-459-97

Le lieutenant général (retraité) James C. Gervais (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

T-508-97

Le colonel J. Serge Labbé (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

T-706-97

Le lieutenant-colonel (retraité) J. Carol A. Mathieu (requérant)

c.

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, l’honorable Robert Rutherford, commissaire (intimés)

Répertorié : Addy c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie) (1re inst.)

Section de première instance, juge Teitelbaum— Ottawa, 26 mai et 17 juin 1997.

Enquêtes Contrôle judiciaire du rejet, par la Commission d’enquête sur la Somalie, de requêtes demandant à la Commission de ne pas rendre de rapport final ou, du moins, de retirer les préavis émis au titre de l’art. 13 de la Loi sur les enquêtesLa Commission a été nommée pour faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires canadiennes ont agi et réagi avant, pendant et après le déploiementDes préavis ont été transmis aux requérants, des officiers supérieurs, pour les aviser qu’il se pouvait que des conclusions défavorables soient tirées à leur égard, vu les problèmes de leadership et de discipline qui auraient existé au sein du Régiment aéroporté du CanadaLes audiences de la Commission ont été divisées en trois phases : période antérieure au déploiement, opérations sur le théâtre et période qui a suivi le déploiementAu moment même où la Commission poursuivait ses audiences concernant les opérations sur le théâtre, le gouvernement lui a prescrit une date limite et a limité son mandat aux questions relatives à la période antérieure au déploiement, quoique les commissaires pouvaient, à leur discrétion, faire enquête et rapport sur les autres phasesLa norme applicable en matière de contrôle judiciaire de la conduite et des décisions des commissions publiques d’enquête est la prudence et la vigilance1) Les requérants ont soutenu que les trois phases de l’enquête étaient si inextricablement liées que cela allait influencer la manière dont le public interpréterait le rapport final et qu’il serait injuste de les prendre pour seules cibles d’éventuelles conclusions défavorablesi) Bien que la Commission résulte d’incidents survenus dans le cadre des opérations sur le théâtre, elle peut relever les fautes constatées au cours de la période antérieure au déploiementLes tribunaux judiciaires doivent faire preuve de retenue envers la manière dont la Commission interprète, de façon raisonnable, le mandat qui lui est confiéii) Vu les termes de son mandat, la Commission pouvait scinder en fractions autonomes les fautes qu’elle aurait relevéesiii) La Commission a dirigé les débats comme s’il s’agissait de trois phases distinctes et autonomesiv) L’application d’un concept clé tel que celui du manquement flagrant aux règles de justice naturelle ne devrait pas dépendre de ce que la Commission écrira dans son rapport, ni de l’idée que le public pourrait se fairePour préciser la norme d’équité applicable, la Cour doit équilibrer les risques pour la réputation d’un individu et l’intérêt qu’a la société à voir publier un rapportv) Les allégations contenues dans les préavis émis au titre de l’art. 13 concernant le « caractère suffisant » du contingent de police militaire, la nature « nébuleuse » des règles d’ouverture du feu et les « répercussions » possibles du maximum fixé au nombre de soldats déployés étaient problématiques, car elles ne pouvaient être formulées, évaluées ou réfutées rétrospectivement que par rapport à ce qui s’est passé sur le théâtre; elles sont donc retranchées des préavis2) « Préavis suffisant » et « possibilité de se faire entendre » au sens de l’art. 13Les deux éléments qui façonnent le caractère raisonnable d’un préavis sont le facteur temps et les détails qu’il contientUn préavis transmis au titre de l’art. 13 est suffisant même si la date de son envoi occasionne des difficultés pour l’intéresséPourvu qu’il ne soit pas impossible de répondre adéquatement, la date d’envoi d’un préavis émis au titre de l’art. 13 n’enfreint en rien l’équité procéduraleVu le contexte et la manière dont ses audiences se sont déroulées, la Commission, par des lettres suffisamment complètes et détaillées, a correctement répondu aux demandes de renseignements supplémentairesDans certains cas, les détails ont tardé à parvenir aux requérants, mais cela ne constituait pas une faute irréparableEn ce qui concerne la « possibilité effective de se faire entendre », la question principale était celle du nombre et du choix des témoins qui seraient entendusLa Commission a eu raison de rejeter des témoins en invoquant des considérations de pertinence, de temps ou de double emploi ou encore au motif qu’on n’avait pas suffisamment justifié du besoin de recueillir leurs témoignages de vive voixDans la mesure où elle respectait les règles de l’équité, la Commission pouvait fixer comme elle l’entendait le calendrier des audiences et les critères de pertinence applicable au choix des témoinsLes réparations que les requérants cherchaient à obtenir ne pouvaient se fonder sur un exercice de conjecture.

Droit administratif Contrôle judiciaire Prohibition Équité procéduraleDoctrine de l’expectative légitimeCommission d’enquête sur la Somalie nommée pour faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires canadiennes ont agi et réagi avant, pendant et après le déploiementEn rejetant une requête présentée par le bgén Beno pour récuser le président de la Commission à qui il reprochait un certain parti pris, les commissaires ont déclaré qu’aucune conclusion touchant la crédibilité du bgén Beno ne serait tirée avant que ne soient entendus l’ensemble des témoignages concernant tous les événements sur lesquels on leur a demandé d’enquêterY avait-il expectative légitime que des conclusions défavorables ne seraient pas formulées à son égard avant que n’aient été entendus l’ensemble des témoignages concernant toutes les phases?La doctrine de l’expectative légitime s’applique si 1) le tribunal s’est engagé à suivre une certaine procédure; 2) cet engagement est conforme au devoir incombant au tribunal de par la loiLes observations de la Commission ne constituaient pas un engagement obligatoireIl n’y avait pas lieu d’invoquer cette doctrine étant donné que l’art. 13 accordait au bgén Beno le droit de présenter des observationsLa doctrine ne s’appliquait pas à l’assurance qu’avait le bgén Beno qu’il aurait l’occasion de contre-interroger certains témoins, car elle n’offre une garantie qu’à ceux qui n’auraient autrement aucun droit de présenter des observationsLa doctrine ne précise pas la portée du droit de présenter des observationsL’assurance explicite dont faisait état le bgén Beno n’était ni claire ni précise.

Fin de non-recevoir Commission d’enquête sur la Somalie nommée pour faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires canadiennes ont agi et réagi avant, pendant et après le déploiementLa Commission a transmis des préavis au titre de l’art. 13 de la Loi sur les enquêtes à des officiers supérieurs, pour les aviser qu’il se pouvait que des conclusions défavorables soient tirées à leur égardCertains requérants ont refusé de participer aux audiences de réfutation concernant les avis émis au titre de l’art. 13Doctrine de la fin de non recevoir inapplicable pour empêcher les requérants d’invoquer le manque d’équité procéduraleLa plupart des requérants ont effectivement participé aux audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis émis au titre de l’art. 13Les intimés n’ont pas eu à pâtir du fait que les requérants ont refusé de participer aux audiences de réfutationLes requérants n’ont fait preuve d’aucune mauvaise volontéCeux qui ont choisi de ne pas participer à l’enquête ne peuvent maintenant solliciter de la Cour la réparation d’une iniquité.

Forces armées Commission d’enquête sur la Somalie nommée pour faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires canadiennes ont agi et réagi avant, pendant et après le déploiementLe fait que des éléments incontrôlés aient pu se glisser dans une unité d’élite de l’armée canadienne, et que ces éléments n’aient pas été convenablement commandés, n’est pas une chose de mince importance et la Commission n’a pas mal dépensé l’argent du contribuable en se prononçant sur celle-ciAu moment même où la Commission poursuivait ses audiences concernant les opérations sur le théâtre, le gouvernement lui a prescrit une date limite et a limité son mandat aux questions relatives à la période antérieure au déploiementLes commissaires pouvaient, à leur discrétion, faire enquête et rapport sur les autres phasesLa Commission a transmis des préavis au titre de l’art. 13 à des officiers supérieurs pour les aviser qu’il se pouvait que des conclusions défavorables soient tirées à leur égardÉtendue du devoir d’équité; déférence dont il convient de faire preuve envers les commissions d’enquête; droits dont bénéficie toute personne visée par un préavis transmis au titre de l’art. 13 de la Loi sur les enquêtesLes allégations contenues dans les préavis qui ont été jugées problématiques au motif qu’elles ne pouvaient être formulées, évaluées ou réfutées rétrospectivement que par rapport à ce qui s’est passé sur le théâtre ont été retranchées des préavisLe mandat de la Commission se limitait aux questions relatives à la période antérieure au déploiement.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire du rejet, par la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie (la Commission), des requêtes déposées par les requérants demandant à la Commission de ne pas rendre de rapport final ou, du moins, de retirer les préavis émis à leur encontre au titre de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Le 16 mars 1993, un jeune Somalien du nom de Shidane Arone a été torturé, puis tué par des membres du Régiment aéroporté du Canada (le RAC). Une semaine auparavant, deux nationaux somaliens avaient été atteints par des coups de feu alors qu’ils tentaient de pénétrer dans le camp des soldats canadiens. Un des Somaliens est mort. La Commission a été nommée pour faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires ont agi et réagi avant, pendant et après le déploiement de soldats canadiens en Somalie. Les audiences de la Commission ont été divisées en trois phases : période antérieure au déploiement, opérations sur le théâtre et période qui a suivi le déploiement. En janvier 1997, au moment même où la Commission poursuivait ses audiences concernant les opérations sur le théâtre, le gouvernement lui a prescrit de conclure ses audiences le 31 mars 1997 au plus tard et de rendre son rapport final au plus tard le 30 juin 1997. Les commissaires ont retiré, à une seule exception près, tous les préavis qui, conformément à l’article 13, avaient été transmis aux personnes ayant participé aux opérations sur le théâtre ou pendant la période qui a suivi le déploiement. À une exception près, tous les préavis transmis aux personnes concernées par la période antérieure au déploiement sont restés en vigueur. En fait, la Commission a transmis aux requérants, des officiers supérieurs, toute une série de préavis révisés et individualisés. Chaque préavis différait dans la manière d’énoncer comment le requérant aurait manqué à ses devoirs au cours de la période antérieure au déploiement, mais tous les préavis portaient sur les importants problèmes de leadership et de discipline qui auraient existé au sein du RAC avant son déploiement en Somalie. Les préavis faisaient savoir aux requérants qu’ils avaient jusqu’au 17 février 1997 pour présenter des observations écrites, y compris des observations quant aux témoignages, et ils informaient les requérants qu’ils auraient une occasion supplémentaire de faire, en conclusion, une déclaration ou des observations aux commissaires au terme des audiences. Suite au refus de la Commission de traiter les requêtes faisant l’objet du présent contrôle judiciaire avant d’avoir recueilli le témoignage de toutes les personnes nommées dans les préavis émis au titre de l’article 13, le bgén Beno s’est retiré des audiences de réfutation, ne citant aucun témoin et ne présentant aucune observation écrite ou orale. En rejetant les requêtes, les commissaires ont estimé qu’il leur incombait de remettre un rapport et qu’il ne leur appartenait aucunement de refuser de le faire. Ils ont estimé, en outre, que les audiences portant sur la période antérieure au déploiement formaient, à elles seules, un ensemble cohérent, que la Commission serait à même de poursuivre ses travaux dans le cadre du calendrier abrégé, et qu’elle limiterait les conclusions auxquelles elle pourrait parvenir au titre de l’article 13 aux fautes éventuellement relevées dans la période antérieure au déploiement. Enfin, les commissaires ont estimé que les requérants avaient amplement eu l’occasion de faire valoir leurs arguments au sujet des allégations contenues dans les préavis touchant la période antérieure au déploiement. Le 3 avril 1997, le gouverneur en conseil modifiait officiellement le mandat de la Commission. Selon le mandat révisé, la Commission devait remettre un rapport final portant uniquement sur les questions intéressant la période antérieure au déploiement. Les commissaires pouvaient également, à leur discrétion, faire enquête et rapport sur les opérations sur le théâtre ainsi que sur la période postérieure au déploiement.

Les questions en litige étaient l’étendue du devoir d’équité, la déférence dont il convient de faire preuve envers les commissions d’enquête et les droits dont bénéficie toute personne visée par un préavis transmis au titre de l’article 13.

Jugement : les préavis émis au titre de l’article 13 sont valables, les allégations inadmissibles en étant retranchées.

La norme applicable en matière de contrôle judiciaire de la conduite et des décisions des commissions publiques d’enquête est la prudence et la vigilance. Les tribunaux ne devraient intervenir que là où le contenu du préavis émis au titre de l’article 13 suppose un excès de compétence manifeste ou révèle un manquement flagrant aux règles de justice naturelle.

1) Les requérants ont soutenu que les trois phases de l’enquête, telles que prévues dans le mandat de la Commission, étaient inextricablement liées et avaient comme origine un seul et même événement et que la connexité des trois phases allait influencer la manière dont le public interpréterait le rapport final. Ils ont prétendu qu’il serait injuste de les prendre pour seules cibles d’éventuelles conclusions défavorables. Les principaux éléments du raisonnement développé par les requérants étaient les suivants : i) le déclenchement de l’enquête; ii) le mandat confié à la Commission; iii) la conduite des audiences; iv) le rôle de l’opinion publique et v) la teneur des préavis émis au titre de l’article 13.

i) La Commission résulte d’incidents précis survenus dans le cadre des opérations sur le théâtre. Cependant, la Commission peut relever les fautes constatées au cours de la période antérieure au déploiement, indépendamment de ce qui a pu se passer sur le théâtre, pourvu que si l’on blâme les requérants, il faut que ce soit en relation avec la formation et le leadership concernant la mission en Somalie. La retenue dont les tribunaux judiciaires sont tenus de faire preuve envers les commissions d’enquête vaut également pour la manière dont la Commission interprète le mandat qui lui est confié. La Commission a donné de son mandat une interprétation raisonnable. Même si le RAC n’avait jamais été envoyé en Somalie, le simple fait que des éléments incontrôlés aient pu se glisser dans une unité d’élite de l’armée canadienne, et que ces éléments n’aient pas été repérés ou convenablement commandés, n’est pas une chose de mince importance. La Commission n’a pas perdu son temps en se prononçant sur ce genre de chose et elle n’a pas mal dépensé l’argent du contribuable, même si le rapport final ne contiendra aucune étude globale et approfondie de la chaîne de causalité.

ii) Les termes du mandat de la Commission supportant l’argument avancé par celle-ci et selon lequel elle pouvait, sans iniquité, scinder en fractions autonomes les fautes qu’elle aurait relevées. La Commission devait, aux termes du décret initial, faire rapport sur six grands sujets et sur la manière dont ces thèmes se sont manifestés au cours de chacune des phases. La Commission était tenue d’aller au-delà même du décès qui a eu lieu sur le théâtre des opérations et d’élargir son enquête à l’ensemble du contexte dans lequel ce décès est survenu. Le fait que le mandat de la Commission ait été modifié de sorte que celle-ci ne devait faire rapport que sur la période antérieure au déploiement ne limite en rien la validité de ce mandat. Le caractère distinct de chacune des phases a été confirmé par le décret en date du 3 avril 1997.

iii) La Commission a essayé de diriger les débats comme s’il s’agissait de trois phases distinctes et autonomes. Les témoins n’ont, au cours des audiences consacrées à la période antérieure au déploiement, témoigné que sur les événements s’étant produits au cours de cette période. La Commission a également dû émettre, au titre de l’article 13, un préavis distinct pour chacune des phases, car les allégations contenues dans ces préavis ne s’appliquaient qu’à une seule phase. Aucun indice n’a été produit démontrant que la Commission avait, lors de la phase consacrée aux opérations sur le théâtre, conclu à l’existence de liens de causalité entre les éléments en rapport avec la période antérieure au déploiement et les événements s’étant produits sur le théâtre des opérations.

Dans le cadre des motifs rejetant une requête présentée par le bgén Beno pour récuser le président de la Commission, à qui il reprochait un certain parti pris, les commissaires ont déclaré que la Commission ne tirera aucune conclusion touchant la crédibilité du requérant, ni ne décidera de formuler à son encontre des conclusions défavorables avant d’avoir entendu l’ensemble des témoignages concernant tous les événements sur lesquels on lui a demandé d’enquêter. Le bgén Beno a fait valoir qu’il s’attendait à ce que toute conclusion défavorable à son encontre n’intervienne qu’une fois entendus l’ensemble des témoignages concernant les trois phases et à ce qu’il ait la possibilité, lors des audiences consacrées à la réfutation des préavis émis au titre de l’article 13, de citer les témoins qu’il voudrait. La doctrine de l’expectative légitime fait partie de la doctrine de l’équité procédurale. Les deux critères auxquels il doit être satisfait pour que la doctrine s’applique sont les suivants : le tribunal doit s’être engagé à suivre une certaine procédure et cet engagement doit être conforme au devoir incombant au tribunal de par la loi. Les observations de la Commission ne constituaient pas un engagement selon lequel elle éviterait, en ce qui concerne le bgén Beno, toute conclusion défavorable en rapport avec les allégations contenues dans les préavis transmis au titre de l’article 13 avant d’avoir recueilli l’ensemble des témoignages dans le cadre des trois phases de l’enquête. L’assurance était surtout pour dire que la crédibilité du bgén Beno serait évaluée au regard de l’ensemble de la preuve et non pas au vu de certaines questions précises qui lui avaient été posées à l’audience. Dans ses observations, la Commission avait comme intention seconde celle de recueillir les témoignages relatifs aux trois phases avant de consacrer des audiences distinctes à la réfutation des allégations contenues dans les préavis émis au titre de l’article 13. Par ailleurs, il n’y avait pas lieu en l’occurrence d’invoquer cette doctrine étant donné que l’article 13 de la Loi sur les enquêtes accordait au bgén Beno le droit de présenter des observations. La doctrine de l’expectative légitime est là pour veiller à ce qu’il ait bien ce droit, mais elle ne lui garantit pas de nouveaux droits et ne précise pas la teneur de ce droit. Ainsi, la seule garantie procédurale que le bgén Beno pouvait invoquer était le droit de présenter des observations, cela n’ayant guère de pertinence au niveau du lien censé exister entre les trois phases de l’enquête ou au niveau du choix des témoins.

iv) Les requérants demandaient à la Cour de présumer ce que la Commission pourrait éventuellement écrire dans son rapport et de se livrer à un exercice de conjecture quant à ce que l’opinion publique pourrait penser. De telles demandes, qui relevaient de la pure conjecture et de l’hypothèse, ne satisfaisaient pas au critère exigeant qu’est celui de la retenue extrême. Déterminer s’il y a eu manquement flagrant aux règles de justice naturelle ne devrait pas dépendre de l’idée que le public, animal insaisissable s’il en est, pourrait se faire de la réputation des requérants au vu d’un rapport qui n’a pas encore été publié. La création d’une commission publique d’enquête pose aux réputations un risque inhérent, mais le choix a été officiellement fait d’équilibrer les droits des personnes ayant fait l’objet d’un préavis au titre de l’article 13 et l’intérêt permanent qu’a la société à voir publier les conclusions de la Commission. Pour préciser la norme d’équité applicable, la Cour doit équilibrer les risques pour la réputation d’un individu et l’intérêt qu’a la société à voir publier un rapport. L’équité varie en fonction du contexte d’une situation donnée. Bien que la Commission ait une fonction inquisitoire, elle doit tenir compte des intérêts des individus.

v) Les préavis au titre de l’article 13 faisaient état d’allégations, dont certaines établissaient implicitement des liens de causalité ou une interconnexion entre la phase de l’enquête relatives à la période antérieure au déploiement et la phase relative aux opérations sur le théâtre. Les allégations concernant le « caractère suffisant » du contingent de police militaire, la nature « nébuleuse » des règles d’ouverture du feu et les « répercussions » possibles du maximum fixé au nombre de soldats déployés étaient inadmissibles, car elles ne pouvaient être formulées, évaluées ou réfutées rétrospectivement que par rapport à ce qui s’est passé sur le théâtre. Lorsqu’ils ont omis d’ajuster certaines allégations à la phase portant sur la période antérieure au déploiement, les commissaires n’ont pas respecté l’équité procédurale à laquelle les requérants avaient droit. Vu que chaque allégation avait été formulée indépendamment des autres, il était possible de retrancher les allégations problématiques du gros des préavis transmis au titre de l’article 13 sans pour cela porter atteinte à l’intégrité des préavis ou aux garanties procédurales dues aux requérants.

2) Les requérants ont soutenu que, n’ayant pas pu appeler des témoins en ce qui concerne la période des opérations sur le théâtre, ils n’ont pas eu la possibilité de se faire entendre comme le prévoit l’article 13. L’article 13 prévoit que la personne nommée dans le cadre d’un rapport peut réfuter les allégations de faute, et ce, entre la date de réception du préavis et la date de publication du rapport final. Il stipule uniquement que l’intéressé doit avoir reçu un « préavis suffisant » et avoir eu « la possibilité de se faire entendre ».

i) Les deux éléments qui façonnent le caractère raisonnable d’un préavis sont le facteur temps et les détails qu’il contient. Les requérants ont fait valoir que les préavis au titre de l’article 13 révisés ont été transmis très tardivement et que les intéressés n’avaient guère le temps d’approfondir et d’examiner la teneur des allégations en appelant des témoins. Le préavis transmis au titre de l’article 13 est suffisant même si la date de son envoi occasionne des difficultés pour l’intéressé. Tant que ces difficultés n’atteignent pas le point extrême où il serait, pour l’intéressé, « impossible … de répondre adéquatement », la date d’envoi d’un préavis émis au titre de l’article 13 n’enfreint en rien l’équité procédurale. En ce qui concerne certains dossiers en l’espèce, les exigences injustifiées des requérants rendaient « impossible » presque tout délai qui leur aurait été fixé. Pour réduire la liste de témoins, la Commission devait non seulement tenir compte des indéniables contraintes de temps, mais également de l’obligation d’équité qui lui incombait à l’égard des requérants, et aussi de facteurs tels que la pertinence de tel ou tel témoignage par rapport à la teneur des préavis émis au titre de l’article 13. Les requérants ont été incapables de démontrer que, pour la Commission, les contraintes de temps ont été à l’époque le facteur principal. La Commission a fait preuve d’une souplesse au niveau du mode de réfutation. Outre les témoignages, une semaine supplémentaire a été réservée aux ultimes plaidoiries. Les requérants n’ont pas été limités dans l’ampleur des observations écrites qu’ils pouvaient déposer.

Il n’y a pas de règle unique quant au degré de précision exigé des préavis au titre de l’article 13. C’est pourquoi la Cour doit examiner la date à laquelle ont été envoyés les préavis dans le contexte de la manière dont les audiences de la Commission se sont déroulées. Le préavis transmis vers la fin des audiences devra être plus détaillé que le préavis donné avant le début des audiences. L’important est que les personnes visées par un préavis au titre de l’article 13 ne répondent pas d’une accusation criminelle et ne sont pas officiellement mises en cause au titre de telle ou telle disposition législative. La Commission, par des lettres suffisamment complètes et détaillées, a correctement répondu aux demandes de renseignements supplémentaires. Les requérants avaient « une bonne idée » de ce qu’on leur reprochait. Peut-être en n’avaient-ils pas une « idée complète », mais l’équité n’en demandait pas autant. Dans certains cas, les détails ont tardé à parvenir aux requérants, mais cette lenteur relative ne constituait pas une faute irréparable justifiant, de la part de la Cour, une intervention exceptionnelle. Les requérants ont bénéficié d’une divulgation raisonnable et les détails que leur a fournis la Commission étaient conformes aux exigences de l’équité procédurale.

ii) La « possibilité de se faire entendre » doit être effective, mais la loi ne dit rien sur ce point. La principale question était, pour les requérants, celle du nombre et du choix des témoins qu’on leur a permis d’appeler au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis émis au titre de l’article 13. Les requérants ont dressé une liste des témoins qu’ils entendaient appeler au cours de ces audiences, à partir de laquelle la Commission a choisi les témoins qui seraient entendus. La Commission a rejeté la plupart des témoins proposés par les requérants en invoquant des considérations de pertinence et de temps ou encore au motif qu’ils n’avaient pas suffisamment justifié du besoin de recueillir leurs témoignages de vive voix. Étant donné que la vaste majorité des allégations figurant dans les préavis émis au titre de l’article 13 se limitaient à la période préalable au déploiement, la Commission a eu raison de dire que la plupart des témoins proposés, qui devaient témoigner sur les événements s’étant produits sur le théâtre, n’avaient pas leur place au cours des audiences de réfutation. Par ailleurs, la Commission avait le droit d’être « maître de sa procédure ». Dans la mesure où elle respectait les règles de l’équité, elle pouvait fixer comme elle l’entendait le calendrier des audiences et les critères de pertinence applicable au choix des témoins. Les droits reconnus aux requérants au niveau de l’équité procédurale n’ont pas été enfreints du seul fait qu’on ne leur a pas permis de faire témoigner toutes les personnes qu’ils souhaitaient voir déposer. En ce qui concerne les audiences consacrées à la réfutation des allégations et en ce qui a trait à la question des témoins effectivement entendus, on ne peut reprocher à la Commission aucun manquement flagrant aux règles de justice naturelle.

Étant donné le peu d’empressement à participer aux audiences censées être consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis émis au titre de l’article 13, la Commission a fait valoir qu’en fait les requérants avaient eux-mêmes refusé la possibilité de se faire entendre et qu’il y avait fin de non recevoir et que les requérants ne pouvaient par conséquent pas invoquer le manque d’équité procédurale puisque le redressement sollicité dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire revêt un caractère discrétionnaire. La doctrine de la fin de non recevoir était en l’espèce inapplicable. La plupart des requérants, à l’exception du bgén Beno, ont participé aux audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. Les intimés n’ont pas vraiment eu à pâtir du fait que les requérants ont, complètement ou en partie, refusé de participer aux audiences de réfutation. En outre, les requérants n’ont fait preuve d’aucune mauvaise volonté. Mais si, comme c’est le cas du bgén Beno, les requérants ont délibérément pris le risque de ne pas participer du tout à l’enquête, ils ne peuvent maintenant solliciter de la Cour la réparation d’une iniquité qu’ils imputent à la manière dont l’enquête s’est déroulée.

Le bgén Beno fait valoir que l’avocat de la Commission s’était engagé de manière précise auprès de lui, l’assurant qu’il aurait l’occasion de contre-interroger certains témoins. Il a fait valoir que la Commission n’avait pas satisfait à l’expectative légitime qui était la sienne et selon laquelle on allait lui permettre d’appeler et de contre-interroger ces témoins. Encore une fois, la doctrine de l’expectative légitime ne s’appliquait pas en l’espèce. La doctrine offre une garantie à ceux qui n’auraient autrement aucun droit de présenter des observations ou d’être consultés. De plus, la doctrine ne précise pas la portée du droit de présenter des observations, y compris l’expectative dans laquelle se trouvait le bgén Beno, qui pensait pouvoir appeler tous les témoins qu’il lui semblerait utile de faire entendre. Mais, même si la doctrine de l’expectative légitime s’appliquait effectivement en principe, en pratique le bgén Beno n’a pas répondu aux critères juridiques applicables en la matière. En outre, l’assurance explicite dont faisait état le bgén Beno n’était, en fait, ni claire ni précise. En ce qui concerne le lgén Reay, ce soi-disant engagement était encore plus ténu. Enfin, la doctrine de l’expectative légitime ne saurait l’emporter sur l’obligation, incombant à la Commission en vertu de la Loi, de faire rapport sur les événements s’étant produits avant le déploiement. Bien que la Commission n’ait pas saisi toute l’importance que revêtait certains des témoignages qu’on entendait obtenir, ces erreurs légères n’atteignaient pas le seuil du manquement flagrant à la justice naturelle.

Certains requérants ont qualifié les iniquités et les manquements à la justice naturelle qu’ils reprochaient à la Commission d’erreur de compétence. La Commission n’a pas exclu des témoignages pertinents en raccourcissant la liste des témoins proposés par les requérants. Dans son examen de la liste des témoins proposés, elle a fait primer la pertinence des témoignages par rapport aux préavis au titre de l’article 13.

Les requérants Labbé et Mathieu ont sollicité des ordonnances interdisant à la Commission de rapporter des conclusions de fait, ou des conclusions touchant la crédibilité ou identifiant d’aucune manière, directement ou indirectement, les requérants en ce qui concerne tous agissements dans lesquels ils seraient impliqués après le début de la phase relative aux opérations sur le théâtre. Ils ont fait valoir qu’ils seraient, dans le rapport final, implicitement visés en ce qui concerne les événements qui se sont produits sur le théâtre des opérations. Encore une fois, la Cour ne pouvait pas se fonder sur des conjectures ou sur ce qu’on aurait pu laisser filtrer aux médias pour apprécier le respect des garanties procédurales. En se fondant, pour solliciter une ordonnance de prohibition, sur les conclusions écrites des avocats de la Commission, les requérants ont commis plusieurs erreurs. D’abord, il faudrait que la Cour écarte la déclaration expresse contenue dans les préavis révisés émis au titre de l’article 13 selon laquelle les commissaires, dans la rédaction de leur rapport final, limiteront leurs observations concernant les fautes éventuelles à ce qui s’est passé au cours de la période antérieure au déploiement ou aux questions particularisées dans les préavis. Deuxièmement, les conclusions écrites des avocats de la Commission n’étaient aucunement décisives en ce qui concerne les conclusions que les commissaires exposeront dans leur rapport final. En effet, elles n’étaient que des résumés des questions et des preuves produites. Troisièmement, la Cour ne pouvait pas présumer que la Commission formulerait des conclusions de fait concernant les propos incendiaires et répréhensibles sans tenir compte pour cela des effets qu’a pu avoir l’abrègement de son mandat et sans tenir compte, non plus, des garanties procédurales dues aux requérants. Les requérants ne risquaient aucune iniquité dans l’hypothèse où la Commission formulait effectivement, dans son rapport final, des conclusions générales portant sur la question de la crédibilité.

Le requérant Gervais a sollicité une ordonnance interdisant au commissaire Létourneau de prendre part à toute conclusion éventuellement défavorable, parce que le juge Campbell avait, d’après la manière dont le commissaire Létourneau s’était comporté envers le bgén Beno, conclu à l’existence d’une crainte raisonnable de parti pris. Étant donné que le lgén Gervais avait été le supérieur hiérarchique du bgén Beno, il a été soutenu que toute faute imputée à celui-ci, l’impliquerait nécessairement lui aussi. La décision rendue par le juge Campbell a été, cependant, infirmée par la Cour d’appel fédérale.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4).

Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, art. 5, 13.

Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1994), art. 4.20.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 2 C.F. 36 (1997), 142 D.L.R. (4th) 237 (C.A.); Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; (1990), 75 D.L.R. (4th) 385; [1991] 2 W.W.R. 145; 69 Man. R. (2d) 134; 46 Admin. L.R. 161; 2 M.P.L.R. (2d) 217; 116 N.R. 46; Alberta, Attorney-General for v. Attorney-General for Canada, [1947] A.C. 503 (P.C.); Labbé c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en SomalieCommission Létourneau), [1997] A.C.F. no 369 (1re inst.) (QL).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Ont. Crime Comm., ex p. Feeley, Re The, [1962] O.R. 872; (1962), 34 D.L.R. (2d) 451; 133 C.C.C. 116 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Dixon c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 391 (1re inst.); conf. par Dixon c. Canada (Gouverneur en conseil), [1997] 3 C.F. 169(C.A.); Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911 (1re inst.); inf. par [1997] 2 C.F. 527 (C.A.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. rejetée [1997] A.C.S.C. no 322 (QL); Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 3471; (1993), 101 D.L.R. (4th) 494; 11 Admin. L.R. (2d) 21; 93 CLLC 14,020; 148 N.R. 209.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1996] 3 C.F. 259 (1996), 136 D.L.R. (4th) 449; 37 Admin. L.R. (2d) 260 (1re inst.); Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; (1995), 124 D.L.R. (4th) 129; 31 Admin. L.R. (2d) 261; 39 C.R. (4th) 141; 180 N.R. 1; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; (1983), 2 D.L.R. (4th) 193; 4 Admin. L.R. 205; 7 C.C.C. (3d) 385; 37 C.R. (3d) 289; 51 N.R. 81; Attorney-General of Hong Kong v. Ng Yuen Shiu, [1983] 2 A.C. 629 (P.C.); Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; (1991), 83 D.L.R. (4th) 297; [1991] 6 W.W.R. 1; 58 B.C.L.R. (2d) 1; 127 N.R. 161; Kioa v. West (1985), 159 C.L.R. 550 (H.C. Aust.); Hurd v. Hewitt (1994), 20 O.R. (3d) 639 (C.A.); Mahon v. Air New Zealand Ltd., [1984] A.C. 808 (P.C.); Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; (1990), 69 D.L.R. (4th) 489; [1990] 3 W.W.R. 289; 83 Sask. R. 81; 43 Admin. L.R. 157; 30 C.C.E.L. 237; 90 CLLC 14,010; 106 N.R. 17; Starr v. Chase, [1924] R.C.S. 495; [1924] 4 D.L.R. 55; (1924), 44 C.C.C. 358; Howe v. Institute of Chartered Accountants of Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 483; 118 D.L.R. (4th) 129; 74 O.A.C. 26 (C.A.); Labbé c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en SomalieCommission Létourneau), [1997] A.C.F. no 107 (1re inst.) (QL); Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; Boyle c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en SomalieCommission Létourneau), [1997] A.C.F. no 942 (1re inst.) (QL).

DOCTRINE

Rapport de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, Ottawa, 1996 (Commissaire : L. Arbour).

Schwartz, Bryan. « Public Inquiries » in 1990 Isaac Pitblado Lectures, Public Interest v. Private Rights : Striking the Balance in Administrative Law.

Sopinka, J. « The Role of Commission Counsel » in Pross, Paul A. et al. Commissions of Inquiry. Toronto : Carswell, 1990.

DEMANDES de contrôle judiciaire du rejet, par la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie, des requêtes déposées par les requérants demandant à la Commission de ne pas rendre de rapport final ou, du moins, de retirer les préavis émis à leur encontre au titre de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Les allégations inadmissibles ont été retranchées des avis.

AVOCATS :

David W. Scott, c.r., et Lawrence A. Elliott pour le requérant dans le dossier T-408-97.

Robert E. Houston, c.r., et Margaret E. Jarmoc pour le requérant dans le dossier T-433-97.

Thomas A. McDougall, c.r., et Andrew J. F. Lenz pour le requérant dans le dossier T-459-97.

Brian D. Barrie, Robert E. Houston, c.r., et Margaret E. Jarmoc pour le requérant dans le dossier T-498-97.

Stuart E. Hendin, c.r., et Robert Sullivan pour le requérant dans le dossier T-508-97.

Marc Cigana et Stuart E. Hendin, c.r., pour le requérant dans le dossier T-706-97.

Raynold Langlois, c.r. et Chantal Chatelain pour les intimés.

William L. Vanveen et Graham E. S. Jones pour les intervenants dans les dossiers T-433-97, T-498-97, T-508-97, T-706-97.

PROCUREURS :

Scott & Aylen, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-408-97.

Burke-Robertson, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-433-97.

Perley-Robertson, Panet, Hill & McDougall, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-459-97.

Greenfield & Barrie, Owen Sound (Ontario) et Burke-Robertson, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-498-97.

Hendin, Hendin & Lyon, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-508-97.

Lapointe, Schachter, Champagne & Talbot, Montréal et Hendin, Hendin & Lyon, Ottawa, pour le requérant dans le dossier T-706-97.

Langlois Gaudreau, Montréal, pour les intimés.

Gowling, Strathy & Henderson et Shields & Hunt, Ottawa, pour les intervenants dans les dossiers T-433-97, T-498-97, T-508-97.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Teitelbaum :

INTRODUCTION

La Cour a entendu en même temps six demandes de contrôle judiciaire présentées dans le cadre d’actions soulevant des questions analogues de fait et de droit. Dans les présents motifs, j’utilise l’expression globale « les requérants ». Cela dit, le moment venu, je me pencherai sur le cas spécifique de tel ou tel d’entre eux, ainsi que sur les arguments particuliers qu’ils invoquent.

Les requérants sont tous des officiers militaires supérieurs. Ils veulent empêcher la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie (ci-après désignée la Commission ou les commissaires)[1], de rendre à leur encontre d’éventuelles conclusions défavorables sur leur conduite. Les faits qu’on leur reproche ont trait à la formation et au leadership du Régiment aéroporté du Canada (ci-après, le RAC) avant le déploiement de ce régiment dans le cadre de cette malheureuse mission de maintien de la paix en Somalie. La Commission a transmis aux requérants des préavis, conformément à l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11 (ci-après, les préavis au titre de l’article 13 ou, tout simplement, les préavis). L’article 13 de la Loi sur les enquêtes dispose :

13. La rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incriminée ait été informée par un préavis suffisant de la faute qui lui est imputée et qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre en personne ou par le ministère d’un avocat.

Dans ces préavis au titre de l’article 13, la Commission a porté à l’attention des requérants les allégations que la Commission pourrait retenir à leur encontre dans le cadre de son rapport final. À présent, les requérants sollicitent de la Cour des ordonnances interdisant à la Commission de donner suite aux allégations formulées dans les préavis. Les requérants estiment, en fait, qu’il incombe à la Cour d’ordonner le retrait de ces préavis, la Commission n’ayant pas, d’après eux, respecté les obligations qui lui incombaient en matière d’équité procédurale. Ils font valoir, en effet, que la Commission a inéquitablement refusé de retirer les préavis qu’elle leur avait transmis au titre de l’article 13, même après qu’il lui était devenu impossible de mener une enquête complète sur les divers aspects de l’opération de maintien de la paix en Somalie. Les demandes de contrôle judiciaire présentées en l’occurrence par les requérants nous portent donc à la fois à nous interroger sur l’étendue du devoir d’équité, sur la déférence dont il convient de faire preuve envers les commissions d’enquête appelées à se prononcer sur de telles questions, ainsi que sur les droits dont bénéficie toute personne visée par un préavis transmis au titre de l’article 13. Pour bien comprendre ces questions difficiles dans le contexte qui est le leur, je vais d’abord devoir me pencher sur les faits de cette affaire, y compris sur la chronologie des événements et sur l’identité des requérants.

LES FAITS

Le mandat de la Commission

Le 16 mars 1993, un jeune Somalien du nom de Shidane Arone a été torturé, puis tué par des membres du RAC. Ce n’est là ni le premier, ni le seul incident profondément troublant relevé au cours du déploiement du RAC en Somalie. Le 4 mars 1993, un peu plus d’une semaine avant la mort de M. Arone, deux nationaux somaliens avaient été atteints par des coups de feu alors qu’ils tentaient de pénétrer dans le camp des soldats canadiens. Un des Somaliens est mort, et certains ont prétendu qu’il avait été « liquidé ».

Le 20 mars 1995, par le décret C.P. 1995-442, le Conseil privé a nommé une Commission en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes. En bref, on chargeait cette Commission de faire enquête et rapport sur la manière dont les autorités militaires avaient agi et réagi avant, pendant et après le déploiement de soldats canadiens en Somalie. Le décret en date du 20 mars 1995 précisait les « Termes du mandat » ainsi confié à la Commission. La Commission était en effet chargée de :

… faire enquête et de faire rapport sur le fonctionnement de la chaîne de commandement, le leadership au sein de la chaîne de commandement, la discipline, les opérations, les mesures et les décisions des Forces canadiennes, ainsi que les mesures et les décisions du ministère de la Défense nationale, en ce qui a trait au déploiement des Forces canadiennes en Somalie et, notamment, sur les questions suivantes liées à la période antérieure au déploiement, aux opérations sur le théâtre et à la période qui a « suivi le déploiement » en Somalie :

Période antérieure au déploiement (avant le 10 janvier 1993)

a)   la question de savoir si le Régiment aéroporté du Canada était apte à se déployer en Somalie;

b)   la mission et les tâches assignées au groupement tactique du Régiment aéroporté du Canada (GTRAC) et l’aptitude de sa composition et de son organisation à exécuter la mission et les tâches qui lui ont été confiées;

c)   l’état de préparation opérationnelle du GTRAC avant son déploiement afin qu’il accomplisse la mission et les tâches qui lui ont été confiées;

d)   le bien-fondé de la présélection et de la sélection des officiers et des militaires du rang appelés à participer au déploiement en Somalie;

e)   l’à-propos des objectifs et des normes d’entraînement ayant servi à préparer le déploiement du Régiment aéroporté;

f)    l’état de la discipline au sein du Régiment aéroporté du Canada avant l’établissement du GTRAC et au sein du GTRAC avant son déploiement;

g)   l’efficacité des décisions et des mesures prises durant la période d’entraînement antérieure au déploiement par les leaders à tous les niveaux du Régiment aéroporté afin de le préparer à la mission et aux tâches qui lui incombaient en Somalie;

h)   l’efficacité des décisions et des mesures prises par les leaders à tous les niveaux du Commandement de la Force terrestre afin de résoudre les problèmes d’ordre opérationnel, disciplinaire et administratif qu’ont connu le Régiment aéroporté du Canada et le GTRAC au cours de la période qui a mené au déploiement du GTRAC en Somalie.

i)    l’efficacité des décisions et des mesures prises par les leaders des Forces canadiennes à tous les niveaux pour faire en sorte que le GTRAC soit en état de préparation opérationnelle, dûment entraîné et doté des effectifs et de l’équipement nécessaires pour accomplir la mission et les tâches qui lui incombaient en Somalie;

Opérations sur le théâtre (10 janvier 1993 au 10 juin 1993)

j)    la mission et les tâches dévolues à la Force interarmées du Canada en Somalie et l’aptitude de la composition et de l’organisation de cette force à exécuter la mission et les tâches qui lui incombaient;

k)   la façon dont la Force interarmées a accompli sa mission et ses tâches sur le théâtre des opérations et dont elle a réagi aux problèmes d’ordre opérationnel, disciplinaire et administratif survenus, y compris l’allégation de camouflage et la destruction d’éléments de preuve;

l)    la mesure dans laquelle les différences culturelles ont influé sur la conduite des opérations, le cas échéant;

m)  l’attitude de tous les militaires de tout grade vis-à-vis de la conduite licite des opérations, y compris le traitement des personnes détenues;

n)   la justesse des valeurs et des attitudes professionnelles de la Force interarmées et l’incidence du déploiement en Somalie sur ces valeurs et ces attitudes;

o)   la mesure dans laquelle les règles d’engagement de la Force interarmées ont bien été interprétées, comprises et appliquées à tous les niveaux de la chaîne de commandement des Forces canadiennes;

p)   l’efficacité des décisions et des mesures prises par les leaders à tous les niveaux de la chaîne de commandement de la Force interarmées en réponse aux problèmes d’ordre opérationnel, disciplinaire et administratif survenus durant le déploiement;

q)   l’efficacité avec laquelle l’information concernant les opérations, la discipline et l’administration ainsi que les problèmes survenus sur le théâtre a été transmise par la chaîne de commandement :

i)    au sein de la Force interarmées du Canada en Somalie,

ii)   du Quartier général de la Force interarmées du Canada en Somalie au Quartier général de la Défense nationale;

iii)   au sein du Quartier général de la Défense nationale;

r)    l’efficacité des décisions et des mesures prises par les leaders à tous les niveaux du Quartier général de la Défense nationale en réponse aux problèmes d’ordre opérationnel, disciplinaire et administratif survenus durant le déploiement en Somalie;

Période qui a suivi le déploiement (du 11 juin 1993 au 28 novembre 1994)

s)   les mesures de suivi prises par la chaîne de commandement des Forces canadiennes durant le déploiement du Régiment aéroporté du Canada en Somalie et par la suite afin de résoudre les problèmes d’ordre opérationnel, disciplinaire et administratif liés à ce déploiement. [Aux pages 15 à 19, dossier des intimés[2].]

Le décret du 20 mars 1995 énumère un certain nombre de questions devant être examinées dans le cadre des trois phases distinctes de l’opération de maintien de la paix en Somalie. La première phase concerne la « période antérieure au déploiement », c’est-à-dire préalable au départ du RAC pour la Somalie (donc, avant le 10 janvier 1993). La seconde phase s’entend de la période des « opérations sur le théâtre », c’est-à-dire des opérations menées sur le terrain en Somalie (du 10 janvier 1993 au 10 juin 1993). La troisième phase prévue par le mandat de la Commission couvre la « période qui a suivi le déploiement », c’est-à-dire la période au cours de laquelle le public a pris connaissance des meurtres, y compris les prolongements de l’affaire et les allégations de camouflage (période allant du 11 juin 1993 au 28 novembre 1994).

Présentation succincte des requérants

Le lieutenant général (lgén) Paul Addy : Vice-chef d’état-major de la Défense (Renseignement, sécurité et opérations) au Quartier général de la Défense nationale à Ottawa du mois de juillet 1992 jusqu’au 29 janvier 1993.

Le lieutenant général (ret.) (lgén) James C. Gervais Commandant de la Force terrestre à l’époque du déploiement du RAC en Somalie. Le lgén Gervais a pris sa retraite le 8 janvier 1993.

Le lieutenant général (ret.) (lgén) Reay était commandant adjoint du Commandement de la Force terrestre, du mois de juin 1991 à janvier 1993. Après le mois de janvier 1993, il était le chef du Commandement de la Force terrestre, jusqu’à son départ à la retraite en novembre 1995.

Le brigadier général (bgén) Ernest B. Beno commandait la Force des opérations spéciales du 7 août 1992 au 8 juillet 1994. Alors que le bgén Beno occupait le poste de commandant de la Force des opérations spéciales, le RAC, entre-temps dissout, était une des unités placées sous son commandement, aussi bien avant qu’après le déploiement de ce régiment en Somalie.

Le colonel J. Serge Labbé est actuellement officier en service actif dans les Forces armées canadiennes. C’est lui qui, sur le théâtre des opérations, commandait la Force interarmées canadienne en Somalie du 14 décembre 1992 au 17 juin 1993 environ. Il a été promu brigadier général à partir du 1er juillet 1993, mais cette promotion a été reportée en attendant que la Commission ait mené à bien son enquête.

Le lieutenant-colonel (ret.) Carol Mathieu commandait le RAC en Somalie. Il est entré en fonction en octobre 1992 après que le bgén Beno a mis fin aux fonctions du lieutenant-colonel Morneault, initialement nommé commandant du RAC en Somalie.

Les préavis initialement transmis au titre de l’article 13 :

En septembre 1995, avant que ne débutent les audiences de la Commission, quatre des six requérants ont reçu leur premier préavis au titre de l’article 13[3]. À une petite exception près, les préavis au titre de l’article 13 étaient identiques et contenaient des allégations d’inconduite concernant la période « antérieure au déploiement »[4]. En gros, les préavis initialement transmis au titre de l’article 13 faisaient savoir aux requérants que la Commission pourrait parvenir à leur égard à des conclusions défavorables en raison d’insuffisances constatées au niveau des décisions prises au sein de la chaîne de commandement lors de la sélection des officiers et sous-officiers du RAC. On reprochait également aux requérants des insuffisances au niveau de l’évaluation de la préparation opérationnelle du RAC, en raison notamment de l’état de la discipline dans ce régiment. Ainsi que nous le verrons plus loin, chaque requérant a par la suite reçu, au titre de l’article 13, un préavis individualisé contenant davantage de précisions.

Les audiences de la Commission

Les audiences de la Commission ont été elles-mêmes divisées en trois phases distinctes correspondant aux trois phases évoquées dans le mandat confié à la Commission. Le 2 octobre 1995, débutaient les audiences consacrées à la période « antérieure au déploiement » en Somalie. Ces audiences sur la période « antérieure au déploiement » ont pris fin le 22 février 1996. Au cours de cette phase, la Commission a recueilli des témoignages concernant l’ampleur des graves problèmes disciplinaires constatés au sein du RAC avant son déploiement en Somalie au mois de décembre 1992. On soupçonnait certains soldats du RAC d’entretenir de profonds sentiments racistes, d’avoir incendié la voiture d’un officier à la suite d’une beuverie et d’avoir déchargé leurs armes de manière dangereuse et inconsidérée dans un parc situé près de leur base d’origine, à Petawawa (Ontario) (à la page 117, volume I, dossier du bgén Beno). Bien que certains des requérants[5] aient demandé, et se soient vu reconnaître la qualité de participants à part entière, tous ont été, pendant toute la durée des audiences, représentés par des avocats. Quatre des six requérants ont témoigné devant la Commission lors de la phase portant sur la période « antérieure au déploiement », en janvier et février 1996[6].

Il était initialement prévu que la Commission rendrait son rapport le 22 décembre 1995. Cependant, comme cela se produit souvent dans le cadre de procédures revêtant une telle complexité, les audiences ont pris plus longtemps que prévu. Ce n’est que le 1er avril 1996, que la Commission a entamé les audiences relatives aux opérations « sur le théâtre ». Puis l’enquête a pris un tour inattendu lorsque, du 24 avril 1996 au 30 août 1996, les audiences de la Commission ont été, de manière inopinée, accaparées par des allégations d’altération et de destruction de documents. La Commission a par conséquent demandé, et obtenu, des reports de la date initialement prévue pour le dépôt de son rapport final, obtenant une prolongation de son mandat (C.P. 1995-1273 en date du 26 juillet 1995, C.P. 1996-959 en date du 20 juin 1996, aux pages 22 et 27 du dossier des intimés). Enfin, au mois de novembre 1996, la Commission a demandé une troisième prolongation des délais, présentant au Conseil privé trois propositions de calendrier correspondant à trois scénarios distincts : i) de septembre à décembre 1998; ii) d’avril à juin 1998; ou iii) le 31 décembre 1997 (aux pages 38 à 45, dossier des requérants).

Mais le Conseil privé a rejeté les trois choix qui lui étaient ainsi présentés. Le gouvernement du Canada, semble-t-il, commençait à s’impatienter au moment même où la Commission poursuivait ses audiences concernant les « opérations sur le théâtre » et alors même qu’elle allait aborder la phase portant sur la « période qui a suivi le déploiement ». Au cours des audiences portant sur la « période qui a suivi le déploiement », la Commission devait se pencher sur la question de savoir si des officiers supérieurs et des hauts fonctionnaires avaient tenté de camoufler ou de minimiser le meurtre de M. Arone et la fusillade du 4 mars 1993. Le gouvernement a donc rejeté la demande de prolongation que lui adressait la Commission. Par lettre en date du 10 janvier 1997, le gouvernement a même prescrit à la Commission de conclure ses audiences le 31 mars 1997 au plus tard et de rendre son rapport final au plus tard le 30 juin 1997 (aux pages 46 et 47, dossier des intimés). Le décret C.P. 1997-174, en date du 4 février 1997, venait entériner, sur le plan juridique, la lettre que le gouvernement avait transmise à la Commission le 10 janvier 1997 (à la page 48, dossier des intimés).

Après que le gouvernement a refusé de prolonger le délai prévu pour les audiences, les trois commissaires, lors d’une conférence de presse tenue le 13 janvier 1997, ont fait part de leur déception (aux pages 250 à 273, dossier des intimés). Au cours de cette conférence de presse, le commissaire Rutherford a en effet déclaré (aux pages 268 et 269) :

[traduction] Je suis navré par l’enchaînement de circonstances qui a abouti à la terminaison prématurée de cette enquête … J’étais depuis le début disposé à prendre tout le temps qu’il fallait pour mener à bien la tâche qui nous a été confiée. Je reconnais, non sans appréhension, que je me sens un peu trahi par le fait qu’on va me refuser, à moi et à mes collègues commissaires, la possibilité de mener entièrement à son terme cette tâche importante. La perte que je ressens en l’occurrence, n’a rien de personnel. Il s’agit d’une perte qui sera ressentie par les membres des Forces canadiennes et, plus largement, par la population.

Les commissaires ont décidé de poursuivre leurs travaux malgré ce qu’ils ont appelé l’« abrègement » par le gouvernement, du mandat qui leur avait été initialement confié. Cela dit, et à une seule exception près, les commissaires ont effectivement retiré tous les préavis qui, conformément à l’article 13, avaient été transmis aux personnes ayant participé aux opérations « sur le théâtre » en Somalie où pendant la « période qui a suivi le déploiement »[7]. Mais, à une exception près, tous les préavis transmis aux personnes concernées par la période « antérieure au déploiement » sont restés en vigueur (à la page 437, dossier des intimés). En fait, fin janvier 1997 et début février 1997, la Commission a transmis aux requérants toute une série de préavis au titre de l’article 13, mais révisés et individualisés[8]. Ainsi qu’il en était de la première série de préavis, cette deuxième série de six préavis contenait, certes, un certain nombre d’allégations « passe-partout » même si celles-ci pouvaient varier légèrement d’un préavis à l’autre. Par exemple, tous les préavis nouvelle version précisaient que les requérants avaient manqué soit de prévoir, soit de conseiller, soit d’assurer que les soldats se verraient enseigner les règles d’engagement, le droit de la guerre ou le droit des conflits armés, y compris la Convention de Genève sur la protection des victimes de conflits armés. On reproche également à cinq des six requérants d’avoir failli à leur devoir de commandant selon la définition prévue par les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [Révision de 1994], article 4.20 et tel que le définissent les usages militaires[9].

Cependant, contrairement à ce qu’il en était de la première série de préavis au titre de l’article 13, les préavis émis en janvier et février 1997 n’étaient pas tout à fait identiques. Chaque préavis différait dans la manière d’énoncer comment le requérant aurait manqué à ses devoirs au cours de la période « antérieure au déploiement ». La teneur des préavis dépendait du rang de l’intéressé, ainsi que de ses responsabilités au sein de la chaîne de commandement. Précisons, cependant, que, de manière générale, tous les préavis portaient sur les importants problèmes de leadership et de discipline qui auraient existé au sein du RAC avant son déploiement en Somalie. Le deuxième préavis transmis au titre de l’article 13 au bgén Beno est celui qui contient le plus de détails concernant la discipline au sein du RAC avant le déploiement de ce régiment, décrivant des incidents liés à la consommation excessive de boissons alcooliques, relevant un certain nombre de cas où des armes à feu auraient disparu, ainsi que de soldats s’étant fait faire des tatouages de caractère raciste, ou arborant le drapeau des armées sudistes lors de la guerre civile américaine. D’autres préavis portaient surtout sur le rôle joué par les intéressés lorsqu’il s’est agi de déclarer que le RAC était effectivement opérationnel et prêt à assurer la mission de maintien de la paix en Somalie.

Tous les préavis de cette seconde série faisaient savoir aux requérants qu’ils avaient jusqu’au 17 février 1997 pour présenter des observations écrites, « y compris des observations quant aux témoignages qui leur paraissent essentiels sur les questions exposées dans les préavis ». Enfin, les préavis informaient également les requérants qu’ils auraient « une occasion supplémentaire de faire, en conclusion, une déclaration ou des observations aux commissaires » au terme des audiences de la Commission.

Lors d’une autre conférence de presse tenue le 12 février 1997, la Commission a précisé le calendrier de ses travaux, compte tenu du raccourcissement des délais dû à l’abrègement décrété par le gouvernement (aux pages 274 à 277, dossier des intimés). Le président Létourneau a confirmé que les audiences de la Commission se termineraient le 14 mars 1997. Il a également annoncé que les quatre semaines suivantes seraient consacrées au témoignage des personnes nommées dans les préavis demeurant en vigueur. On devait réserver trois semaines à l’audition des témoins et une semaine aux observations orales qu’entendraient présenter les personnes nommées dans les préavis. On avait, en fait, prévu une phase distincte (audiences consacrées aux préavis ou « audiences de réfutation ») afin de donner à tous ceux qui avaient reçu un préavis au titre de l’article 13 l’occasion de réfuter les allégations qui y étaient formulées.

Les requérants se sont opposés à la démarche proposée par la Commission, contestant les critères de pertinence et le délai prévu pour les arguments destinés à réfuter les allégations contenues dans les préavis. Entre le 17 février et le 21 mars 1997, les requérants, dans le cadre de requêtes distinctes, ont demandé à la Commission de mettre fin à ses activités, de ne pas rendre de rapport final ou, du moins, de retirer les préavis émis à leur encontre au titre de l’article 13. À l’appui de ces requêtes, les requérants faisaient à la fois valoir qu’il semblerait injuste, de la part de la Commission, de poursuivre ses travaux après que le gouvernement a abrégé les audiences et que, dans ces conditions-là, la Commission ne pourrait plus entendre, lors de la phase de réfutation, tous les témoins qu’entendaient appeler les requérants. Un des avocats de la Commission, Me Barbara McIsaac, c.r., a répondu à certaines de ces requêtes dans une brève lettre datée du 3 mars 1997 (à la page 86, dossier du bgén Beno). On faisait savoir aux requérants que la Commission se prononcerait sur l’ensemble de leurs requêtes après avoir recueilli le témoignage des personnes concernées par les préavis. Mais, certains requérants, tels le bgén Beno, se sont complètement retirés des audiences dites de réfutation, ne citant aucun témoin et ne présentant aucune observation écrite ou orale. Certains, tels le lgén Gervais, le lgén Addy, et le lgén Reay ont présenté des observations écrites, bien que ce soit, en ce qui concerne les deux dernières personnes citées, « sous toutes réserves ». Le lgén Addy, le col Labbé et le lcol Mathieu ont, en ce qui les concerne, présenté des observations orales.

Le 27 mars 1997, la Commission a formellement rejeté les requêtes qui lui étaient présentées par les requérants (aux pages 221 à 228, dossier des requérants). La décision en date du 27 mars 1997 constituait une réponse directe à la requête dont le lgén Reay avait saisi la Commission. Selon la Commission, cette décision s’appliquait également aux requêtes analogues présentées par les cinq autres requérants. Les parties conviennent que les demandes de contrôle judiciaire dont est actuellement saisie la Cour, visent bien cette décision de la Commission en date du 27 mars 1997. Dans cette décision, les commissaires estimaient qu’il leur incombait de remettre un rapport et qu’il ne leur appartenait aucunement de refuser de le faire. Ils estimaient en outre que les audiences portant sur la période « antérieure au déploiement » formaient, à elles seules, un ensemble cohérent. Les commissaires déclaraient également que la Commission serait à même de poursuivre ses travaux dans le cadre du calendrier abrégé, et qu’elle limiterait les conclusions auxquelles elle pourrait parvenir au titre de l’article 13 aux fautes éventuellement relevées dans la période « antérieure au déploiement ». Enfin, les commissaires estimaient que les requérants avaient amplement eu l’occasion de faire valoir leurs arguments au sujet des allégations contenues dans les préavis touchant la période « antérieure au déploiement ».

Relevons, dans ce long récit détaillant les manœuvres juridiques auxquelles les parties se sont livrées, un autre coup de théâtre qui s’est produit le 27 mars 1997, c’est-à-dire le même jour que la décision en question. Mme le juge Simpson, de la Section de première instance de la Cour fédérale, a estimé, dans le cadre de l’affaire Dixon c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 391 (1re inst.) (ci-après Dixon) que le Cabinet ou le gouverneur en conseil avait agi illégalement dans le cadre du décret du 4 février 1997[10]. Le juge Simpson a estimé que le décret du 4 février 1997 constituait, de la part du gouverneur en conseil, un excès de pouvoir étant donné qu’il n’avait pas, de manière suffisamment claire et nette, abrogé certains éléments du mandat initialement confié à la Commission. Afin de corriger le manque de clarté et l’impossibilité d’appliquer le décret en l’état, la Cour invitait le gouverneur en conseil soit à fixer un nouveau délai qui permettrait à la Commission de mener à bien l’intégralité de son mandat, soit de supprimer de ce mandat un certain nombre d’éléments précis. Le 3 avril 1997, par le décret C.P. 1997-456, et en conformité avec la décision rendue par le juge Simpson dans l’affaire Dixon, le gouverneur en conseil modifiait officiellement le mandat de la Commission (à la page 88, dossier des intimés). Selon le mandat révisé, la Commission doit, au plus tard le 30 juin 1997, remettre un rapport final sur les questions intéressant la période « antérieure au déploiement ». Dans la mesure où ils s’en tiennent au délai du 30 juin 1997, les commissaires peuvent également, à leur discrétion, faire enquête et rapport sur les opérations « sur le théâtre » ainsi que sur la période « postérieure au déploiement ».

La date limite prévue pour le rapport de la Commission étant toute proche, les présentes demandes de contrôle judiciaire ont fait, en Cour fédérale, l’objet d’une procédure accélérée. Dans leurs avis de requête introductive d’instance, les requérants avaient demandé à la Cour d’interdire à la Commission de remettre son rapport. Les requérants ont, cependant, renoncé à cette mesure et, maintenant, demandent surtout le retrait des préavis qui leur ont été transmis au titre de l’article 13. Deux des requérants, le col Labbé et le lcol Mathieu, sollicitent une autre mesure de redressement : ils demandent à la Cour d’interdire à la Commission, en ce qui concerne les opérations « sur le théâtre », toute conclusion de fait ou toute conclusion concernant la crédibilité de telle ou telle personne et susceptible d’identifier l’un ou l’autre de ces deux requérants ne serait-ce que par son rang ou par les fonctions occupées.

LES QUESTIONS EN LITIGE

En fait, tous les requérants contestent la même chose : le caractère équitable des préavis qui leur ont été transmis au titre de l’article 13. Mais, cette iniquité, ils la décrivent au moyen d’un argument assez compliqué comportant deux volets. Les requérants font d’abord valoir l’iniquité générale de la décision de ne faire état que des fautes relevées au cours de la période « antérieure au déploiement », alors qu’en fait, et dans l’idée du public, les trois phases sont liées de manière inextricable. C’est ce que j’appelle la thèse de la connexité. Puis, les requérants invoquent l’iniquité de la procédure applicable aux audiences consacrées aux arguments développés par les personnes concernées par les préavis, et notamment le nombre et la qualité des témoins que les requérants seraient autorisés à citer. Il s’agit là de l’argument touchant les auditions de réfutation. Certains requérants, tels que le lgén Addy, le lgén Reay et le lgén Gervais, invoquent également l’insuffisance des détails fournis dans les préavis nouvelle version. Tous les requérants estiment ne pas avoir eu « la possibilité de se faire entendre » que leur garantit l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. La thèse de la connexité est à la base même du second argument concernant la procédure applicable aux audiences consacrées à l’article 13. D’après les requérants, étant donné que les trois phases de la mission en Somalie sont liées, on devait leur fournir l’occasion d’appeler et de contre-interroger des témoins au sujet des opérations « sur le théâtre » même si les préavis qui leur avaient été transmis au titre de l’article 13 étaient censés ne porter que sur des questions touchant la période « antérieure au déploiement ». Avant d’analyser les arguments invoquant la connexité des trois phases, ainsi que les arguments visant les audiences de réfutation, il y a lieu d’exposer les normes applicables, en matière de contrôle judiciaire, à l’équité procédurale et aux commissions d’enquête.

NORMES APPLICABLES EN MATIÈRE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

Les tribunaux ont récemment eu l’occasion de se pencher longuement sur les normes applicables, en matière de contrôle judiciaire, aux enquêtes publiques. Dans l’arrêt clé Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 2 C.F. 36 (C.A.) (l’arrêt Krever), la Cour s’est penchée sur la conduite et sur les décisions de l’honorable Horace Krever, commissaire d’une enquête sur la sécurité du système canadien d’approvisionnement en sang. Le commissaire Krever avait, après la clôture des audiences publiques, émis des préavis au titre de l’article 13. Les personnes ayant reçu un tel préavis ont contesté l’équité de cette mesure, ainsi que du contenu même des préavis qui leur avaient été transmis au titre de l’article 13. Dans l’arrêt Krever, le juge Décary, de la Cour d’appel fédérale, a estimé, à une exception près, que le commissaire n’avait ni outrepassé sa compétence, ni enfreint les principes de l’équité procédurale. Avant de parvenir à cette conclusion, le juge Décary a précisé la norme applicable en matière de contrôle judiciaire, se situant, à la page 58, dans une « double perspective de prudence et de vigilance ».

La première norme, que constitue la retenue, s’impose pour plusieurs raisons. D’abord, il y a lieu de faire preuve de retenue, aussi bien dans l’arrêt Krever qu’en l’espèce, lorsque les requérants demandent à une cour de justice d’interdire à une commission de se fonder sur des conclusions « hypothétiques » (Krever, précité, à la page 55) formulées dans les préavis transmis au titre de l’article 13. Les préavis en cause, dans l’arrêt Krever et en l’espèce, font état de conclusions éventuelles et non pas de conclusions déterminantes. Le juge Décary n’a cependant pas écarté, la question ne se posant pas en l’occurrence, le principe même d’une ordonnance prescrivant le retrait de préavis transmis au titre de l’article 13. Dans l’arrêt Krever, la Cour a estimé (à la page 56) que l’on ne pouvait pas priver les appelants du droit de demander, à l’avance, que l’on empêche le commissaire de parvenir, à leur encontre, à des conclusions éventuellement défavorables. Contrairement à ce qu’avait décidé le juge Richard en première instance, dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1996] 3 C.F. 259 (1re inst.), le juge Décary n’a pas tenu compte du fait que les appelants pourraient toujours demander que les conclusions soient infirmées une fois le rapport publié. Dans l’arrêt Krever, la Cour a néanmoins reconnu toute la distance qui séparait le principe de la pratique. Le juge Décary est resté prudent, se méfiant du caractère conjectural de ces demandes de contrôle judiciaire par anticipation, incitant, à la page 56, à une « retenue extrême ».

Le rôle et la fonction incombant aux commissions d’enquête constituent le second motif de cette retenue dont il y a lieu de faire preuve en matière de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Krever, à la page 56, le juge Décary considère que les commissions d’enquête « sont devenues parties intégrantes de notre vie démocratique ». La Cour cite alors la description très poussée que le juge Cory donne des commissions d’enquête dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, aux pages 137 et 138 (ci-après, l’arrêt Phillips). Par leur nature même, les commissions d’enquête franchissent de nombreuses lignes de démarcation institutionnelle et jouent une multitude de rôles importants. Les tribunaux ont reconnu les points forts de ce genre de commission, et notamment l’indépendance, de larges pouvoirs d’enquête, davantage de recul sur le problème et un prestige enviable auprès de la classe politique et de la population en général.

Mais, cela étant, la deuxième norme applicable en matière de contrôle judiciaire, celle de la vigilance, fournit le nécessaire contrepoint au respect que l’on voue aux commissions d’enquête en tant qu’institutions publiques. Dans l’arrêt Krever, le juge Décary précise (à la page 57) que les commissions d’enquête ne doivent toutefois pas bénéficier d’un « respect … aveugle ». En effet, les cours de justice doivent, dans l’exercice de leur pouvoir de contrôle judiciaire, se montrer « vigilantes » en ce qui concerne les droits des individus. Les tribunaux judiciaires doivent toujours garder à l’esprit les droits des individus lorsqu’elles s’interrogent sur l’équité avec laquelle une commission d’enquête mène ses travaux, alors même qu’elle est lancée à la recherche de la « vérité »[11]. Le juge Décary évoque le risque de voir des commissions d’enquête adopter une approche purement utilitaire fondée sur l’idée que « la fin justifie les moyens ». Ce faisant, il dit, à la page 58, quelque chose qui est à la fois évident et fondamental : « les tribunaux ne doivent pas permettre que se continue une enquête au cours de laquelle un commissaire abuse ostensiblement de ses pouvoirs et transforme son rôle d’enquêteur en celui d’inquisiteur ».

Cela dit, on aurait tort d’exagérer la « vigilance » incombant aux tribunaux dans ce genre de situations. Au même paragraphe ou, dans l’arrêt Krever, il évoque la « double perspective de prudence et de vigilance », le juge Décary précise plus à fond, aux pages 58 et 59, son approche. La Cour n’interviendra que si « les prétentions des appelants débordent le cadre de la spéculation et sont à ce point sérieuses qu’elles justifient l’intervention de la Cour … [ou] que si les agissements de la Commission, tels que révélés par l’envoi des préavis, sont à ce point troublants que la Cour n’a d’autre choix » (non souligné dans l’original). Les expressions « à ce point » et « n’a d’autre choix » viennent en quelque sorte tempérer la rigueur de la « vigilance » ainsi exigée. Il ne suffit pas qu’un tribunal soit troublé; encore faut-il qu’il soit « à ce point » troublé par les actions du commissaire, que cela justifie l’audace d’une intervention.

Et enfin, en ce qui concerne les motifs précis de contrôle judiciaire, le juge Décary déclare sans ambages, à la page 56 de l’arrêt Krever, que la barre est placée très haut : « Les tribunaux ne devraient intervenir que là où le contenu du préavis suppose un excès de compétence manifeste ou révèle un manquement flagrant aux règles de justice naturelle ». Dans l’arrêt Krever, la Cour s’est longuement penchée sur la question de la compétence. En l’occurrence, les appelants avaient surtout fait porter leurs arguments sur le pouvoir du commissaire d’émettre des préavis équivalant en fait, selon eux, à une déclaration de responsabilité civile ou pénale. Mais le juge Décary s’est également penché sur les inquiétudes que les appelants éprouvaient au niveau de la procédure et, plus précisément, quant à l’injustice de voir émettre de tels préavis une fois les audiences terminées. Au regard de ces deux motifs, il a rejeté les arguments avancés par les appelants.

Pour conclure, disons qu’en ce qui concerne les normes et motifs de contrôle judiciaire, les parties ont, en l’espèce, vigoureusement débattu de la manière dont l’arrêt Krever pourrait s’appliquer dans le cadre de la présente affaire. Les requérants font valoir que l’arrêt Krever n’est pas directement applicable étant donné que, dans cette autre affaire, la Cour s’intéressait surtout à la nature précise des conclusions que pourrait formuler un commissaire. En l’espèce, d’après les requérants, la question qui se pose n’est ni celle de la nature des conclusions, ni celle de savoir si de telles conclusions équivaudraient à une déclaration de responsabilité civile ou pénale. Ils font valoir, au contraire, qu’il appartient en l’espèce à la Cour de dire s’il ne convient pas d’interdire à la Commission d’énoncer quelque conclusion que ce soit. D’après eux, on devrait interdire à la Commission de ne relever que les fautes commises au cours de la période « antérieure au déploiement » étant donné que les trois phases de l’enquête sont inextricablement liées. Personne, cependant, ne conteste la pertinence essentielle de l’arrêt Krever en l’espèce. Cet arrêt nous fournit des critères et des orientations clairs sur les questions touchant l’équité procédurale et, plus largement, sur les travaux des commissions d’enquête. Dans ma manière d’aborder la thèse de la connexité des trois phases de l’enquête, ainsi que l’argument touchant les procédures applicables aux audiences consacrées aux observations des personnes visées par les préavis, j’entends garder à l’esprit les deux grands points de repère que sont la « prudence » et la « vigilance ».

DISCUSSION

A.        La thèse de la connexité des diverses phases de l’enquête

Les requérants, rappelons-le, soutiennent que les trois phases de l’enquête, telles que prévues dans le mandat de la Commission, c’est-à-dire la période « antérieure au déploiement », les opérations « sur le théâtre » et la période « postérieure au déploiement », étant inextricablement liées, et ayant comme origine un seul et même événement, il serait injuste de prendre les requérants pour seules cibles d’éventuelles conclusions défavorables. Selon les requérants, la connexité des trois phases va influencer la manière dont le public interprétera le rapport final. Ils font valoir que le public ne retiendra pas que la Commission s’est cantonnée, dans son attribution des torts, à la période « antérieure au déploiement ». Étant donné qu’il est naturel, et inévitable, d’établir un lien de causalité entre la période « antérieure au déploiement » et les opérations « sur le théâtre », les requérants seraient, aux yeux du public, les seuls à assumer la responsabilité et la honte pour les morts qui ont eu lieu en Somalie sur le « théâtre des opérations », même si cela ne correspond pas en fait aux conclusions officielles consignées dans le rapport. Pour étayer leurs arguments selon lesquels les trois phases de l’enquête sont étroitement liées, les requérants invoquent des facteurs tels que les éléments qui se trouvent à l’origine même de l’enquête. À l’inverse, la Commission estime, comme elle le faisait déjà dans sa décision en date du 27 mars 1997,—décision qui constitue l’objet de la présente demande—que les trois phases prévues dans le mandat de la Commission sont, au contraire, indépendantes. La Commission estime être parfaitement en mesure, sans pour cela manquer à l’équité, de conclure éventuellement à l’existence de fautes commises au cours de la période « antérieure au déploiement », quoi qu’il se soit par ailleurs produit « sur le théâtre ».

Dans sa décision en date du 27 mars 1997, la Commission avait justement écarté l’idée que les trois phases de son enquête seraient intimement liées. La Commission avait en effet déclaré :

Le mandat des commissaires paraît établir clairement que la phase sur le prédéploiement est délimitée dans le temps, vise des fonctions et des pouvoirs précis ainsi qu’une chaîne de commandement particulière, différente de celle responsable de la phase relative au théâtre des opérations. En d’autres termes, pour les fins de la présente requête, la phase du prédéploiement est tout à fait distincte. Le requérant a commis une erreur lorsqu’il a conclu que les commissaires s’efforcent d’établir un lien entre sa conduite au cours de la phase du prédéploiement et les agissements des Forces canadiennes en Somalie. Dans le cas du requérant, les commissaires examinent ses manquements et ses fautes dans l’exercice de ses fonctions et de ses pouvoirs avant le déploiement. Ces manquements et ces fautes peuvent exister et être examinés isolément. Les fautes et les manquements qui nous intéressent se rapportent à l’exercice de ses pouvoirs par le requérant au cours de la période antérieure au 10 janvier 1993, comme le prévoit le mandat. [Non souligné dans l’original.] [À la page 3 de la décision; à la page 225 du dossier des intimés.]

Afin de traiter correctement de cette question complexe de la connexité des diverses phases de l’enquête, et de bien faire ressortir les conséquences logiques de cette idée, il me faut décrire de manière plus détaillée les principaux éléments du raisonnement développé par les requérants et, notamment : i) le déclenchement de l’enquête; ii) le mandat confié à la Commission; iii) la conduite des audiences; iv) le rôle de l’opinion publique; et iv) la teneur des préavis transmis aux requérants au titre de l’article 13.

i)          Le déclenchement de l’enquête

L’enquête n’a-t-elle pas, justement, son origine dans une sorte de chaîne de causalité qui aurait pour effet de conforter les requérants dans leurs arguments voulant que les trois phases de l’enquête soient intimement liées et qu’on ne saurait maintenant, en toute équité, les séparer pour les besoins des préavis au titre de l’article 13. Comme dans le cas de la plupart des enquêtes, la Commission résulte d’un incident précis et non pas de la situation générale des Forces canadiennes ou de quelque vague malaise concernant l’état de nos forces armées. Il s’agit en l’occurrence des hommes tués en Somalie en mars 1993. La controverse, le débat et certaines mesures qui auraient été prises afin de camoufler le meurtre de M. Arone et la fusillade du 4 mars sont la cause efficiente de la Commission. Lors d’une conférence de presse tenue le 13 janvier 1997, le commissaire Rutherford s’est exprimé en ces termes : [traduction] « Nous avons affaire ici à une tragédie qui revêt une dimension supplémentaire. La mort de Shidane Arone, le drame qui a déclenché l’enquête, aurait pu se voir reconnaître un plus grand sens si l’on avait donné à la Commission la possibilité de mener à bien ses travaux » (à la page 272, dossier des intimés). La tragédie est amplifiée par le fait qu’il est maintenant probable qu’on ne parviendra jamais à faire toute la lumière sur la mort de M. Arone.

Vu la cause qui lui a donné naissance, il est, j’en conviens avec les requérants, surprenant de voir la Commission adopter maintenant une approche parcellaire des conclusions défavorables auxquelles elle pourrait éventuellement parvenir au titre de l’article 13 dans son rapport final. Toutefois, le commissaire Rutherford n’a nullement assimilé la cause même du déclenchement de l’enquête à l’objectif général de la Commission. Lors de cette même conférence de presse du 13 janvier 1997, il a conclu ses propos en déclarant [traduction] « Nous pouvions faire en sorte que la prochaine génération de soldats et de citoyens canadiens se souvienne de tout cela comme d’une étape de notre histoire où nous avons saisi l’occasion de corriger les erreurs du passé et de résoudre les problèmes systémiques dont, semble-t-il, les Forces canadiennes souffraient depuis bien avant le début de l’opération en Somalie » (à la page 272, dossier des intimés). Plus tôt, il avait évoqué le rôle joué, dans les travaux de la Commission, par les hommes et les femmes du rang : [traduction] « Nous avons eu pour objectif, même si cela devait se situer dans le cadre d’un examen aussi pénible qu’il était public, d’examiner, au travers de leur expérience, le système dont ces soldats font partie, afin d’essayer de comprendre en quoi et pourquoi le système avait failli aux responsabilités qu’il avait envers eux » (à la page 271, dossier des intimés). Ainsi, d’après la Commission, celle-ci n’avait ni prévu, ni voulu limiter ses conclusions ou son rapport à un seul acte ou à un seul incident. La Commission soutient maintenant qu’il lui est encore possible de se prononcer équitablement sur la formation et le leadership du Régiment aéroporté du Canada au cours de la période « antérieure à son déploiement » en Somalie, quels que soient par ailleurs les événements qui se sont effectivement produits sur le terrain, dans le camp canadien, les nuits des 4 et 16 mars 1993.

Pour étayer cet argument, l’avocat de la Commission a tenté d’établir une analogie entre les travaux de la Commission et une hypothétique enquête sur un accident d’avion. Les enquêteurs pourraient très bien découvrir que des erreurs et des fautes se sont produites avant même que l’avion décolle, ce qui, en soi, mériterait d’être sanctionné. Par exemple, si l’on relevait que le personnel au sol était ivre, ou qu’il avait été insuffisamment formé aux tâches de maintenance des avions, que le carburant qu’il avait chargé n’était pas le bon ou que la compagnie d’aviation avait l’habitude d’utiliser des pièces de rechange qui n’étaient pas d’origine. De telles conclusions mériteraient d’être publiées même en l’absence d’un accident. Bien sûr, la cause de l’accident, et la question de savoir si le désastre ne serait pas au moins en partie dû à une erreur de pilotage, ainsi que la question de savoir si des dirigeants de la compagnie n’auraient pas tenté de camoufler certains aspects de l’accident, sont effectivement pertinentes, mais leur pertinence ne réduit pas pour autant l’importance des conclusions initiales sur les fautes commises avant le décollage. En l’espèce, la Commission pourrait ainsi, selon le préavis transmis aux requérants au titre de l’article 13, conclure à l’existence de carences au sein du RAC, aussi bien en matière de formation que de commandement. Cette conclusion éventuelle est elle-même importante, autant pour le rendement futur de l’Armée canadienne que pour son moral.

L’analogie de l’accident d’aviation me semble éclairer la manière dont la Cour devrait aborder la thèse de la connexité des diverses phases de l’enquête. J’estime que la Commission peut effectivement relever les fautes constatées au cours de la période « antérieure au déploiement », indépendamment de ce qui a pu se passer « sur le théâtre ». Cela dit, je ne méconnais aucunement les limites de cette analogie de l’accident d’aviation. Si l’on entend reprocher au personnel au sol d’avoir chargé très peu de carburant, encore faut-il connaître la destination de l’aéronef. S’agissait-il d’un simple vol de correspondance ou d’une traversée transatlantique? Autrement dit, si l’on entend désigner les requérants à qui l’on peut reprocher quelque chose, il faut que ce quelque chose se rattache à la formation et au leadership en rapport avec la mission en Somalie. L’on pourrait, par exemple, comparer les travaux de la Commission à quelque chose de tout à fait différent et retenir l’analogie du casse-tête. Afin de situer un morceau de ce casse-tête, il faut déjà avoir une idée de la manière dont ces morceaux s’assemblent pour former un tout. Autrement dit, si nous savons, dès le départ, que le casse-tête est incomplet et que certains morceaux ont été égarés, pourquoi tant d’efforts pour comprendre? Ce n’est qu’en raison de leur connexité que les pièces du casse-tête ont une valeur ou une signification. Ainsi, selon les requérants, dans l’affaire somalienne la période « antérieure au déploiement » n’a de sens que par rapport à ce qui s’est produit après, c’est-à-dire la mort de Shidane Arone sur le terrain même des opérations en Somalie.

Mais, encore une fois, ce n’est là qu’une image imparfaite, une analogie qui ne tient pas compte des subtilités et des complexités de la présente affaire. L’analogie du casse-tête est également un peu trompeuse puisqu’elle présume que tous les morceaux, en l’occurrence les trois phases du déploiement en Somalie, peuvent effectivement être assemblées afin de former un ensemble cohérent. Un casse-tête, c’est quelque chose d’artificiel, le nombre de morceaux étant fixés au départ et l’effort nécessaire pour l’assembler étant adapté à telle ou telle catégorie d’âge. Mais, dans la réalité, ou en l’espèce, dans le cadre de l’enquête sur le déploiement en Somalie, nous ne savons pas combien de morceaux il y a au départ, ni même si tous les morceaux appartiennent au même casse-tête!

J’estime, cependant, que, d’une manière générale, l’analogie de l’accident d’aviation retenue par la Commission est raisonnable. Chose plus importante encore, la retenue dont les tribunaux judiciaires sont tenus de faire preuve envers les commissions d’enquête vaut également pour la manière dont la commission interprète le mandat qui lui est confié. Dans l’arrêt Krever, le juge Décary note, à la page 53, que « Les tribunaux reconnaissent une grande latitude aux commissaires en ce qui a trait à l’interprétation de l’étendue de leur mandat et il est difficile de concevoir qu’un commissaire puisse faire des recommandations utiles pour l’avenir s’il n’a pas la possibilité de rechercher les enseignements du passé ». Le juge Décary a également évoqué, à la même page, l’étendue du mandat confié à la Commission dans l’arrêt Krever, estimant que le commissaire pouvait très bien se pencher sur le comportement de certaines personnes, même si le mandat de la Commission ne faisait pas expressément état du comportement des individus en question, mais parlait simplement de certains « événements ». Le juge Décary cite à cet égard l’arrêt de la Cour suprême Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, à la page 80.

Enfin, indépendamment de toutes les analogies qu’on pourrait retenir, certaines étant d’ailleurs plus convaincantes que d’autres, j’estime que la Commission a donné de son mandat une interprétation raisonnable. Il y a effectivement lieu de s’inquiéter quand des officiers supérieurs (le personnel au sol) semblent avoir failli aux devoirs de leur charge ou paraissent ne pas avoir correctement rempli leurs fonctions à l’égard de quelque chose d’aussi important que la formation des soldats. Ainsi, même si le RAC n’avait jamais été envoyé en Somalie, le simple fait que des éléments incontrôlés aient pu se glisser dans une unité d’élite de l’armée canadienne, et que ces éléments n’aient pas été repérés ou convenablement commandés, n’est pas une chose de mince importance. La Cour n’est pas disposée à dire que la Commission perd son temps en se prononçant sur ce genre de chose, ou que la Commission dépense mal l’argent du contribuable étant donné que le rapport final ne contiendra aucune étude globale et approfondie de la chaîne de causalité. Certains commentateurs reprocheront au rapport final sa faible utilité, mais dans ce cas-là, ils devront s’en plaindre au gouvernement qui a tronqué le mandat de la Commission.

ii)         Le mandat confié à la Commission

Les termes du mandat de la Commission confortent l’argument avancé par celle-ci et selon lequel elle peut, sans iniquité, scinder en fractions autonomes les fautes qu’elle aurait relevées. En effet, le décret initial, celui en date du 20 mars 1995 portant création de la Commission, avait deux volets principaux : i) les principes de base de l’enquête; et ii) le mandat applicable à chacune des phases, c’est-à-dire la période « antérieure au déploiement », les opérations « sur le théâtre » et la période « postérieure au déploiement ».

Dans l’affaire Dixon, supra, Mme le juge Simpson a relevé, à la page 402, l’étendue assez « extraordinaire » du mandat confié à la Commission. Dans ce mandat, le paragraphe consacré aux principes de base fixe six grands sujets d’étude concernant le déploiement en Somalie : i) le fonctionnement de la chaîne de commandement; ii) le leadership au sein de la chaîne de commandement; iii) la discipline; iv) les opérations; v) les mesures et les décisions des Forces canadiennes; et vi) les mesures et les décisions du ministère de la Défense nationale (à la page 402, affaire Dixon, supra). En plus de ces six grandes catégories, le mandat précise, à l’intérieur de chaque phase, un certain nombre de domaines d’enquête. Mais, le mandat proprement dit commence bien par le mot « notamment », ce notamment renvoyant aux six catégories de sujets énoncées. En effet, la principale tâche de la Commission est de faire rapport sur ces six grands sujets et sur la manière dont ces thèmes se sont manifestés au cours de chacune des phases. Le premier sujet, « le fonctionnement de la chaîne de commandement » est un élément essentiel commun à toutes les phases puisqu’il s’agit du principal mécanisme permettant, au sein de l’institution militaire, de situer les responsabilités. C’est donc à bon droit que la Commission a noté, dans sa décision en date du 27 mars 1997, que la phase correspondant à la période « antérieure au déploiement » « vise des fonctions et des pouvoirs précis ainsi qu’une chaîne de commandement particulière, différente de celle responsable de la phase relative au théâtre des opérations ». Au cours des plaidoiries, la Commission a versé aux débats un schéma faisant clairement ressortir des chaînes de commandement distinctes pour la période « préalable au déploiement » et pour la période correspondant aux opérations « sur le théâtre » (pièce R-1). Aucune des parties n’a mis en cause l’exactitude de ce schéma. D’ailleurs, ce schéma avait été produit à titre de pièce au cours des audiences testimoniales.

Il convient également de noter qu’il n’est nulle part précisé dans le mandat de la Commission que celle-ci a pour mission de se pencher sur tel ou tel décès survenu en Somalie. On voit, par contre, évoquer au chapitre des opérations sur le terrain « le traitement des personnes détenues ». Le nom de Shidane Arone reste inoubliablement inscrit dans les annales de l’histoire du Canada. Il est ineffaçable, mais le fait qu’il ne figure pas dans le mandat porte à penser que la Commission était tenue d’aller au-delà même de ce décès qui a eu lieu « sur le théâtre » des opérations et d’élargir son enquête à l’ensemble du contexte dans lequel ce décès est survenu. D’ailleurs, aux termes du décret en date du 3 avril 1997, la Commission ne doit faire rapport que sur la période « antérieure au déploiement ». Le fait que le gouvernement ait dû modifier le mandat de la Commission à la suite du jugement rendu par le juge Simpson dans l’affaire Dixon, précitée, ne limite en rien la validité de ce mandat. En l’espèce, aucune des parties n’a ou n’aurait d’ailleurs pu mettre en cause la validité du mandat. Certains cyniques diront que, par ce décret, le gouvernement n’a fait que confirmer officiellement ce que la Commission entendait faire de toute manière après l’abrègement de son mandat par le gouvernement. En tout état de cause, les commissaires font maintenant valoir qu’ils sont juridiquement tenus de respecter les conditions fixées par le décret C.P. 1997-456 en date du 3 avril 1997, modifiant le décret initial. Aux termes de ce mandat révisé, il appartient aux commissaires de se pencher sur l’ensemble des éléments relevant de la période « antérieure au déploiement » mais ils peuvent, à leur discrétion décider de faire enquête et rapport sur les opérations « sur le théâtre » ainsi que sur la période « postérieure au déploiement ». En fait, si les commissaires citent le mandat révisé, ce n’est que pour faire de nécessité vertu. Autrement dit, le mandat révisé, tronqué même, leur a été imposé et il a bien fallu qu’ils fassent avec ce que leur avait donné le gouvernement. J’admets que le caractère distinct de chacune des phases est effectivement confirmé par le dernier en date des décrets révisant le mandat de la Commission.

iii)        La conduite des audiences

En ce qui concerne la conduite des audiences, élément qui, d’après les requérants, serait en lui-même constitutif d’un lien entre les diverses phases de l’enquête, ils font valoir qu’en pratique la ligne de démarcation entre les trois phases des audiences n’avait rien d’hermétique. Les requérants font également valoir que le président de la Commission leur aurait donné une assurance expresse sur ce point et évoquent également les propos tenus par les commissaires lors de la conférence de presse du 13 janvier 1997 pour affirmer que les audiences formaient en fait un tout. D’abord, au niveau de la pratique, au cours du contre-interrogatoire de l’avocate de la Commission, Barbara McIsaac, c.r., au sujet de son affidavit en date du 9 avril 1997, on a demandé à celle-ci « s’il arrivait parfois à l’enquête de décider si certains événements survenus au cours de la première phase n’auraient pas eu des répercussions au niveau de ce qui s’est produit au cours de la deuxième phase, c’est-à-dire “sur le théâtre des opérations” ». Elle a répondu [traduction] qu’il était « juste de reconnaître que sur un certain plan c’était vrai ». (à la page 308, dossier des intimés). Me McIsaac a également reconnu que lors du contre-interrogatoire de certains témoins, les commissaires demandaient parfois si certains événements survenus au cours de la période « préalable au déploiement » auraient eu des répercussions au niveau des événements survenus « sur le théâtre ». Elle a dit penser que [traduction] « tous les avocats et tous les témoins avaient parfois, et inévitablement tendance, à passer d’une phase à l’autre ».

Contrairement aux arguments développés par les requérants, j’estime que ces quelques glissements entre les trois phases ne contredisent en rien la tendance et la conduite prépondérantes de la Commission. Je note que dans les extraits du contre-interrogatoire de Me McIsaac, auxquels il est fait allusion ci-dessus, elle atténue la portée de ses propos en utilisant des expressions telles que « sur un certain plan » et « parfois ». Par conséquent, la Commission a, en gros, essayé de diriger les débats comme s’il s’agissait, effectivement, de trois phases distinctes et autonomes. De fait, les témoins, y compris les requérants eux-mêmes, n’ont, au cours des audiences consacrées à la période « antérieure au déploiement », témoigné que sur les événements s’étant produits au cours de cette période. Il était entendu que si un témoin devait comparaître une deuxième fois pour témoigner, au cours de la phase portant sur les événements s’étant produits « sur le théâtre » ou sur la période « postérieure au déploiement », il ne pourrait être interrogé qu’au sujet des événements s’étant produits au cours de la période en question. La Commission a également dû émettre, au titre de l’article 13, un préavis distinct pour chacune des phases, car les allégations contenues dans ces préavis ne s’appliquaient qu’à une seule phase. Si, donc, un individu devait se voir reprocher quelque chose s’étant produit au cours d’une autre phase du déploiement, la Commission émettait un préavis distinct. Ajoutons qu’au cours des plaidoiries, la Cour a appris que certains des requérants, notamment le col Labbé et le lcol Mathieu, avaient reçu, au titre de l’article 13, des préavis concernant des faits qui se seraient produits « sur le théâtre ». Ces préavis applicables aux événements « sur le théâtre » ont été retirés à la mi-janvier 1997.

Cela dit, je reconnais qu’en pratique les trois phases n’étaient pas séparées par des cloisons parfaitement étanches. L’intention constante de la Commission, et la tendance observée dans la conduite des audiences a néanmoins été de maintenir le caractère distinct des trois phases. Il convient aussi de noter que les requérants n’ont pas produit le moindre indice démontrant que la Commission avait, lors de la phase consacrée aux opérations « sur le théâtre », conclu à l’existence de « liens de causalité » entre les éléments en rapport avec la période « antérieure au déploiement » et les événements s’étant produits « sur le théâtre » des opérations. La phase consacrée aux opérations « sur le théâtre » a débuté au printemps de 1996, mais a rapidement été remise à l’automne de 1996, la Commission ayant à enquêter sur des allégations d’altération de documents. Quoi qu’il en soit, la Commission a pu, pendant plusieurs mois, recueillir d’importants témoignages concernant les événements s’étant produits « sur le théâtre », avant que le gouvernement ne vienne tronquer son mandat. Je suis frappé par le fait que, au cours de la phase consacrée aux événements s’étant produits « sur le théâtre », on n’ait pas demandé aux témoins si les événements s’étant produits au cours de cette période ne seraient pas, dans une certaine mesure, le résultat de ce qui s’était passé au cours de la période « antérieure au déploiement ». Tout ce qui tendrait à montrer que de telles questions ont effectivement été posées, aurait pour effet de renforcer l’argument des requérants sur l’existence d’un lien indissociable entre les trois phases et sur la manière dont la Commission a, d’après eux, mené les débats. L’absence d’éléments en ce sens est également assez révélateur au niveau de l’argument affirmant l’existence d’un lien indissociable.

Outre qu’ils affirment qu’il était bien entendu que les travaux de la Commission formeraient un tout, les requérants prétendent que la Commission s’était même expressément prononcée en ce sens. Le bgén Beno, par exemple, soutient que la Commission s’était engagée à ne parvenir à aucune conclusion défavorable à son encontre avant d’avoir recueilli toutes les preuves et tous les témoignages prévus. Le 7 mai 1996, dans le cadre des motifs rejetant une requête présentée par le bgén Beno pour récuser le président de la Commission, à qui il reprochait un certain parti pris, les commissaires ont déclaré :

[traduction] Ainsi qu’en a été avisé l’avocat du requérant au cours d’une réunion particulière avec les commissaires, qui a eu lieu à sa demande, la Commission ne tirera aucune conclusion touchant la crédibilité du requérant, ni ne décidera de formuler à son encontre des conclusions défavorables avant d’avoir entendu l’ensemble des témoignages concernant tous les événements sur lesquels on lui a demandé d’enquêter. [Aux pages 34 et 35, dossier du bgén Beno.]

Les autres requérants se fondent sur l’assurance qui aurait été ainsi donnée au bgén Beno pour conforter leurs thèses respectives selon lesquelles, puisqu’il existait, entre les trois phases des travaux de la Commission, un lien indissociable, tout abrègement des audiences exige le retrait de l’ensemble des préavis transmis au titre de l’article 13, y compris des préavis concernant ce qui s’est passé au cours de la période « antérieure au déploiement ».

À l’inverse, la Commission fait valoir que le bgén Beno a mal interprété les observations faites par la Commission le 7 mai 1996. Tout en reconnaissant que le sens de ces observations peut être interprété de diverses manières, j’estime qu’il convient de les interpréter dans le contexte précis des allégations de parti pris qui avaient été formulées. En fait, la Commission ne s’est nullement engagée, explicitement ou implicitement, à éviter, en ce qui concerne le bgén Beno, toute conclusion défavorable en rapport avec les allégations contenues dans les préavis transmis au titre de l’article 13 avant d’avoir recueilli l’ensemble des témoignages dans le cadre des trois phases de l’enquête. L’assurance en question, si tant est que l’on puisse la considérer ainsi, était surtout pour dire que la crédibilité du bgén Beno serait évaluée au regard de l’ensemble de la preuve et non pas au vu de certaines questions précises qui lui avaient été posées à l’audience. Ces questions portaient, justement, sur la crédibilité du bgén Beno, sur la question de savoir s’il avait transmis à la hiérarchie des renseignements concernant la radiation de certains éléments incontrôlés du RAC. Dans l’arrêt Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527 (C.A.)[12], en date du 2 mai 1997 (ci-après l’arrêt Beno), la Cour d’appel a reconnu, à la page 542 du jugement, que le président « réagissait clairement au témoignage de celui-ci [le bgén Beno]; dans les circonstances, on ne peut raisonnablement dire que ses propos trahissaient une tendance à fonder sa décision sur autre chose que la preuve. » (Souligné dans l’original.)

Je reconnais également que, dans ses observations du 7 mai 1996, la Commission avait comme intention seconde celle de recueillir les témoignages relatifs aux trois phases avant de consacrer des audiences distinctes à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. Dans sa lettre en date du mois de novembre 1996, demandant une prolongation des délais et proposant un choix entre trois nouvelles dates limites, la Commission a également indiqué que les audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis viendraient en dernier. Bien que la Commission n’ait pas pu donner suite à son intention, j’estime qu’on ne peut pas conclure à un manquement flagrant à l’équité procédurale. Les préavis ici en cause portaient presque entièrement sur ce qui s’était passé au cours de la période « antérieure au déploiement » et les preuves recueillies à l’égard de cette période ont été examinées et discutées de manière approfondie au cours des audiences de la Commission. Il est bien évident qu’en raison de la tournure qu’ont pris les événements, la Commission n’était pas en mesure de donner suite à son intention initiale, notamment en raison du fait qu’au mois de janvier le gouvernement a abrégé les audiences.

Je ne retiens pas, par conséquent, l’argument avancé par le bgén Beno, selon lequel la Cour devrait appliquer, aux observations faites par la Commission le 7 mai 1996, la doctrine de l’expectative légitime. Le bgén Beno fait valoir qu’il éprouvait effectivement une double attente : i) il s’attendait à ce que toute conclusion défavorable à son encontre n’intervienne qu’une fois entendus l’ensemble des témoignages concernant les trois phases; et ii) à ce qu’il ait la possibilité, lors des audiences consacrées à la réfutation des préavis, de citer les témoins qu’il voudrait. Cette seconde attente concernant la possibilité de citer des témoins sera plus longuement examinée dans les pages qui suivent, dans le contexte précis de l’argument concernant les audiences devant être consacrées à la réfutation des préavis. Les principes généraux qui sous-tendent la doctrine de l’expectative légitime s’appliquent à ces deux attentes en l’espèce, mais non de manière uniforme. Ici, je vais donc m’en tenir à un examen des principes généraux et à la première attente invoquée par le bgén Beno.

La doctrine de l’expectative légitime fait partie de la doctrine de l’équité procédurale. Il s’agit d’une exigence découlant aussi bien de l’équité que de l’ordre public et voulant que l’on réponde aux attentes légitimes qu’un individu peut avoir concernant la procédure devant un tribunal administratif. L’applicabilité de cette doctrine dépend de deux éléments : i) la question de savoir si le tribunal s’est effectivement engagé à suivre une certaine procédure; et ii) la question de savoir si cet engagement était ou non conforme au devoir incombant au tribunal de par la loi (Attorney General of Hong Kong v. Ng Yuen Shiu, [1983] 2 A.C. 629 (P.C.)).

J’estime que la doctrine de l’expectative légitime est inapplicable en l’espèce, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, comme je l’ai indiqué plus haut, en raison du contexte et de la tournure prise par les événements, je ne considère pas que les commentaires auxquels la Commission s’est livrée le 7 mai 1996 constituent un engagement par lequel, de fait, la Commission serait liée. Deuxièmement, il n’y a pas lieu en l’occurrence d’invoquer cette doctrine. Dans l’arrêt Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170 (ci-après l’arrêt Vieux St-Boniface), le juge Sopinka a déclaré, à la page 1204 :

Le principe élaboré dans cette jurisprudence n’est que le prolongement des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale. Il accorde à une personne touchée par la décision d’un fonctionnaire public la possibilité de présenter des observations dans des circonstances où, autrement, elle n’aurait pas cette possibilité. La Cour supplée à l’omission dans un cas où, par sa conduite, un fonctionnaire public a fait croire à quelqu’un qu’on ne toucherait pas à ses droits sans le consulter [Non souligné dans l’original.]

La Cour n’a pas, en ce qui concerne le bgén Beno, à « suppléer à » l’omission, étant donné que l’article 13 de la Loi sur les enquêtes lui accorde le droit de présenter des observations. La doctrine de l’expectative légitime est là pour veiller à ce qu’il ait bien ce droit, non pour lui garantir de nouveaux droits (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, aux pages 557 et 558). D’ailleurs, la doctrine en question ne précise pas la teneur de ce droit (Kioa v. West (1985), 159 C.L.R. 550 (H.C. Aust.), à la page 617). Les tribunaux ont eu l’occasion de rappeler que l’article 13 ne fait que codifier l’obligation d’équité due aux requérants en vertu de la common law (Hurd v. Hewitt (1994), 20 O.R. (3d) 639 (C.A.), à la page 647). Ainsi, bien qu’en l’occurrence le bgén Beno ne revendique pas un droit fondamental, la seule garantie procédurale qu’il pourrait invoquer serait le droit de présenter des observations, cela n’ayant guère de pertinence au niveau du lien censé exister entre les trois phases de l’enquête ou au niveau du choix des témoins.

En plus de l’assurance précise dont ils font état, les requérants invoquent aussi les commentaires spontanés, voire outrés, auxquels les commissaires se sont livrés au cours de la conférence de presse du 13 janvier 1997. Selon les requérants, par leurs propos mêmes, les commissaires semblent avoir semé le doute sur les travaux de la Commission et sur l’impartialité de ses conclusions éventuelles. Par exemple, le commissaire Desbarats a qualifié l’enquête de « contrat rompu » (à la page 262, dossier des intimés) à laquelle il avait « accepté de participer sous toutes réserves » (à la page 264, dossier des intimés). Le commissaire Rutherford s’est également exprimé sans ambages lorsqu’il a dit que le gouvernement avait « estropié » l’enquête à un moment critique (à la page 271, dossier des intimés). Et enfin, le président de l’enquête, le juge Létourneau, a exprimé sa consternation devant la perte d’une occasion :

[traduction] On avait le sentiment d’avoir accordé trop d’attention aux agissements des simples soldats et de ne pas avoir consacré assez de temps à l’examen du rôle et des responsabilités des officiers supérieurs et des hauts fonctionnaires. Le délai qui nous est maintenant imposé ne nous permet plus d’enquêter plus à fond sur la responsabilité des grades supérieurs. [Aux pages 252 et 253, dossier des intimés.]

Les requérants font valoir qu’en estimant eux-mêmes que l’enquête avait quelque chose d’inéquitable, les commissaires ont ouvert une véritable boîte de Pandore dont allaient sortir, à leur tour, les allégations des requérants quant à l’inégalité du traitement que leur avaient réservé les commissaires.

Je constate que lors d’une occasion où, en public, ils ont manifesté leur déplaisir, les commissaires ont effectivement fait état du sentiment de frustration que leur inspirait l’abrègement de leur mandat par le gouvernement. Mais les requérants ne font que citer quelques extraits particulièrement colorés de la conférence de presse, extraits qui ne permettent pas de saisir l’intégralité des intentions des commissaires ou de l’idée qu’ils avaient des travaux qu’ils ont accomplis ainsi que des travaux à venir. Les commissaires n’ont pas passé toute la conférence de presse à se plaindre de l’action du gouvernement. Le gros des commentaires faits à cette occasion par les commissaires étaient en effet consacrés à leur intention de poursuivre leurs travaux, de consolider leur action à la suite de la décision du gouvernement et [traduction] « malgré tout, de rendre un rapport qui se tienne » (à la page 270, dossier des intimés). Ainsi que l’a très justement fait remarquer l’avocat de la Commission, au cours des plaidoiries, l’abrègement décidé par le gouvernement a obligé la Commission a ne pas aller plus loin. Mais, bien que la Commission ne puisse pas [traduction] « se pencher de manière suffisamment complète sur les défaillances de certains officiers supérieurs et hauts fonctionnaires », elle pouvait tout de même se pencher de manière équitable sur la question, même si cet examen allait forcément être moins complet puisque les hauts fonctionnaires échapperaient à l’examen en raison de l’abrègement du mandat de la Commission. Même si la Commission ne pouvait plus aller de l’avant, elle avait déjà gagné du terrain et n’entendait pas renoncer à ces gains durement acquis. Au cours de la conférence de presse, le commissaire Rutherford a déclaré que [traduction] « il s’agit d’une tâche qui doit pouvoir se poursuivre comme elle s’est poursuivie jusqu’ici, c’est-à-dire de manière complète, professionnelle et minutieuse » (à la page 269, dossier des intimés). L’on peut clairement déduire de ses propos que la phase de l’enquête portant sur la période « antérieure au déploiement », la « tâche poursuivie jusqu’ici », pouvait effectivement être scindée de la suite des procédures ayant fait l’objet de l’abrègement.

Puis, le commissaire Létourneau a déclaré :

[traduction] Je n’ai aucun doute que la tâche à laquelle nous nous sommes attelés durant tous ces longs mois en valait bien l’effort et s’avère utile aussi bien pour la population canadienne que pour l’institution militaire. Bien que notre mandat ait été tronqué, nous allons tout de même tenter, au cours des jours qui viennent, de faire un maximum de lumière sur les circonstances entourant les événements contentieux sur lesquels le gouvernement nous avait demandé de faire enquête. [À la page 261, dossier des intimés.]

iv)        Le rôle de l’opinion publique

En définitive, l’argument développé par les requérants sur la connexité des trois phases de l’enquête repose non pas sur le déclenchement de l’enquête, sur le mandat de la Commission ou sur la conduite des audiences, mais bien sur la manière dont l’opinion publique percevrait cette interconnexion entre les diverses phases. Les requérants affirment qu’un rapport qui se limiterait aux seules carences relevées au cours de la période « antérieure au déploiement » seraient inique, car il les désignerait, de manière injuste et injustifiée, à l’opprobre. Les requérants échafaudent tout un raisonnement à l’appui de leur argument. D’abord, ils font valoir que la Commission ne constatera peut-être que des carences survenues au cours de la période « antérieure au déploiement ». Aucun préavis au titre de l’article 13 ne reste en vigueur en ce qui concerne la phase des opérations « sur le théâtre » et, par conséquent, la Commission ne peut guère relever officiellement les « fautes » commises au cours de cette période. Mais, d’après le mandat révisé de la Commission, celle-ci peut tout de même à sa discrétion décrire des événements s’étant produits « sur le théâtre » ou au cours de la période « postérieure au déploiement ». Deuxièmement, si l’on suppose que la Commission profitera de la latitude qui lui est ainsi accordée, peut-être décrira-t-elle les morts qui ont eu lieu en Somalie. Troisièmement, d’après les requérants, même si la Commission n’établit pas, dans son rapport, l’existence d’un lien de causalité explicite avec les carences constatées au niveau de la formation du RAC, le public, lui, tirera ses propres conclusions et imputera aux requérants la responsabilité des morts qui ont eu lieu en Somalie. Étant donné que les médias assurant la couverture de l’enquête sur la Somalie ont souvent parlé « d’une seule haleine » du meurtre de M. Arone, des problèmes d’indiscipline des soldats et des faiblesses de leadership constatées au cours de la période « antérieure au déploiement », les requérants estiment que, dans l’esprit du public, se sont eux qui seront considérés comme étant à l’origine du meurtre de M. Arone (à la pages 109 à 120, dossier du bgén Beno).

Je ne suis pas insensible à l’attrait de l’argument voulant que, dans l’esprit du public, les trois phases soient effectivement liées. Il n’est pas inconcevable que des conclusions défavorables tirées, au titre de l’article 13, sur les comportements constatés au cours de la période « antérieure au déploiement » fassent largement rejaillir sur les requérants les reproches et la honte. Les requérants sont ou étaient des officiers militaires de carrière et l’atteinte à leur réputation ne sera pas facile à réparer s’ils sont effectivement désignés au titre des allégations formulées dans les préavis. Le Conseil privé a estimé, dans l’arrêt Mahon v. Air New Zealand Ltd., [1984] A.C. 808 (P.C.), aux pages 820 et 821, que la personne dont les intérêts risquent d’être défavorablement touchés par une conclusion a le droit de faire valoir tout argument rationnel susceptible de contrecarrer la conclusion. Le Conseil privé reconnaît explicitement aussi que la notion d’« intérêt » est suffisamment large pour englober à la fois la carrière et la réputation d’une personne. J’estime que c’est par pur hasard que les acteurs de la période « antérieure au déploiement » sont les seuls à être visés par des préavis leur faisant savoir qu’ils risquent, dans le rapport final, de faire l’objet de conclusions défavorables. On ne trouve dans les propos que les commissaires ont tenus lors de la conférence de presse du 13 janvier 1997, aucune indication, à vrai dire, que les acteurs de la période « antérieure au déploiement » sont les seuls à mériter la réprobation.

Les requérants, cependant, ont fondé leur thèse de la connexité et des impressions de l’opinion publique sur deux bonds déductifs injustifiés qui ne résistent pas à l’analyse au regard du critère exigeant qu’est celui de la retenue extrême, dégagé dans l’arrêt Krever, précité. D’abord, ils demandent à la Cour de présumer ce que la Commission pourrait éventuellement écrire dans son rapport du 30 juin 1997. Ensuite, ils demandent à la Cour de se livrer à un exercice de conjecture quant à ce que l’opinion publique pourrait penser au vu de la teneur, encore incertaine, du rapport final et des informations pouvant être officieusement transmises aux médias. Leurs demandes relèvent de la pure conjecture et de l’hypothèse. Le juge Décary incite, à la page 56 de l’arrêt Krever précité, à ne pas « dramatiser la portée » des préavis transmis au titre de l’article 13, ces préavis faisant état non pas d’une certitude, mais simplement d’une possibilité. Si les tribunaux se lançaient dans ce genre de conjecture, on ne saurait plus où s’arrêter. Une grande partie des arguments développés à l’audience par les requérants portaient sur l’anticipation des divers cas de figure possibles au niveau du rapport final. Les requérants imaginent que le public les mettra dans le même panier que les acteurs « sur le théâtre » de sinistre mémoire. N’est-il pas, cependant, tout aussi vraisemblable que le rapport n’enflammera pas l’imagination du public? La population, désabusée, lassée par cette décision sans précédent qu’a prise le gouvernement de tronquer le mandat de la Commission, pourrait très bien se désintéresser de toute cette procédure. S’il en était ainsi, le rapport final disparaîtrait rapidement de l’écran-radar de l’opinion publique. J’évoque cette possibilité qui est, je le reconnais, lointaine, simplement pour dire que les hypothèses pourraient jouer dans les deux sens. Je répugnerais donc à faire dépendre l’application d’un concept clé tel que celui du « manquement flagrant aux règles de justice naturelle » de l’idée que le public, animal insaisissable s’il en est, pourrait se faire de la réputation des requérants au vu d’un rapport qui n’a pas encore été publié.

Je conviens également avec la Commission que l’atteinte qui pourrait éventuellement être faite à la réputation des requérants ne doit pas l’emporter sur toutes autres considérations. La création d’une commission publique d’enquête pose aux réputations un risque inhérent. Mais, le choix a été officiellement fait d’équilibrer les droits des personnes ayant fait l’objet d’un préavis au titre de l’article 13 et l’intérêt permanent qu’a la société à voir publier les conclusions de la Commission. Ainsi que l’a noté le juge Décary de la Cour d’appel fédérale, à la page 59 de l’arrêt Krever, précité :

Je dirai dès le départ qu’une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient invoquées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’en cours de route ou dans un rapport final, une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. Je doute qu’il soit possible de satisfaire le besoin d’enquêtes publiques destinées à faire la lumière sur un incident donné, sans porter atteinte de quelque façon à la réputation des personnes impliquées. [Non souligné dans l’original.]

En fait, le juge Décary reconnaît que certaines réputations vont presque inévitablement pâtir de la création d’une commission d’enquête. De telles enquêtes reçoivent souvent beaucoup de publicité étant donné que, d’ordinaire, leur création a pour origine une polémique ou un incident connu. Ainsi que l’a déclaré le juge Cory, à la page 138 de l’arrêt Phillips précité « Dans les périodes d’interrogation, de grande tension et d’inquiétude dans la population, elles fournissent un moyen d’informer les Canadiens sur le contexte d’un problème préoccupant pour la collectivité et de prendre part aux recommandations conçues pour y apporter une solution. »

Pour préciser la norme d’équité applicable, la Cour doit équilibrer les risques pour la réputation d’un individu et l’intérêt qu’a la société à voir publier un rapport. Étant donné que l’équité varie en fonction du contexte d’une situation donnée (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, aux pages 682 à 684), il y a lieu de caractériser en quelques mots les commissions d’enquête. En l’espèce, bien que la Commission ait une fonction inquisitoire, elle doit tenir compte des intérêts des individus. Les commissaires se sont d’ailleurs fréquemment et explicitement prononcés sur ce point. À l’ouverture des audiences, le commissaire Létourneau a déclaré :

Quoique les règles de preuve qui gouvernent des procédures contradictoires telles un procès ne s’appliquent pas à notre enquête, l’équité et le sens commun exigent que les commissaires ne tirent pas de conclusions finales ou ne fassent pas au terme de l’enquête des recommandations fondées sur de pures spéculations, des rumeurs sans fondement, des insinuations et des éléments de preuve qui ne sont pas dignes de foi. Il en est ainsi particulièrement lorsque la réputation de personnes impliquées dans l’enquête, de membres du service militaire ou de citoyens peut être ternie par ces conclusions ou recommandations. [À la page 97, dossier des intimés.]

La Commission s’est également prononcée dans le même sens au début de la phase relative aux opérations « sur le théâtre » (aux pages 106 et 107). La Commission était donc parfaitement consciente du rôle qu’elle était appelée à jouer dans le contexte, plus large, de l’institution des commissions d’enquête. Il est tout à fait exact de les appeler « commissions d’enquête » bien que les enquêtes ressemblent quelquefois à des procès devant le tribunal de l’opinion publique (le juge Sopinka écrivant dans « The Role of Commission Counsel » dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Pross, Christie et Yogis, Commissions of Inquiry, Toronto : Carswell, 1990, 75, à la page 76). C’est un fait que la Commission est dotée de pouvoirs de coercition lui permettant de contraindre des témoins à comparaître, en vertu de l’article 5 de la Loi sur les enquêtes, précitée. Ajoutons que la Commission poursuivait sa tâche sous l’œil du public, pour ne rien dire de l’œil des médias. Cela dit, on ne peut tout de même pas pousser trop loin cette analogie par rapport au procès. Dans l’arrêt Beno précité, la Cour d’appel fédérale a décidé que c’est à tort que le juge Campbell, de la Section de première instance, avait déclaré (dans l’arrêt Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911 (1re inst.)) que les travaux de la Commission étaient analogues à un procès. À la page 539 de l’arrêt Beno, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

Dans un procès, le juge assume un rôle juridictionnel et seules les parties ont la responsabilité de présenter la preuve. Dans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête pour accomplir leur mandat d’enquête … Les règles de preuve et de procédure sont donc considérablement moins contraignantes dans le cas d’une commission d’enquête que dans le cas d’une cour de justice. Les juges décident des droits visant les rapports entre les parties, une commission d’enquête ne peut que « faire enquête » et « faire rapport ».

Dans l’arrêt Beno, la Cour d’appel a néanmoins convenu que l’enjeu était souvent important pour les personnes mises en cause dans le rapport final d’une commission d’enquête.

v)         La teneur des préavis transmis au titre de l’article 13

J’en arrive, enfin, à l’élément à la fois le plus important et le plus épineux de l’argument sur le caractère indissociable des diverses phases de l’enquête, la teneur des préavis au titre de l’article 13. Le juge Décary a bien cerné, à la page 72 de l’arrêt Krever précité, les deux composants ou éléments de ce « préavis suffisant » qu’exige l’article 13 :

L’article 13 exige un « préavis suffisant » (« reasonable » dans le texte anglais). Il y a, dans les mots « suffisant » et « reasonable », un élément de contenu et un élément de temps. La personne qui reçoit un préavis doit avoir une bonne idée de la faute qui lui est imputée et elle doit disposer de suffisamment de temps, avant le dépôt du rapport, pour préparer et présenter une réponse adéquate.

Le contenu du préavis pourra varier selon le moment auquel il est donné : un préavis donné avant le début des audiences sera vraisemblablement moins détaillé que celui donné une fois les audiences complétées.

Je veux d’abord examiner la teneur des préavis au titre de l’article 13 avant de me pencher sur le calendrier de leur transmission en même temps que j’examinerai l’argument relatif aux audiences réservées à la réfutation des allégations qui y sont formulées.

En ce qui concerne la teneur des préavis au titre de l’article 13, il convient d’en examiner le libellé afin de voir s’il révèle ou non l’existence d’un lien indissociable entre les diverses phases de l’enquête. Les préavis au titre de l’article 13 font état d’allégations ou d’opinions (voir Krever, précité, aux pages 50 à 60). Il y a donc lieu d’examiner ces opinions afin de voir si elles établissent, explicitement ou implicitement, des liens de causalité ou une interconnexion entre les phases de l’enquête relatives à la période « antérieure au déploiement » et la phase relative aux opérations « sur le théâtre ». S’il existe effectivement un lien indissociable entre les diverses phases, l’intervention de la Cour serait justifiée. À première vue, selon les préfaces aux préavis, ceux-ci n’ont trait qu’à la période « antérieure au déploiement ». C’est ainsi que, par exemple, les premiers préavis envoyés, principalement au mois de septembre 1995, avant le début des audiences de la Commission, avertissaient les personnes concernées que « la Commission pourrait parvenir, au cours des audiences consacrées à la période « antérieure au déploiement », à des conclusion qui vous seraient défavorables »[13]. Dans un même ordre d’idées, les préavis individualisés transmis le 31 janvier 1997 et le 4 février 1997 précisent, dans leur préface, que « conformément au préavis qui vous a déjà été transmis au titre de l’article 13, et compte tenu des preuves présentées à l’enquête »[14], la Commission pourrait parvenir à des conclusions qui vous sont défavorables.

Ensuite, j’ai examiné attentivement les six préavis individualisés. Lors de cet examen, je me suis posé la question suivante : « Si les requérants décidaient de réfuter les allégations les visant, auraient-ils à évoquer, pour ce faire, les preuves et les témoignages relatifs aux opérations “sur le théâtre” » On me reprochera peut-être cette question, en faisant valoir que j’insiste là sur une impossibilité et que c’est un petit peu comme si l’on demandait à quelqu’un de « faire un effort pour ne pas penser à un éléphant rose ». Cette question permet néanmoins de préciser le libellé des préavis, libellé qui constitue l’élément central de l’argument développé par les requérants, et selon lequel les trois phases de l’enquête sont indissociablement liées.

La réponse à ma question a été, très largement, négative. Autrement dit, les allégations portant, par exemple, sur le fait que l’on n’aurait pas assuré aux soldats une formation en droit des conflits armés, ou que les requérants auraient bien été au courant des graves problèmes de leadership et de discipline qui existaient au sein du RAC avant le déploiement de ce régiment, relèvent nettement de la période « préalable au déploiement ». Ce qui s’est effectivement produit, ou ce qui aurait pu se produire en Somalie « sur le théâtre des opérations » ne saurait guère modifier la teneur ou le caractère de ces allégations. J’estime donc que, sauf en ce qui concerne les exceptions notées plus bas, les préavis au titre de l’article 13 ne constituent pas un élément substantiel d’interconnexion entre les diverses phases de l’enquête. La connexité reste, en effet, une question de degré, non pas une question de tout ou rien. Il peut, de fait, exister entre les trois phases des liens plus ou moins serrés, certains éléments de ce lien étant plus importants que d’autres.

Mais, suite à l’examen du libellé des préavis, la réponse à ma question n’a pas été entièrement négative. Il existe, en effet, certains courants sourds ou liens implicites entre la phase consacrée à la période « antérieure au déploiement » et les événements survenus par la suite « sur le théâtre ». De telles allégations ne pouvaient être formulées qu’après coup et n’auraient pu être réfutées par les requérants qu’en renvoyant aux témoignages portant sur les opérations « sur le théâtre ».

Quatre des six préavis en question portent sur la question de savoir si le requérant a fait preuve d’un leadership insuffisant ou inadapté au cours de la période « préalable au déploiement », en manquant de prévoir l’envoi d’un « contingent suffisant de police militaire[15] » (non souligné dans l’original). Il est clair que l’adéquation de ce contingent ne peut pas être évaluée de façon abstraite ou en se référant uniquement aux événements survenus au cours de la période « préalable au déploiement ». Cette allégation ne peut être formulée, évaluée ou réfutée rétrospectivement, que par rapport à ce qui s’est passé « sur le théâtre ». Dans un même ordre d’idées, le préavis transmis au titre de l’article 13 au col Labbé contenait une allégation selon laquelle le RAC n’aurait pas été, dans son déploiement, accompagné d’« un nombre suffisant de spécialistes des communications et autres personnels de soutien » (paragraphe 2, à la page 47, dossier du col Labbé). Ce passage, étant donné la présence du mot « suffisant » devrait lui aussi être retranché du reste du préavis et supprimé.

Enfin, le préavis transmis au lgén Addy contient deux autres allégations problématiques appelant l’intervention de la Cour. Les allégations précises formulées dans le préavis visant le lgén Addy concernent les Règles d’engagement et le nombre maximum de soldats qu’il était prévu d’envoyer. Certains des autres préavis soulèvent des questions analogues mais, dans les autres préavis, on ne trouve pas, dans le libellé même, cette problématique expression d’un lien de causalité. J’entends d’abord me pencher sur l’allégation concernant les règles d’engagement. Le préavis transmis au lgén Addy au titre de l’article 13 contient, en effet, deux allégations concernant les règles d’engagement. L’alinéa 4b) du préavis transmis au lgén Addy allègue qu’il a permis au RAC d’être déployé « sans prévoir, à l’intention des soldats, une formation concernant les nouvelles Règles d’engagement » (à la page 127, dossier du lgén Addy). Cette allégation relève nettement de la phase concernant la période « préalable au déploiement » et peut être réfutée ou mise en question sans connaissance rétrospective. Il n’y a donc pas lieu de la supprimer. Les cinq autres préavis transmis au titre de l’article 13 contiennent des allégations identiques ou d’une similarité frappante concernant uniquement la période « antérieure au déploiement »[16]. Mais, la deuxième allusion aux Règles d’engagement ne se trouve que dans le préavis transmis au lgén Addy et sa présence paraît suffisamment problématique pour entraîner sa suppression. Il est allégué, à l’alinéa 4c), que le lgén Addy a autorisé le déploiement du régiment alors que les [traduction] « Règles d’engagement étaient nébuleuses, insuffisantes et imprécises ». Cette manière de caractériser les Règles d’engagement comme étant « nébuleuses » et « insuffisantes » porte nécessairement à se demander comment la Commission a pu choisir ces adjectifs si ce n’est au vu des événements ou des circonstances propres à la période des opérations « sur le théâtre ». Il y a donc lieu de retrancher l’alinéa 4c) du reste du préavis transmis au lgén Addy, et de le supprimer.

La seconde allégation problématique dans le préavis transmis au lgén Addy concerne le nombre maximum fixé pour le contingent. Selon l’alinéa 4f) du préavis transmis au lgén Addy, celui-ci aurait agi, au cours de la période « préalable au déploiement » [traduction] « sans suffisamment évaluer les répercussions que pourrait avoir sur la mission le fait d’avoir fixé à 900 membres de l’armée de terre, le nombre maximum du contingent à déployer » (non souligné dans l’original). L’utilisation du mot « répercussions » exige de toute évidence qu’on connaisse ou qu’on reconnaisse ce qui s’est passé « sur le théâtre ». Comparons la manière dont est libellé le préavis du lgén Addy sur le nombre maximum de soldats prévu et le libellé des préavis transmis au lgén Reay et au lgén Gervais. On reproche à ces derniers de ne pas avoir [traduction] « entrepris/assuré une évaluation correcte des répercussions que pouvait avoir sur la mission le fait de fixer à 900 le nombre maximum du contingent à déployer » (paragraphe 5, à la page 97, dossier du lgén Reay; paragraphe 5, à la page 26, dossier du lgén Gervais). Dans le cas du lgén Reay et du lgén Gervais, l’accent est mis sur le fait qu’ils n’auraient pas entrepris ou assuré, au sein du dispositif décisionnel militaire l’« évaluation correcte … des répercussions que pourrait avoir ». Le nombre effectif de soldats déployés en Somalie importe moins que les moyens ou méthodes utilisés pour fixer la taille du contingent. Mais, l’allégation contenue dans le préavis transmis au lgén Addy vise précisément les « répercussions » des 900 soldats en Somalie. Elle est donc étroitement liée à la phase des opérations « sur le théâtre » et devrait donc être retranchée du reste du préavis et supprimée.

Néanmoins, et malgré les objections sérieuses que m’inspirent certaines des allégations détaillées plus haut, il ne s’agit pas de problèmes devant entraîner le retrait intégral des préavis transmis au titre de l’article 13. J’estime, au contraire, que les allégations discutables ou problématiques peuvent être séparées du gros des préavis qui n’ont, eux, rien de contestable. Les parties problématiques peuvent donc être supprimées des préavis sans pour cela porter atteinte à l’intégrité de ces mêmes préavis ou aux garanties procédurales dues aux requérants.

Dans l’arrêt Krever, précité, la Cour a, à la page 56, fixé un certain nombre d’orientations pour l’interprétation des préavis au titre de l’article 13 : « Les allégations ne sont pas (ou ne devraient pas être) formulées dans un langage juridique et ne doivent pas être scrutées à la loupe » (non souligné dans l’original). On pourrait peut-être m’accuser de casuistique du fait que j’examine ainsi chacune des allégations contenues dans les préavis transmis au titre de l’article 13. Mais, étant donné les circonstances inédites de cette affaire, où une commission d’enquête s’est vu couper l’herbe sous les pieds par le gouvernement, la Cour doit prêter une attention particulière au contenu précis et au libellé des préavis au titre de l’article 13. Dans l’arrêt Alberta, Attorney-General for v. Attorney-General for Canada, [1947] A.C. 503 (P.C.), le vicomte Simon, prononçant le jugement au nom de leurs Seigneuries, a déclaré, au sujet de la possibilité de fractionner un texte, à la page 518 :

[traduction] Ce genre de question n’est pas rare et, souvent, elle est évoquée (comme en l’instance) lorsqu’on se demande si le texte en question est intra vires « en tout ou en partie », mais cela ne veut pas dire que lorsque la Partie II est invalidée, ce qui reste de la Loi doit être examiné mot à mot afin de savoir si la législature agirait dans le cadre de ses compétences si elle adoptait ce qui reste du texte. La véritable question est de savoir si ce qui reste du texte est indissociablement lié à la partie qui a été invalidée, au point où ce qui reste ne peut pas survivre seul ou, de la manière que cela a parfois été exprimé, si, après un examen impartial de la question, on peut supposer que la législature aurait effectivement adopté la partie qui reste, indépendamment de la partie constituant un excès de pouvoir.

C’est en fonction de ce critère que l’on peut fractionner un texte de loi. La doctrine du fractionnement a également été appliquée à des décisions rendues par des arbitres. (Voir Starr v. Chase, [1924] R.C.S. 495.) À ma connaissance, cette doctrine n’a jamais été appliquée à un préavis au titre de l’article 13. Mais, les diverses allégations contenues dans les préavis ne sont pas inextricablement liées l’une à l’autre. Les allégations problématiques peuvent être séparées de tout. Chaque allégation est formulée indépendamment des autres.

Pour conclure qu’il n’a pas lieu de retirer intégralement les préavis, mais simplement de supprimer certaines des allégations qu’ils contiennent, j’ai tenté de tenir compte aussi bien du besoin de « prudence » que du besoin de « vigilance », les deux repères ou critères énoncés dans l’arrêt Krever. La Cour avait trois choix possibles : i) ordonner le retrait intégral des préavis; ii) conserver les préavis; ou iii) scinder les quelques allégations problématiques et maintenir le reste. Cette troisième possibilité constitue le juste milieu entre la « prudence » et la « vigilance ». Le retrait intégral des préavis était une solution radicale. La Cour s’en remet à la Commission en ce qui concerne l’interprétation de son propre mandat. Il ne faut pas permettre à ce conjectural état de l’opinion publique à l’égard des préavis de dicter ce que la Commission peut faire ou non en matière de préavis.

Pourtant, les requérants citent l’exemple de Mme le juge Arbour à l’époque où elle était commissaire de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes (ci-après, l’Enquête sur la prison des femmes). Dans son rapport final, bien qu’elle ait initialement transmis des préavis au titre de l’article 13, le juge Arbour s’est refusée à leur donner suite ou à déposer des conclusions défavorables à certains individus. (Rapport de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, Approvisionnements et Services Canada, 1996, à la page xiii (ci-après Rapport sur la Prison des femmes).) Mme le juge Arbour a cité plusieurs éléments à l’appui de sa décision, notamment le fait que de nombreuses personnes n’avaient pas été appelées à témoigner et qu’elles n’avaient par conséquent pas eu l’occasion de répondre aux allégations qui avaient pu être formulées à leur encontre. Elle a en outre reconnu que les témoins avaient été appelés « pour des raisons d’efficacité, comme étant ceux qui pouvaient contribuer davantage au récit des événements ».

J’ai, deux commentaires généraux à faire au sujet de l’enquête sur la prison des femmes. D’abord, les circonstances n’étaient pas directement comparables à la situation qui nous retient en l’occurrence. Dans le cadre de l’enquête sur la prison des femmes, deux types de préavis avaient été transmis au titre de l’article 13. Au moins un de ces deux types de préavis se distinguait nettement des préavis transmis en l’espèce. Il s’agissait d’un préavis débutant par la formule suivante « Vous n’avez pas été convoqué pour témoigner et il n’y aura pas de rapport défavorable explicit ou d’autres conclusions de mauvaise conduite vous nommant dans le rapport de cette Commission » (Rapport sur la prison des femmes, précité, à la page 330). Deuxièmement, il n’appartient à la Cour ni de substituer sa propre interprétation, ni d’homologuer l’interprétation que la Commission donne de son propre mandat. Ainsi que l’a relevé le juge Décary dans l’arrêt Krever, à cet égard, la Cour reconnaît à la Commission une grande latitude. Autrement dit, ce qui a semblé équitable au juge Arbour dans le contexte de l’enquête sur la prison des femmes, du mandat qui lui était confié et de la conduite des audiences, se justifie par rapport aux circonstances propres à cette autre enquête. Mais, en l’espèce, la Commission peut, sur la question de savoir où se situe l’équité, tout aussi bien et tout aussi raisonnablement aboutir à une conclusion différente en fonction de la manière dont elle interprète son mandat. Lorsqu’une cour de justice ordonne effectivement le retrait intégral d’un préavis émis au titre de l’article 13, cela constitue une intervention radicale. Il existe une différence considérable entre le fait, pour la Cour, de trancher par ordonnance et le fait, pour la Commission, de décider de son propre chef de ne pas donner suite à des préavis transmis au titre de l’article 13.

La première solution consistant à retirer intégralement les préavis au titre de l’article 13 n’était guère possible étant donné que la thèse de la connexité, développé par les requérants en tant qu’élément central de leur dossier, donnait des résultats mitigés. Les requérants ont développé la thèse de la connexité sous forme d’une proposition « tout ou rien ». Autrement dit, soit les trois phases étaient, à toutes fins pratiques y compris aux fins des carences constatées, indissociablement liées, soit elles ne l’étaient pas. Je retiens, pour ma part, un point de vue plus nuancé. Ainsi, dans sa décision en date du 27 mars 1997, la Commission n’aurait pas dû se prononcer de manière si tranchée sur la question de la connexité. Cela dit, ce dépassement oratoire n’a pas pour effet d’infirmer la décision prise par la Commission de transmettre des préavis au titre de l’article 13 aux personnes concernées par la phase de l’enquête touchant la période « antérieure au déploiement ». Dans sa décision en date du 27 mars, la Commission estime que [traduction] « c’est à tort que le requérant a conclu que les commissaires tentent d’établir l’existence d’un lien entre la conduite du requérant au cours de la période « antérieure au déploiement » et les fautes commises en Somalie par les Forces canadiennes » (non souligné dans l’original). J’ai souligné le mot « tentent » puisqu’il fait bien ressortir l’actualité des intentions ainsi exprimées par la Commission. Le « tort » en question concerne en l’occurrence ce que la Commission avait initialement voulu faire et ce qu’elle va maintenant devoir faire à la lumière des événements et de l’abrègement de son mandat par le gouvernement.

La Cour se trouve, en l’occurrence, devant un curieux dilemme. Si j’estime que les trois phases sont liées conceptuellement, ou « en principe », « en pratique », cependant, les préavis en question, et les conclusions pouvant être tirées, sont fractionnables et distincts. Ainsi, on constate une disjonction entre la théorie, c’est-à-dire les intentions initiales, et la pratique, c’est-à-dire les résultats finaux. En l’occurrence, la théorie correspond à ce que la Commission avait envisagé de faire, et la pratique correspond à la manière dont la Commission a tenté de réaliser ce qu’elle avait envisagé au départ. Je suis persuadé que si le gouvernement n’avait pas abrégé le mandat de la Commission, celle-ci se serait, en fin de compte, attachée à faire un récit complet du déploiement canadien en Somalie avec tous ses tenants et aboutissants. Mais, dans l’hypothèse d’une enquête ininterrompue, l’établissement des liens de causalité aurait été la dernière étape des travaux. En fait, la Commission a dû, dans chaque phase, procéder petit à petit, de manière parcellaire. Ainsi que le commissaire Rutherford l’a noté au cours de la conférence de presse du 13 janvier 1997, le gouvernement avait tronqué la Commission au moment même où elle était en mesure de [traduction] « commencer à rassembler les divers fils de l’enquête et à exécuter, à partir des événements et des expériences rapportés par les intéressés, la tapisserie des problèmes existant au sein des Forces armées canadiennes et du ministère de la Défense nationale » (non souligné dans l’original) (à la page 271, dossier des intimés).

Cette image de fils épars donne une bonne idée de la manière dont la Commission a procédé. Chaque phase a fait l’objet d’une étude distincte, indépendamment de ce qui avait pu se produire avant ou après cette phase. En fait, les fils épars allaient finalement pouvoir être réunis lorsque le gouvernement a tronqué les audiences de la Commission. Si le gouvernement n’avait pas soudainement pris cette décision sans précédent, les fils auraient fini par être réunis dans un tout. La tapisserie ne peut plus maintenant être tissée, mais les fils eux-mêmes, c’est-à-dire les preuves recueillies par la Commission au cours de la phase relative à la période « antérieure au déploiement », constituent, en l’état, des éléments ayant une valeur et une signification.

Hormis les quelques exceptions notées ci-dessus, les préavis au titre de l’article 13 font état d’allégations qui n’ont trait qu’à la période « antérieure au déploiement ». La plupart des allégations ou des questions sont susceptibles de recevoir une réponse ou d’être réfutées sans qu’on ait à se référer ou à faire allusion aux événements s’étant produits « sur le théâtre », sans même avoir une connaissance de ces événements. Ainsi, la question de la connexité est bien une question de degré, et certains éléments de cette interconnexion sont moins importants que d’autres. Dans leurs plaidoiries, les requérants ne s’attardent guère sur l’interconnexion pouvant découler des préavis, consacrant davantage d’attention aux liens qui pourraient se créer dans l’esprit du public, notion beaucoup plus délicate et difficile à cerner. Enfin, les audiences se sont elles-mêmes généralement déroulées de manière « autonome » et distincte, les témoignages, en général, se limitant scrupuleusement à la phase en question.

Cela dit, je m’inquiète suffisamment des cas où les préavis établissent implicitement un lien entre les allégations relatives à la période « antérieure au déploiement » et les témoignages relatifs aux opérations « sur le théâtre » pour dire qu’il y aurait lieu de scinder ces allégations du reste des préavis et de les supprimer. Je sais qu’il y a lieu en l’espèce de faire preuve d’une vigilance particulière étant donné que, par une mesure sans précédent, le gouvernement a décidé de tronquer le mandat de la Commission. On risque de perdre beaucoup, y compris au niveau des droits individuels, dans l’effort final en vue de clore les travaux de la Commission. Précisons que dans leur décision en date du 27 mars 1997, rejetant les requêtes formulées par les requérants, les commissaires ont pris soin de rappeler qu’ils avaient entendu « 126 témoins, tenu 183 jours d’audience et examiné 150 000 pièces de preuve documentaire ». C’est avec prudence que j’aborde l’argument développé par les intimés et selon lequel, à cette étape avancée de l’enquête, [traduction] « l’intérêt général doit l’emporter sur les intérêts particuliers des requérants » (paragraphe 141, à la page 51, exposé des faits et du droit déposé par les intimés dans le cadre de l’action engagée par le bgén Beno). Cette décision en date du 27 mars 1997 contient le passage suivant :

Au cours de la phase sur le prédéploiement, qui s’est déroulée du 2 octobre 1995 au 22 février 1996, les commissaires ont entendu l’imposante déposition de 46 témoins et reçu des milliers de pièces documentaires. Le rapport des commissaires sur les problèmes institutionnels et systémiques révélés par la preuve touche beaucoup plus que l’intérêt personnel du requérant et vise à servir l’ensemble des intérêts de l’organisation militaire et du public canadien.

La Commission se trouvait devant une tâche des plus ardue puisqu’il s’agissait de mener une enquête sur la chaîne de commandement militaire et sur le fait que celle-ci semblait avoir failli à ses devoirs envers un jeune somalien et envers la grande majorité de soldats canadiens qui, malgré une valeur éprouvée, étaient atteints dans leur réputation par ce qui c’était passé en Somalie. On entend donc que les efforts de la Commission portent fruit et permettent d’atteindre les objectifs d’intérêt public qu’on fixe, de manière générale, aux enquêtes publiques. Mais, ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans l’arrêt Krever précité, à la page 57, le respect qu’on accorde aux commissions d’enquête ne doit toutefois pas être « aveugle ». Ne faisons pas fi des conseils de prudence formulés par Bryan Schwartz au chapitre sur les enquêtes publiques, dans le cadre des Isaac Pitblado Lectures de 1990, Public Interest v. Private Rights : Striking the Balance in Administrative Law, aux pages 264 et 265 (cité dans l’arrêt Krever, à la page 58) qui nous mettent en garde contre le zèle de commissaires qui, tout à leur affaire, « peut être emporté dans l’enthousiasme général pour la réforme au point de ne pouvoir évaluer équitablement la conduite d’un individu ».

En l’espèce, tout dévoués à l’idée d’émettre, en janvier et février 1997, des préavis particularisés, les commissaires n’ont pas ajusté certaines allégations à la phase portant sur la période « antérieure au déploiement ». Ce faisant, ils n’ont pas respecté l’équité procédurale à laquelle les requérants ont droit. Ce qui n’était que conjecture devient davantage une certitude si le libellé des allégations franchit implicitement la ligne de démarcation. Les allégations qui débordent implicitement sur la phase concernant les opérations « sur le théâtre » sont problématiques, car aucun préavis n’est actuellement en vigueur en ce qui concerne cette dernière phase. Après tout, comme je le dis plus haut, la Commission ne peut rendre des conclusions éventuellement défavorables et formuler des reproches que si elle a transmis au préalable à l’intéressé un préavis au titre de l’article 13. Mais, si les allégations contenues dans les préavis censés ne porter que sur la période « antérieure au déploiement » tiennent pour acquis certains témoignages relatifs aux opérations « sur le théâtre » et à leurs implications, la Commission met implicitement en cause certains comportements relevant de cette phase ultérieure. On pourrait ainsi accuser les commissaires de vouloir faire d’une pierre deux coups. Autrement dit, ils arrivent pratiquement, à dénoncer, dans un seul et unique préavis au titre de l’article 13, des comportements relevant de deux phases distinctes.

Je conviens que c’est à bon droit que la Commission a tenté de préserver les fruits de son travail, mais, ce faisant, elle a commis de sérieuses erreurs dans le libellé de plusieurs des allégations contenues dans les préavis transmis au titre de l’article 13. La Commission n’a pas suffisamment composé avec les exigences de l’équité et aurait effectivement dû supprimer les allégations qui, implicitement, franchissaient la ligne de démarcation séparant les témoignages relatifs aux opérations « sur le théâtre ». Cela dit, j’écarte également les arguments développés par les requérants à l’appui de leur thèse qu’en l’espèce il fallait mieux ne rien faire que de faire les choses à moitié. Par ironie, les préavis portant sur la période « antérieure au déploiement » allaient rester en vigueur alors que le meurtre de Shidane Arone, qui s’est produit « sur le théâtre des opérations », l’élément déclencheur de la Commission, et les allégations de camouflage au cours de la « période qui a suivi le déploiement » allaient se voir soustraits à tout blâme officiel. Mais, en matière de contrôle judiciaire, la norme qui s’impose n’est pas l’ironie mais l’équité. Si les foucades et les mystères de la conduite gouvernementale aboutissent à des résultats ironiques, cela soulève un problème tout à fait distinct de celui de l’équité devant marquer la conduite de la Commission à l’égard des requérants en l’espèce.

La troisième possibilité, consistant à supprimer des préavis les quelques passages problématiques, s’offrait comme moyen de respecter la double consigne de prudence et de vigilance et de tenir compte de la consistance mitigée de la thèse de la connexité. J’estime, cependant, qu’en cela les commissaires n’ont pas cherché à assumer les fonctions douteuses d’« inquisiteurs », mal usé de leurs pouvoirs ou commis un manquement flagrant à la justice naturelle. Sauf en ce qui concerne les exceptions déjà notées à l’égard de la formulation des préavis transmis au titre de l’article 13, l’argument de la connexité ne correspond pas à ce que le juge Finlayson, se prononçant dans le cadre de l’arrêt Howe v. Institute of Chartered Accountants of Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 483 (C.A.) a appelé [traduction] « les cas les plus clairs » appelant l’intervention de la Cour. En fractionnant et en supprimant les allégations concernant le caractère suffisant ou non du contingent de police militaire et des spécialistes des communications; les « répercussions » possibles du maximum fixé au nombre de soldats déployés, et la nature censément « nébuleuse » des règles d’ouverture du feu, la Cour conserve le gros des préavis au titre de l’article 13 en ce qu’ils ont d’équitable et de non discutable.

Enfin, selon l’avocat de la Commission, la Cour peut tenir pour acquis que, si des conclusions défavorables sont effectivement tirées, celles-ci seront rédigées avec circonspection et situées dans le contexte de l’abrègement des audiences. L’argument n’est pas sans mérite. Toutefois, dans les préavis transmis au lgén Addy, au lgén Reay, au lgén Gervais et au col Labbé, les allégations formulées se méprennent sur le contexte même du préavis et s’écartent des témoignages portant sur la période « antérieure au déploiement », et la Cour est tenue d’intervenir afin d’éviter toute injustice. Mais, dans un même ordre d’idées, dans l’arrêt Krever, précité, la Cour, à la page 69, a reconnu que les commissions d’enquête doivent souvent faire face à des tâches démesurées mais que, même compte tenu de ces difficultés, les tribunaux ne devraient pas intervenir à la légère : « Le commissaire comprendra, j’en suis certain, qu’il s’aventurerait en terrain dangereux s’il persistait, dans son rapport final, à utiliser certains des termes qu’il a utilisés dans les préavis … ». En l’espèce, la Commission d’enquête doit, dans son rapport final, procéder avec précaution. Elle est en droit de formuler des reproches touchant la période « antérieure au déploiement » puisqu’elle a transmis des préavis en ce sens. Mais, elle ne doit pas formuler de reproches ou relever les erreurs ou les fautes commises au cours des deux autres périodes, étant donné que, pour celles-ci, les préavis ont été retirés. C’est dire que toute conclusion défavorable doit reposer sur un préavis transmis au titre de l’article 13. La Commission ne pourra donc pas, non plus, établir de lien de causalité entre une faute qu’elle pourrait relever au cours de la période « antérieure au déploiement » et les événements qui se sont produits « sur le théâtre ». En retranchant les allégations contestables, la Cour pense contribuer aux efforts de la Commission en vue de parvenir à un rapport final complet et équitable. La Commission va devoir se livrer à un exercice de prestigitation littéraire dans la rédaction de son rapport final afin d’éviter la moindre allusion au fait que les fautes relevées au cours de la période « antérieure au déploiement » auraient été la cause des décès ou des autres incidents affligeants qui, en Somalie, sont venus ternir la fierté que nous inspirait à juste titre l’action de nos soldats de la paix. J’estime que, compte tenu du retranchement des allégations évoquées plus haut, dans son rapport final la Commission ne tirera ou ne sera autorisée à tirer aucune conclusion, ni à relever aucune faute touchant la période des opérations « sur le théâtre » en raison de ce qu’elle aurait pu constater au cours de la phase consacrée à la période « antérieure au déploiement ».

B. Procédures applicables aux audiences consacrées à la réfutation des allégations formulées dans les préavis transmis au titre de l’article 13

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le premier argument concernant la connexité des diverses phases de l’enquête vise l’équité générale de la décision rendue par la Commission, étant donné la manière dont le public pourrait interpréter le rapport final, et l’atteinte possible aux réputations des requérants. La thèse de la connexité est également à la base du second grand argument développé par les requérants : le fait qu’on avait prévu de consacrer, entre le mois de mars et le mois d’avril 1997, quatre semaines à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. Plus précisément, les requérants soutiennent que, n’ayant pas pu appeler des témoins en ce qui concerne la période des opérations « sur le théâtre », ils n’ont pas eu « la possibilité de se faire entendre » comme le prévoit l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, précitée. Plusieurs des requérants contestent certains aspects de la procédure, y compris la date à laquelle ont été transmis les préavis, et l’insuffisante précision de ceux-ci, élément ne faisant d’ailleurs pas partie de la thèse de la connexité.

Avant de nous pencher sur les questions de la date à laquelle ont été transmis les préavis, de leur degré de précision et la possibilité de citer des témoins, j’examinerai rapidement la teneur de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Le législateur a adopté l’article 13 de la Loi sur les enquêtes afin de donner, à toute personne susceptible d’être nommée dans le cadre d’un rapport, l’occasion de réfuter les allégations de faute, et ce, entre la date de réception du préavis et la date de publication du rapport final. L’article 13 ne précise pas la manière dont cette réfutation doit être faite, sinon pour stipuler que l’intéressé doit avoir reçu un « préavis suffisant » et avoir eu « la possibilité de se faire entendre ». Plus tôt, j’avais cité ce que le juge Décary avait déclaré dans l’arrêt Krever, précité, sur ce qu’on entend par « préavis suffisant ». En fait, deux éléments façonnent le caractère raisonnable d’un préavis transmis au titre de l’article 13 : le facteur temps et les détails qu’il contient.

I.          Le préavis suffisant

i)          Le facteur temps

Les requérants font valoir que les préavis révisés ont été transmis très tardivement, dans les derniers jours de la Commission. D’après les requérants, les commissaires ont encore exacerbé le sentiment de précipitation en transmettant des préavis révisés et individualisés, alors que les intéressés n’avaient guère le temps d’approfondir et d’examiner la teneur des allégations en appelant des témoins.

J’estime que les requérants retiennent une interprétation trop large de l’équité qui leur est due aux termes de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Ainsi que l’a écrit le juge Décary à la page 74 de l’arrêt Krever, les garanties offertes aux intéressés dans le cadre des audiences leur permettant de réfuter les allégations formulées dans des préavis transmis au titre de l’article 13 n’ont rien d’absolu.

Les appelants se sont vu accorder l’opportunité de répondre aux préavis et de faire au besoin une preuve additionnelle. Le délai dont ils disposaient pour ce faire était, j’en conviens, un peu court, mais le commissaire était flexible et je ne suis pas en mesure de dire que les appelants se trouvaient dans l’impossibilité de répondre adéquatement à l’intérieur du délai prescrit ou d’un délai plus long qu’ils n’ont pas véritablement cherché à obtenir.

Je suis frappé par la manière dont le juge Décary s’est exprimé. En effet, en se disant « ne … pas [être] en mesure de dire que les appelants se trouvaient dans l’impossibilité », le juge Décary semble affirmer le caractère suffisant d’un préavis transmis au titre de l’article 13 même si la date de son envoi occasionne des difficultés pour l’intéressé. Tant que ces difficultés n’atteignent pas le point extrême où il serait, pour l’intéressé impossible « de répondre adéquatement », la date d’envoi d’un préavis n’enfreint en rien l’équité procédurale. Dans l’arrêt Krever, la Cour d’appel a donc décidé qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale bien que les préavis aient été transmis tout à fait à la fin des audiences consacrées aux témoignages. Le juge Décary n’a pas exigé un long délai entre la réception des préavis et la publication du rapport final. Il a même reconnu, à la page 74, que dans l’affaire Krever, le délai était « un peu court ».

On peut, bien sûr, penser, en ce qui concerne certains dossiers en l’espèce, que les exigences injustifiées des requérants rendaient « impossible » presque tout délai qui leur aurait été fixé. Ainsi que le juge L’Heureux-Dubé l’a reconnu, à la page 685 de l’arrêt Knight, précité, « On ne vise pas à créer [traduction] « la perfection procédurale », mais bien à établir un certain équilibre entre le besoin d’équité, d’efficacité et de prévisibilité des résultats ». Sur ce point, certains des requérants étaient effectivement des « perfectionnistes » et c’est à tort qu’ils ont formulé des exigences excessives à l’égard des audiences devant leur offrir l’occasion de réfuter les allégations formulées à leur encontre. Cela, en fait, a eu pour effet d’aggraver les contraintes de temps. Par exemple, après avoir été invité à présenter la liste des témoins susceptibles d’être appelés au cours des audiences de réfutation, l’avocat du bgén Beno a proposé d’appeler 48 personnes qui viendraient témoigner pour le seul compte du bgén Beno (aux pages 95 à 99, dossier du bgén Beno)! Même si la Commission avait obtenu la prolongation des délais qu’elle avait demandée au mois de novembre 1996, et n’avait pas eu à rendre son rapport final avant le mois de décembre 1998, elle n’aurait pas raisonnablement pu entendre tous les témoins que le bgén Beno lui demandait d’entendre. Rappelons que, dans sa lettre du mois de novembre 1996 sollicitant une prolongation des délais, la Commission demandait, à l’époque, selon le scénario retenu, de disposer de 44, 30 ou 16 jours pour les audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis relatifs aux trois phases de l’enquête (à la page 45, dossier des intimés). Aucun des délais ainsi envisagés ne dépasse de beaucoup les trois semaines réservées, en mars 1997, à la réfutation des préavis transmis aux requérants mais ne portant, précisons-le, que sur la période « antérieure au déploiement ».

Pour réduire la liste de témoins, la Commission devait, dans sa sagesse, non seulement tenir compte des indéniables contraintes de temps, mais également de l’obligation d’équité qui lui incombait à l’égard des requérants, et aussi de facteurs tels que la pertinence de tel ou tel témoignage par rapport à la teneur des préavis. Je n’entends pas dire par cela que, pour la Commission, les contraintes de temps ont été à l’époque le facteur principal. Dans la déclaration liminaire citée plus haut, la Commission a déclaré de manière non équivoque son attachement à l’équité (aux pages 94 à 99, dossier des intimés). Les exigences du calendrier ne l’ont pas portée à négliger cet engagement. Lors de la conférence de presse du mois de février 1997, le président Létourneau a encore rappelé que la Commission était tenue de garantir aux personnes ayant reçu un préavis au titre de l’article 13, l’équité procédurale : [traduction] « Cette obligation d’accueillir les témoins et de leur accorder le temps nécessaire est prévue par la loi afin d’assurer un traitement équitable à toute personne ayant reçu un préavis au titre des articles 12 et 13 de la Loi sur les enquêtes et susceptible d’être défavorablement touchée par ce qui pourrait être dit d’elle dans le rapport final de la Commission d’enquête » (à la page 275, dossier des intimés).

Je conviens que le temps a ses propres exigences et que c’est par le temps que s’expliquent bon nombre de décisions prises aussi bien par la Commission que par les requérants eux-mêmes. La Cour reconnaît elle-même toute l’importance du facteur temps pour l’examen des présentes demandes de contrôle judiciaire, étant donné que la Commission doit rendre son rapport d’ici le 30 juin 1997. Le temps qui passe nous guette en l’occurrence. Je ne suis pas entièrement fermé à l’argument des requérants selon lequel le processus décisionnel de la Commission peut donner l’impression d’avoir prêté davantage d’importance au facteur temps qu’aux exigences de l’équité. Mais cela, les requérants sont incapables de le démontrer. Ils ont eu trois semaines pour produire leurs témoins, même s’ils reprochent aujourd’hui à la Commission d’avoir fixé les délais par souci de commodité. Les requérants lui font grief du fait que le nombre de témoins autorisés semble correspondre curieusement au nombre de jours disponibles. La Commission conteste, pour sa part, que ses décisions aient été déterminées en fonction du calendrier, tout en reconnaissant que le facteur temps a exercé une incontestable influence. Dans une lettre datée du 3 mars 1997, de l’avocat de la Commission aux requérants au sujet des témoins que les requérants se proposaient d’appeler, la Commission a fait preuve de très peu de souplesse : [traduction] « nous tenterons de répondre à vos besoins, mais nous aimerions être avisés sans retard de tout problème se posant à cet égard » (à la page 227, dossier des intimés cité par le lgén Addy). Cela dit, la Commission a fait preuve d’une réelle souplesse au niveau du mode de réfutation. Outre les témoignages, une semaine supplémentaire a été réservée aux ultimes plaidoiries. Les requérants n’ont pas été limités dans l’ampleur des observations écrites qu’ils pouvaient déposer.

ii)         Le degré de précision des préavis

La notion de « préavis suffisant » que prévoit l’article 13 de la Loi sur les enquêtes comporte un second élément, à savoir la précision des préavis transmis au titre de l’article 13. Hormis le bgén Beno et le lcol Mathieu, tous les requérants allèguent un manque d’équité procédurale en raison de la prétendue insuffisance des détails fournis par la Commission. Les requérants estiment en effet que les préavis en question n’étaient pas « suffisants » étant donné leur caractère imprécis, qui ne permettait guère aux requérants de savoir quels témoins appeler afin de réfuter les allégations. Les requérants font valoir l’insuffisance évidente des préavis révisés, d’autant plus que ces préavis ont été expressément conçus par la Commission afin de « mieux préciser et détailler les questions évoquées auparavant … dans les préavis transmis au titre de l’article 13 »[17]. Dans la décision en date du 27 mars 1997, ici en cause, la Commission, se prononçant sur la question de savoir si les préavis étaient suffisamment détaillés, a simplement répondu que [traduction] « ce n’est pas à bon droit que l’avocat du requérant affirme que son client a été injustement traité du fait qu’on ne lui a pas suffisamment précisé les fautes qu’on lui reprochait » (à la page 225, dossier des intimés).

Si quatre des six requérants arguent du manque de précision, par souci de simplicité, je m’en tiendrai en gros au cas du lgén Gervais. Les faits, les questions posées et la démarche juridique sont en général, en ce qui concerne la précision des préavis, les mêmes pour tous les requérants.

L’avocat qui représentait à l’époque le lgén Gervais a initialement demandé davantage de précisions le 7 février 1997, après avoir reçu, le 31 janvier 1997, les préavis révisés (aux pages 27 à 29, dossier du lgén Gervais). Le lgén Gervais voulait, plus précisément, en savoir davantage au sujet des éléments constitutifs et de la valeur des « normes » et « usages militaires » évoqués, dans le préavis, au regard des fautes de leadership qu’il était censé avoir commises. Le lgén Gervais s’est également attaché à localiser, dans le dossier de la Commission et les documents produits en preuve, la source exacte de cette allégation voulant qu’il ait été, avant même le déploiement du RAC, au courant des problèmes disciplinaires existant dans ce régiment. Le lgén Gervais a ensuite changé d’avocat et, le 10 février 1997, son nouvel avocat a réitéré ce qu’ils avaient dit auparavant concernant l’insuffisante précision des préavis transmis au titre de l’article 13 ainsi que le « problème de communication de la preuve » (à la page 31, dossier du lgén Gervais). Cet échange de courrier s’est poursuivi jusqu’au 25 février 1997, jour où, d’après le lgén Gervais, la Commission lui a fourni « ce qui lui était présenté comme une réponse » (paragraphe 29, à la page 207, dossier du lgén Gervais).

Mais les requérants ne se contentent pas de reprocher leur imprécision à des préavis que la Commission prétendait avoir particularisés. Ils reprochent également à la Commission son manque d’équité procédurale, la Commission ayant été très lente à répondre à leurs demandes réitérées de précisions. Le lgén Gervais, par exemple, rappelle que son avocat a continuellement dû pousser la Commission pour obtenir davantage de détails. Dans un même ordre d’idées, le lgén Reay, dans une lettre datée du 26 février 1997, a envoyé à la Commission une télécopie demandant davantage de détails. En raison de difficultés, humaines ou techniques, au niveau des transmissions, la Commission n’a jamais reçu la lettre. Le lgén Reay n’a donc reçu les renseignements demandés que le 20 mars 1997, alors que les audiences prévues par l’article 13 avaient déjà commencé.

La jurisprudence est plutôt rare sur le degré de précision exigé des préavis au titre de l’article 13. En fait, il n’y a pas de règle qui s’appliquerait dans tous les cas. C’est pourquoi la Cour doit examiner la date à laquelle ont été envoyés les préavis dans le contexte de la manière dont les audiences de la Commission se sont déroulées. Dans l’arrêt Krever, le juge Décary avait reconnu en effet, à la page 72, que « un préavis donné avant le début des audiences sera vraisemblablement moins détaillé que celui donné une fois les audiences complétées ». L’idée étant en l’occurrence qu’un préavis transmis vers la fin des audiences, comme cela a été le cas dans l’affaire Krever et aussi en l’espèce, doit contenir davantage de précisions. Mais, dans l’arrêt Krever, à la page 72, le juge Décary a ajouté que « La personne qui reçoit un préavis doit avoir une bonne idée de la faute qui lui est imputée » (non souligné dans l’original). Cette simple « bonne idée » n’est pas un critère d’une extrême exigence comparé à la communication intégrale imposée dans les procédures pénales ou disciplinaires.

En matière de « communication intégrale » et de préavis transmis au titre de l’article 13, dans l’affaire Labbé c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en SomalieCommission Létourneau), [1997] A.C.F. no 369 (1re inst.) (QL) (ci-après la décision Labbé), le juge MacKay a exposé un certain nombre de règles et de principes. La décision Labbé, cependant, ne s’applique pas vraiment en l’espèce étant donné qu’elle se situe dans un contexte légèrement différent. Le col Labbé avait été cité à témoigner devant la Commission. Il a sollicité une ordonnance interdisant sa comparution comme témoin, faisant valoir que le préavis qui lui avait initialement été transmis au titre de l’article 13 n’était pas suffisamment détaillé. Le col Labbé estimait avoir droit, selon la justice naturelle, à la « communication intégrale » de la teneur du préavis avant de témoigner.

Dans ses motifs, en raison de la date de dépôt de la requête, le juge MacKay n’a pas examiné le préavis révisé transmis au col Labbé le 31 janvier 1997. La requête avait initialement été déposée le 27 janvier 1997. Le 30 janvier 1997, le juge Pinard a rejeté la demande d’injonction interlocutoire présentée par le col Labbé [[1997] A.C.F. no 107 (1re inst.) (QL)]. La requête en vue d’une audition accélérée de la demande de contrôle judiciaire présentée par le col Labbé a été entendue le 4 février 1997 par le juge MacKay. Celui-ci a rejeté les requêtes à l’audience, exposant les motifs de ses décisions le 27 mars 1997. Bien que la décision rendue dans l’affaire Labbé se soit située dans un contexte qui semble quelque peu différent, elle peut servir de précédent au niveau des détails que l’on peut exiger d’un préavis transmis au titre de l’article 13. À ce niveau plus général, le jugement Labbé a trait à l’équité des procédures suivies par la Commission en matière de préavis transmis au titre de l’article 13.

Le juge MacKay a nettement rejeté l’argument du col Labbé au sujet de la communication intégrale. C’est ainsi qu’il a conclu, au paragraphe 16 : « D’abord, je ne suis pas convaincu qu’au nom de l’équité, la Commission soit tenue, envers le colonel Labbé, de faire davantage que communiquer de façon raisonnablement détaillée les sujets et les documents sur lesquels l’interrogatoire risque de porter » (non souligné dans l’original). Le juge MacKay a expliqué sa conclusion par la nature même d’une commission d’enquête. Il a également ajouté, au paragraphe 17, que « À mon avis, un témoin qui comparaît volontairement ou suivant une assignation à une audience dans le cadre d’une enquête n’a pas un fardeau de preuve qui nécessite une communication semblable à celle qui a été ordonnée dans les arrêts R. c. Stinchcomb ([1991] 3 R.C.S. 326) ou Gough c. Commission nationale des libérations conditionnelles du Canada ([1991] 2 C.F. 117 (1re inst.)) » décision confirmée dans (1991), 122 N.R. 79 (C.A.F.).

Je reconnais que, dans l’affaire Labbé, le juge MacKay évoquait le cas d’une phase précise, et antérieure, des travaux d’une commission d’enquête où il s’agissait d’un témoin cité à comparaître. Le juge MacKay n’a effectivement pas évoqué de façon directe les détails dont il y aurait lieu de faire état lors des audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. Mais le juge MacKay a tout de même souligné que le col Labbé n’était pas un témoin ordinaire. À l’époque, il avait déjà reçu des préavis au titre de l’article 13 concernant la période « antérieure au déploiement » ainsi que la période des opérations « sur le théâtre », ce deuxième préavis ayant été retiré au mois de janvier 1997. Dans l’affaire Labbé , la Cour a également reconnu, au paragraphe 24 que : « Il est obligatoire d’offrir aux personnes auxquelles une faute pourrait être imputée par suite des propositions de la Commission la possibilité de formuler des commentaires. Cependant, les travaux de la Commission n’avaient pas encore atteint ce stade ». J’en conclus que la « communication raisonnable » exigée dans les cas où un témoin a reçu un préavis au titre de l’article 13, avant même de témoigner, ne sera que légèrement plus exigeante s’agissant d’une audience consacrée à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. En tout état de cause, même si le niveau de détail devait être considérablement renforcé, j’estime que, comme le témoin, la personne visée par un préavis au titre de l’article 13 n’est pas dans la situation d’avoir « à réfuter des preuves ». L’important est que, comme les requérants en l’espèce, les personnes visées par un préavis au titre de l’article 13 ne répondent pas d’une accusation criminelle et ne sont pas officiellement mises en cause au titre de telle ou telle disposition législative.

J’estime que la Commission, par des lettres suffisamment complètes et détaillées, a correctement répondu aux demandes de renseignements supplémentaires. En effet, les requérants avaient « une bonne idée » de ce qu’on leur reprochait. Peut-être n’en avaient-ils pas une « idée complète », mais l’équité n’en demande pas autant. Par exemple, la Commission n’était pas tenue de préciser, pour chaque allégation contenue dans un préavis transmis au titre de l’article 13, les preuves documentaires retenues. Mais, étant donné que la documentation réunie par la Commission comptait des dizaines, sinon des centaines de milliers de pages (un peu comme les présentes demandes de contrôle judiciaire!), il fallait bien donner quelques précisions. La Commission a, de fait, donné au lgén Gervais des précisions concernant certains documents pertinents :

[traduction] En ce qui concerne l’« usage militaire » qui s’impose, votre client est bien placé pour vous expliquer ce qu’on attend d’un commandant. Vous voudrez peut-être, en plus, consulter la transcription du briefing donnée à la Commission d’enquête par le mgén Dallaire (s’exprimant au nom du CED) le 20 juin 1995 (voir vol. 3, pages 477-485; page 507, pages 541-545; page 547; pages 549-550). [À la page 43, dossier du lgén Gervais.]

Il est exact que la Commission n’a pas fourni aux requérants tout ce que ceux-ci lui demandaient. L’équité n’imposait pas aux commissaires d’avaliser au préalable les arguments que les requérants entendaient faire valoir. C’est, cependant, ce que les requérants semblaient demander.

Je relève, cependant, que le lgén Gervais avait effectivement demandé des précisions complémentaires au sujet de l’adéquation à sa mission du contingent de police militaire, c’est-à-dire au sujet d’une des allégations problématiques qui, comme je l’ai déjà décidé, devraient être retranchées des préavis et radiées. L’avocat du lgén Gervais demandait :

[traduction] En ce qui concerne les allégations figurant au paragraphe 6 du préavis transmis au titre de l’article 13, si l’on entend affirmer que le lgén Gervais savait ou pensait que le contingent de police militaire était insuffisant, plus les éléments précis invoqués à l’appui de cette allégation selon laquelle le contingent n’était pas à la hauteur de la tâche. Pourriez-vous nous faire savoir en fonction de quels critères cela serait décidé, et si cette décision sera prise au regard d’un critère objectif et perceptible existant à l’époque des faits, ou de quelqu’autre critère. Nous vous prions de nous faire parvenir copie des critères applicables. [À la page 38, dossier du lgén Gervais.]

À cela, l’avocat de la Commission a répondu que le caractère adéquat du contingent de police militaire n’est qu’un élément d’une question plus large, celle du système de rapports en usage au cours de la période « antérieure au déploiement ». Sur ce point, l’avocat de la Commission a fait savoir au lgén Gervais que celui-ci [traduction] « pourrait envisager de présenter des observations détaillées concernant l’évaluation faite par son quartier général, y compris, notamment, la discussion quant au nombre de policiers militaires qu’on entendait déployer et les répercussions que pourrait avoir la fixation d’un nombre maximum » (à la page 43, dossier du lgén Gervais). Il est intéressant de noter que l’avocat de la Commission a continué de considérer la question du caractère adéquat du contingent de police militaire comme relevant nettement de la période « antérieure au déploiement ». J’estime, pour ma part, que l’allégation tient à cet égard pour acquis ce qu’il y aurait, justement, lieu de démontrer, et formule donc implicitement une allégation concernant ce qui a pu se produire « sur le théâtre ». Étant donné l’absence de préavis concernant les opérations « sur le théâtre », la Commission ne devait pas, en toute équité, formuler cette allégation. Néanmoins, en ce qui concerne la question précise du caractère suffisant des détails fournis par la Commission, les requérants se plaignent de la quantité, et non pas de la qualité des précisions qui leur ont été fournies. Le fait que la Commission ait pu se tromper au niveau des détails fournis ne permet pas de mettre en cause son action au niveau de l’équité procédurale. J’estime que la Commission a respecté les procédures concernant le nombre de précisions à fournir, même si la teneur de certains des détails fournis pouvait donner une impression trompeuse quant à la nature véritable de l’allégation en cause.

Je conviens également que, comme l’affirment les requérants, dans certains cas les détails ont tardé à leur parvenir. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne le lgén Reay. D’ailleurs, la Commission l’a reconnu dans le cadre de sa décision du 27 mars 1997. Mais, cette lenteur relative ne constitue pas une faute irréparable justifiant, de la part de la Cour, une intervention exceptionnelle. Pour conclure, donc, sur la question des détails à fournir, j’estime que les requérants ont bénéficié d’une divulgation raisonnable et que les détails que leur a fournis la Commission sont conformes aux exigences de l’équité procédurale.

II.         La possibilité de se faire entendre

i)          La citation des témoins concernant la période « sur le théâtre »

Le second élément de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes est la « possibilité de se faire entendre ». Je relève dès le départ qu’il faut, bien sûr, que cette possibilité soit effective, mais la loi ne dit rien sur ce point. Ainsi que l’a noté le juge Décary à la page 72 de l’arrêt Krever précité : « La Loi sur les enquêtes n’impose aucun code de procédure ». Comme le commissaire de l’enquête Krever, la Commission est, en l’espèce, autorisée, aux termes mêmes de son mandat, à établir ses propres procédures et méthodes. S’il est vrai que la Commission doit, dans l’établissement de ses procédures, respecter l’équité procédurale, y compris l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, aucune règle précise ne vient décrire ce que l’on doit entendre, en l’occurrence, par des procédures équitables. Dans l’arrêt Krever, à la page 72, le juge Décary rappelle les conseils de prudence qu’il avait formulés plus tôt en matière d’intervention judiciaire :

Le concept d’équité procédurale est un concept fuyant, qui évolue au gré des types d’enquête et varie selon le mandat du commissaire et la nature des droits que l’enquête est susceptible d’affecter. Une enquête publique en vertu de la Loi sur les enquêtes n’est pas, je le rappelle, un procès, le rapport d’un commissaire n’est pas un jugement et ses recommandations ne sont pas exécutoires. Ainsi la marge de manœuvre et de discrétion d’un commissaire est-elle grande et les tribunaux ne remettront en question ses choix procéduraux que dans des circonstances exceptionnelles. [Non souligné dans l’original.]

Les tribunaux judiciaires ont reconnu que l’article 13 ne fait que codifier les droits garantis aux requérants par la common law en matière d’équité procédurale (Hurd, précité). Ce qui est ici en cause, c’est donc la teneur même du droit d’être entendu, reconnu aux requérants par la Loi sur les enquêtes en son article 13. La jurisprudence relative au droit d’être entendu, tel que le reconnaît la common law, est à la fois utile et intéressante, car elle restitue à ce droit garanti par la loi son contexte historique. Une partie de cette jurisprudence, cependant, tel l’arrêt Ont. Crime Comm., ex p. Feeley, Re The, [1962] O.R. 872 (C.A.) (ci-après l’arrêt Feeley) n’est pas directement applicable en l’espèce. Dans l’affaire Feeley, il s’agissait de savoir s’il y avait lieu de reconnaître à telle ou telle personne la qualité de participant dans une enquête qui avait été précisément créée afin d’enquêter sur des actes criminels reprochés à la personne en question. Les requérants ont pourtant cité l’arrêt Feeley, estimant qu’il fixe la jurisprudence quant au caractère extensif de leur droit de contre-interroger n’importe quel témoin. À cet égard, ils citent notamment l’extrait suivant de cet arrêt (à la page 896) :

[traduction] Dans le cadre de la présente enquête, de très graves allégations ont été formulées à l’encontre des requérants, leur imputant de graves actes criminels. Il est vrai qu’ils ne subissent pas, devant le commissaire, un procès, mais les actes qu’on leur reproche ont fait l’objet d’une large publicité et l’équité exige qu’on leur donne l’occasion de citer des témoins, d’établir les faits en interrogeant et en contre-interrogeant les témoins afin de pouvoir dresser, devant la Commission d’enquête, un portrait complet et ne pas risquer de voir celle-ci ne se faire qu’une image partielle ou déformée de ce qui a eu lieu. À mon avis, il s’agit d’un droit qui leur est raisonnablement et équitablement garanti et qu’on ne doit pas leur refuser. Aussi important au regard de l’intérêt général est le fait que le commissaire puisse prendre connaissance de la vérité tout entière et non pas simplement de demi-vérités ou de vérités partielles. [Non souligné dans l’original.]

L’expression « de graves actes criminels » ne peut pas simplement être ignorée, même si les requérants estiment que l’on doit s’inspirer de l’arrêt Feeley sans tenir compte de la coloration que lui imprime cette expression. J’estime qu’on ne saurait donner à cet arrêt une interprétation aussi forcée. Il est clair que dans l’hypothèse d’une accusation criminelle, l’enjeu est beaucoup plus élevé que dans le contexte d’une commission d’enquête. Je rappelle la différence qui existe entre la procédure devant une commission d’enquête et un procès en justice. Dans un même ordre d’idée, le juge Décary a également reconnu, dans l’arrêt Krever, à la page 80, que « [u]n rapport final n’est pas une décision et la jurisprudence qui a pu se développer relativement aux décisions prises par des tribunaux administratifs, notamment en matière disciplinaire, n’est pas applicable ».

S’agissant de la possibilité d’être entendu, la principale question est, pour les requérants, celle du nombre et du choix des témoins qu’on leur a permis d’appeler au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. La Commission a demandé aux requérants de dresser une liste des témoins qu’ils entendaient appeler au cours de ces audiences, auxquelles on devait consacrer trois semaines au cours du mois de mars 1997. Les requérants estiment que la Commission a arbitrairement sélectionné une faible proportion des témoins qu’ils avaient proposés[18]. Malgré tout, les contraintes de temps ne devaient pas permettre aux requérants d’interroger les témoins suffisamment à fond sur les divers aspects du problème. Les requérants estiment qu’on ne leur a assuré qu’un semblant d’audition et non pas la possibilité de se faire entendre expressément prévue à l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, précitée.

Il est exact que la Commission a rejeté la plupart des témoins proposés par les requérants. À l’appui de sa décision, la Commission a invoqué des considérations de « pertinence » et de « temps ». D’après la Commission, les témoins rejetés [traduction] « n’allaient témoigner que sur des incidents ou événements qui, en raison de contraintes de temps, n’auront pas pu être évoqués par les commissaires lors des audiences, ou bien ne concernent pas les questions soulevées dans … [le] préavis transmis au titre de l’article 13 » (à la page 102, dossier du bgén Beno). D’autres témoins ont été écartés au motif qu’ils faisaient double emploi, car ils avaient déjà témoigné au cours de la phase consacrée à la période « antérieure au déploiement ». Enfin, en ce qui concerne une troisième catégorie de témoins, les requérants n’ont pu que déposer leurs affidavits, étant donné qu’ils n’avaient pas suffisamment justifié du besoin de recueillir leurs témoignages de vive voix.

En réponse, les requérants contestent l’équité des raisons citées par la Commission pour classer ainsi et rejeter la majorité des témoins. D’abord, les requérants invoquent la thèse de la connexité, faisant valoir qu’on aurait dû leur permettre de faire entendre des témoignages concernant les opérations « sur le théâtre » même si les préavis au titre de l’article 13 étaient censés se limiter à des allégations portant sur la période « préalable au déploiement ». Quant à la question du prétendu double emploi, les requérants soutiennent qu’on ne leur a permis de contre-interroger les témoins que sur leur participation et leurs actions au cours d’une seule période. On leur a demandé de différer toute question concernant les autres phases mais, maintenant que le gouvernement a tronqué le mandat de la Commission, les contre-interrogatoires demeurent maintenant inachevés. D’après les requérants, on voit mal dans ces conditions-là comment la Commission pourrait défendre sa manière de procéder dans le cadre des audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis, en affirmant que les requérants ont eu pleinement l’occasion de participer et de procéder à des contre-interrogatoires au cours des audiences testimoniales. D’après les requérants, la Commission ne saurait maintenant justifier son refus d’entendre certains témoins en faisant valoir que cela aurait fait double emploi avec les témoignages déjà entendus. En fait, il n’y a aucun double emploi, car l’abrègement des travaux de la Commission a laissé dans un état d’inachèvement les témoignages relatifs à la période des opérations « sur le théâtre ». Enfin, en ce qui concerne la possibilité de produire les affidavits de certains témoins et de présenter sans restriction des observations écrites, les requérants affirment que l’équité et la générosité apparente de cette mesure est tout à fait illusoire étant donné l’abrègement du mandat de la Commission.

D’après les requérants, le président Létourneau a implicitement reconnu leur droit d’appeler tous les témoins qu’ils voudraient au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations. Lors de la conférence de presse du 12 février 1997, destinée à clarifier la démarche de la Commission à la suite de la décision prise par le gouvernement, le président Létourneau a déclaré :

[traduction] Le mois de mars doit être réservé aux témoins que les parties estiment nécessaire d’entendre. Cette obligation d’accueillir les témoins et de leur accorder le temps nécessaire est prévue par la loi afin d’assurer un traitement équitable à toute personne ayant reçu un préavis au titre des articles 12 et 13 de la Loi sur les enquêtes et susceptible d’être défavorablement touchée par ce qui pourrait être dit d’elle dans le rapport final de la Commission d’enquête. Il est probable qu’il ne s’agira pas de témoins très en vue tels ceux qu’on avait proposé de citer[19]. On va plutôt appeler des témoins en mesure d’évoquer certains aspects importants de la preuve et des questions abordées au cours des phases précédentes de nos travaux. [À la page 275, dossier des intimés.]

Interprétant les observations du commissaire, les requérants soulignent qu’il s’agissait d’appeler les « témoins que les parties estiment nécessaire d’entendre ». Mais ce propos ne doit pas être interprété comme voulant dire que la Commission renonçait à fixer les conditions applicables au déroulement des audiences consacrées à la réfutation des allégations. Après tout, au cours de cette même conférence de presse du mois de février, le commissaire Létourneau avait dit, concernant les témoins qu’on prévoyait d’entendre, qu’il s’agissait de personnes « en mesure d’évoquer certains aspects importants de la preuve et des questions abordées au cours des phases précédentes de nos travaux » (non souligné dans l’original). Autrement dit, la déposition des témoins « que les parties estiment nécessaire d’entendre » doit quand même porter sur les phases antérieures des travaux de l’enquête, c’est-à-dire sur la période « préalable au déploiement » et les questions énumérées dans les préavis. Ainsi que les avocats de la Commission l’ont indiqué dans leurs lettres aux requérants, pour écarter la plupart des témoins qu’on leur proposait d’entendre, le facteur déterminant était « la pertinence » et non pas simplement les contraintes de temps. Étant donné que la vaste majorité des allégations figurant dans les préavis se limitaient à la période « préalable au déploiement », la Commission a eu raison de dire que la plupart des témoins proposés, qui devaient témoigner sur les événements s’étant produits « sur le théâtre », n’avaient pas leur place au cours des audiences de réfutation. Il y a lieu de bien souligner le fait que les audiences du mois de mars avaient précisément pour objet de donner aux requérants l’occasion de réfuter les allégations formulées dans les préavis. Ainsi que le montrent bien les règles complémentaires édictées par la Commission pour ces audiences de réfutation, la pertinence était de rigueur (à la page 215, dossier des intimés).

La Cour avait précédemment rejeté, au sujet de la connexité, la thèse du tout ou rien. Les requérants ne sont guère fondés à prétendre que la justice naturelle exigeait qu’on leur permette de contre-interroger des témoins au sujet des événements s’étant produits « sur le théâtre ». Cela dit, j’ai noté précédemment que quelques-unes des allégations formulées dans les préavis évoquaient, implicitement, des questions ayant trait aux opérations « sur le théâtre », questions telles que l’adéquation à la tâche du contingent de la police militaire. Dans ces conditions-là, qu’en est-il des droits des requérants d’appeler des témoins qui, afin de réfuter ces allégations, auraient à témoigner sur ce qui s’était passé « sur le théâtre »? Pourtant, après avoir examiné la manière dont les requérants justifient la convocation de témoins appelés à se prononcer au sujet des événements survenus « sur le théâtre », je suis à même de conclure que le refus d’appeler ces témoins n’a pas entraîné un manquement flagrant à la justice naturelle. Le lgén Gervais, par exemple, n’a même pas proposé une liste de personnes qu’il aurait aimé voir témoigner sur ce point. Le lgén Addy, par contre, a évoqué de manière précise, dans ses observations écrites, la nature des témoignages et des témoins nécessaires pour réfuter les allégations concernant le contingent de la police militaire, les Règles d’engagement, et le plafonnement du nombre de soldats déployés (aux pages 138 à 140, dossier du lgén Addy). La Commission a décidé qu’elle n’accueillerait que l’affidavit de l’amiral Anderson, un des témoins qu’on se proposait d’entendre. Mais, en ce qui concerne plusieurs des témoins qu’on proposait justement de faire témoigner sur ces allégations problématiques, notamment le général de Chastelain, le lgén Gervais, le col Labbé et le lgén Reay, la Commission a refusé de les entendre, au motif qu’ils avaient déjà témoigné (à la page 93, dossier des requérants). Ce fait-là me trouble. Étant donné que la Cour ordonne que ces allégations soient retranchées du reste des préavis qui, eux, ne prêtent à aucune contestation, la Commission ne pourra pas formuler à cet égard de reproches à l’encontre du lgén Addy. Le préjudice dont se plaignait le lgén Addy, c’est-à-dire l’atteinte à sa réputation en raison de la connexité de la période « préalable au déploiement » et des opérations « sur le théâtre » est par conséquent évité. Il en va de même pour le lgén Reay et pour le col Labbé, les autres requérants visés par les préavis contenant des allégations susceptibles d’être retranchées.

En ce qui concerne les autres requérants, tels le bgén Beno, qui n’ont fait l’objet d’aucune allégation problématique au regard des objections exposées plus haut, il est plus facile de passer sur le fait qu’on ne leur a pas permis d’appeler des témoins dont la déposition aurait porté sur les événements s’étant produits « sur le théâtre ». À l’appui de son intention d’appeler à témoigner des personnages tels que le soldat Brown, un des soldats du RAC se trouvant sur les lieux le soir où M. Arone a été torturé et assassiné, donc une des nombreuses personnes ayant vu et entendu ce qui s’est passé le 16 mars 1993, le bgén Beno n’a pu offrir aucune raison précise de les entendre témoigner sur les événements relevant de la période « antérieure au déploiement », si ce n’est le lien qui ne manquerait pas de se faire dans l’esprit du public : [traduction] « il s’agit d’officiers et de soldats ayant un rapport avec l’incident du 16 mars. Ils seront interrogés afin d’établir l’absence de tout lien entre l’événement du 16 mars et ce que le bgén Beno a pu faire ou ne pas faire dans le cadre de son commandement de la Force d’opérations spéciales au cours de la période “antérieure au déploiement” » (à la page 99, dossier du bgén Beno).

Autrement dit, l’avocat du bgén Beno faisait implicitement valoir par la composition de la liste des témoins qu’il proposait, argument qu’il a d’ailleurs réitéré au cours de sa plaidoirie, que la formation et l’entraînement des hommes du RAC n’était pas à l’origine des décès qui se sont produits en Somalie. Ainsi, d’après lui, on aurait dû permettre aux requérants d’imputer à « quelques éléments indésirables » au sein du contingent les méfaits constatés en Somalie. Cette évocation de « quelques éléments indésirables » met en relief le caractère assez paradoxal de la connexité dont il est fait état dans la thèse défendue par les requérants. Les requérants se sont attachés à démontrer le lien existant entre les trois phases de l’enquête afin d’étayer leur argument central qui est celui de la manière dont tout cela serait perçu par l’opinion publique. Ils demandaient à la Cour de reconnaître combien il serait injuste de retenir les fautes commises par quelqu’un au cours de la période « antérieure au déploiement » alors que l’opinion publique rendrait inévitablement cette même personne responsable de tout ce qui s’était passé par la suite. Dans leurs plaidoiries touchant les audiences réservées à la réfutation des allégations formulées dans les préavis, pourtant, les requérants contestent l’existence de ce lien. D’après les requérants, l’équité imposait qu’on leur permette de démontrer l’absence de lien entre ce qui s’était passé avant le déploiement et ce qui s’est passé « sur le théâtre ». Mais, pour contester l’existence de ce lien, les requérants entendaient appeler à témoigner des personnes ayant participé aux opérations « sur le théâtre ». L’ironie de cela paraît encore plus forte lorsqu’on voit comment les requérants entendent justifier le besoin de faire témoigner des personnes ayant participé aux opérations « sur le théâtre » lors des audiences consacrées à la réfutation des allégations formulées dans les préavis, allégations qui ne sont, pourtant, censées concerner que les événements s’étant produits « avant le déploiement ». Les témoignages permettant de démontrer l’absence de tout lien entre les diverses périodes ne se justifient que si l’on reconnaît, au départ, que ce lien existe effectivement et qu’il y a lieu de le contester!

Le fait que la Commission n’ait jamais entendu les témoins devant évoquer les opérations « sur le théâtre » est de toute évidence regrettable, aussi bien pour la Commission que pour l’institution militaire et la population canadienne. Ainsi, les parties ont convenu à l’audience que si la Commission avait eu tout le temps qui lui était nécessaire, elle aurait entendu des témoins dont la déposition à l’égard des opérations « sur le théâtre » revêtait une importance cruciale. L’absence de ces témoignages ne peut cependant pas être considérée comme une iniquité frappant les requérants en l’espèce. La Cour ne peut pas faire abstraction du fait que les requérants sollicitaient le retrait des préavis relatifs à ce qui s’était passé au cours de la période « antérieure au déploiement ».

Un autre facteur qui incite à la prudence est le droit reconnu à la Commission d’être « maître de sa procédure » (Knight, précité, à la page 685). Dans la mesure où elle respectait les règles de l’équité, la Commission pouvait fixer comme elle l’entendait le calendrier des audiences et les critères de pertinence applicable au choix des témoins. Le devoir d’équité et le droit d’être entendu ne donnent pas le droit—et cela vaut aussi pour le bgén Beno—d’appeler 48 témoins. Ainsi que la Commission le relève assez finement dans sa décision en date du 27 mars 1996 :

Globalement, le nombre total de demandes de témoignage visait environ cent quatre (104) personnes. (Il existait un certain chevauchement entre les demandes, de sorte que le nombre de personnes nommées était légèrement inférieur au nombre de demandes.) Ce nombre se rapproche de celui des témoins entendus par la Commission pendant toute la durée de ses travaux, soit cent vingt-six (126)[20] personnes. Il était évident pour les commissaires qu’ils ne pourraient, sauf justification plus convaincante, accéder à un grand nombre de ces demandes. De plus, les commissaires avaient demandé que les parties et les personnes concernées justifient leur demande du point de vue de la nécessité d’assigner les éventuels témoins. Un grand nombre des demandes ne comportaient pratiquement aucune justification ou étaient motivées d’une façon insuffisante. Les demandes non justifiées ont été refusées. [À la page 226, dossier des intimés.]

Il est bien évident que tous les requérants n’ont pas eu la prétention excessive de faire témoigner 48 personnes. Le lgén Addy, par exemple, a présenté une liste plus courte, contenant notamment le nom de ses homologues britanniques, français et américains, qui seraient venus témoigner sur les normes militaires internationales applicables à son rang et à sa fonction, ainsi qu’au fonctionnement de la chaîne de commandement dans le cadre d’opérations conjointes. D’après le lgén Addy, ces témoignages étaient nécessaires afin de réfuter l’allégation formulée à son encontre par la Commission et selon laquelle il n’avait pas respecté les usages militaires. Le lgén Addy a tout de même eu la possibilité de déposer les affidavits des personnes qu’il aurait voulu voir témoigner.

Les requérants, d’ailleurs, ont peut-être surévalué l’importance des témoignages lorsqu’ils esquissaient les paramètres de cette « possibilité de se faire entendre » que leur garantit l’article 13. Les requérants pouvaient toujours, en effet, déposer, sans limite aucune, des observations écrites . D’ailleurs, le lgén Addy s’est prévalu de ce droit et a déposé de longues conclusions, bien que ce soit « sous toutes réserves » (vol. II, dossier du lgén Addy). Dans l’affaire Labbé (au paragraphe 24), le juge MacKay s’est penché sur le rôle des observations écrites au regard du droit de se faire entendre, dans le contexte des audiences consacrées à la réfutation des allégations formulées dans le cadre d’un préavis au titre de l’article 13 :

Même s’il semble maintenant que les personnes susceptibles de faire l’objet de conclusions défavorables n’auront pas la possibilité de convoquer des témoins ou de présenter leur propre preuve au cours d’audiences publiques, contrairement à ce qui avait été prévu à l’origine, toute personne à laquelle la Commission donne avis d’une conclusion spécifique possible visée par l’article 13 de la Loi aura encore la possibilité de répondre par écrit.

Lorsque la Commission a refusé d’entendre la plupart des témoins proposés par les requérants, ces derniers ont réagi diversement. Certains, tels le bgén Beno, se sont totalement retirés des audiences consacrées à la réfutation des allégations, et n’y ont pris aucune part. D’autres, tels le lgén Addy, ont effectivement déposé des observations écrites, même si c’était sous toutes réserves, et présenté aussi des conclusions orales.

Étant donné le peu d’empressement à participer aux audiences censées être consacrées à la réfutation des allégations formulées, la Commission fait valoir qu’en fait les requérants avaient eux-mêmes refusé la possibilité de se faire entendre et que ce n’était nullement la Commission qui leur avait refusé ce droit. La Commission a donc estimé qu’il y avait fin de non recevoir et que les requérants ne pouvaient par conséquent pas invoquer le manque d’équité procédurale puisque le redressement sollicité dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire revêt un caractère discrétionnaire (Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3). D’après la Commission, la Cour devrait se refuser à exercer son pouvoir discrétionnaire en la matière lorsque, ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a relevé dans l’arrêt Krever, aux pages 74 et 75, les requérants sont les auteurs de leur propre malheur : « Si les appelants ont choisi de ne pas répondre, dans la seule attente d’une décision de la Cour qui leur serait favorable, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes ».

Je considère, cependant, que la doctrine de la fin de non recevoir est en l’espèce inapplicable. D’abord, la plupart des requérants, à l’exception du bgén Beno, ont tout de même plus ou moins participé aux audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis. Deuxièmement, les intimés n’ont pas vraiment eu à pâtir du fait que les requérants ont, complètement ou en partie, refusé de participer aux audiences de réfutation. Je suis également persuadé que—cela étant surtout vrai du lgén Addy, qui a participé de son mieux aux diverses étapes de l’enquête—les requérants n’ont fait preuve d’aucune mauvaise volonté. J’estime donc, par principe, que les requérants sont recevables en l’espèce. Mais si, comme c’est le cas du bgén Beno, les requérants ont délibérément pris le risque de ne pas participer du tout à l’enquête, mal leur sied de solliciter maintenant de la Cour la réparation d’une iniquité qu’ils imputent à la manière dont l’enquête s’est déroulée.

Je conclus, par conséquent, que les droits reconnus aux requérants au niveau de l’équité procédurale n’ont pas été enfreints du seul fait qu’on ne leur a pas permis de faire témoigner toute les personnes qu’ils souhaitaient voir déposer. Ainsi qu’elle l’a expliqué dans sa décision en date du 27 mars 1997, la Commission a bien été obligée de comprimer la liste des témoins qu’on lui proposait. Les requérants pourraient, bien sûr, accuser la Commission d’avoir utilisé un sabre plutôt qu’un bistouri pour accomplir cela, mais il ne fait aucun doute que, pour accomplir cette compression, la Commission a dû agir dans le cadre de ses propres procédures et critères en tenant compte, bien sûr, de l’équité qu’elle devait aux requérants. Je considère que, en ce qui concerne les audiences consacrées à la réfutation des allégations et en ce qui a trait à la question des témoins effectivement entendus, on ne peut reprocher à la Commission aucun manquement flagrant aux règles de justice naturelle.

ii)         La citation de certains témoins

Le bgén Beno développe une variation sur les arguments avancés par la plupart des requérants au sujet de la réception des préavis révisés. Il fait valoir que l’avocat de la Commission s’était engagé de manière précise auprès de lui, l’assurant qu’il aurait l’occasion de contre-interroger certains témoins tels le général Boyle, auteur de certains documents clés rédigés au cours de la phase de l’enquête portant sur la période qui a « suivi le déploiement » en Somalie. Il semblerait que ces documents reprochent au bgén Beno un certain nombre de fautes commises au cours de la période « antérieure au déploiement ». D’après le bgén Beno, deux autres témoins, le lgén Reay et le col Joly, sont également d’une importance cruciale pour ce qui est de ces documents et des allégations formulées dans le préavis qui lui a été transmis au titre de l’article 13. Le lgén Reay a réprimandé le bgén Beno suite aux reproches formulés dans les documents rédigés au cours de la « période qui a suivi le déploiement ». Le bgén Beno fait cependant valoir que le lgén Reay avait lui-même entretenu des doutes quant à l’état de préparation du RAC avant son déploiement. Le bgén Beno fait même valoir que le lgén Reay a ordonné au col Joly de détruire des documents qui, d’après lui, faisaient état des doutes entretenus par le lgén Reay à l’égard du RAC avant le déploiement de ce régiment en Somalie. Le bgén Beno se voit un peu comme le bouc-émissaire au niveau opérationnel, chargé de tous les torts par la haute hiérarchie. Le bgén Beno soutient qu’on aurait dû lui permettre d’appeler le lgén Reay et le col Joly à témoigner à nouveau et de les contre-interroger, en mars, lors des audiences consacrées à la réfutation des allégations. Il s’agissait de savoir si le lgén Reay avait effectivement participé à un effort de dissimulation et de destruction de documents démontrant qu’il était au courant des problèmes disciplinaires dont souffrait le RAC avant son déploiement en Somalie.

Le général Boyle a comparu devant la Commission à l’été de 1996, c’est-à-dire lors de la « mini-phase » consacrée inopinément à l’altération et à la destruction de certains documents. À l’époque, son témoignage n’a pas porté sur la teneur des documents qu’il avait préparés au cours de la « période qui a suivi le déploiement ». Il s’en est tenu au contraire aux procédures en vigueur au ministère de la Défense nationale pour la transmission des documents à la Commission. Le lgén Reay a témoigné au cours de la phase de l’enquête portant sur la période « antérieure au déploiement », mais il était entendu qu’il reviendrait témoigner au cours de la phase consacrée à la « période qui a suivi le déploiement », phase qui n’a jamais en fait eu lieu, afin d’expliquer pourquoi il avait formulé des critiques à l’encontre du bgén Beno, reprochant à celui-ci un certain nombre de choses au cours de la période « antérieure au déploiement ». Au départ, le col Joly devait venir témoigner au cours de la phase consacrée à la période « antérieure au déploiement », mais sa comparution a été renvoyée à la phase consacrée aux opérations « sur le théâtre ». L’abrègement du mandat de la Commission l’a finalement empêché de témoigner.

Sur la liste, en date du 17 février 1997, des 48 témoins qu’il envisageait d’appeler au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations, le bgén Beno avait inscrit les noms du général Boyle, du lgén Reay et du col Joly (aux pages 95 à 99, dossier du bgén Beno). Mais, le 27 février 1997, l’avocat de la Commission, Me Ian Stauffer, lui a envoyé sur ce point une réponse mitigée. Pour simplifier sa réponse à cette longue liste des témoins éventuels, la Commission a réparti en diverses catégories les témoins proposés (aux pages 102 à 104, dossier du bgén Beno). D’abord, l’avocat de la Commission a indiqué que la demande formulée par le bgén Beno en vue du témoignage du général Boyle n’était pas suffisamment motivée. Me Stauffer ajoutait, cependant, que la Commission était disposée à recevoir l’affidavit du général Boyle. Ensuite, l’avocat de la Commission a décidé qu’on ne demanderait pas au lgén Reay et au col Joly de venir témoigner à nouveau, étant donné qu’ils faisaient partie des huit témoins qui avaient déjà témoigné devant l’enquête et que le bgén Beno avait déjà eu l’occasion de les interroger. Une troisième catégorie de témoins comprenait le nom de 26 personnes, principalement des gens ayant participé aux opérations « sur le théâtre ». La Commission a décidé de ne pas les entendre étant donné qu’ils n’avaient aucune déclaration à faire sur les questions devant être évoquées au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations, prévues pour le mois de mars 1997. On a fait savoir au bgén Beno qu’il pourrait appeler à témoigner huit des 48 témoins qu’il avait proposés.

Le bgén Beno fait donc valoir que la Commission n’a pas satisfait à l’expectative légitime qui était la sienne et selon laquelle on allait lui permettre d’appeler et de contre-interroger des témoins tels que le général Boyle, le lgén Reay et le col Joly. J’estime, ainsi que je l’ai dit plus haut au sujet de l’engagement que la Commission aurait pris envers le bgén Beno lors de l’audience du 7 mai 1996 consacrée à la question d’un éventuel parti pris, qu’il n’est pas clair que la doctrine de l’expectative légitime s’applique en l’espèce aux demandes de contrôle judiciaire. Cette doctrine offre une garantie à ceux qui n’auraient autrement aucun droit de présenter des observations ou d’être consultés (voir l’arrêt Vieux St-Boniface, précité). De plus, cette doctrine ne précise pas la portée du droit de présenter des observations, y compris l’expectative dans laquelle se trouvait le bgén Beno qui pensait pouvoir appeler tous les témoins qu’il lui semblerait utile de faire entendre. Mais, même si la doctrine de l’expectative légitime pouvait s’appliquer en principe, en pratique le bgén Beno ne répond pas aux critères juridiques applicables en la matière. J’ai, plus haut, rappelé ces critères : i) un engagement ayant force obligatoire et ii) un engagement qui n’est pas contraire au devoir incombant à la Commission en vertu de la loi.

Un examen plus attentif de la question révèle que l’assurance explicite dont fait état le bgén Beno n’était, en fait, ni claire ni précise. Chose plus importante encore, la Commission ne s’engageait pas explicitement à permettre au bgén Beno d’appeler le général Boyle à témoigner au cours de l’audience consacrée à la réfutation des allégations formulées dans le préavis transmis au bgén Beno en vertu de l’article 13. Il n’était même pas prévu que le général Boyle aborderait, dans son témoignage, la question générale de ce qui s’était produit au cours de la période « antérieure au déploiement » et des allégations s’y rapportant. Le 31 juillet 1996, l’avocat du bgén Beno a écrit à la Commission pour dire :

[traduction] Je souhaite confirmer la conversation que nous avons eue aujourd’hui, selon laquelle, à cette occasion, le témoignage du général Boyle portera sur les questions découlant des soi-disant documents et des questions liées au DGAP. Je crois comprendre que la Commission citera le général Boyle à témoigner à nouveau au cours de la phase des audiences consacrées à la période qui a suivi le déploiement en Somalie, et qui doivent avoir lieu plus tard cette année ou au début de l’année prochaine, et qu’à cette occasion, il sera interrogé sur la manière dont la chaîne de commandement a réagi aux problèmes liés au déploiement en Somalie. Cette question revêt un intérêt particulier aux yeux de mon client et j’entends poser sur ce point un certain nombre de questions au général Boyle. Étant donné l’assurance que vous nous avez donnée que le général Boyle reviendra témoigner sur ce point, je n’entends pas interroger le général Boyle lors de sa comparution au mois d’août. [Non souligné dans l’original.] [À la page 138, dossier du bgén Beno.]

Cette lettre ne confirme pas vraiment l’idée que la Commission aurait contracté un engagement précis concernant les audiences relatives aux préavis transmis au titre de l’article 13, c’est-à-dire aux audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans ces préavis. La lettre en date du 31 juillet 1996 permet plutôt de savoir que le général Boyle devait évoquer « la manière dont la chaîne de commandement a réagi ». Autrement dit, même l’avocat du bgén Beno pensait que le témoignage du général Boyle, sur la période qui a « suivi le déploiement », serait consacré à la méthode ou au procédé utilisé par les autorités militaires pour imputer à certains les fautes commises au cours de la période « antérieure au déploiement ». Reconnaissons que les éléments à l’origine des critiques ainsi formulées font partie intégrante de cette analyse de la méthode suivie pour ce faire. Mais, les arguments avancés par le bgén Beno pour justifier l’inscription du nom du général Boyle sur sa liste de témoins en date du 17 février 1997 soulignent ces mêmes éléments systémiques ou méthodologiques devant être mis en relief par le témoignage envisagé du général Boyle :

[traduction] 9. Le général Boyle—sera interrogé au sujet de son groupe de travail sur la Somalie et sur le rôle de celui-ci dans l’imputation de la faute pour les événements s’étant produits en Somalie et relevant aussi bien du déploiement que de la période qui a suivi celui-ci . De façon plus précise, le général Boyle sera interrogé sur les breffages qu’il a donnés au ministre de la Défense nationale et au chef d’état-major de la Défense, ainsi peut-être qu’à d’autres personnes, breffages contenant des inexactitudes et qui étaient susceptibles de détourner les critiques visant le haut commandement militaire. Le général Boyle sera interrogé au sujet de la déclaration qu’il a faite en public et dont les médias se sont fait l’écho, déclaration exposant certains faits dont l’existence n’est pas avérée et qui sont de nature à nuire à la réputation du bgén Beno notamment. Le général Boyle sera en outre interrogé au sujet de l’enquête de Faye et du rôle joué par cette enquête au niveau de l’imputation de la faute en ce qui concerne les événements s’étant produits en Somalie. Le général Boyle sera également interrogé au sujet de son rôle dans la mutation du bgén Beno au cours de cette enquête comme élément d’une tentative en vue de maîtriser la situation. [Non souligné dans l’original.] [À la page 98, dossier du bgén Beno.]

Encore une fois, comme dans la lettre du 31 juillet 1996, la liste des témoins dressée, le 17 février 1997, par l’avocat du bgén Beno, insistait sur la pertinence du témoignage du général Boyle en ce qui concerne le rôle joué par celui-ci au sein de la structure militaire et au niveau des procédés retenus pour imputer la faute de ce qui s’était produit. Dans sa description du témoignage qu’il entendait obtenir du général Boyle, le bgén Beno ne met jamais expressément en relief le lien qui pourrait exister entre ce témoignage et les allégations concernant la phase « antérieure au déploiement », telles que formulées dans le préavis au titre de l’article 13 et auxquelles des audiences devaient être particulièrement consacrées. Cette omission curieuse et révélatrice met davantage en doute le caractère juridiquement contraignant attribué à l’engagement que la Commission aurait contracté envers le bgén Beno.

En ce qui concerne le lgén Reay, ce soi-disant engagement est encore plus ténu. Le bgén Beno ne peut faire état d’aucun propos explicite de la Commission au cours des audiences, ne pouvant citer qu’un échange assez peu clair entre le lgén Reay et l’avocat du bgén Beno :

[traduction] M. Carr-Harris : Q. Général, dans votre déposition, vous avez indiqué qu’en ce qui concerne les éléments dont le général Beno aurait eu connaissance à l’automne de 1992 et susceptibles d’avoir entraîné, sans être en mesure de les énumérer de façon précise sans consulter les résultats de l’enquête que vous avez menée par la suite.

J’imagine que nous aurons ultérieurement la possibilité de le faire. Lieutenant général (ret.) Reay : R. J’imagine que oui. [Aux pages 132 et 133, dossier du bgén Beno.]

En effet, la Commission n’a jamais entendu témoigner de vive voix le lgén Reay au sujet « des éléments dont le général Beno aurait eu connaissance à l’automne de 1992 ». Il est donc curieux de voir le bgén Beno soutenir à présent que les réflexions du lgén Reay au sujet de documents touchant la période qui a « suivi le déploiement » influenceront la manière dont la Commission formulera les conclusions défavorables auxquelles elle pourrait parvenir au titre des préavis transmis.

Les documents en question comprennent le « rapport de Faye », la « note d’information à l’intention du ministre de la Défense nationale » ainsi qu’un « rapport rétrospectif ». Le rapport de Faye, comprenant quelque 20 volumes, a été rédigé au mois de juillet 1993 par un comité nommé par le chef d’état-major de la Défense. Le rapport de Faye reproche plus particulièrement au bgén Beno d’avoir mal tenu certains majors du RAC avant le déploiement de ce régiment en Somalie (aux pages 552 à 636, dossier de requête du bgén Beno). Le général Boyle avait fait allusion au rapport de Faye dans deux autres documents formulant des critiques à l’endroit du bgén Beno. Le rapport rétrospectif faisait rapidement allusion au fait que le bgén Beno aurait manqué de fermeté s’agissant de débarrasser le RAC d’un certain nombre d’éléments indésirables au cours de la période « préalable au déploiement » (à la page 359, dossier de requête du bgén Beno). La note d’information à l’intention du ministre de la Défense nationale, rédigée à la mi-novembre 1993, fait également une petite allusion au bgén Beno. D’après cette note [traduction] « Il n’était toujours pas clair » si le bgén Beno avait pris les mesures nécessaires pour assurer l’état de préparation opérationnelle du régiment (à la page 351, dossier de requête du bgén Beno). Hormis le rapport de Faye, les critiques formulées à l’encontre du bgén Beno sont, dans les autres documents, légères et estompées.

À l’appui de sa thèse de l’expectative légitime ou de l’engagement qu’aurait pris envers lui la Commission, le bgén Beno fait valoir que tout ce qui a été versé au dossier de l’enquête revêt une importance cruciale quant à l’équité des conclusions défavorables auxquelles la Commission pourrait parvenir au sujet de ce qui s’est produit « avant le déploiement ». D’après le bgén Beno, étant donné que les documents critiquant sa conduite au cours de la période « antérieure au déploiement » ont effectivement été versés au dossier de l’enquête, ces documents influenceront l’opinion portée, dans le rapport, sur les fautes qu’il aurait pu commettre. Le bgén Beno a toujours soutenu que ces documents étaient à la fois inexacts et trompeurs et qu’il devrait se voir reconnaître le droit de contre-interroger leurs auteurs. Le bgén Beno se dit maintenant victime des caprices du calendrier étant donné que, théoriquement, les documents en question portent sur la période qui a « suivi le déploiement », mais qu’ils sont en fait extrêmement critiques de la manière dont il s’est comporté « avant le déploiement ».

Il est exact que le commissaire Létourneau a reconnu, dans sa déclaration liminaire, aussi bien l’existence que le poids des documents en question :

Il importe de bien comprendre que les commissaires ne sont pas limités à ces éléments de preuve obtenus au cours de ces audiences testimoniales. Sous réserve de leur obligation d’être juste et équitable, et nous développerons dans quelques instants cette notion, les commissaires ont le droit d’examiner d’autres éléments de preuve existants ou obtenus dans d’autres procédures.

Par exemple, les commissaires ont le pouvoir, nous devrions dire le devoir, d’examiner la preuve déposée devant les cours martiales lors des procès des personnes accusées en rapport avec les incidents survenus en Somalie.

De la même façon, ils peuvent, et ils l’ont fait, examiner le rapport soumis par l’organisme militaire interne qui s’est penché sur les incidents en Somalie. Ce rapport de même que les transcriptions des procès en Cour martiale ont été officiellement produits et déposés pour faire partie intégrante des éléments de preuve de notre enquête. D’autres documents importants ont également été produits : la Convention de Genève, les Ordonnances administratives des Forces canadiennes sur le Racisme, le Harcèlement, la Discrimination, la Conduite des officiers, la Responsabilité militaire et la Chaîne de commandement. Ce ne sont là que des exemples de preuves documentaires produites. Tous ces éléments de preuve, les commissaires peuvent les considérer, les analyser, les soupeser et faire les recommandations qu’ils jugent nécessaires au terme de l’enquête. [Non souligné dans l’original.] [Aux pages 96 et 97, dossier des intimés.]

J’ai souligné les mots « Sous réserve de leur obligation d’être juste et équitable » afin de bien montrer que la Commission n’a pas décidé de reprendre à son compte l’ensemble des conclusions figurant dans les autres documents. Ce n’est donc pas sans limite, ni sans réserve, que la Commission aura recours à ces autres documents. Le bgén Beno soutient pourtant qu’il y a chevauchement entre le mandat de la Commission et celui du comité de Faye. Au cours de son contre-interrogatoire, l’avocate de la Commission l’a d’ailleurs reconnu (à la page 349, dossier des intimés). Mais, cette similarité des deux mandats ne permet pourtant pas d’affirmer, comme le fait le bgén Beno, qu’on s’en est particulièrement et injustement pris à lui. Dans un même ordre d’idées, puisque les documents en question ont trait à la manière dont l’institution militaire a cherché à situer les responsabilités, le bgén Beno suppose que la Commission s’inspirera de ces documents lorsqu’elle fera état d’un certain nombre d’erreurs commises. La Commission a tout de même mené ses propres audiences concernant la période « antérieure au déploiement ». La Cour ne peut donc pas se fonder sur l’hypothèse que la Commission retiendra de préférence des documents que l’on prétend « trompeurs » et qui n’ont pas grand-chose à voir avec les allégations formulées dans le cadre des préavis transmis au titre de l’article 13 ou avec les témoignages recueillis par la Commission.

En tout état de cause, même si la doctrine de l’expectative légitime s’appliquait en l’espèce et que l’assurance formulée dans la lettre en date du 31 juillet 1996 constituait effectivement un engagement de la Commission, cette doctrine ne saurait l’emporter sur l’obligation, incombant à la Commission en vertu de la Loi, de faire rapport sur les événements s’étant produits « avant le déploiement ». On pourrait, certes, soutenir que le mandat révisé de la Commission, en date du 3 avril 1997, fixe les obligations incombant à la Commission, même si ces obligations ne sont pas considérées comme découlant entièrement de la Loi. Ainsi que l’a noté le juge Richard, à la page 296 du jugement rendu par la Section de première instance dans l’affaire Krever précitée : « Même si je devais conclure que la théorie de l’expectative légitime s’applique, les déclarations en question ne pourraient pas modifier le mandat du commissaire ». Dans l’affaire Krever , les personnes ayant reçu des préavis au titre de l’article 13 soutenaient que le commissaire avait affirmé que, dans ses conclusions, il ne mettrait pas en cause la responsabilité civile ou pénale des intéressés. En l’espèce, le témoignage qu’on entendait obtenir du général Boyle devait se limiter à la période qui a « suivi le déploiement » et concerner la manière dont la hiérarchie militaire a réagi aux événements qui s’étaient produits en Somalie. Ce témoignage ne devait pas directement toucher les événements appartenant à la période « antérieure au déploiement ». Ajoutons que la manière dont le général Boyle pourrait analyser les événements relevant de la période « antérieure au déploiement » ne saurait se substituer aux témoignages recueillis par la Commission. Il n’appartient pas à la Cour de présumer, compte tenu notamment de ce que la Commission a dit quant à l’utilité restreinte des documents en question, que la Commission citerait ces mêmes documents à l’égard des fautes qu’elle relèverait dans le cadre de son rapport.

Cela dit, je reconnais que la Commission n’a pas saisi toute l’importance que revêtait le témoignage qu’on entendait obtenir du général Boyle. Dans sa lettre rejetant la demande qui lui était faite d’appeler le général Boyle à témoigner, la Commission précise que le bgén Beno peut cependant recueillir la déposition du général Boyle dans un affidavit. Cela n’a offert au bgén Beno qu’une mince consolation. Après tout, lorsqu’un témoin vous est opposé, comme le bgén Beno prétendait qu’il en était du général Boyle, comment un simple affidavit pourrait-il remplacer un contre-interrogatoire? La Commission aurait peut-être dû plus exactement dire du général Boyle que c’était un témoin dont la déposition n’avait pas de pertinence au regard des allégations formulées dans les préavis. Dans cette même lettre en date du 26 février 1997, la Commission a également eu tort de classer le col Joly dans la catégorie des témoins qui avaient déjà témoigné. Il est clair qu’il n’en était pas ainsi étant donné que le témoignage du col Joly avait été remis à plus tard et que, dans l’intervalle, le mandat de la Commission avait été abrégé. Mais ces caractérisations inexactes constituent des erreurs légères qui sont loin d’atteindre le seuil du « manquement flagrant à la justice naturelle ».

Et enfin, en ce qui concerne la question des témoins précis, le lgén Reay soutient que le général Vernon, dont le témoignage revêtait pourtant une importance cruciale pour ce qui est de sa crédibilité, n’a jamais été appelé à témoigner malgré les assurances qu’il avait reçues à cet effet au cours des audiences consacrées à la période « préalable au déploiement ». J’estime, cependant, que le lgén Reay surestime un peu les préoccupations à cet égard étant donné que sa « crédibilité » n’est mise en cause par aucune des allégations formulées dans les préavis. Ajoutons que c’est à juste titre que la Commission fait valoir qu’elle était en fait disposée à recueillir le témoignage du général Vernon et qu’une journée entière avait été prévue à cet effet (à la page 132, dossier de requête du lgén Reay).

Dans l’arrêt Krever, précité, le juge Décary estime que la Cour est tenue d’intervenir en cas de manquement flagrant à la justice naturelle ou d’excès de compétence. Comme je l’ai dit plus haut, un tel manquement flagrant ne peut pas être reproché à la Commission, même si elle a, dans le cadre des préavis au titre de l’article 13 portant sur la période « antérieure au déploiement », formulé plusieurs allégations qui, implicitement, franchissent la ligne qui sépare les témoignages relatifs aux opérations « sur le théâtre ». Étant donné qu’il ne subsiste aucun préavis relatif à cette période, la Cour doit effectivement intervenir afin d’éviter une injustice et une violation de la loi. La Cour a donc réagi en retranchant et en supprimant les allégations problématiques, laissant intact le gros des préavis au titre de l’article 13. Précisons que certains requérants, tels le lgén Addy, donnent des actions de la Commission une caractérisation légèrement différente. Ils estiment, en effet, que la Commission a écarté des témoignages pertinents en refusant d’entendre, dans le cadre des audiences consacrées aux préavis, des témoins qui auraient, dans leur déposition, évoqué des événements s’étant produits « sur le théâtre » des opérations. D’après les requérants, en excluant ces témoignages, la Commission a commis un nouveau manquement à la justice naturelle, constitutif d’un dépassement de ses compétences. Certains requérants s’attachent à considérer que les iniquités et les manquements à la justice naturelle qu’ils reprochent à la Commission constituent une erreur de compétence. Cette caractérisation repose essentiellement sur des considérations d’ordre stratégique étant donné que les requérants sollicitent de la Cour un bref de prohibition. Le critère applicable en pareil cas est énoncé à l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7.

J’ai, cependant, du mal à accepter les arguments développés par les requérants sur la question de la compétence. D’abord, j’estime que la Commission n’a pas exclu des témoignages pertinents en raccourcissant la liste des témoins proposés par les requérants. Dans son examen de la liste des témoins proposés, la Commission a fait primer la pertinence des témoignages par rapport aux préavis au titre de l’article 13.

Deuxièmement, la Commission fait valoir qu’en l’espèce la « pertinence » est affaire d’appréciation. D’après la Commission, sa manière d’apprécier la pertinence d’un témoignage doit l’emporter sur celle des requérants étant donné que c’est aux commissaires qu’il appartient de délimiter le cadre du litige. La Commission cite l’arrêt Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471 (ci-après, l’arrêt Larocque) à l’appui de cet argument. Dans l’arrêt Larocque, le juge en chef a en effet déclaré, à la page 487, qu’un office fédéral a entière compétence pour délimiter le cadre du litige et pour choisir de n’accueillir que les témoignages jugés pertinents par rapport aux questions ainsi définies. Ce n’est que lorsqu’un office fédéral refuse de tenir compte de témoignages pertinents au regard de la question ainsi définie par l’office lui-même que la décision d’exclure tel ou tel témoignage peut être considérée comme un manquement aux règles de la justice naturelle. Dans l’arrêt Larocque, le juge en chef Lamer s’est prononcé sur ce point dans le cadre de remarques incidentes et la question de l’exclusion de témoignages pertinents n’a pas été évoquée au cours des plaidoiries. Je vais par conséquent m’abstenir de toute conclusion définitive quant à l’applicabilité de ce principe. Je n’ai pas non plus à me prononcer de manière décisive sur l’argument assez original développé par la Commission sur la question de la pertinence aux fins des présentes procédures. Si, cependant, on appliquait en l’espèce cette manière d’interpréter l’arrêt Larocque, le « cadre du litige », tel que défini par la Commission, serait son mandat même et la division de l’enquête en trois parties distinctes et autonomes avec, pour chaque phase, des préavis, distincts eux aussi. Les « témoignages pertinents » seraient ceux qu’on se proposait d’entendre au cours des audiences consacrées à la réfutation des allégations formulées dans les préavis et portant sur la période « préalable au déploiement ». Ainsi, d’après la Commission, elle aurait effectivement exclu des témoignages pertinents si elle avait refusé aux requérants l’occasion de citer des témoins concernant la période « préalable au déploiement ». Étant donné, cependant, qu’il n’en a pas été ainsi, il n’y a eu aucun excès ou dépassement de compétence.

LE REDRESSEMENT DEMANDÉ

Comparés aux autres requérants, le col Labbé et le lcol Mathieu, tous les deux plus étroitement impliqués que les autres dans les opérations « sur le théâtre », sollicitent de la Cour un redressement extraordinaire. Les deux requérants sollicitent, en effet, une ordonnance interdisant à la Commission de [traduction] « rapporter aucune conclusion de fait, ou de conclusion touchant la crédibilité ou identifiant d’aucune manière, directement ou indirectement, le requérant en citant son nom, son rang, son titre ou ses fonctions, en ce qui concerne tous agissements dans lesquels il serait impliqué après le début de la phase relative aux opérations “sur le théâtre” de l’enquête sur la Somalie » (non souligné dans l’original, aux pages 453 et 196, dossiers de requête du col Labbé et du lcol Mathieu).

Pourquoi le col Labbé et le lcol Mathieu seraient-ils, parmi les requérants, les seuls à solliciter ce redressement précis? Ces deux requérants se sont acquis une certaine notoriété de mauvais aloi pour les propos qu’on leur attribue au cours de la période des opérations « sur le théâtre » du déploiement en Somalie. On prétend que le col Labbé a offert « une caisse de champagne au premier soldat à tirer sur un Somalien », alors que le lcol Mathieu est censé avoir dit aux soldats qu’ils pouvaient tirer sur des civils somaliens se livrant au chapardage dans le camp canadien, du moment que les soldats viseraient [traduction] « entre la jupe et les sandales ». On comprend pourquoi ces requérants tiendraient tellement à éviter que la Commission énonce ne serait-ce que de vagues conclusions « de fait ou de conclusion touchant la crédibilité [des requérants] … ou identifiant le requérant … en ce qui concerne tous agissements ».

Ni le col Labbé, ni le lcol Mathieu n’invoquent la moindre jurisprudence ou le moindre précédent à l’appui de l’argument selon lequel la Cour devrait interdire à une commission d’énoncer des conclusions de fait, même en cas de faute, en l’absence de préavis transmis au titre de l’article 13. Les requérants estiment que, compte tenu de l’abrègement du mandat de la Commission, tel que décidé par le gouvernement, la Cour devrait prendre des mesures extraordinaires afin de sauvegarder des réputations que les requérants ont eu tellement de mal à acquérir. Le col Labbé et le lcol Mathieu font valoir qu’ils seraient, dans le rapport final, implicitement visés en ce qui concerne les événements qui se sont produits « sur le théâtre » des opérations. Mais, leurs arguments sont approximatifs et viennent ajouter un troisième élément conjectural à l’argument, déjà douteux, du lien qui s’établirait dans l’esprit du public. À leur argument fondé sur ce que la Commission serait susceptible de dire, dans son rapport final, au sujet des actions survenues au cours de la période « antérieure au déploiement », et du lien que l’opinion publique serait susceptible de former entre ces conclusions éventuelles et les événements survenus « sur le théâtre » des opérations, le col Labbé et le lcol Mathieu soulèvent la question des conclusions auxquelles le public pourrait lui-même parvenir en raison des conclusions de fait que la Commission aurait formulées au sujet des opérations « sur le théâtre ». Encore une fois, je dois simplement rappeler que, pour apprécier le respect des garanties procédurales, la Cour ne peut pas se fonder sur des conjectures ou sur ce qu’on pourrait laisser filtrer aux médias.

À l’appui de leur argument, le col Labbé et le lcol Mathieu font état de certaines questions posées par l’avocat de la Commission à l’occasion de leurs conclusions écrites définitives à la Commission. Le 6 mars 1997, pour aider les avocats des requérants à préparer leurs conclusions définitives en vue des audiences consacrées à la réfutation des allégations contenues dans les préavis, les avocats de la Commission ont distribué à toutes les parties copie de leurs conclusions concernant la période « antérieure au déploiement » et la question de l’altération des documents. Les conclusions des avocats de la Commission concernant les témoignages portant sur la période des opérations « sur le théâtre » ont été distribuées environ deux semaines plus tard, le 19 mars 1997 (aux pages 139 à 187, dossier des intimés).

En se fondant, pour solliciter une ordonnance de prohibition, sur les conclusions écrites des avocats de la Commission, le col Labbé et le lcol Mathieu commettent plusieurs erreurs. D’abord, il faudrait que la Cour écarte la déclaration expresse contenue dans les préavis révisés en date du 31 janvier 1997, selon laquelle [traduction] « les commissaires, dans la rédaction de leur rapport final, limiteront leurs observations concernant … les fautes éventuelles à ce qui s’est passé [au cours de la période « antérieure au déploiement—] » ou aux questions particularisées dans les préavis. Deuxièmement, le col Labbé et le lcol Mathieu semblent s’être trompés sur l’importance des conclusions écrites des avocats de la Commission. Ces conclusions écrites ne sont aucunement décisives en ce qui concerne les conclusions que les commissaires exposeront dans leur rapport final. En effet, selon le rôle des avocats de la Commission tel que les commissaires l’ont clairement défini au départ [traduction] « À la fin des audiences, les avocats de la Commission résumeront, à l’intention des commissaires, les questions et les preuves produites mais ne présenteront aucune conclusion concernant leur appréciation de la preuve, ou au sujet des conclusions ou recommandations que devraient formuler les commissaires » (non souligné dans l’original) (aux pages 109 et 110, dossier des intimés). Troisièmement, les avocats de la Commission ne vont prendre aucune part à la rédaction du rapport final et c’est donc, en définitive, aux commissaires qu’il appartiendra de dire s’ils peuvent, de manière complète et équitable, formuler des conclusions de fait, et non pas de faute, en réponse aux questions formulées par les avocats de la Commission et en l’absence de tout préavis concernant les événements s’étant produits « sur le théâtre ». La Cour ne peut donc pas présumer que la Commission formulera des conclusions de fait concernant les propos incendiaires et répréhensibles sur le « champagne » et les « sandales », sans tenir compte pour cela des effets qu’a pu avoir l’abrègement de son mandat et sans tenir compte, non plus, des garanties procédurales dues aux requérants. Dans sa déclaration liminaire, la Commission a bien dit qu’elle écarterait les rumeurs et les insinuations, au profit des preuves effectivement produites devant la Commission (à la page 98, dossier des intimés).

Le col Labbé et le lcol Mathieu vont un peu loin. Pour demander à la Cour d’interdire à la Commission de formuler la moindre conclusion au niveau de la crédibilité, même si elle ne devait pas « citer de noms », ils présument que la Commission aura tout loisir pour formuler des conclusions concernant les opérations « sur le théâtre » aussi bien que sur la période qui a « suivi le déploiement », et cela, même en l’absence de préavis concernant ces deux étapes. Le mandat révisé de la Commission, défini par décret en date du 3 avril 1997, confère effectivement aux commissaires le pouvoir de faire, « à leur discrétion », rapport sur la période correspondant aux opérations « sur le théâtre ». J’estime, cependant, que les requérants ne risquent aucune iniquité dans l’hypothèse où la Commission formulerait effectivement, dans son rapport final, des conclusions générales portant sur la question de la crédibilité. La Cour ne saurait se voir imposer par les requérants le rôle de censeur. Une telle restriction générale imposée aux conclusions de fait aurait pour effet de lier les mains de la Commission, même à défaut d’ordonnance interdisant à la Commission d’imputer des fautes correspondant aux allégations formulées dans les préavis.

Le lgén Gervais sollicite, lui, un autre type de redressement. Il demande à la Cour une ordonnance interdisant au commissaire Létourneau de prendre part à toute conclusion éventuellement défavorable. Cette demande, cependant, ainsi que certains types de redressements originaux sollicités de la Cour, ont été dépassés par la vague des événements. Le lgén Gervais fondait sa demande sur le jugement rendu en première instance par le juge Campbell dans l’affaire Beno, précitée. Le juge Campbell avait, d’après la manière dont le commissaire Létourneau s’était comporté envers le bgén Beno, conclu à l’existence d’une crainte raisonnable de parti pris. D’après le lgén Gervais, étant donné qu’il avait été le supérieur hiérarchique du bgén Beno, toute faute imputée à celui-ci, l’impliquerait nécessairement lui aussi. Dans la mesure, donc, où l’on interdirait au commissaire Létourneau de formuler la moindre conclusion défavorable au bgén Beno, cette même interdiction devrait également s’appliquer, en remontant la chaîne de commandement, aux conclusions touchant le lgén Gervais. La décision rendue par le juge Campbell dans l’affaire Beno a été, cependant, infirmée par la Cour d’appel fédérale qui, elle, n’a relevé l’existence d’aucun parti pris. La demande de redressement présentée par le lgén Gervais devient donc toute théorique.

Après avoir exposé les types de redressements écartés par la Cour, je vais maintenant brièvement rappeler le redressement qu’elle entend accorder. J’ai en définitive décidé de ne pas ordonner le retrait des préavis transmis au titre de l’article 13, mais simplement d’en supprimer les éléments problématiques. J’estime que ces parties-là peuvent effectivement être scindées du reste des préavis. Chaque paragraphe de ces préavis transmis au titre de l’article 13 constitue un tout. L’intégrité de ces préavis n’est en rien affectée par la suppression de ces éléments-là.

Afin de faire le tri entre les diverses demandes formulées, j’ai décidé de recourir à des analogies, certes imparfaites, dont celles de l’accident d’aviation, du casse-tête et du tricot. Je vais conclure par une dernière métaphore, même si celle-ci ne permet pas vraiment de saisir toutes les nuances et les subtilités des présentes procédures. Les faits, mettant à mal, en l’espèce, les contraintes ordinaires du langage et le vocabulaire un peu froid du droit, il faut bien faire appel à l’image. Imaginons donc, un moment, que la Commission et les requérants constituent deux équipes de baseball jouant l’une contre l’autre. La partie est en cours et les règles fixées. L’analogie n’est, bien sûr, pas tout à fait exacte, car c’est la Commission qui a fixé un certain nombre de règles de départ. Quoi qu’il en soit, les joueurs étaient en train de disputer le match lorsque, selon les propriétaires respectifs des deux équipes, le gouvernement est venu réduire le nombre de manches. Les requérants demandent à la Commission de quitter le terrain, mais la Commission affirme que, malgré la décision du gouvernement, elle est à même de continuer la partie de manière équitable. On fait appel à la Cour, comme on aurait fait appel au commissaire de la ligue de baseball, pour veiller à l’intégrité du jeu, au respect des règles fondamentales de l’équité, ce que, dans l’arrêt Krever, à la page 79, le juge Décary a appelé « jouer franc jeu ». En retranchant les quelques éléments problématiques des préavis transmis au titre de l’article 13, la Cour reconnaît que la Commission avait donné un effet à sa balle rapide. Mais cela ne justifie pas l’annulation de la partie. Le match est en cours, on ne constate aucune autre violation flagrante de l’équité procédurale et le match se poursuit.

En recourant à cette analogie d’une partie de baseball, je n’entends aucunement diminuer les conséquences que peut avoir le fait de voir citer son nom au titre de conclusions défavorables. Mais la Cour a également constaté la solennité qui semble marquer l’attitude de toutes les parties en l’espèce. Par une décision sans précédent, le gouvernement a tronqué le mandat de la Commission et a, par là même, jeté une ombre sur l’institution des commissions d’enquête. Je conclus donc en citant les propos du commissaire Desbarats, prononcés lors de la conférence de presse du 13 janvier 1997 : [traduction] « Le fait, pour un gouvernement, de décréter une mesure portant atteinte à l’indépendance d’une enquête publique, est contraire à notre tradition politique et met en péril le principe même de la responsabilité. Je suis persuadé qu’à l’avenir, à cause de ce qui vient de se passer, beaucoup de gens regarderont à deux fois avant de siéger au sein d’une commission d’enquête » (à la page 267, dossier des intimés). Il faut bien espérer qu’il se trompe, tout en craignant que ce ne soit pas le cas.



[1] Certains puristes prétendront qu’à proprement parler, il n’y a pas de « commission d’enquête », mais seulement des commissaires chargés de mener une enquête. Par souci de simplicité, dans le cadre de ces motifs, je parlerai indifféremment de la « Commission » et des « commissaires ».

[2] À chaque fois qu’on se réfère au « dossier des intimés », il s’agit, sauf indication contraire, du dossier déposé dans le cadre de l’affaire portant le numéro du greffe T-408-97, Le brigadier général Ernest B. Beno c. L’honorable Gilles Létourneau et al. Les intimés ont soulevé une question préliminaire touchant l’admissibilité en preuve du volume II des quatre volumes que comporte le dossier déposé par le bgén Beno, faisant valoir que ce dossier n’avait pas été déposé en même temps que l’avis de requête introductive d’instance du requérant. Au début de l’audience, l’avocat du bgén Beno a demandé l’autorisation de déposer le volume II. Le volume II comprend un affidavit identifiant et joignant au dossier des extraits de la transcription des audiences de l’enquête sur la Somalie, la transcription d’une conférence de presse tenue par les commissaires le 12 février 1997, des notes d’information, des rapports documentaires ainsi que la transcription d’une entrevue ayant eu lieu dans le cadre des actualités télévisées. Le seul élément ayant donné lieu à contestation est la transcription de l’entrevue accordée dans le cadre des actualités télévisées (pièce « K » jointe à l’affidavit de Madeleine Schwarz, volume II du dossier déposé par le bgén Beno). Les avocats de la Commission se sont opposés à l’admission de cette pièce, estimant que ce document ne faisait pas partie des travaux de la Commission. Sur cette question préliminaire, j’estime que le volume II du dossier déposé par le bgén Beno est effectivement admissible, sauf en ce qui concerne la pièce « K ». En tout état de cause, aucune des parties n’a fait allusion à la pièce « K » lors des audiences.

[3] Le lgén Gervais : aux p. 21 à 23, dossier du requérant; le lgén Reay : aux p. 60 à 63, dossier du requérant; le lcol Mathieu : aux p. 26 à 28, dossier du requérant; le premier préavis reçu par le col Labbé au titre de l’art. 13, en date du 21 décembre 1995, aux p. 44 à 46, dossier du requérant. Le préavis transmis au lgén Addy, en date du 6 février 1996, aux p. 33 à 35, dossier du requérant; et bgén Beno : aux p. 681 à 685, dossier du requérant.

[4] Le préavis transmis au col Labbé au titre de l’art. 13 était plus bref, ne faisant état que d’une seule allégation touchant la constitution, la composition et l’état de préparation opérationnel du groupement tactique du Régiment aéroporté du Canada (GTRAC) (aux p. 47 et 48, dossier déposé par le col Labbé).

[5] Le bgén Beno, le col Labbé et le lcol Mathieu se sont vu reconnaître la qualité de participants à l’enquête.

[6] Le bgén Beno : du 29 janvier au 31 janvier 1996, inclusivement; le lgén Reay : du 13 février au 15 février 1996 inclusivement ainsi que le 18 juin 1996; le lgén Gervais : les 15, 19 et 20 février 1996; et le lgén Addy : une demi-journée au cours du 19 février 1996. Ayant participé de très près à la phase antérieure au déploiement ainsi qu’aux opérations « sur le théâtre », le col Labbé et le lcol Mathieu, au cours de trois semaines consécutives d’audience du mois de février 1997, ont été entendus au sujet de ces deux phases de l’opération somalienne.

[7] Le préavis transmis au titre de l’art. 13 au général Boyle est au cœur du dossier T-1089-97, Le général Jean E. Boyle c. L’honorable Gilles Létourneau et al. Cette affaire devrait être entendue au cours de la semaine du 23 juin 1997, par la Cour fédérale du Canada, Section de première instance [Boyle c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en SomalieCommission Létourneau), [1997] F.C.J. no 942 (QL)].

[8] Voir : aux p. 25 et 26, dossier du lgén Gervais; aux p. 96 et 97, dossier du lgén Reay; aux p. 126 à 128, vol. I, dossier du lgén Addy; aux p. 190 à 192, dossier déposé par l’intimé dans le cadre de la demande déposée par le bgén Beno; aux p. 47 et 48, dossier déposé par le col Labbé et aux p. 32 et 33, dossier déposé par le lcol Mathieu.

[9] À l’exception du lgén Reay.

[10] L’ordonnance de Mme le juge Simpson fait actuellement l’objet d’un appel dans le cadre du dossier A-282-97, déposée le 8 avril 1997 [maintenant publiée à [1997] 3 C.F. 169 (C.A.)].

[11] Je me suis permis de mettre le mot « vérité » entre guillemets à l’instar du juge Cory dans l’arrêt Phillips précité.

[12] Demande d’autorisation de pourvoi en Cour suprême déposée le 11 juin 1997 [Demande rejetée le 27 juin 1997. [1997] S.C.C.A. no 322 (QL)].

[13] Supra, note 3 pour le renvoi à la page du dossier des requérants.

[14] Supra, note 8 pour le renvoi à la page du dossier des requérants.

[15] Voir le par. 6, à la p. 97, dossier présenté par le lgén Reay; par. 6, à la p. 26, dossier déposé par le lgén Gervais; alinéa 4d), à la p. 127, dossier déposé par le lgén Addy; et par. 1, à la p. 47, dossier déposé par le col Labbé.

[16] Par. 3, à la p. 97, dossier du lgén Reay; par. 3, à la p. 26, dossier du lgén Gervais; par. 3, à la p. 136, dossier des intimés concernant le bgén Beno; par. 3, à la p. 47, dossier du col Labbé; et par. 5, à la p. 33, dossier du lcol Mathieu. Le préavis transmis au col Labbé contient un élément supplémentaire. En plus de la formation et du contrôle de leurs connaissances, il fallait s’assurer que les soldats « comprenaient » les règles.

[17] Supra, note 8, pour les numéros de page, dans les dossiers des requérants, des préavis révisés.

[18] Par exemple, s’agissant du lgén Reay, la Commission a décidé d’accueillir quatre des témoins proposés, bien que le lgén Reay ait initialement proposé 22 noms, et non pas les dix figurant sur la liste révisée. Le col Labbé avait proposé les noms de 18 témoins mais a été informé du fait qu’il ne pourrait en appeler que deux. Le lcol Mathieu avait fourni 12 noms et n’a été autorisé qu’à en appeler quatre.

[19] Cela fait allusion au fait que certains avaient exigé que la Commission appelle à témoigner des hauts fonctionnaires civils et militaires dans les derniers jours de la Commission afin d’examiner le prétendu camouflage du décès de Shidane Arone. Le commissaire Létourneau a dû rejeter ces demandes étant donné que la Commission entendait clore son examen du meurtre, par balles, de M. Arone survenu le 4 mars 1993. En fait, la Commission a dû procéder comme s’il s’était agi d’une série de camouflages distincts.

[20] Dans leurs exposés des faits et du droit, les intimés font état d’un chiffre légèrement différent, soit 116 témoins entendus entre le début et la fin des travaux de la Commission.

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