Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     T-1411-98

Ernst Zündel (demandeur)

c.

Sabrina Citron, le Comité du maire de Toronto sur les relations entre races et communautés, le procureur général du Canada, la Commission canadienne des droits de la personne, la Canadian Holocaust Remembrance Association, le Simon Wiesenthal Centre, Le Congrès juif canadien, la ligue des droits de la personne de B'Nai Brith Canada et la Canadian Association For Free Expression (intimés)

Répertorié: Zündelc. Citron(1re inst.)

Section de première instance, juge Campbell" Toronto, 12 et 13 avril 1999.

Droit administratif Contrôle judiciaire Rejet par le TCDP de la plainte du demandeur fondée sur une crainte raisonnable de partialité de la part d'un membre du TribunalEn 1988, le président de la Commission ontarienne des droits de la personne a commenté favorablement dans un communiqué de presse le verdict par lequel un jury a reconnu le demandeur coupable d'avoir publié de fausses déclarations visant à nier l'holocausteLorsque la déclaration a été faite, Mme Devins siégeait à la Commission ontarienneElle siège aujourd'hui au TCDP, qui est saisi d'une plainte selon laquelle le site Web du demandeur expose les personnes de croyance et d'origine juives à la haine et au méprisLe critère de la partialité consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialitéLa préoccupation concernant l'existence d'un préjugé réel peut être éliminée par des éléments de preuve indiquant le contraire, mais cette possibilité n'existe pas dans le cas de la crainte ou de l'apparence de partialitéLe communiqué de presse renferme une déclaration accablante spécifique à l'encontre du demandeurCette condamnation publique ne repose sur aucun objectif légitime d'un organisme investi de responsabilités décisionnellesCe genre de conduite mine l'indépendance et la neutralité exigées du Tribunal et donne lieu à des craintes de partialitéLe communiqué de presse a permis de percevoir une attitude empreinte de partialité de la part des membres de la Commission ontarienne qui siégeaient à l'époqueIl est raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, le président de la Commission entretenait un préjugé réel important à l'encontre du demandeurLe libellé du communiqué de presse indique que le président s'exprimait au nom de tous les membres de la CommissionIl est donc raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, les membres de la Commission ontarienne entretenaient un préjugé réel important à l'encontre du demandeurBien que la preuve ne permette pas de conclure à l'existence d'un préjugé réel de la part de Mme Devins à l'endroit du demandeur, la dénégation formulée à ce moment-ci ne saurait corriger l'apparence de partialitéÀ cette fin, il aurait fallu qu'elle soit formulée lors de la publication dudit communiquéN'ayant été mis au courant du communiqué de presse qu'au mois de juin 1998, le demandeur n'a pas renoncé à son droit de formuler sa plainte de partialitéIl est interdit à Mme Devins de siéger à l'avenir comme membre du Tribunal.

Droits de la personne La CCDP a entendu une plainte dans laquelle il est allégué que le site Web du demandeur expose les personnes de croyance et d'origine juives à la haine et au méprisUn membre de la CCDP siégeait en 1988 à la Commission ontarienne lorsque le président a déclaré dans un communiqué de presse, apparemment au nom de tous les membres, que la Commission accueillait favorablement le jugement dans lequel le demandeur a été reconnu coupable d'avoir publié de fausses déclarations visant à nier l'HolocausteIl est raisonnable de conclure que les membres de la Commission ontarienne des droits de la personne entretenaient un préjugé réel important à l'encontre du demandeurLe temps écoulé ne change rien à la situation; cependant, étant donné que la déclaration n'a pas été formulée par un membre de l'actuelle CCDP et que la personne visée par l'allégation nie toute partialité de sa part, la preuve ne permet pas de conclure à l'existence d'un préjugé réelLa dénégation ne saurait corriger l'apparence de partialitéSelon la Loi canadienne sur les droits de la personne, un membre du Tribunal n'a compétence pour poursuivre l'audition d'une plainte que si les autres membres sont incapables de continuerIl est interdit au membre visé par une crainte raisonnable de partialité de siéger à l'avenir comme membre du Tribunal.

Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'égard de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne a rejeté la plainte du demandeur au sujet d'une crainte raisonnable de partialité.

Le 13 mai 1988, le président de la Commission ontarienne des droits de la personne s'est exprimé comme suit dans un communiqué de presse au sujet du résultat d'un procès mettant en cause le demandeur: "La Commission ontarienne des droits de la personne accueille favorablement le récent jugement dans lequel Ernst Zündel a été reconnu coupable de l'accusation d'avoir publié de fausses déclarations visant à nier l'holocauste [. . .] Nous sommes très heureux de la décision du jury, puisqu'elle exige à toutes fins utiles que des sanctions soient prises contre un homme qui a cherché à nier la vérité en ce qui a trait aux souffrances infligées au peuple juif [. . .]". Lorsque la déclaration a été faite, Mme  Devins siégeait à la Commission ontarienne. Elle siège aujourd'hui au Tribunal de la Commission canadienne des droits de la personne, qui est saisi d'une plainte selon laquelle le site Web du demandeur expose les personnes de croyance et d'origine juives à la haine et au mépris et crée de ce fait de la discrimination. Une fois l'audience du Tribunal terminée, le demandeur a appris l'existence du communiqué de presse et formulé sa préoccupation concernant l'apparence de partialité. En réponse à la préoccupation du demandeur, les membres du Tribunal ont affirmé leur impartialité.

La question à trancher était celle de savoir s'il existait une crainte raisonnable de partialité justifiant la révocation de Mme Devins en qualité de membre du Tribunal.

Jugement: la demande doit être accueillie.

Le critère de la partialité consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez Mme Devins. Une préoccupation concernant l'existence d'un préjugé réel peut être éliminée par des éléments de preuve indiquant le contraire, mais cette possibilité n'existe pas dans le cas d'une crainte ou d'une apparence de partialité. Seule l'apparence de partialité est examinée. L'affirmation par les membres du Tribunal de leur impartialité était pertinente quant à la question de la partialité proprement dite, mais non en ce qui a trait à la crainte de partialité.

Le communiqué de presse renfermait une déclaration accablante spécifique à l'encontre du demandeur. Cette condamnation publique ne repose sur aucun objectif légitime d'un organisme investi de responsabilités décisionnelles. Cette conduite mine l'indépendance et la neutralité exigées de lui et peut donner lieu à des plaintes de partialité, en plus de mettre à l'épreuve la capacité du système judiciaire de corriger cette erreur afin de rendre justice de façon égale et équitable.

Le communiqué de presse a permis de percevoir une attitude empreinte de partialité de la part des membres de la Commission ontarienne qui siégeaient à l'époque. La plainte du demandeur était légitime. Étant donné que le communiqué de presse émane apparemment du président de la Commission ontarienne, il est raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, le président en question entretenait un préjugé réel important à l'encontre du demandeur. Le libellé du communiqué de presse indique que le président s'exprimait au nom de tous les membres de la Commission. Par conséquent, il est raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, les membres de la Commission ontarienne entretenaient un préjugé réel important à l'encontre du demandeur. L'apparence de partialité découlant du communiqué de presse touche l'audience tenue devant le Tribunal et visée en l'espèce. Le temps écoulé ne change rien au fait qu'il est raisonnable d'imputer un préjugé réel important à Mme Devins. Cependant, étant donné que ce n'est pas Mme Devins qui a formulé la déclaration en date du 13 mai 1988 et qu'elle nie toute partialité en ce qui la concerne, la preuve ne permet pas de conclure à l'existence d'un préjugé réel de sa part à l'endroit du demandeur. Cependant, la dénégation formulée à ce moment-ci ne saurait corriger l'apparence de partialité de sa part qui découlait de la publication du communiqué de presse. Si la dénégation avait été formulée à la date de publication du communiqué de presse, elle constituerait une preuve du fait que ledit communiqué n'a pas été publié avec son assentiment et ne traduisait pas son opinion. Aucun élément de preuve de cette nature n'a été présenté, de sorte que la portée du communiqué de presse n'a nullement été atténuée. Un observateur relativement bien renseigné aurait une crainte de partialité en ce qui a trait à l'attitude de Mme Devins à l'endroit du demandeur.

Étant donné qu'il n'a été mis au courant du communiqué de presse du 13 mai 1988 que le 10 juin 1998, le demandeur n'a pas renoncé à son droit de formuler sa plainte de partialité dans la présente demande.

En raison de la crainte de partialité, il est nécessaire, conformément à l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale, d'interdire à Mme Devins de siéger à l'avenir comme membre du Tribunal. La neutralité de l'autre membre n'ayant pas été touchée, le Tribunal pourra exercer sa compétence par l'entremise de celui-ci, qui pourra terminer l'audition de l'affaire seul.

    lois et règlements

        Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 13(1).

        Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(3)b) (édicté L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

    jurisprudence

        décisions appliquées:

        Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241; Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814; (1977), 1 A.R. 1; 67 D.L.R. (3d) 559; [1976] 4 W.W.R. 712; 9 N.R. 383; Ringrose and College of Physicians & Surgeons of Alberta, Re (1975), 52 D.L.R. (3d) 584; [1975] 4 W.W.R. 43 (C.A. Alb.).

        décisions examinées:

        Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911; (1997), 144 D.L.R. (4th) 493; 126 F.T.R. 241 (1re inst.).

        décisions citées:

        Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527; (1997), 146 D.L.R. (4th) 708; 47 Admin. L.R. (2d) 244; 212 N.R. 357 (C.A.).

DEMANDE de contrôle judiciaire à l'égard du rejet par le Tribunal canadien des droits de la personne de la plainte du demandeur au sujet de l'existence d'une crainte raisonnable de partialité de la part de l'un des membres du Tribunal qui entendait une allégation selon laquelle son site Web expose les Juifs à la haine et au mépris. Demande accueillie.

    ont comparu:

    Douglas H. Christie et Barbara Kulaszka pour le demandeur.

    Jane S. Bailey pour les intimées, Sabrina Citron et la Canadian Holocaust Remembrance Association.

    Andrew A. Weretelnyk pour l'intimé, le Comité du maire de Toronto sur les relations entre races et communautés.

    Richard A. Kramer pour l'intimé, le procureur général du Canada.

    René Duval pour l'intimée, la Commission canadienne des droits de la personne.

    Robyn M. Bell pour l'intimé, le Simon Wiesenthal Centre.

    Judy Chan et Joel Richler pour l'intimé, le Congrès juif canadien.

    Marvin Kurz pour l'intimée, la Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith.

    Paul Fromm pour l'intimée, la Canadian Association for Free Expression.

    avocats inscrits au dossier:

    Douglas H. Christie, Victoria, et Barbara Kulaszka, Brighton (Ontario), pour le demandeur.

    Tory Tory DesLauriers & Binnington, Toronto, pour les intimées, Sabrina Citron et la Canadian Holocaust Remembrance Association.

    Bureau du procureur de la ville de Toronto, Toronto, pour l'intimé, le Comité du maire de Toronto sur les relations entre races et communautés.

    Le sous-procureur général du Canada, pour le procureur général du Canada.

    René Duval, de la Commission canadienne des droits de la personne, pour l'intimée, la Commission canadienne des droits de la personne.

    Bennett Jones, Toronto, pour l'intimé, le Simon Wiesenthal Centre.

    Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour l'intimé, le Congrès juif canadien.

    Dale, Streiman & Kurz, Brampton (Ontario), pour l'intimée, la Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge Campbell: Le 13 mai 1988, le président de la Commission ontarienne des droits de la personne (la Commission ontarienne) a fait la déclaration suivante au sujet du résultat d'un procès mettant en cause M. Zündel, le demandeur en l'espèce:

[traduction]

HEURE/DATE:    10h32, heure de l'est, 13 mai 1988

SOURCE:    Commission ontarienne des droits de la personne

TITRE:    ***LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ACCUEILLE FAVORABLEMENT LE RÉCENT JUGEMENT RENDU DANS L'AFFAIRE ZÜNDEL***

LIEU:    TORONTO

La Commission ontarienne des droits de la personne accueille favorablement le récent jugement dans lequel Ernst Zündel a été reconnu coupable de l'accusation d'avoir publié de fausses déclarations visant à nier l'holocauste.

"Cette décision a pour effet d'enterrer, une fois pour toutes, l'argument qui reprend vie à l'occasion et selon lequel l'holocauste n'est pas survenu et constitue en fait un canular", a dit le président de la Commission, Raj Anand. "Nous sommes très heureux de la décision du jury, puisqu'elle exige à toutes fins utiles que des sanctions soient prises contre un homme qui a cherché à nier la vérité en ce qui a trait aux souffrances infligées au peuple juif uniquement du fait de sa religion et de son origine ethnique."

M. Anand a ajouté que la décision a une grande importance dans la mesure où elle a pour effet de confirmer non seulement le droit des Juifs, mais aussi celui des autres groupes religieux et ethnoculturels de ne pas être exposés à la dissémination de renseignements erronés qui constituent une calomnie à leur endroit.

[2]Lorsque la déclaration a été faite, Mme Devins siégeait à la Commission ontarienne. Elle siège aujourd'hui au tribunal (le Tribunal) de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) saisi d'une plainte déposée contre le demandeur en application du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne1. Cette disposition interdit les communications téléphoniques susceptibles d'exposer une personne à la haine ou au mépris en raison de plusieurs motifs de discrimination interdits qui sont énumérés dans la Loi en question.

[3]La question à trancher est de savoir si la déclaration formulée par le président de la Commission ontarienne crée une crainte raisonnable de partialité justifiant la révocation de Mme Devins en qualité de membre du Tribunal2.

A.  Le contexte factuel

[4]Depuis octobre 1997, le Tribunal a entendu pendant environ 40 jours une plainte dans laquelle il est allégué que le site Web du demandeur appelé "Zündelsite" expose les personnes de croyance et d'origine juives à la haine et au mépris et crée de ce fait de la discrimination.

[5]Le demandeur a fourni au sujet de la plainte dont le Tribunal est actuellement saisi les renseignements factuels suivants qui ne sont pas contestés3:

[traduction]

7. La CCDP a déposé devant le Tribunal un document intitulé "Did Six Million Really Die?", qui constitue un fondement important de sa cause. Dans cet essai historique de 30 000 mots, l'auteur nie que le gouvernement allemand, alors dirigé par Adolph Hitler, ait déjà adopté une politique visant l'extermination des Juifs et que 6 000 000 de Juifs aient été tués pendant la guerre, contrairement aux affirmations répandues à ce sujet, et conteste également bon nombre des allégations d'atrocité formulées à l'encontre du peuple allemand pendant et après la Seconde Guerre mondiale en citant de nombreux historiens, auteurs et documents.

    [. . .]

11. Le demandeur avait déjà été accusé, sous le régime de l'article 177 du Code criminel, d'avoir répandu de fausses nouvelles en publiant le document intitulé "Did Six Million Really Die?". En 1983, il a fait l'objet d'accusations privées portées par l'intimée Sabrina Citron, une des parties plaignantes devant le Tribunal. Après la prise en charge des accusations par Sa Majesté, le demandeur a subi deux procès en 1985 et 1988, sous l'inculpation "d'avoir publié une déclaration ou une histoire, soitDid Six Million Really Die?, qu'il sait être fausse et qui est de nature à causer une atteinte ou un tort à l'intérêt public lié à la tolérance sociale et raciale, contrairement au Code criminel—. Il a initialement été reconnu coupable par deux jurys, mais la Cour suprême du Canada l'a finalement acquitté lorsqu'elle a décidé en 1992 que l'article 177 allait à l'encontre du droit à la liberté d'expression garanti par la Charte canadienne des droits et libertés .

12. Le premier procès tenu en 1985 a été largement couvert par les médias, tant imprimés qu'électroniques, au cours de toute la période de deux mois qu'a duré le procès. Le second procès n'a retenu l'attention des médias que lorsque le demandeur a été reconnu coupable, le 11 mai 1988, et qu'il a reçu sa sentence le vendredi 13 mai 1988.

    [. . .]

14. Le 27 mai 1998, la CCDP a terminé la présentation de sa preuve. Aucune autre partie appuyant la position de celle-ci n'a appelé de témoins. Pour leur part, les plaignants n'ont présenté aucun témoin.

15. Vers le 1er juin 1998, le demandeur a demandé, par l'entremise de son avocate, que le personnel des bureaux du Tribunal des droits de la personne situés à Ottawa lui fasse parvenir une biographie des trois membres du Tribunal. Les biographies lui ont été envoyées par télécopieur le 2 juin 1998.

16. Dans la biographie du membre Reva E. Devins, il était mentionné que, de 1987 à 1993, celle-ci a siégé en qualité de commissaire de la Commission ontarienne des droits de la personne et a également agi en qualité de vice-présidente intérimaire de la Commission au cours de la dernière année de son mandat.

17. Avant de recevoir cette biographie, le demandeur ignorait que Mme Devins avait été membre de la Commission ontarienne des droits de la personne.

18. Le 10 juin 1998, un communiqué de presse que la Commission ontarienne des droits de la personne avait publié le 13 mai 1998 a été porté à l'attention du demandeur. C'est l'avocate de celui-ci, Me Barbara Kulaszka, qui a trouvé le communiqué de presse alors qu'elle effectuait une recherche dans la base de données de QL Systems Limited, "Canada Newswire, 1984-1998". Avant que son avocate lui montre le communiqué de presse le 10 juin 1998, le demandeur en ignorait totalement l'existence.

    [. . .]

20. Le communiqué de presse a été publié le 13 mai 1988, soit la date à laquelle le demandeur a été condamné à une peine d'emprisonnement de neuf mois après avoir été reconnu coupable par un jury, le 11 mai 1988, de l'accusation d'avoir répandu des nouvelles fausses qui sont de nature à causer du tort à l'intérêt public lié à la tolérance sociale et raciale, contrairement à l'article 177 du Code criminel, par suite de la publication de la brochure "Did Six Million Really Die?", la même brochure qui a fait l'objet des plaintes portées à l'attention du Tribunal et qui est maintenant déposée en preuve comme principal document constituant le fondement de la cause de la CCDP contre le demandeur.

B.  Le critère de partialité

[6]Il est bien reconnu que le critère de la partialité est celui qu'a formulé le juge Cory dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities)4, où il s'exprime comme suit à la page 636:

L'obligation d'agir équitablement comprend celle d'assurer aux parties l'équité procédurale, qui ne peut tout simplement pas exister s'il y a partialité de la part d'un décideur. Il est évidemment impossible de déterminer exactement l'état d'esprit d'une personne qui a rendu une décision d'une commission administrative. C'est pourquoi les cours de justice ont adopté le point de vue que l'apparence d'impartialité constitue en soi un élément essentiel de l'équité procédurale. Pour assurer l'équité, la conduite des membres des tribunaux administratifs est appréciée par rapport au critère de la crainte raisonnable de partialité. Ce critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur. [Non souligné dans l'original.]

[7]Il est admis de part et d'autre qu'étant donné que le Tribunal joue un rôle de décideur, il doit se conformer à la norme applicable aux cours de justice. Par conséquent, le critère à appliquer consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez Mme Devins.

C.  La démarche à suivre pour décider s'il y a partialité

[8]Dans la présente affaire, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal a rejeté sa plainte. À mon avis, ce n'est pas la décision du Tribunal qui est en litige dans la présente demande, mais la plainte de partialité elle-même. En fait, il ne s'agit pas de savoir si le Tribunal en est arrivé à la bonne conclusion, mais plutôt de savoir si une crainte raisonnable de partialité a été établie.

[9]Dans l'affaire Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie)5, j'ai eu l'occasion d'examiner la question de savoir comment une plainte de partialité devrait être présentée. Voici la conclusion que j'ai formulée aux pages 926 et 927 de cette décision:

Il est évident que lorsque quelqu'un qui prend part à une procédure juridictionnelle estime que la personne chargée de trancher manifeste à son égard un parti pris défavorable, il y a lieu de porter cette inquiétude à l'attention du décideur en question. Normalement, dans le cadre d'un procès, aucune procédure formelle n'est prévue à cet égard et il suffit de soulever la question devant le décideur et de lui demander de se retirer du dossier. On imagine aisément, parmi les motifs pouvant être invoqués, le fait que le décideur en question connaisse personnellement l'un des plaideurs ou l'un des témoins principaux, qu'il ait eu affaire à l'un des plaideurs dans le cadre d'une autre instance ou qu'il ait dit ou fait quelque chose qui porterait l'un des plaideurs à penser qu'il ne lui sera pas possible de faire entendre sa cause de manière impartiale.

Une fois posée la question du parti pris, c'est au décideur qu'il appartient de voir s'il se retirera du dossier comme on lui demande de le faire. Le juge Locke n'a eu aucun mal à décider, au vu d'un motif pourtant extrêmement mince, de protéger l'intégrité de l'institution. La pratique suivie en matière de procès démontre, me semble-t-il, que lorsqu'on soulève devant un décideur la question du parti pris, qu'on le fait avec un minimum de sérieux et qu'on est donc effectivement en mesure de jeter un doute, le décideur choisira normalement de faire comme a fait le juge Locke. Peut-être que l'hésitation à procéder ainsi provient de la crainte de nuire à la bonne marche de l'affaire. Mais ce souci est généralement réglé en s'attachant au risque plus grand encore que fait courir à l'action, et à l'image de la justice, la possibilité de voir infirmer la décision en raison d'un parti pris dont on était conscient dès le départ.

Je ne considère pas la position adoptée par un décideur comme une "décision" pouvant faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Ce n'est que l'expression d'une opinion permettant aux parties de voir s'il leur faut faire d'autres efforts pour voir si le décideur en question est parvenu à la conclusion qui convenait.

C'est-à-dire que si le décideur n'entend pas se retirer, le simple bon sens ordonne que le plaideur puisse porter la question du parti pris à un palier supérieur afin que le bien-fondé de la plainte puisse être évalué en toute indépendance et en toute objectivité. Si l'autorité supérieure décide que c'est à raison qu'a été soulevée la question du parti pris, le décideur pourra se voir interdire de siéger en l'affaire.

D.  Preuve du préjugé réel par opposition à la crainte de partialité

[10]Il est évident qu'une préoccupation concernant l'existence d'un préjugé réel peut être éliminée par des éléments de preuve indiquant le contraire. Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, la personne à l'encontre de laquelle cette préoccupation est exprimée formule une déclaration dans une décision, cette déclaration constitue un élément de preuve à apprécier6.

[11]Cependant, même si des éléments de preuve peuvent être présentés à l'encontre d'une plainte de préjugé réel, cette possibilité n'existe pas dans le cas d'une apparence de partialité.

[12]Une crainte ou apparence de partialité ne peut être éliminée par des éléments de preuve indiquant l'absence de préjugé réel. À ce sujet, le juge de Grandpré, dans l'arrêt Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta)7, cite les commentaires suivants du juge Prowse de la Cour d'appel8 (aux pages 821 et 822):

[traduction] À mon avis, ces arrêts étayent seulement la conclusion que, lorsque les circonstances sont telles qu'il existe une crainte raisonnable de partialité, la preuve de l'impartialité d'une personne présumée partiale par la loi n'est pas admissible. Ces arrêts ne traitent pas de la question de l'admissibilité de la preuve visant à présenter les circonstances pertinentes au tribunal afin que celui-ci soit en mesure de décider si, dans ces circonstances, il existe une crainte raisonnable de partialité.

[13]Par conséquent, lorsqu'une crainte de partialité est soumise à une instance décisionnelle et qu'elle n'est pas acceptée, elle peut être renvoyée directement à une autorité supérieure. Étant donné que la question en litige concerne l'existence d'une crainte de partialité, la personne à l'encontre de laquelle la demande est présentée n'est pas tenue de tenter de défendre sa neutralité. Seule l'apparence de neutralité est examinée.

E.  Le fondement de la crainte de partialité en l'espèce

[14]La préoccupation du demandeur concerne l'apparence de partialité chez Mme Devins, compte tenu du communiqué de presse en date du 13 mai 1988 qui a été examiné dans le contexte de la présente audience tenue devant le Tribunal.

[15]Voici les commentaires que le Tribunal a formulés dans sa décision du 18 juin 1998 en réponse à la préoccupation du demandeur:

[traduction] Chaque fois que la question de la partialité a été soulevée, les membres du Tribunal ont réitéré leur intention d'examiner les questions importantes soulevées en l'espèce conformément à la preuve et au droit applicable. Nous avons affirmé notre impartialité et l'importance pour nous d'en arriver à une décision en gardant l'esprit ouvert. Les membres ont fait un long examen de conscience et sont convaincus de leur impartialité9.

[16]À mon avis, cette déclaration est pertinente quant à la question de la partialité proprement dite, mais elle ne l'est pas en ce qui a trait à la crainte de partialité.

[17]Comme l'a dit le juge Cory dans l'arrêt Newfoundland Telephone, précité, l'apparence d'impartialité chez un agent chargé de trancher une question constitue en soi un élément essentiel de l'équité procédurale. Par conséquent, en ce qui a trait à l'apparence de partialité soulevée par le communiqué de presse du 13 mai 1988, il ne s'agit pas de savoir si la déclaration de culpabilité du demandeur était fondée, populaire ou méritée. Il s'agit de se demander si, en publiant le communiqué de presse, le président de la Commission ontarienne a créé une apparence de partialité à l'endroit du demandeur de sa part ainsi que de la part des autres membres qui siégeaient alors à la Commission.

[18]Le communiqué de presse renferme davantage qu'un commentaire sur un fait récent, soit la déclaration de culpabilité. En utilisant les mots "Nous sommes très heureux de la décision du jury, puisqu'elle exige à toutes fins utiles que des sanctions soient prises contre un homme qui a cherché à nier la vérité", le président de la Commission ontarienne formule une déclaration accablante spécifique à l'encontre du demandeur.

[19]Étant donné qu'il s'agit d'une déclaration politique gratuite formulée contre le demandeur, il était tout à fait inapproprié à mon avis de la part du président de la Commission ontarienne de publier le communiqué de presse du 13 mai 1988. Cette condamnation publique ne repose sur aucun objectif légitime d'un organisme investi de responsabilités décisionnelles. Ce genre de conduite mine l'indépendance et la neutralité exigées de lui et peut effectivement donner lieu à des craintes de partialité semblables à celle qui est soulevée en l'espèce. De plus, cette attitude met à l'épreuve la capacité du système judiciaire de corriger cette erreur afin d'assurer le respect du principe essentiel que représente l'obligation de rendre justice de façon égale et équitable.

[20]Si inapproprié était-il, le communiqué de presse du 13 mai 1988 a permis de percevoir une attitude empreinte de partialité de la part des membres de la Commission ontarienne qui siégeaient à l'époque. C'est pourquoi j'estime que la plainte du demandeur en l'espèce est légitime.

[21]Étant donné que le communiqué de presse émane apparemment du président de la Commission ontarienne, il est raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, le président en question entretenait un préjugé réel important à l'encontre du demandeur. En déclarant dans le communiqué de presse que [traduction] "la Commission ontarienne des droits de la personne accueille favorablement le récent jugement [de la Cour]" et que "nous sommes très heureux de la décision du jury" [non souligné dans l'original], le président s'exprime au nom de tous les membres de la Commission. Par conséquent, il est également raisonnable de conclure qu'à la date à laquelle la déclaration a été faite, les membres de la Commission ontarienne entretenaient un préjugé réel important à l'encontre du demandeur.

[22]Si le demandeur avait été assujetti à une décision de la Commission ontarienne à l'égard d'une plainte formulée après la déclaration, il est bien certain qu'aucun membre de celle-ci qui siégeait à la date de la déclaration ne pourrait examiner et trancher l'affaire. En effet, il serait tout simplement impossible pour un observateur relativement bien renseigné de croire que le demandeur bénéficierait d'un traitement équitable.

[23]À mon avis, l'apparence de partialité découlant du communiqué de presse touche l'audience tenue devant le Tribunal et visée en l'espèce. De plus, le temps écoulé ne change rien au fait qu'il est raisonnable d'imputer un préjugé réel important à Mme Devins. Il est vrai que, dans la décision en date du 18 juin 1998 du Tribunal, Mme Devins a nié que tel est le cas aujourd'hui.

[24]Étant donné que ce n'est pas Mme Devins qui a formulé la déclaration en date du 13 mai 1988 et qu'elle nie toute partialité de sa part, j'estime que la preuve ne permet pas de conclure à l'existence d'un préjugé réel de sa part à l'endroit du demandeur. Cependant, en droit, la dénégation formulée à ce moment-ci ne saurait corriger l'apparence de partialité de sa part découlant de la publication du communiqué de presse.

[25]Si la dénégation avait été formulée à la date de publication du communiqué de presse, la situation pourrait être différente. Si elle avait été formulée à cette époque, la dénégation constituerait une preuve du fait que le communiqué de presse n'a pas été publié avec son assentiment et ne traduisait pas son opinion. Aucun élément de preuve de cette nature n'a été porté à mon attention, de sorte que la portée du communiqué de presse n'a nullement été atténuée.

[26]À mon avis, un observateur relativement bien renseigné qui prendrait connaissance du communiqué de presse du 13 mai 1988 aurait une crainte de partialité en ce qui a trait à l'attitude de Mme Devins à l'endroit du demandeur. À mon sens, l'observateur conclurait que, en raison du caractère tout à fait déplacé de la déclaration du 13 mai 1988 et de ses conséquences apparentes quant à la neutralité des personnes alors membres de la Commission ontarienne, y compris Mme Devins, celle-ci devrait être tenue de s'abstenir de participer à la décision finale concernant la plainte dont le Tribunal est saisi, afin de garantir une audience impartiale au sujet de cette plainte.

F.  Renonciation

[27]J'accepte le témoignage du demandeur selon lequel il n'a été mis au courant du communiqué du presse du 13 mai 1988 que le 10 juin 1998 et je n'ai aucune raison de conclure que cette ignorance antérieure était intentionnelle. Par conséquent, j'estime que le demandeur n'a pas renoncé à son droit de formuler sa plainte de partialité dans la présente demande.

G.  Le résultat

[28]Jusqu'à ce que prenne fin l'audience tenue devant le Tribunal, aucun élément de preuve à examiner pour en arriver à une décision définitive ne peut être évalué. À l'heure actuelle, le Tribunal se compose de deux personnes. La seule crainte de partialité qui a été soulevée d'après la preuve concerne Mme Devins. Je comprends que, selon la Loi canadienne sur les droits de la personne, un membre du Tribunal n'a compétence pour continuer à entendre une plainte dont l'audition a déjà débuté que si les autres membres initialement nommés sont incapables de continuer, pour une raison ou pour une autre. Cela signifie que, si Mme Devins est jugée incapable en raison d'une crainte de partialité, l'autre membre pourra néanmoins trancher la plainte à la lumière de la preuve présentée jusqu'à maintenant et de celle qui le sera jusqu'à la fin de l'audience.

[29]Je conclus que la question de la partialité se limite à la capacité de Mme Devins de continuer d'agir en qualité de membre du Tribunal à compter d'aujourd'hui. Par conséquent, étant donné que la crainte de partialité est fondée, conformément à l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)], j'interdis par les présentes à Mme Devins de siéger à l'avenir comme membre du Tribunal.

[30]Je ne crois pas que la neutralité de l'autre membre du Tribunal ait été touchée de manière à affaiblir sa capacité de continuer à diriger équitablement l'audience jusqu'à la fin et de trancher la plainte. Par conséquent, je ne l'empêcherai pas de le faire.

[31]En ce qui a trait aux décisions interlocutoires rendues jusqu'à maintenant, le demandeur peut recourir au contrôle judiciaire.

[32]Étant donné que le demandeur a gain de cause en l'espèce, j'ordonne aux défendeurs, sauf à la Canadian Association for Free Expression, de payer conjointement au demandeur ses frais en l'espèce.

1 L.R.C. (1985), ch. H-6.

2 Au cours des plaidoiries, l'avocat du demandeur a confirmé qu'aucun préjugé réel n'était reproché à Mme Devins. Néanmoins, compte tenu des liens étroits qui ressortent de la preuve entre le préjugé réel et l'apparence de partialité, je me dois de formuler des conclusions au sujet des deux questions.

3 Mémoire du demandeur, aux p. 52 à 56.

4 ;Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623.

5 ;Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911 (1re inst.).

6 ;Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527 (C.A.), à la p. 538.

7 ;Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814.

8 Ringrose and College of Physicians & Surgeons of Alberta, Re (1975), 52 D.L.R. (3d) 584 (C.A. Alb.).

9 Décision du Tribunal en date du 18 juin 1998, dossier de la demande du demandeur, à la p. 10.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.