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T-1603-98

Jean Conille (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Conillec. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)(1re inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer" Montréal, 13 octobre; Ottawa, 30 octobre 1998.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Citoyens PratiqueDemande de citoyenneté restée sans réponse plus de trois ans au motif que l'enquête du SCRS n'était pas terminéeDélai déraisonnableLorsqu'un demandeur rencontre prima facie les conditions préalables prévues à l'art. 5(1) de la Loi sur la citoyenneté et qu'il y a une demande d'exécution, il y a un devoir d'agir de la part des autoritésMandamusLe greffier de la citoyenneté doit informer le SCRS qu'à défaut de justifier la poursuite de l'enquête dans les meilleurs délais que le greffier jugera appropriés, il considérera celle-ci close et acheminera la demande à un juge de la citoyenneté pour qu'il statue sur la demande.

Renseignement de sécurité Lors du dépôt d'une demande de citoyenneté, le registraire de la citoyenneté a fait entreprendre les enquêtes appropriéesDemande d'enquête lors du dépôt d'une demande de citoyennetéAprès trois ans, l'enquête du SCRS n'était pas complétéeDélai déraisonnableLe SCRS s'est arrogé des pouvoirs décisionnels du greffier et du juge de la citoyennetéLes conditions d'émission d'un bref de mandamus sont remplies.

Droit administratif Contrôle judiciaire Mandamus Délai déraisonnableEnquête du SCRS à la suite d'une demande de citoyennetéAprès trois ans, l'enquête n'était toujours pas complétéePermettre au SCRS de retarder indéfiniment la conclusion de son enquête et ainsi empêcher le greffier de soumettre la demande au juge de la citoyenneté équivaut à une usurpation des pouvoirs conférés par la Loi au greffier et au juge de la citoyennetéLorsqu'un demandeur rencontre prima facie les conditions préalables prévues à l'art. 5(1) de la Loi sur la citoyenneté et qu'il y a une demande d'exécution, il y a un devoir d'agir de la part des autorités et les conditions d'émission d'un bref de mandamus sont remplies.

Sa première demande de citoyenneté ayant été rejetée, le demandeur en présenta une deuxième en août 1995. Celle-ci demeurant toujours sans réponse trois ans plus tard, au motif que l'enquête menée par le SCRS à la demande du greffier de la citoyenneté n'était pas terminée, le demandeur a réclamé une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de donner suite à sa demande de citoyenneté. Le demandeur a allègué que, bien qu'aucun délai ne soit prévu pour la conclusion de ces enquêtes, le délai de trois ans n'est pas conforme à la Loi sur la citoyenneté qui exige que les demandes soient traitées avec promptitude et clarté. Le demandeur a allègué en outre que le traitement des demandes de citoyenneté n'était pas légalement assujetti à l'autorisation du SCRS et qu'en ce sens il y a eu usurpation des pouvoirs conférés au greffier et au juge de la citoyenneté.

Jugement: la demande est accueillie.

Lorsqu'un demandeur rencontre prima facie les conditions préalables énumérées au paragraphe 5(1) de la Loi et qu'il y a une demande d'exécution, il y a un devoir d'agir de la part des autorités. Or, en l'espèce, le dossier n'indique pas que le demandeur est sous le coup d'une mesure d'expulsion et il n'est toujours pas visé par une déclaration en conseil faite en application de l'article 20.

Il ne suffit pas d'alléguer qu'il n'y a pas d'obligation légale d'agir pour le greffier tant que les enquêtes ne sont pas terminées. À ce compte, une enquête pourrait se poursuivre indéfiniment et le greffier n'aurait jamais le devoir d'agir. En fait, le cadre législatif est déficient. D'une part les pouvoirs du greffier de commander une enquête en vue de s'assurer que les conditions de la Loi sont remplies ne comportent aucun paramètre, temporel ou pragmatique, outre l'obligation d'attendre la fin des enquêtes, et, d'autre part, les pouvoirs des enquêteurs, le SCRS en l'espèce, ne sont circonscrits par aucune limite de temps. Les critères de raisonnabilité des délais ont été définis dans Re Civil Service Association of Alberta, Branch 45 and Alberta Human Rights Commission et al. (1975), 62 D.L.R. (3d) 531 (C.S. Alb.). Il sera jugé déraisonnable si 1) le délai a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie; 2) ni le demandeur ni son conseiller juridique n'en sont responsables; et 3) l'autorité responsable du délai ne l'a pas justifié de façon satisfaisante.

Permettre au SCRS de retarder indéfiniment la conclusion de son enquête et ainsi empêcher le greffier de soumettre la demande au juge de la citoyenneté équivaut à une usurpation des pouvoirs conférés par la Loi au greffier et au juge de la citoyenneté. La preuve démontre que le SCRS s'est arrogé des pouvoirs décisionnels conférés au greffier et au juge de la citoyenneté. En outre le demandeur a satisfait aux conditions d'émission d'un bref de mandamus énoncées dans la décision Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.): 1) il existe une obligation légale à caractère public, envers le demandeur, reposant sur le greffier et le juge de la citoyenneté, de déterminer et traiter l'application selon la Loi et les règlements; 2) d'une part, la demande est conforme à la Loi et au règlement dans la mesure du possible, et d'autre part, la durée de l'enquête du SCRS est déraisonnable, et équivaut à un refus implicite; 3) en l'espèce, il n'existe aucun autre recours pour le demandeur.

En conséquence, le greffier devra informer le SCRS qu'à défaut de justifier la poursuite de l'enquête, dans les meilleurs délais que le greffier jugera appropriés, celle-ci sera considérée close. Si des motifs sérieux justifient la poursuite de l'enquête, le greffier doit alors en informer le demandeur et que le traitement de sa demande est suspendu jusqu'à la fin de l'enquête. En l'absence de motifs sérieux ou d'une réponse, le greffier présumera que l'enquête est close et acheminera la demande auprès d'un juge de la citoyenneté pour qu'il en soit saisi et statue au fond sur la demande.

lois et règlements

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 202, 203.

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5(1), 14 (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 23), 20 (mod. par L.C. 1997, ch. 22, art. 3), 21, 22 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11; L.C. 1992, ch. 47, art. 67; ch. 49, art. 124).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4).

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 14, 15, 41.

Règlement sur la citoyenneté, 1993, DORS/93-246, art. 11 (mod. par DORS/94-442, art. 2).

jurisprudence

décisions appliquées:

Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742; (1993), 18 Admin. L.R. (2d) 122; 52 C.P.R. (3d) 339; 162 N.R. 177 (C.A.); Bhatnager c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.).

décisions examinées:

Lee c. Canada (Secrétaire d'État) et Registraire de la Citoyenneté (1987), 16 F.T.R. 314; 4 Imm. L.R. (2d) 97 (C.F. 1re inst.); Re Civil Service Association of Alberta, Branch 45 and Alberta Human Rights Commission et al. (1975), 62 D.L.R. (3d) 531 (C.S. Alb.).

DEMANDE de contrôle judiciaire en vue d'obtenir l'émission d'un bref de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de donner suite à la demande de citoyenneté du demandeur, qui demeure sans réponse depuis trois ans au motif que l'enquête du SCRS n'est pas encore terminée. Demande accueillie.

ont comparu:

Jean-Ernest Pierre et Jean Casimir pour le demandeur.

Pascale-Catherine Guay et Josée Paquin pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Jean-Ernest Pierre, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur

Voici les motifs de l'ordonnance rendus en français par

Le juge Tremblay-Lamer: Le demandeur, Jean Édouard Conille, a déposé une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale1 en vue d'obtenir l'émission d'un bref de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) de donner suite à la demande de citoyenneté qu'il a déposée le 7 août 1995, conformément à la Loi sur la citoyenneté2 (la Loi).

FAITS

Le demandeur est originaire de Haïti et est né en 1967. Il est arrivé au Canada en 1973 à titre de résident permanent. Le 18 novembre 1991, il a fait une première demande de citoyenneté, laquelle a été refusée le 15 juin 1995, par le juge de la citoyenneté Mme Elizabeth Wilcock. Le demandeur ne satisfaisait pas à l'exigence de la résidence prévue à l'article 5(1) de la Loi, car il avait été sous ordonnance de probation pendant une période de trois ans se terminant le 3 août 1991, et conformément à l'article 21 de la Loi cette période ne pouvait être prise en compte dans le calcul de la durée de résidence au Canada. Cette période de probation avait été imposée au demandeur après qu'il eu été déclaré coupable, le 3 août 1988, d'avoir causé la mort par négligence criminelle tel que prescrit aux articles 202 et 203 du Code criminel3.

Le 7 août 1995, le demandeur a présenté une nouvelle demande de citoyenneté qui demeure sans réponse. La présente demande en contrôle judiciaire vise donc à obtenir une ordonnance enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de donner suite à ladite demande de citoyenneté.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Le demandeur soutient en premier lieu que le délai de trois ans qui s'est écoulé depuis la demande de citoyenneté en date du 7 août 1995 est déraisonnable. Selon lui, l'enquête dont il fait l'objet et que l'on invoque pour justifier le délai dans le traitement de son dossier aurait débuté en décembre 1994, alors que la demande dont il est ici question fut déposée en août 1995. Selon la procédure réglementaire, les demandes d'enquêtes sont acheminées lors du dépôt de la demande de citoyenneté, et ne prennent pas trois ans à être complétées. Ce délai n'est pas conforme aux termes de la Loi qui, selon un ton impératif, exige que les demandes soient traitées avec promptitude et clarté.

De plus, le demandeur allègue que le traitement des demandes de citoyenneté n'est pas légalement assujetti à l'autorisation du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et qu'en ce sens il y a usurpation des pouvoirs conférés au greffier et au juge de citoyenneté. Pour sa part, le défendeur indique que la demande de citoyenneté du demandeur ne peut être examinée tant que le SCRS n'aura pas donné son autorisation. Selon le demandeur, cela équivaut à une délégation de pouvoir non autorisée et illégale puique le SCRS ne possède aucun pouvoir législatif d'autoriser ou de ne pas autoriser une demande de citoyenneté. Les articles 14 et 15 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité4 ne confère au SCRS que des pouvoirs de conseils auprès du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.

En ce qui a trait à la délégation de pouvoir, le défendeur soutient pour sa part que le SCRS n'intervient qu'à titre de conseiller en fournissant les résultats de son enquête. Et que tel qu'il appert du dossier, le pouvoir décisionnel n'est pas exercé par le SCRS.

QUESTION EN LITIGE

L'émission d'un bref de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de donner suite à la demande de citoyenneté du demandeur est-elle justifiée eu égard aux allégations de délai déraisonnable et d'usurpation de pouvoirs par la SCRS?

ANALYSE

Il suffit de rappeler brièvement que l'émission d'un bref de mandamus est assujettie à des conditions préalables:

1) il existe une obligation légale à caractère public envers le demandeur;

2) l'obligation doit exister envers le demandeur;

3) il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, notamment,

a) le demandeur a satisfait à toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu une demande d'exécution de l'obligation, un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande, et il y a eu un refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple, un délai déraisonnable; et

4) il n'existe aucun autre recours5.

Le traitement des demandes de citoyenneté est régi par la Loi et le Règlement sur la citoyenneté, 19936, (le Règlement). Conformément au paragraphe 5(1) de la Loi, le ministre doit accorder la citoyenneté à toutes les personnes qui remplissent les conditions. Le paragraphe 5(1) se lit comme suit:

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois:

a) en fait la demande;

b) est âgée d'au moins dix-huit ans;

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n'a pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante:

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

d) a une connaissance suffisante de l'une des langues officielles du Canada;

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

f) n'est pas sous le coup d'une mesure d'expulsion et n'est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l'article 20.

L'article 11 [mod. par DORS/94-442, art. 2] du Règlement prévoit que lorsqu'une demande de citoyenneté est déposée, le greffier se charge de faire entreprendre les enquêtes nécessaires à l'application de la Loi. L'article 11 du Règlement indique:

11. (1) Sur réception d'une demande visée aux paragraphes 3(1), 6(1), 7(1) ou 8(1), le greffier fait entreprendre les enquêtes nécessaires pour déterminer si la personne faisant l'objet de la demande remplit les exigences applicables de la Loi et du présent règlement.

Les enquêtes dont il est fait mention à l'article 11, sont de trois types:

a) les enquêtes fondées sur le paragraphe 5(1) en vue de s'assurer du statut de la résidence permanente des demandeurs,

b) les enquêtes fondées sur l'alinéa 5(1)f) concernant la déclaration du gouverneur en application de l'article 20 [mod. par L.C. 1997, ch. 22, art. 3] auprès du Service canadien de renseignement et de sécurité (le SCRS); et

c) les enquêtes fondées sur les articles 21 et 22 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11; L.C. 1992, ch. 47, art. 67; ch. 49, art. 124] de la Loi, relativement à l'existence d'une ordonnance de probation, d'une libération conditionnelle ou la détention carcérale.

Une fois que les enquêtes entreprises sont terminées, le greffier saisit le juge de la citoyenneté des demandes conformément au paragraphe 11(5) du Règlement.

11. [. . .]

(5) Une fois que les enquêtes entreprises en vertu du paragraphe (1) sont terminées, le greffier:

a) dans le cas d'une demande et des documents déposés auprès de l'agent de la citoyenneté conformément au paragraphe 3(1) ou transmis au greffier selon le paragraphe 3(3), demande à l'agent de la citoyenneté auprès de qui ils ont été déposés ou à qui ils ont été transmis conformément au paragraphe 3(5) d'en saisir le juge de la citoyenneté;

b) dans le cas d'une demande et des documents déposés conformément aux paragraphes 6(1), 7(1) ou 8(1), les transmet à l'agent de la citoyenneté du bureau de la citoyenneté qu'il juge compétent en l'espèce et lui demande d'en saisir le juge de la citoyenneté.

Aucun délai n'est prévu pour la conclusion de ces enquêtes.

L'article 14 [mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 23] de la Loi indique la procédure et les délais pour le traitement du dossier lorsque le juge en est saisi.

14. (1) Dans les soixante jours de sa saisine, le juge de la citoyenneté statue sur la conformité"avec les dispositions applicables en l'espèce de la présente loi et de ses règlements"des demandes déposées en vue de:

a) l'attribution de la citoyenneté, au titre du paragraphe 5(1);

b) la conservation de la citoyenneté, au titre de l'article 8;

c) la répudiation de la citoyenneté, au titre du paragraphe 9(1);

d) la réintégration dans la citoyenneté, au titre du paragraphe 11(1).

(1.1) Le juge de la citoyenneté ne peut toutefois statuer sur la demande émanant d'un résident permanent qui fait l'objet d'une enquête dans le cadre de la Loi sur l'immigration tant qu'il n'a pas été décidé en dernier ressort si une mesure de renvoi devrait être prononcée contre lui.

(1.2) Pour l'application du paragraphe (1.1), les termes "mesure de renvoi" et "résident permanent" s'entendent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration.

(2) Aussitôt après avoir statué sur la demande visée au paragraphe (1), le juge de la citoyenneté, sous réserve de l'article 15, approuve ou rejette la demande selon qu'il conclut ou non à la conformité de celle-ci et transmet sa décision motivée au ministre.

(3) En cas de rejet de la demande, le juge de la citoyenneté en informe sans délai le demandeur en lui faisant connaître les motifs de sa décision et l'existence d'un droit d'appel.

(4) L'obligation d'informer prévue au paragraphe (3) peut être remplie par avis expédié par courrier recommandé au demandeur à sa dernière adresse connue.

Ainsi, lorsque le juge de citoyenneté conclut à la conformité de la demande, le ministre "doit" accorder la citoyenneté à toute personne qui en remplit les conditions. Il existe donc en l'espèce une obligation légale à caractère public envers le demandeur lorsque les conditions sont remplies.

En l'espèce, le demandeur a déposé une demande de citoyenneté le 7 août 1995, et sa demande n'a pas encore été traitée trois ans plus tard.

Le défendeur soutient que le greffier ne peut agir tant que les enquêtes ne sont pas complétées. Ainsi, il n'y a donc pas d'obligation légale d'agir tant que l'enquête n'est pas terminée et conséquemment l'obtention d'un mandamus ne peut être justifiée.

À cet égard, le défendeur fonde ses prétentions sur la cause Lee c. Canada (Secrétaire d'État) et Registraire de la Citoyenneté7. Dans cette affaire, le demandeur Lee demandait un bref de mandamus enjoignant au défendeur de donner suite au traitement de son dossier dans les meilleurs délais. Lee avait demandé à ce qu'on procède au traitement de sa demande de façon urgente, et cette note avait été portée à son dossier. Après avoir obtenu les résultats de l'enquête de la GRC concernant les antécédents criminels, le greffe a acheminé le dossier auprès du SCRS le 11 avril 1986. En date du 26 juin 1987, le SCRS avisait le greffe que l'enquête était toujours en cours et que les résultats n'étaient pas encore disponibles. Un délai d'un an s'était écoulé depuis la demande de citoyenneté du demandeur. Le juge Jerome refusait la demande de mandamus en précisant que le régistraire n'était pas en position d'agir tant que l'enquête était en cours:

Compte tenu de ces renseignements, le greffier ne peut déterminer si le requérant satisfait aux conditions relatives à l'octroi de la citoyenneté qui sont énoncées à l'article 5. Au contraire, alors que l'enquête du SCRS est en cours, les résultats préliminaires laissent croire qu'il est possible que le requérant soit non admissible à la citoyenneté. Par conséquent, il semblerait que le greffier de la citoyenneté se conforme exactement à l'obligation que lui impose la loi. Il n'a pas déterminé si le requérant satisfait aux exigences de la Loi et, par conséquent, il n'est pas légalement tenu de saisir un juge de la citoyenneté de la demande de citoyenneté. En fait, il est difficile, compte tenu des renseignements existants, de voir comment le greffier pourrait permettre que l'affaire soit soumises à un juge de la citoyenneté sans contrevenir aux articles de la Loi que j'ai cités plus haut8.

Bien sûr certains types d'enquêtes peuvent retarder le traitement des demandes de citoyenneté.

Toutefois, peuvent-elles justifier qu'une demande soit indéfiniment en suspens? À mon avis, lorsqu'un demandeur rencontre prima facie les conditions préalables énumérées au paragraphe 5(1) de la Loi et qu'il y a une demande d'exécution, il y a un devoir d'agir de la part des autorités impliquées. En l'espèce le dossier n'indique pas que le demandeur est sous le coup d'une mesure d'expulsion et il n'est toujours pas visé par une déclaration en conseil fait en application de l'article 20.

Il est trop facile d'alléguer comme le fait le défendeur qu'il n'y a pas d'obligation légale d'agir pour le greffier tant que les enquêtes ne sont pas terminées. À ce compte-là, une enquête pourrait se poursuivre indéfiniment et le greffier n'aurait jamais le devoir d'agir. La difficulté repose essentiellement sur le fait qu'il n'y a aucun délai de prévu au règlement pour la conclusion de ces enquêtes. En fait, cette problématique s'inscrit dans un cadre législatif déficient. D'une part, les pouvoirs du greffier de commander une enquête en vue de s'assurer que les conditions de la Loi sont remplies ne comportent aucuns paramètres, temporels ou pragmatiques, outre l'obligation d'attendre la fin des enquêtes prévue à l'article 11 du Règlement, et d'autre part, les pouvoirs des enquêteurs, SCRS en l'espèce, ne sont circonscrits par aucunes limites de temps. Sur cette base, le délai de traitement des demandes peut se prolonger bien au-delà du temps nécessaire pour la tenue des enquêtes. À quel moment peut-on considérer que le délai est déraisonnable?

La raisonnabilité des délais dans le cadre de l'exécution d'une obligation statutaire a été examinée dans quelques causes: Re Civil Service Association of Alberta, Branch 45 and Alberta Human Rights Commission et al.9; Bhatnager c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration10; et Lee c. Canada11.

Dans l'affaire Alberta Human Rights Commission, la Cour suprême de l'Alberta s'est penchée sur la question de savoir si un délai dans l'exécution d'une obligation statutaire justifiait l'émission d'un bref de mandamus. La Cour a débouté le demandeur pour le motif que le délai était justifié en raison de l'existence d'une autre enquête et instance semblable et que la partie défenderesse avait procédé raisonnablement dans le cadre de l'exécution de ses fonctions et que le délai n'équivalait pas à un refus de s'acquitter de ses obligations.

À la lumière des motifs de la Cour, il semble que trois conditions s'imposent à ce qu'un délai soit jugé déraisonnable:

1) le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2) le demandeur et son conseiller juridique n'en sont pas responsables; et

3) l'autorité responsable du délai ne l'a pas justifié de façon satisfaisante.

Dans l'affaire Bhatnager12, qu'invoque le demandeur à l'appui de ses prétentions, la Cour fédérale s'est penchée sur une demande de bref de mandamus d'enjoindre au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de donner suite à une demande de résidence permanente au Canada. Dans cette affaire, le traitement aurait été retardé en raison d'enquêtes sur la bonne foi des parties. La Cour a accordé l'ordonnance de mandamus exigeant qu'une décision soit rendue au motif que l'autorité responsable n'avait pas justifié le délai de façon suffisante. Le délai déraisonnable équivaut dans une telle situation à une absence de décision. Le juge Strayer s'exprime ainsi:

La décision que doit rendre un agent des visas en vertu de l'article 6 du Règlement relativement à la délivrance d'un visa d'immigrant à un membre parrainé de la catégorie de la famille est de nature administrative, et la Cour ne saurait ordonner ce que cette décision devrait être. Mais un bref de mandamus peut être délivré pour exiger qu'une décision soit rendue. Normalement, il en est ainsi lorsqu'il y a eu refus exprès de rendre une décision, mais ce peut être également le cas lorsqu'on tarde beaucoup à rendre une décision sans donner d'explication suffisante. J'estime que telle est la situation en l'espèce. Les intimés ont, dans la preuve soumise en leur nom, mentionné des problèmes d'ordre général qu'ils rencontrent dans le traitement de ces demandes, particulièrement à New Delhi, mais ils n'ont donné aucune explication précise des délais considérables survenus dans cette affaire. Je ne me permettrai pas de fixer un délai qui servirait de limite à ce qui est raisonnable. Mais je suis convaincu, compte tenu des renseignements limités dont je dispose, qu'un délai de quatre ans et demi à partir du moment de la présentation de la nouvelle demande est déraisonnable et qu'il équivaut, à première vue, à une absence de décision13.

Lorsqu'une enquête languit comme c'est le cas en l'espèce au delà du délai normal pour ce type d'enquête, le greffier doit, à mon avis, aviser l'enquêteur qu'il considérera l'enquête close à moins qu'il ne soit informé, dans les meilleurs délais que le greffier jugera appropriés, qu'il existe des motifs sérieux en justifiant la poursuite. Sauf indication contraire sur l'importance de la confidentialité par la SCRS, l'équité procédurale commande que le greffier informe le demandeur qu'une enquête est en cours retardant une décision sur sa demande de citoyenneté. Dans la plupart des cas, je ne crois pas qu'une telle exigence puisse compromettre le résultat de l'enquête puisque comme dans le présent dossier, et dans l'affaire Lee14 le demandeur est de toute façon informé de l'existence d'une enquête après avoir pris un recours en mandamus devant la Cour fédérale. Le demandeur aurait alors l'opportunité d'exercer d'autres recours devant l'organisme concerné, entre autres le mécanisme de plaintes prévu à l'article 41 et suivant de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité15, lequel prévoit:

41. (1) Toute personne peut porter plainte contre des activités du Service auprès du comité de surveillance; celui-ci, sous réserve du paragraphe (2), fait enquête à la condition de s'assurer au préalable de ce qui suit:

a) d'une part, la plainte a été présentée au directeur sans que ce dernier ait répondu dans un délai jugé normal par le comité ou ait fourni une réponse qui satisfasse le plaignant;

b) d'autre part, la plainte n'est pas frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi.

Permettre au SCRS de retarder indéfiniment la conclusion de son enquête et ainsi empêcher le greffier de soumettre la demande au juge de la citoyenneté équivaut, à mon avis, à une usurpation des pouvoirs conférés par la Loi au greffier et au juge de la citoyenneté.

D'ailleurs, il n'est pas étonnant que l'affidavit du représentant du défendeur, M. Payette, réfère à la pratique dans le traitement des plaintes d'attendre l'autorisation du SCRS. À cet effet, il affirme dans son affidavit16:

12. J'ai été informé par des représentants du SCRS que le dossier du demandeur était toujours sous étude. À ce jour, le SCRS n'a jamais donné son autorisation relativement à la demande de citoyenneté présentée par le demandeur le 7 août 1995.

13. La demande de citoyenneté du demandeur ne pourra être étudiée davantage tant et aussi longtemps que le SCRS n'aura pas donné son autorisation à ce propos.

De plus, les notes de services au dossier réitèrent que la demande est en suspens tant que [traduction] "l'autorisation n'aura pas été donnée"17.

Le défendeur renvoit au contre-interrogatoire18 de M. Payette dans lequel il indique qu'il s'agit de vérifications. Il réfère aussi à une note au dossier en date du 7 décembre 1995 dans laquelle M. Payette, au nom de M. Sabourin, indiquait au SCRS que le traitement du dossier serait suspendu en attendant les conseils du SCRS19.

Cependant, après avoir relu soigneusement la transcription, M. Payette mentionne à maintes reprises qu'il s'agit d'une autorisation accordée par le SCRS et non pas d'un conseil comme le prévoit l'article 14 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité:

14. Le Service peut:

a) fournir des conseils à un ministre sur les questions de sécurité du Canada;

b) transmettre des informations à un ministre sur des questions de sécurité ou des activités criminelles,

dans la mesure où ces conseils et informations sont en rapport avec l'exercice par ce ministre des pouvoirs et fonctions qui lui sont conférés en vertu de la Loi sur la citoyenneté ou de la Loi sur l'immigration.

À mon avis, la prépondérance de la preuve démontre que le SCRS s'est arrogé des pouvoirs décisionnels conférés au greffier et au juge de la citoyenneté. En outre, je suis d'avis que le demandeur a satisfait aux exigences qui sous-tendent l'émission d'un bref de mandamus.

1) Il existe une obligation légale à caractère public, envers le demandeur, reposant sur le greffier et le juge de la citoyenneté, de déterminer et traiter l'application selon la Loi et les règlements;

2) d'une part, la demande du demandeur est conforme à la Loi et à la réglementation dans la mesure du possible, et d'autre part, le délai encouru par SCRS est déraisonnable, et équivaut à un refus implicite;

3) en l'espèce, il n'existe aucun autre recours pour le demandeur.

CONCLUSION

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Le greffier doit informer le SCRS qu'à défaut de justifier la poursuite de l'enquête, dans les meilleurs délais que le greffier jugera appropriés, celle-ci sera considérée close.

Si des motifs sérieux justifient la poursuite de l'enquête, le greffier doit alors informer le demandeur que l'enquête se poursuit et que le traitement de sa demande est suspendu jusqu'à la fin de l'enquête.

En l'absence de motifs sérieux ou d'une réponse, le greffier, se fondant sur la présomption que l'enquête est close, doit acheminer la demande auprès d'un juge de la citoyenneté pour qu'il en soit saisi et statue au fond sur la demande.

1 L.R.C. (1985), ch. F-7 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4].

2 L.R.C. (1985), ch. C-29.

3 L.R.C. (1985), ch. C-46.

4 L.R.C. (1985), ch. C-23.

5 ;Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.).

6 DORS/93-246.

7 (1987), 16 F.T.R. 314 (C.F. 1re inst.).

8 Id., à la p. 318.

9 (1975), 62 D.L.R. (3d) 531 (Alta. S.C.).

10 [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.).

11 Supra, note 7.

12 Supra, note 10.

13 Supra, note 10, à la p. 317.

14 Supra, note 7.

15 Supra, note 4.

16 Dossier du défendeur, affidavit de M. Roger Payette, aux par. 12 et 13.

17 Pièce P-13 à l'appui de l'affidavit de M. Conille.

18 Dossier du défendeur, à la p. 21.

19 Dossier du tribunal, à la p. 38.

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