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A-1065-88

Nicoghas Moumdjian (demandeur)

c.

Le Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité, le procureur général du Canada, le ministre de l’Emploi et de l’Immigration et le solliciteur général (défendeurs)

et

L’Association canadienne des libertés civiles (intervenante)

Répertorié: Moumdjian c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Robertson et Sexton, J.C.A.—Ottawa, 27 mai et 19 juillet 1999.

Droit administratifContrôle judiciaireLe rapport et la conclusion du Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité sont assujettis au contrôle judiciaire à titre de «décision ou ordonnance» au sens de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédéraleLe sens de «décision ou ordonnance» est tributaire du cadre législatif dans lequel s’inscrit la décision de nature consultative, compte tenu de ses conséquences sur les droits et libertés de ceux qui cherchent à obtenir un contrôle judiciaire.

Compétence de la Cour fédéraleSection d’appelLa Cour est compétente pour examiner le rapport et la conclusion rendus par le Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité à titre de «décision ou ordonnance» au sens de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale.

Renseignement de sécuritéLe rapport et la conclusion du CSARS sont assujettis au contrôle judiciaire à titre de «décision ou ordonnance» au sens de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédéraleLa décision rendue par la C.S.C. dans l’affaire Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) a été suivie: les procédures entreprises par le CSARS ne contreviennent pas aux droits du demandeur fondés sur l’art. 7 de la Charte puisqu’il n’y a pas eu manquement aux principes d’équité et de justice fondamentale en l’espèce.

Droit constitutionnelCharte des droitsVie, liberté et sécuritéLa décision de la C.S.C. dans l’affaire Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) a été suivie: les procédures entreprises par le CSARS ne contreviennent pas aux droits du demandeur fondés sur l’art. 7 de la Charte puisqu’il n’y a pas eu manquement aux principes d’équité et de justice fondamentale en l’espèceEn supposant que la norme de contrôle applicable soit celle du caractère raisonnable, la conclusion tirée par le CSARS n’est pas déraisonnable car il y a suffisamment d’éléments de preuve pour la soutenir.

Droit constitutionnelCharte des droitsProcédures criminelles et pénalesL’expulsion ne constitue pas un traitement cruel ou inusité: Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)Il est difficile d’imaginer que l’expulsion du demandeur porterait atteinte à l’idée que le public se fait de la dignité humaine lorsque le motif de son expulsion est que le demandeur représente un danger pour les Canadiens.

Droit constitutionnelCharte des droitsLibertés fondamentalesLe demandeur n’est pas expulsé pour le motif qu’il appartient à une organisation terroriste, mais bien pour avoir fréquenté des membres d’une organisation terroriste qui s’adonne à des activités illégales auxquelles le demandeur est raisonnablement susceptible de prendre part.

Le demandeur, un citoyen libanais né de parents arméniens, a obtenu le statut de résident permanent au Canada en octobre 1979. En octobre 1987, le Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité (CSARS) lui a fait parvenir un énoncé des circonstances contenant un résumé des allégations le concernant, à savoir qu’il était membre de la milice arménienne au Liban, qu’il avait auparavant participé aux activités de groupes terroristes affiliés à l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (l’ASALA), qu’il était associé à trois hommes qui avaient été déclarés coupables de complot en vue de commettre le meurtre d’un diplomate turc en 1982, qu’il avait fait l’acquisition de biens servant à la production d’engins explosifs et qu’il croyait en l’usage de la violence aveugle pour la réalisation de projets politiques. À l’étape de l’audition dans le cadre de l’enquête, un membre du CSARS a informé le demandeur que la majeure partie de la preuve contenait des renseignements pouvant intéresser la sécurité nationale et que le demandeur et son avocat seraient exclus de l’audience de temps à autre, mais qu’ils recevraient néanmoins des résumés décrivant la majeure partie de la preuve présentée à huis clos. En octobre 1988, le CSARS a conclu que le demandeur était une personne pour laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrera à des activités menaçant la sécurité du Canada et a recommandé que le gouverneur en conseil délivre une attestation en application du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration de 1976, ce qui mènerait finalement à l’expulsion du demandeur du Canada.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur quatre motifs, à l’encontre de cette décision: 1) les procédures entreprises par le CSARS vont à l’encontre de l’article 7 de la Charte; 2) l’effet combiné de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et des articles 32, 39 et 40 de la Loi sur l’immigration contrevient aux articles 7 et 12 de la Charte; 3) l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration n’est pas valide sur le plan constitutionnel puisqu’il contrevient à l’alinéa 2d) de la Charte; 4) la décision du CSARS était déraisonnable. Une question préliminaire a également été soulevée quant à la compétence de la Cour pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire, au motif que la décision du CSARS ne constituait pas une «décision ou ordonnance» au sens de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale , dans la formulation que cet article avait avant les modifications de 1992.

Arrêt: la demande est rejetée.

Même s’il n’y a aucun doute que la décision du CSARS ne lie pas le gouverneur en conseil, qui doit encore donner suite à la décision, le rapport et la décision du CSARS constituent une «décision ou ordonnance» au sens du paragraphe 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale , dans sa formulation d’alors. La jurisprudence révèle que l’expression «décision ou ordonnance» n’a pas un sens figé ou précis, mais que ce sens est plutôt tributaire du cadre législatif dans lequel s’inscrit la décision de nature consultative, compte tenu des conséquences qu’une telle décision peut avoir sur les droits et libertés de ceux qui cherchent à obtenir un contrôle judiciaire.

1) Le demandeur soutient que le défaut du CSARS de lui divulguer adéquatement les circonstances qui ont donné lieu à son rapport (preuves documentaire et médicolégale) de même que le refus du CSARS de lui donner l’occasion d’y répondre lors de l’audience constituent une négation de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, en contravention de l’article 7 de la Charte et des principes d’équité et de justice fondamentale. La décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, a été suivie. Il n’était pas nécessaire d’examiner l’argument selon lequel les droits garantis par l’article 7 avaient été enfreints par les procédures du CSARS puisqu’il n’y avait eu aucune violation de la justice fondamentale dans la présente cause (comme dans l’arrêt Chiarelli). Le cadre législatif confère un pouvoir discrétionnaire considérable au CSARS pour soupeser l’obligation de traiter équitablement la personne dont les droits sont touchés par rapport à l’obligation de s’assurer que les exigences relatives à la sécurité nationale sont respectées. Puisque la portée des principes de justice fondamentale n’est pas figée mais varie selon le contexte et la nature des intérêts en jeu, le cadre législatif et les intérêts opposés du demandeur et de l’État ont été examinés. L’intérêt de l’État dans la confidentialité doit l’emporter dans les affaires mettant en cause la sécurité nationale. En l’espèce, comme dans l’arrêt Chiarelli, le demandeur a reçu suffisamment de renseignements pour être au courant de la substance des actes qu’on lui reprochait et pour être en mesure de répondre.

2) Puisque la procédure en l’espèce est la même que celle dans l’arrêt Chiarelli, la Cour fait intégralement siens les commentaires de la Cour suprême relativement aux arguments du demandeur qui se fondent sur l’article 7. Comme le CSARS a tiré une conclusion selon laquelle le demandeur a violé une condition essentielle régissant son droit de demeurer au pays, et que cette conclusion est conforme aux principes de justice fondamentale, l’argument du demandeur fondé sur l’article 7 doit être rejeté. Quant à l’argument fondé sur l’article 12, étant donné que l’expulsion n’a pas été considérée comme étant cruelle ou inusitée dans Chiarelli, une affaire en grande partie semblable à celle qui fait l’objet de la présente demande, le demandeur ne peut avoir gain de cause pour ce motif, même si l’expulsion pouvait être qualifiée de «traitement». La possibilité que le demandeur soit expulsé est liée au fait qu’il représente un danger pour les Canadiens. À la lumière de cette conclusion, il est difficile d’imaginer que son expulsion, le cas échéant, porterait atteinte à l’idée que le public se fait de la dignité humaine. Les Canadiens seraient vraisemblablement choqués d’apprendre qu’un résident permanent ne peut être expulsé lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il ou elle représente un danger pour la vie ou la sécurité humaines au Canada.

3) Le demandeur plaide que la partie de l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration qui renvoie aux personnes membres d’une organisation susceptible de commettre des actes de violence est inconstitutionnelle parce qu’elle va à l’encontre de l’alinéa 2d) de la Charte. Il soutient que l’interdiction relative à la simple appartenance à certaines organisations a «une portée exagérément large». Cependant, il ne s’agit pas d’une cause dans laquelle le demandeur fait l’objet d’une mesure d’expulsion pour le motif qu’il appartient à une organisation terroriste. Il s’agit d’une cause dans laquelle le demandeur doit être expulsé pour avoir fréquenté des membres d’une organisation terroriste qui s’adonne à des activités illégales auxquelles le demandeur est raisonnablement susceptible de prendre part.

4) C’est une situation exceptionnelle pour la Cour dans une instance de contrôle judiciaire que d’avoir à examiner le travail d’un tribunal sans avoir accès au dossier complet de l’affaire. C’est pourtant une situation que permet le Parlement en vertu de la Loi sur le SCRS et des Règles de procédures du CSARS établies en vertu de cette Loi. En supposant qu’il convienne d’examiner la décision du CSARS à la lumière de la norme du caractère raisonnable, le CSARS n’a pas tiré une conclusion déraisonnable au sujet du demandeur. Manifestement, le CSARS disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour en venir à la conclusion qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était susceptible de prendre part aux activités illégales d’une organisation suspecte.

    lois et règlements

        Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2d), 7, 12.

        Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34.

        Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28 (mod. par. L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 61).

        Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38(1), 39(1).

        Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23.

        Loi sur les indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 79.

        Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)g), 32(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21), 39(2) (mod., idem, art. 29), (3), (4) (mod., idem), (5),(6),(9),(10), 40(1) (mod., idem, art. 30), (2) (mod., idem), 81, 82.

        Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 19(1)d)(ii), g), 27(1)d)(ii), 39(2)a), 40(1), 82.1 (édicté par S.C. 1984, ch. 21, art. 84), 83 (mod., idem).

    jurisprudence

        décision suivie:

        Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161.

        décisions appliquées:

        Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O’Keefe Breweries of Canada Limited, [1983] 2 C.F. 71; (1982), 142 D.L.R. (3d) 548; 69 C.P.R. (2d) 136; 45 N.R. 126 (C.A.); Conseil canadien des fabricants des produits du tabac c. Conseil national de commercialisation des produits de ferme, [1986] 2 C.F. 247; (1986), 26 D.L.R. (4th) 677; 19 Admin. L.R. 99; 65 N.R. 392 (C.A.); Saulnier c. Commission de Police du Québec, [1976] 1 R.C.S. 572; (1975), 57 D.L.R. (3d) 545; 6 N.R. 541.

        décisions non suivies:

        Bear c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1988), 33 Admin. L.R. 147; [1989] 1 C.N.L.R. 45; 99 N.R. 132 (C.A.F.); Penner c. La Commission de délimitation des circonscriptions électorales (Ont.), [1977] 2 C.F. 58 (1re inst.).

        distinction faite d’avec:

        Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174; (1995), 129 D.L.R. (4th) 226; 32 C.R.R. (2d) 295; 103 F.T.R. 105; 31 Imm. L.R. (2d) 191 (1re inst.).

        décisions examinées:

        R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; (1991), 84 D.L.R. (4th) 161; 67 C.C.C. (3d) 193; 38 C.P.R. (3d) 451; 8 C.R. (4th) 145; 7 C.R.R. (2d) 36; 130 N.R. 1; 49 O.A.C. 161; Moumdjian c. Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité et al. (1995), 95 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.); conf. par Moumdjian c. Canada (Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité) (1997), 6 Admin. L.R. (3d) 239; 221 N.R. 188 (C.A.F.); Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 93 N.R. 183.

        décision citée:

        R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; (1987), 40 D.L.R. (4th) 435; [1987] 5 W.W.R. 1; 15 B.C.L.R. (2d) 273; 34 C.C.C. (3d) 97; 58 C.R. (3d) 193; 31 C.R.R. 193; 75 N.R. 321.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité qui a conclu que le demandeur faisait partie de la catégorie de personnes visées à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration de 1976 et qui a recommandé qu’une attestation soit délivrée en application du paragraphe 40(1) de la Loi, ce qui mènerait finalement à l’expulsion du demandeur du Canada. Demande rejetée.

    ont comparu:

    Paul D. Copeland et Tammy Duncan pour le demandeur.

    Michael F. Ciavaglia et Kathleen McManus pour les défendeurs (sauf le CSARS).

    Sylvie Roussel pour le défendeur le CSARS.

    David Sherriff-Scott pour l’intervenante.

    avocats inscrits au dossier:

    Copeland Campbell, Toronto, pour le demandeur.

    Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs (sauf le CSARS).

    Noël et Associés, Hull (Québec), pour le défendeur le CSARS.

    Scott & Aylen, Ottawa, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]       Le juge Robertson, J.C.A.: Le demandeur conteste par voie de contrôle judiciaire la décision rendue par le Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité (le CSARS) en date du 17 octobre 1988, dans laquelle le CSARS a conclu que le demandeur faisait partie de la catégorie des personnes visées à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52], à savoir une personne dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elle commettra des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elle appartient à une organisation susceptible de commettre de tels actes, ou qu’elle est susceptible de prendre part aux activités illégales d’une telle organisation. Le CSARS a également recommandé que le gouverneur en conseil délivre une attestation en application du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration de 1976, ce qui mènerait finalement à l’expulsion du demandeur du Canada.

[2]       Dans un effort pour demeurer au Canada, le demandeur conteste la conclusion tirée par le CSARS, de même que la démarche que celui-ci a adoptée pour y parvenir. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour a compétence pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire, mais que cette dernière doit être rejetée en grande partie sur le fondement des motifs exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)1.

LES FAITS

[3]       Nicoghas Moumdjian (le demandeur), citoyen libanais né de parents arméniens, a obtenu le statut de résident permanent au Canada en octobre 1979. Il a soumis une demande de citoyenneté canadienne en 1983, mais le traitement de cette demande a été retardé en raison des procédures qui font l’objet du présent litige. En 1986, le solliciteur général du Canada et le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (le ministre) ont présenté un rapport au CSARS en application de l’alinéa 39(2)a) de la Loi sur l’immigration de 1976, dans lequel ils ont prétendu que le demandeur faisait partie de la catégorie des personnes visées à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration de 1976. Le 15 octobre 1986, le CSARS a avisé le demandeur qu’il procédait à une enquête relativement à cette question et, le 5 octobre 1987, lui a fait parvenir un énoncé des circonstances modifié pour l’informer de la preuve contre lui. L’énoncé des circonstances contenait un résumé des faits reprochés au demandeur, à savoir qu’il était membre de la milice arménienne au Liban, qu’il avait participé régulièrement et activement entre 1981 et 1985 aux activités des groupes terroristes affiliés à l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (l’ASALA), qu’il était associé à trois hommes qui avaient été déclarés coupables de complot en vue de commettre le meurtre du diplomate turc Kani Gungor en 1982, qu’il avait fait l’acquisition de biens servant à la production d’engins explosifs et qu’il croyait en l’usage de la violence aveugle pour la réalisation de projets politiques.

[4]       Le 27 octobre 1987, un membre du CSARS siégeant seul, soit Saul Cherniak (le président du Comité), a commencé l’étape de l’audition dans le cadre de l’enquête relative au rapport du ministre. Neuf jours d’audience furent tenus devant le CSARS en octobre 1987 et en mai 1988, parmi lesquels cinq jours complets ou partiels d’audience ont eu lieu à huis clos. Dès le début de l’audience, le CSARS et les avocats des parties ont discuté de la procédure à suivre. On a informé le demandeur que la majeure partie de la preuve contenait des renseignements subordonnés à des questions relatives à la sécurité nationale et que, de ce fait, le demandeur et son avocat seraient exclus de l’audience de temps à autre. Cependant, le demandeur et son avocat ont été avisés que le président du Comité et son avocat interrogeraient et contre-interrogeraient les témoins qu’ils ne pourraient entendre, mais qu’ils recevraient néanmoins des résumés décrivant la majeure partie de la preuve présentée à huis clos.

[5]       Les résumés révèlent que le CSARS a reçu des éléments de preuve au sujet notamment de la nature de l’ASALA, de l’association du demandeur avec trois personnes qui ont été déclarées coupables de tentative d’extorsion et de complot en vue de commettre un meurtre et de la présence du demandeur lors d’une réunion tenue à Kingston le 24 janvier 1982, dont les discussions ont porté sur le projet d’assassinat. Les résumés révèlent également que le CSARS a entendu des éléments de preuve relativement à l’utilisation d’un produit nommé «Quick Start» faite au cours d’un attentat à la bombe perpétré le 13 janvier 1982 au bureau du consul honoraire de la Turquie à Toronto (l’attentat Baxter) et revendiqué par l’ASALA, et au fait que le demandeur a été vu faisant l’achat de ce produit le 17 juillet 1982.

[6]       Le demandeur a témoigné au cours de l’audience. Il a avoué avoir été membre de la milice arménienne au Liban et avoir, alors qu’il était au Canada, peint des slogans sur des panneaux d’arrêt, de même que d’avoir été impliqué dans une altercation lors d’une activité culturelle turque, acte pour lequel il a été déclaré coupable de méfait et pour lequel on lui a accordé une absolution sous condition. Il a également avoué avoir fait l’acquisition du produit Quick Start, mais a prétendu l’avoir fait six mois après l’attentat Baxter et pour l’unique fin de faire démarrer des autos. Il a nié le reste des allégations.

[7]       Au terme de l’audition, le CSARS a ajourné l’audience et a demandé que les parties soumettent des observations écrites. L’avocat du demandeur et celui du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) ont par la suite fait parvenir des observations écrites au CSARS. Les arguments présentés par le SCRS comportent une partie «ouverte» d’observations, dont le demandeur pouvait prendre connaissance, et une partie «confidentielle», non divulguée au demandeur, dont les observations renvoient au témoignage tenu à huis clos.

LA DÉCISION DU CSARS

[8]       Le 17 octobre 1988, le CSARS a présenté un rapport au gouverneur en conseil, qui concluait que le demandeur faisait partie de la catégorie des personnes visées à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration de 1976 et qui recommandait que le gouverneur délivre une attestation en application du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration de 1976. Ce passage de la décision du CSARS, dont le demandeur a obtenu copie, prévoit ce qui suit:

[traduction] Compte tenu de tous les éléments de preuve produits, je conclus que M. Moumdjian a participé à des actes de violence par le passé. Cependant, il ne l’a pas reconnu ni n’a manifesté aucun regret ou remords. Il y a également lieu de noter que les conditions qui présidaient aux actes de violence commis jusqu’ici par les membres de l’ASALA existent toujours. À la lumière de mes investigations et des preuves concluantes administrées par le SCRS, je conclus qu’il tombe sous le coup de l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration.

J’ai raisonnablement lieu de penser que M. Moumdjian se livrera à des activités qui menacent la sécurité du Canada. Je conclus en conséquence qu’il y a lieu d’émettre l’attestation prévue au paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration.

LES PROCÉDURES

[9]       Le 27 octobre 1988, le demandeur a déposé un avis introductif d’instance en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale (dans sa formulation d’alors) [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 61)] pour demander le contrôle judiciaire de la décision rendue par le CSARS. Le 13 janvier 1989, le procureur général du Canada a déposé une demande pour faire modifier la preuve à partir de laquelle la Cour allait trancher la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur, plus particulièrement pour que certains éléments de preuve soient soustraits au contrôle de la Cour, au motif qu’ils se rattachent à la sécurité nationale et aux renseignements confidentiels du Cabinet. Le demandeur a par la suite déposé, aux fins de sa demande fondée sur l’article 28, une requête en vertu du paragraphe 38(1) de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5] afin que lui soit divulguée la preuve présentée à huis clos devant le CSARS. Lors de l’audience, l’avocat du demandeur a indiqué que le demandeur cherchait seulement à obtenir une ordonnance permettant la divulgation des renseignements confidentiels à la Cour aux fins de la demande de contrôle judiciaire, plutôt qu’à lui-même. Le juge Rothstein (alors juge à la Section de première instance) a été désigné par le juge en chef de la Cour pour décider s’il fallait faire droit à l’opposition du procureur général relativement à la divulgation de la preuve. Le juge Rothstein a exercé son pouvoir discrétionnaire pour examiner les renseignements confidentiels, auxquels on avait appliqué le code de couleurs correspondant aux six motifs de non-divulgation des renseignements établis par le CSARS. Dans son jugement du 25 avril 1995 par lequel il a rejeté la requête du demandeur, le juge Rothstein a noté que le CSARS a adopté «un point de vue très proactif et [. . .] a encouragé la plus grande divulgation possible»2. Le juge Rothstein a néanmoins conclu que les documents ne devaient pas être divulgués étant donné que l’obligation de confidentialité qui sous-tendait les questions portant sur la sécurité nationale l’emportait sur l’intérêt public relatif à la divulgation.

[10]     L’appel interjeté contre la décision du juge Rothstein devant la présente Cour a été entendu en même temps que la requête présentée par le procureur général visant à faire modifier le contenu de la preuve. Le juge Stone, qui a prononcé le jugement unanime de la Cour, a rejeté l’appel du demandeur le 17 novembre 1997 et a fait droit à la requête portant modification le 28 novembre 1997. Le juge Stone a conclu que le rejet de la demande de divulgation par le juge de première instance ne constituait pas une erreur de droit pour laquelle la Cour était justifiée d’intervenir; le juge de première instance avait plutôt procédé à «un examen très soigneux» des renseignements confidentiels et avait été guidé par la jurisprudence. Le juge Stone a noté qu’«il appartenait au juge Rothstein, en sa qualité de juge chargé de l’audition de la demande en la matière, de juger en première instance si les renseignements en cause doivent être divulgués dans le contexte du contrôle judiciaire»3, sa fonction consistant simplement à évaluer si la décision rendue par le juge Rothstein était entachée d’erreur. Le juge Stone a également noté que, quoi qu’il en soit, la Cour n’aurait pas en sa possession le texte intégral du rapport du CSARS aux fins du contrôle judiciaire puisque le rapport du CSARS constituait un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine au sens du paragraphe 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, ce qui signifiait que le texte intégral ne pourrait jamais en être divulgué.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]     Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du CSARS en se fondant sur quatre motifs. En premier lieu, le demandeur soutient que les procédures entreprises par le CSARS vont à l’encontre de l’article 7 de la Charte [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et qu’elles ne sont pas conformes aux principes d’équité et de justice fondamentale. En second lieu, le demandeur plaide que l’effet combiné de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité [L.R.C. (1985), ch. C-23] et des articles 32 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21], 39 [mod., idem, art. 29] et 40 [mod., idem, art. 30] de la Loi sur l’immigration contrevient aux articles 7 et 12 de la Charte et n’est pas sauvegardé par l’article premier. Troisièmement, le demandeur fait valoir que l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration n’est pas valide sur le plan constitutionnel puisqu’il contrevient à l’alinéa 2(d) de la Charte et qu’il n’est pas justifié par l’article premier. En dernier lieu, le demandeur soutient que la décision du CSARS était [traduction] «déraisonnable».

[12]     Lors de l’audience tenue devant la présente Cour, une question préliminaire a toutefois été soulevée quant à la compétence de la Cour pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire, au motif que la décision du CSARS ne constituait pas une «décision ou ordonnance» au sens de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale4 , dans la formulation que cet article avait avant les modifications de 1992. Conformément à l’ordonnance rendue par le juge Stone en date du 27 mai 1999, les parties ont présenté à la Cour des observations écrites à ce propos. En définitive, les parties ont toutes souscrit à l’opinion selon laquelle la Cour peut connaître de la demande de contrôle judiciaire. Cependant, comme certains courants jurisprudentiels admettent l’opinion contraire, je me propose d’aborder cette question préliminaire avant de me pencher sur les quatre motifs invoqués par le demandeur pour contester la décision du CSARS.

LA QUESTION RELATIVE À LA COMPÉTENCE

[13]     La question portant sur la compétence de la Cour pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire a été soulevée pour le motif que, au moment où la demande a été introduite, le paragraphe 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale prévoyait que la Cour ne pouvait connaître que des demandes de contrôle judiciaire visant l’annulation d’une «décision ou ordonnance» rendue par un office fédéral ou à l’occasion de procédures en cours devant cet office. Par conséquent, la question dont nous sommes saisis consiste à savoir si le rapport et la décision du CSARS constituent une «décision ou ordonnance» au sens du paragraphe 28(1). Le paragraphe 28(1) prévoyait:

28. (1) Malgré l’article 18 ou les dispositions de toute autre loi, la Cour d’appel est compétente pour les demandes de révision et d’annulation d’une décision ou ordonnance—exception faite de celles de nature administrative résultant d’un processus n’ayant légalement aucun caractère judiciaire ou quasi judiciaire—rendue par un office fédéral ou à l’occasion de procédures en cours devant cet office au motif que celui-ci, selon le cas:

    a) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a de quelque autre manière outrepassé sa compétence ou refusé de l’exercer;

    b) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

    c) a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose. [Non souligné dans l’original.]

[14]     La décision rendue par la Cour dans l’arrêt Bear c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)5 est pertinente, car elle soutient entièrement l’opinion selon laquelle la Cour ne possède pas la compétence requise pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire dont elle a été saisie. Dans de brefs motifs prononcés à l’audience, la Cour a conclu qu’une demande de contrôle judiciaire ne pouvait être déposée à l’encontre d’un rapport préparé par le ministre et soumis au gouverneur en conseil en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5]. La conclusion du rapport ministériel était qu’il y avait eu dérogation à la Loi relativement à l’élection d’un conseiller de bande indienne. En application de l’article 79, le gouverneur en conseil gardait le pouvoir discrétionnaire d’y donner suite. Le gouverneur en conseil a décidé d’y donner suite et le conseiller de bande a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre du rapport. La Cour a refusé de statuer sur la demande pour le motif que le rapport ministériel ne constituait pas une décision ou une ordonnance au sens du paragraphe 28(1), puisqu’il n’avait en soi aucune force obligatoire sur le plan juridique. Le rapport servait plutôt de condition préalable à l’exercice des pouvoirs conférés au gouverneur en conseil. La Cour a par conséquent décidé que c’était la «décision» du gouverneur en conseil, et non le rapport ministériel, qui avait force obligatoire sur le plan juridique. L’on n’a pas cherché à assujettir au contrôle judiciaire la décision du gouverneur en conseil d’annuler l’élection, vraisemblablement parce que le paragraphe 28(6) de la Loi sur la Cour fédérale prévoyait que, par dérogation au paragraphe 28(1), aucune procédure ne pouvait être intentée à l’encontre d’une «décision ou ordonnance» rendue par le gouverneur en conseil.

[15]     En résumé, l’arrêt Bear soutient la thèse générale selon laquelle la Cour n’est pas habilitée à connaître des demandes de contrôle judiciaire portant sur des décisions qui n’ont en soi aucune force obligatoire, soit des décisions assimilables à des recommandations ou qui sont de nature consultative. En l’espèce, il n’y a aucun doute que la décision du CSARS ne lie pas le gouverneur en conseil, qui doit encore donner suite à la décision. Dans les circonstances, il semblerait logique de conclure que la Cour n’a pas la compétence requise pour entendre la présente demande. Avec égards, je crois toutefois qu’un examen attentif de la jurisprudence mène à la conclusion opposée. Cinq décisions méritent à cet égard d’être examinées.

[16]     La première décision à examiner est Penner c. La Commission de délimitation des circonscriptions électorales (Ont.)6, qui a été citée dans l’arrêt Bear et qui étaye clairement l’argument selon lequel la Cour ne possède pas la compétence requise. Dans l’arrêt Penner, les demandeurs avaient cherché à contester un rapport préparé par une commission de délimitation des circonscriptions électorales, qui prévoyait la réorganisation des circonscriptions fédérales. Le rapport n’était qu’une étape parmi une série d’autres qui aboutissaient à l’obligation et au pouvoir conféré par la loi au gouverneur en conseil de rendre une ordonnance. La Cour a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour statuer sur la cause au motif que le rapport ne constituait pas une «décision ou ordonnance» au sens du paragraphe 28(1). Elle a également indiqué que puisqu’elle n’était pas compétente pour annuler directement l’ordonnance du gouverneur en conseil en raison du paragraphe 28(6), elle ne pouvait alors le faire indirectement en annulant l’une des «décisions» qui ne comportait aucun effet juridique exécutoire. Tel qu’il a été mentionné précédemment, ce paragraphe s’applique en l’espèce. Pris ensemble, les arrêts Bear et Penner peuvent être considérés comme étant des arguments de poids au soutien de la thèse selon laquelle une décision du CSARS ne peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Cependant, la jurisprudence qui suit remet en question cette thèse.

[17]     Dans l’arrêt Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O’Keefe Breweries of Canada Limited7, la Cour a passé en revue la jurisprudence appuyant la proposition selon laquelle les tribunaux n’examineront pas la myriade de décisions ou d’ordonnances habituellement rendues à l’égard de questions soulevées dans le cours de procédures menant à une décision finale. Le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires a été qualifié de moyen de créer des retards et de la frustration dont se serviraient ceux qui seraient réticents à voir un tribunal exercer sa compétence. La Cour a cependant opté pour une approche pragmatique à l’égard de l’interprétation et de l’application de la notion de «décision ou ordonnance» énoncée au paragraphe 28(1), même si les questions interlocutoires peuvent légitimement être considérées comme étant des décisions ayant des effets juridiques.

[18]     La notion suivant laquelle les décisions assimilables à des recommandations ou qui sont de nature consultative ne sont pas assujetties au contrôle judiciaire pour le motif qu’aucun droit ou obligation juridique n’en découle, a été davantage remise en question par la Cour dans l’arrêt Conseil canadien des fabricants des produits du tabac c. Conseil national de commercialisation des produits de ferme8. Dans cette affaire, le Conseil national de commercialisation des produits de ferme a procédé, à la demande d’une commission ontarienne de commercialisation, à une enquête relativement au bien-fondé de la mise sur pied d’un office national de commercialisation du tabac et a tenu des audiences publiques à cette fin. Le Conseil a refusé d’ordonner à la commission ontarienne de rendre public un rapport auquel le Conseil avait accès, mais non ceux qui auraient été touchés par la mise sur pied d’un office national de commercialisation. Ces personnes ont demandé le contrôle judiciaire devant la Section de première instance au motif qu’on n’avait pas respecté les règles de l’équité procédurale à leur égard. La demande a été accueillie et l’appel formé devant la Cour d’appel a été rejeté. Bien que la Cour ait reconnu que le Conseil était un organisme administratif chargé uniquement de tenir des enquêtes et de formuler des recommandations, elle a conclu que les conséquences défavorables qui découleraient d’une recommandation du Conseil, vu le poids de son expertise dans ce domaine, faisaient en sorte que le Conseil était tenu de respecter les règles de l’équité procédurale à l’égard de ceux dont les droits et intérêts pourraient être touchés par une décision fondée sur sa recommandation.

[19]     L’on pourrait dire de l’arrêt Anheuser-Busch qu’il étaye la proposition pointue selon laquelle un tribunal qui fait enquête et qui formule des recommandations ne peut faire l’objet de procédures en contrôle judiciaire que dans le cas où l’on allègue un manquement à l’équité. Je suis d’avis que cet arrêt représente une érosion de plus du principe selon lequel une décision de nature consultative ne constitue pas une «décision ou ordonnance» assujettie au contrôle judiciaire. Cet abandon apparent de l’opinion antérieurement soutenue peut être attribuable au fait que la Cour suprême a qualifié de «pur sophisme» l’argument suivant lequel un organisme consultatif ne peut rendre de décisions, du moins dans les cas où l’on s’attend à ce qu’il soit donné suite au conseil ou à la recommandation.

[20]     Dans l’arrêt Saulnier c. Commission de Police du Québec9, la Cour suprême a été saisie d’un rapport de recommandations qui avait été soumis au procureur général de la province et sur le fondement duquel des mesures pouvaient être prises à titre de sanction. La Cour suprême a cité avec approbation, à la page 579 de son jugement, un extrait du jugement dissident du juge Casey de la Cour d’appel du Québec, lequel a notamment écrit:

[traduction] L’appelante a rendu une décision qui peut nuire beaucoup à la réputation et l’avenir de l’intimé sinon les détruire. Quand je lis les premier et quatrième considérants et les conclusions de la sixième recommandation et quand je me rappelle que le seul but de ces rapports est de présenter des faits et des recommandations d’après lesquels normalement le Ministre agira, l’argument qu’aucun droit n’a été défini et que rien n’a été décidé est pur sophisme. [Non souligné dans l’original.]

[21]     Avec égards, je suis d’avis que l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Saulnier remplace les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Bear et Penner. Cette conclusion est compatible avec celle qu’a tirée le juge MacKay dans l’affaire Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), une cause qui portait également sur une décision rendue par le CSARS, dans laquelle il a adopté le raisonnement suivant10:

Le Parlement, en vertu de la Loi sur l’immigration et de la Loi sur le SCRS, a établi un mécanisme qui devait être suffisamment rapide pour régler les cas où un résident permanent du Canada est considéré comme une menace à la sécurité publique, et il ne serait pas conforme à son intention d’entamer une procédure de contrôle judiciaire à chaque étape d’un processus qui en compte trois ou plus [. . .]

Il ne fait pas de doute dans mon esprit que la décision du CSARS est à l’évidence une décision qui peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [. . .] C’est à la Cour qu’il incombe de décider si elle doit exercer sa compétence lorsqu’une demande conteste la décision ou lorsqu’une autre décision est contestée à un stade ultérieur ou encore, comme en l’espèce, en plus de contester une telle décision ultérieure. Selon l’intimé, la décision du CSARS ne serait pas définitive dans le cadre du processus d’examen de la situation du requérant, mais je fais remarquer qu’il s’agit bien d’une décision définitive et non pas interlocutoire du CSARS lui-même. [Non souligné dans l’original.]

[22]     En définitive, il ne reste qu’une seule affaire qui s’oppose à ce que la Cour exerce sa compétence, soit l’arrêt Penner, qui a par la suite été cité par la Cour dans l’arrêt Bear. C’est donc l’arrêt Penner que j’examinerai en détail. Il convient de se rappeler que c’est dans le cadre de l’arrêt Penner que la Cour avait conclu que le demandeur ne pouvait contester par voie de contrôle judiciaire une décision de nature consultative à laquelle le gouverneur en conseil aurait donné suite. Étant donné que le paragraphe 28(6) interdit un recours en contrôle judiciaire d’une décision du gouverneur en conseil, la Cour a conclu que permettre le contrôle judiciaire d’une décision de nature consultative équivaudrait à faire indirectement ce qui ne peut être fait directement. Avec égards, je ne suis pas de cet avis. Il existe des motifs valables pour lesquels le Parlement pourrait souhaiter protéger une décision de nature discrétionnaire rendue par le gouverneur en conseil. Si le gouverneur en conseil agit de bonne foi, il n’existe guère de motifs sur lesquels une personne peut se fonder pour contester sa décision et la faire annuler. Cela est particulièrement vrai du fait que le gouverneur en conseil n’est pas tenu de fournir des motifs écrits à l’appui de sa décision d’accepter une recommandation ou un conseil provenant d’un tribunal administratif. De plus, l’idée qu’un demandeur démontre la mauvaise foi du gouverneur en conseil est, au mieux, une possibilité théorique. D’un autre côté, une décision qui prend la forme d’une recommandation ou d’un conseil au ministre ou au gouverneur en conseil et à laquelle ces derniers donneront vraisemblablement suite doit être assujettie au contrôle judiciaire, ne serait-ce que parce que les conséquences découlant d’une décision erronée ou d’une procédure viciée revêtront invariablement une importance fondamentale aux yeux de ceux dont les droits seront de ce fait lésés. Nul n’accepterait aujourd’hui par exemple qu’une décision de nature consultative d’un tribunal qui a nié à une personne le droit de bénéficier des règles de l’équité procédurale puisse être confirmée. Je suis d’avis que l’évolution du droit administratif prescrit que l’arrêt Penner n’est plus applicable aujourd’hui, en supposant que la Cour doive encore trancher des demandes de contrôle judiciaire qui ont été introduites avant les modifications apportées à la Loi sur la Cour fédérale en 1992. Il convient à cet égard de noter que le paragraphe 28(6) n’a désormais plus d’équivalent dans les dispositions actuelles de la Loi, et ce à juste titre.

[23]     J’en viens donc à la conclusion que la Cour possède la compétence requise pour entendre la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur à l’encontre de la décision du CSARS. La jurisprudence révèle que l’expression «décision ou ordonnance» n’a pas un sens figé ou précis, mais que ce sens est plutôt tributaire du cadre législatif dans lequel s’inscrit la décision de nature consultative, compte tenu des conséquences qu’une telle décision peut avoir sur les droits et libertés de ceux qui cherchent à obtenir un contrôle judiciaire.

[24]     J’aborde à présent les quatre motifs sur lesquels le demandeur se fonde pour soutenir que la décision rendue par le CSARS n’est pas valide.

LA CONSTITUTIONNALITÉ ET LE CARACTÈRE ÉQUITABLE DES PROCÉDURES SUIVIES PAR LE CSARS

[25]     Le premier motif qu’invoque le demandeur à l’appui de sa prétention selon laquelle la décision du CSARS n’est pas valide renvoie aux procédures qu’a suivies le CSARS pour parvenir à ses conclusions. Selon le demandeur, le défaut du CSARS de lui divulguer adéquatement les circonstances qui ont donné lieu à son rapport, de même que le refus du CSARS de lui donner l’occasion d’y répondre lors de l’audience, constituent une négation de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, ce qui contrevient à l’article 7 de la Charte et va à l’encontre des principes d’équité et de justice fondamentale. Les défendeurs nient ces allégations. Si l’on met de côté la question de savoir si l’argument du demandeur fondé sur l’article 7 est prématuré compte tenu du fait que le gouverneur en conseil n’a pas encore délivré une attestation en application de l’article 40 de la Loi sur l’immigration, je suis d’avis que l’arrêt Chiarelli11 de la Cour suprême répond aux deux arguments mis de l’avant par le demandeur. Je me propose d’exposer en détail les faits dans Chiarelli puisque cet arrêt est pertinent sous plusieurs aspects quant à la présente demande de contrôle judiciaire.

[26]     Dans l’arrêt Chiarelli, un résident permanent (M. Chiarelli) a plaidé coupable à deux infractions punissables respectivement d’une peine maximale de dix ans d’emprisonnement et de l’emprisonnement à perpétuité. En 1986, un agent d’immigration a remis un rapport en vertu de l’article 27 de la Loi sur l’immigration de 1976 qui identifiait M. Chiarelli comme étant un personne visée au sous-alinéa 27(1)d)(ii), soit un résident permanent qui a été déclaré coupable d’une infraction punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans. Une enquête a été tenue par suite de ce rapport, au terme de laquelle l’arbitre a conclu que M. Chiarelli faisait partie de la catégorie des personnes visées au sous-alinéa 27(1)d)(ii). L’arbitre a alors pris une mesure d’expulsion contre M. Chiarelli. L’audition de l’appel formé par M. Chiarelli devant la Commission d’appel de l’immigration a été ajournée après que le solliciteur général et le ministre eurent fait conjointement un rapport au CSARS dans lequel il était indiqué que M. Chiarelli était une personne visée au sous-alinéa 27(1)d)(ii). Le CSARS a mené une enquête et, antérieurement à l’audience, a communiqué à M. Chiarelli un «Énoncé des circonstances», de même que deux résumés de renseignements portant sur ses activités, sur la surveillance qui avait été mise en place et sur les conversations qui avaient été interceptées. L’audience a eu lieu en partie à huis clos, et l’on a communiqué à M. Chiarelli des résumés de la preuve portant sur sa participation aux activités d’une organisation criminelle et, plus particulièrement, aux activités de celle-ci liées aux stupéfiants et à l’extorsion. M. Chiarelli a eu l’occasion de répondre aux accusations qui ont été portées contre lui; il a toutefois choisi de ne pas produire de preuve à l’audience et de ne pas contre-interroger les deux agents de la GRC qui avaient déposé à huis clos. Il a cependant présenté des observations écrites au CSARS par la suite.

[27]     Le CSARS a conclu que M. Chiarelli était une personne visée par le sous-alinéa 19(1)d)(ii), à savoir une personne qui n’est pas admissible au Canada pour le motif qu’il existe de bonnes raisons de croire qu’elle se livrera à des actes faisant partie d’un plan d’activités criminelles mis sur pied par une organisation criminelle. En se fondant sur le rapport du CSARS, le gouverneur en conseil a ordonné au ministre de délivrer une attestation en application de l’ancien paragraphe 83(1) [mod. par S.C. 1984, ch. 21, art. 84], ce qui aurait empêché la Commission d’appel de l’immigration d’entendre à l’encontre d’une mesure d’expulsion un appel fondé sur des motifs d’ordre humanitaire. L’attestation en question a par la suite été délivrée par le ministre. En 1988, M. Chiarelli a signifié à la Commission son intention de soulever des questions constitutionnelles lors de l’audience; la Commission a alors ajourné l’audience et a renvoyé trois questions devant la Cour d’appel fédérale pour qu’elle statue sur les questions constitutionnelles. La Cour a conclu à la majorité qu’en se fondant sur l’attestation délivrée par le ministre, la Commission enfreindrait les droits de M. Chiarelli prévus à l’article 7, du fait que la procédure suivie par le CSARS ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 7 et qu’elle n’était pas justifiée par l’article premier. La Cour suprême a accueilli l’appel formé par le ministre à l’encontre de la décision de la Cour et a rejeté le pourvoi incident déposé par M. Chiarelli, lequel attaquait le régime juridique général prévoyant l’expulsion de résidents permanents déclarés coupables de certaines infractions criminelles.

[28]     Pour revenir à la question de savoir si les procédures suivies par le CSARS dans la présente affaire portaient atteinte aux droits du demandeur prévus à l’article 7 et aux principes d’équité et de justice fondamentale, je suis d’avis que la Cour suprême a répondu à ces questions dans l’arrêt Chiarelli. Au nom de la Cour suprême, le juge Sopinka a déclaré qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’argument de M. Chiarelli selon lequel ses droits garantis par l’article 7 avaient été enfreints par les procédures du CSARS puisqu’il n’y avait eu aucune violation de la justice fondamentale dans cette cause. Après s’être penché sur les procédures du CSARS, notamment une enquête menée par le CSARS en vertu d’un rapport conjoint déposé par le solliciteur général et le ministre, et une audience à laquelle M. Chiarelli n’avait pas le droit absolu d’assister (ni de recevoir communication des observations faites par une partie à la procédure, ni encore de faire des commentaires à leur sujet), le juge Sopinka a noté que le cadre législatif conférait un pouvoir discrétionnaire considérable au CSARS pour soupeser l’obligation de traiter équitablement la personne dont les droits sont touchés par rapport à l’obligation de s’assurer que les exigences relatives à la sécurité nationale sont respectées.

[29]     Puisque la portée des principes de justice fondamentale n’est pas figée mais varie selon le contexte et la nature des intérêts en jeu, le juge Sopinka a entrepris d’examiner le cadre législatif et les intérêts opposés de M. Chiarelli et de l’État. Bien qu’il fût conscient que l’intérêt de M. Chiarelli de bénéficier d’une procédure équitable se fondait sur le fait que l’enquête du CSARS pouvait potentiellement mener à la recommandation que le gouverneur en conseil délivre une attestation, ce qui aurait supprimé effectivement le droit de M. Chiarelli de porter la mesure d’expulsion en appel en se fondant sur des motifs d’ordre humanitaire, le juge Sopinka a estimé que l’intérêt de l’État dans la confidentialité devait l’emporter dans les affaires mettant en cause la sécurité nationale. Il a conclu que M. Chiarelli avait reçu «suffisamment de renseignements pour [le] mettre [. . .] au courant de la substance des actes qu’on lui reprochait et pour lui permettre de répondre»12. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que M. Chiarelli soit également mis au courant des détails concernant les méthodes d’enquête sur la criminalité ou les sources auxquelles la police avait eu recours pour obtenir ces renseignements, pour que soit respecté les principes de justice fondamentale.

[30]     Le demandeur en l’espèce soutient qu’alors que M. Chiarelli avait reçu suffisamment de renseignements quant à la substance des actes qu’on lui reprochait, ce n’est pas son cas. Premièrement, le demandeur a demandé qu’on lui communique la bande originale d’écoute électronique relative à une conversation interceptée qui l’impliquerait dans la tentative d’assassinat du consul turc, mais ne l’a pas reçue. Le demandeur avoue avoir reçu une copie de la traduction anglaise de cette conversation, mais prétend qu’il en existait deux différentes versions et que les bandes originales d’écoute électronique sont nécessaires pour l’établissement du contexte et des paroles exactes prononcées par le demandeur. Deuxièmement, le demandeur a demandé l’autorisation d’examiner la preuve médicolégale se rapportant à l’attentat Baxter qui établirait que le produit «Quick Start» avait été utilisé par les auteurs de l’attentat, mais il n’a pu le faire, ni contre-interroger aucune partie relativement à cette preuve. Par conséquent, le demandeur plaide qu’il a été privé de son droit à une audition impartiale parce que l’omission du CSARS de divulguer ces éléments de preuve essentiels a été grandement préjudiciable à sa capacité de formuler une réponse à la preuve présentée par l’État lors de l’audition, violant par le fait même les principes de justice fondamentale.

[31]     Je suis d’avis que le demandeur n’a pas réussi à faire une distinction entre sa situation et celle de M. Chiarelli qui, au même titre que le demandeur, avait reçu suffisamment de renseignements pour connaître la substance des actes qu’on lui reprochait et pour y répondre. Le demandeur était clairement conscient du fait que la conversation interceptée entre lui et un ami était utilisée par le CSARS en vue de prouver qu’il était lié à la tentative d’assassinat de M. Gungor. Il a même reçu une copie de la traduction anglaise de cette conversation. Par conséquent, je ne peux accepter que le fait que le demandeur n’a pu examiner la bande originale d’écoute électronique ait compromis sa capacité de répondre à la preuve de l’État contre lui. Quoi qu’il en soit, le juge Rothstein a examiné les documents confidentiels, conclu que le CSARS avait «examiné avec soin l’intérêt qu’a le requérant à la divulgation des renseignements»13 et refusé la divulgation des documents confidentiels pour des raisons de sécurité nationale. En appel, la Cour a décidé que le juge Rothstein n’avait pas commis d’erreur en rendant cette décision. Les arguments du demandeur ne m’ont pas convaincu que ces décisions étaient entachées d’erreur ou qu’il y avait des motifs pour lesquels elles devraient implicitement être écartées.

[32]     J’adopte une position similaire à l’égard de la preuve médicolégale relative à l’attentat Baxter. Le demandeur était manifestement conscient que sa participation alléguée à l’attentat en question était pertinente quant aux fins de l’enquête du CSARS et qu’il lui était loisible de répondre à cette allégation lors de l’audience. Il ne lui était pas nécessaire d’examiner physiquement la preuve médicolégale pour ce faire. Comme pour la bande originale d’écoute électronique, le fait que le demandeur ne soit pas autorisé à examiner la preuve médicolégale ne l’a pas pour autant privé de la possibilité d’avoir une audition impartiale devant le CSARS; conséquemment, les procédures du CSARS n’ont pas enfreint les principes de justice fondamentale en l’espèce.

L’INVALIDITÉ SUR LE PLAN CONSTITUTIONNEL DE LA LOI SUR LE SCRS ET DE LA LOI SUR L’IMMIGRATION

[33]     Comme second motif à l’appui de l’invalidité de la décision du CSARS, le demandeur soutient que l’effet combiné de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (la Loi sur le SCRS) et des articles 32, 39 et 40 de la Loi sur l’immigration contrevient aux articles 7 et 12 de la Charte, et qu’il n’est pas justifié par l’article premier. Exposés de manière succinte, l’article 7 porte sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, l’article 12 offre une protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités et l’article premier prévoit que ces droits et les autres droits individuels ne peuvent être restreints que lorsque la justification des intérêts de l’État peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Le demandeur note que, dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême n’avait pas répondu à la question de savoir si l’expulsion allait à l’encontre de l’article 7 et constituait un «traitement» au sens de l’article 12. Cependant, le demandeur plaide que l’article 7 peut être invoqué en l’espèce car, contrairement à M. Chiarelli, le demandeur n’a pas bénéficié de l’éventail complet des droits fondés sur la Charte dont il aurait pu se prévaloir devant une cour de justice; il a plutôt fait l’objet d’une mesure d’expulsion sur le seul fondement de la décision du CSARS. M. Chiarelli avait été déclaré coupable sous le régime du Code criminel [S.R.C. 1970, ch. C-34] alors qu’en l’espèce, le demandeur n’a jamais été mis en accusation relativement à une infraction pour les actes dont il est question. Le demandeur plaide également qu’il devrait pouvoir garder son droit conditionnel de demeurer au Canada jusqu’à ce qu’une décision, prise conformément aux principes de justice naturelle et le déclarant avoir violé une condition essentielle de son séjour au pays, soit rendue. Puisque la Cour n’a pas accès au dossier complet de la preuve présentée devant le CSARS ni à sa décision, le demandeur fait valoir que le régime législatif est fondamentalement injuste et qu’il contrevient à l’article 7 de la Charte en raison de l’absence d’un [traduction] «véritable droit d’appel» à l’encontre de la décision du CSARS. Il ajoute que la plupart des Canadiens seraient choqués d’apprendre qu’un résident permanent puisse être expulsé sur la base de [traduction] «vagues allégations fondées sur des éléments de preuve pratiquement incontestés présentés à huis clos». Le demandeur soutient que les intimés ne peuvent se fonder sur l’article premier pour justifier le régime législatif en question, car il est [traduction] «arbitraire et d’une portée excessive», que son application en l’espèce constitue un abus de procédure puisqu’on a opté pour agir en vertu du régime juridique de l’immigration afin d’éviter le recours au Code criminel , et qu’il a privé le demandeur du bénéfice de l’équité procédurale.

[34]     En ce qui concerne l’article 12, le demandeur soutient que l’expulsion est un «traitement», et que le traitement dont il a fait l’objet était cruel et inusité de par son caractère si excessif qu’il constituait une atteinte aux normes de décence. Contrairement à M. Chiarelli qui avait été déclaré coupable d’infractions criminelles graves, le demandeur fait observer que ses seuls «crimes» ont été de vandaliser un panneau d’arrêt et de tenter de s’en prendre à un individu lors d’une activité culturelle. Le demandeur soutient, par conséquent, que l’expulsion constitue un traitement dont la sévérité est disproportionnée par rapport à ces actes et que la violation de ses droits fondés sur l’article 12 qui en résulte ne peut se justifier en vertu de l’article premier.

[35]     Les défendeurs plaident que les droits du demandeur fondés sur l’article 7 n’ont pas été enfreints puisque la révocation du droit conditionnel du demandeur de demeurer au Canada ne l’a pas privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et que la procédure par laquelle on a mis un terme à son statut ne l’a pas privé de son droit à la justice fondamentale. Les défendeurs notent que, dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême a examiné la constitutionnalité des articles 82.1 [édicté par S.C. 1984, ch. 21, art. 84] et 83 de la Loi sur l’immigration (maintenant les articles 81 et 82) et a conclu qu’ils ne contrevenaient pas à l’article 7. Les défendeurs soutiennent que ces articles équivalent essentiellement à la combinaison de la Loi sur le SCRS et des articles 32, 39 et 40 de la Loi sur l’immigration, et que cette Loi de même que ces articles ne contreviennent pas non plus à l’article 7. De plus, le CSARS note que ce sont tous les individus visés par l’article 19 de la Loi sur l’immigration, et pas seulement ceux qui ont commis des infractions criminelles graves, qui ont violé une condition essentielle régissant leur droit de demeurer au Canada.

[36]     En ce qui concerne les arguments fondés sur l’article 12 mis de l’avant par le demandeur, les défendeurs soutiennent que l’effet combiné de la Loi sur le SCRS et des articles 32, 39 et 40 de la Loi sur l’immigration ne constitue pas une peine ou un traitement cruel et inusité. À titre préliminaire, ils font valoir que les arguments du demandeur sont prématurés puisque le gouverneur en conseil n’a pas encore délivré l’attestation prévue par l’article 40 de la Loi sur l’immigration qui mènerait à l’expulsion du demandeur. Ils plaident néanmoins que l’expulsion a pour objet de renvoyer du Canada les personnes indésirables et qu’elle constitue la conséquence exactement proportionnelle à la conduite qui est incompatible avec le droit conditionnel dont disposent les résidents permanents de demeurer au Canada. Suivant leur raisonnement, l’expulsion d’un individu qui est susceptible de commettre des actes de violence, de par ses actes de violence antérieurs, ne serait pas exagérément disproportionnée ou à ce point excessive qu’elle constituerait une atteinte aux normes de décence. Même si l’on déclarait le régime législatif en question inconstitutionnel, les défendeurs font valoir qu’il est sauvegardé par l’article premier, puisque la protection de la sécurité nationale et des renseignements secrets en matière de sécurité est suffisamment importante qu’elle doit l’emporter sur les droits individuels fondés sur les articles 7 et 12.

[37]     Par souci d’économie des ressources judiciaires, j’ai l’intention de procéder à une analyse en l’absence d’une attestation délivrée en vertu de l’article 40 ou d’une mesure d’expulsion, car si le gouverneur en conseil délivrait une attestation, le demandeur se verrait dans l’obligation d’intenter de nouveau les procédures relatives au contrôle judiciaire devant la Cour. Avant d’examiner les prétentions des parties, cependant, j’ai décidé de reproduire les extraits pertinents des articles 32, 39 et 40 de la Loi sur l’immigration:

32. [. . .]

(2) S’il conclut que l’intéressé est un résident permanent se trouvant dans l’une des situations visées au paragraphe 27(1), l’arbitre, sous réserve des paragraphes (2.1) et 32.1(2), prend une mesure d’expulsion contre lui.

[. . .]

39. [. . .]

(2) Le ministre et le solliciteur général du Canada peuvent, en lui adressant un rapport à cet effet, saisir le comité de surveillance des cas où ils sont d’avis, à la lumière de renseignements secrets en matière de sécurité ou de criminalité dont ils ont eu connaissance, qu’un résident permanent appartiendrait à l’une des catégories visées à l’alinéa 19(1)c.2), au sous-alinéa 19(1)d)(ii), aux alinéas 19(1)e), f), g), k) ou l) ou 27(1)a.1), au sous-alinéa 27(1)a.3)(ii) ou aux alinéas 27(1)g) ou h).

(3) Dans les dix jours suivant la date de transmission du rapport, le ministre et le solliciteur général font envoyer à l’intéressé un avis l’informant de l’existence du rapport et du fait qu’au terme d’une enquête sur la question, il pourrait faire l’objet d’une mesure d’expulsion.

(4) Le ministre peut en outre faire remettre à un agent d’immigration, à un agent principal ou à un arbitre, selon le cas, un document indiquant qu’à son avis et à celui du solliciteur général du Canada, la personne nommée dans le document appartient à l’une des catégories visées à l’alinéa 19(1)c.2), au sous-alinéa 19(1)d)(ii), aux alinéas 19(1)e), f), g), k) ou l) ou 27(1)a.1), au sous-alinéa 27(1)a.3)(ii) ou aux alinéas 27(1)g) ou h), selon le cas.

(5) Le comité de surveillance examine les motifs sur lesquels le rapport dont il est saisi est fondé en suivant—compte tenu des adaptations de circonstance—la procédure prévue aux paragraphes 39(2) et (3) et aux articles 43, 44 et 48 à 51 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité [. . .]

(6) Afin de permettre à l’intéressé d’être informé le mieux possible des circonstances qui ont donné lieu à l’établissement du rapport, le comité de surveillance lui adresse, dans les meilleurs délais suivant la réception de celui-ci, un résumé des informations dont il dispose à ce sujet.

[. . .]

(9) Au terme de son enquête, le comité de surveillance fait rapport de celle-ci au gouverneur en conseil en indiquant, dans ses conclusions, motifs à l’appui, si l’intéressé devrait faire l’objet de l’attestation prévue au paragraphe 40(1). [Non souligné dans l’original.]

(10) Le comité de surveillance communique également à l’intéressé, en même temps ou plus tard, un rapport contenant les conclusions visées au paragraphe (9).

40. (1) S’il est d’avis, après étude du rapport du comité de surveillance, que l’intéressé appartient à l’une des catégories visées à l’alinéa 19(1)c.2), au sous-alinéa 19(1)d)(ii), aux alinéas 19(1)e), f), g), k) ou l) ou 27(1)a.1), au sous-alinéa 27(1)a.3)(ii) ou aux alinéas 27(1)g) ou h), le gouverneur en conseil peut ordonner au ministre de délivrer une attestation à cet effet. [Non souligné dans l’original.]

(2) Dans toute poursuite ou procédure relative à l’application de la présente loi, l’attestation délivrée en vertu du paragraphe (1) établit de façon concluante les faits qui y sont mentionnés, seul le ministre ayant le pouvoir de contester l’authenticité de la signature et la qualité officielle du signataire.

[38]     Dans l’arrêt Chiarelli, le juge Sopinka a mis l’accent sur l’importance de la «méthode contextuelle» lorsqu’il est question de l’interprétation de l’article 7 de la Charte. Il a cité les motifs exposés par le juge Cory dans l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc. selon lesquels «[l]e contexte est important à la fois pour délimiter la signification et la portée des droits garantis par la Charte et pour déterminer l’équilibre qu’il faut établir entre les droits individuels et les intérêts de la société»14. En ce qui a trait au contexte de l’immigration, le juge Sopinka a noté que «le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer»15. Le juge Sopinka a également noté que la Loi sur le SCRS prévoit que nul n’a un droit absolu d’être présent lorsqu’une autre partie soumet des observations, ni d’en recevoir communication, ni de les commenter. Il relève du pouvoir discrétionnaire du CSARS d’exclure une partie ou plus lorsqu’une autre partie présente des observations ou soumet des éléments de preuve, de déterminer si une partie est autorisée à contre-interroger des témoins assignés par d’autres parties, puis de décider si la divulgation de la preuve ou les observations d’une autre partie devraient être communiquées aux parties exclues de l’audience. Le juge Sopinka a conclu que la procédure suivie par le CSARS ne contrevenait pas aux principes de justice fondamentale.

[39]     Puisque la procédure suivie par le CSARS en l’espèce est la même que celle contestée dans l’arrêt Chiarelli, je me vois obligé de faire intégralement miens les commentaires du juge Sopinka relativement aux arguments du demandeur qui se fondent sur l’article 7. Comme le CSARS a tiré une conclusion selon laquelle le demandeur a violé une condition essentielle régissant son droit de demeurer au pays, et que cette conclusion est conforme aux principes de justice fondamentale, l’argument du demandeur fondé sur l’article 7 doit être rejeté. Je passe à présent à l’examen des arguments fondés sur l’article 12 soumis par le demandeur.

[40]     Je suppose que le demandeur qualifie son expulsion de «traitement» cruel et inusité du fait que le juge Sopinka a clairement dit dans l’arrêt Chiarelli que «l’expulsion n’est pas prononcée à titre de peine»16. Cependant, le juge Sopinka a clairement laissé la porte ouverte quant à savoir si l’expulsion pouvait être considérée comme un «traitement» au sens de l’article 12, mais il n’a pas jugé nécessaire de trancher ce point vu sa conclusion selon laquelle l’expulsion de M. Chiarelli n’était ni «cruelle ni inusitée». Étant donné que l’expulsion n’a pas été considérée comme étant cruelle ou inusitée dans l’arrêt Chiarelli , une affaire en grande partie semblable à celle qui fait l’objet de la présente demande, le demandeur ne peut avoir gain de cause pour ce motif même si l’expulsion pouvait être qualifiée de «traitement» et ce, pour la raison suivante.

[41]     Le critère à appliquer pour la détermination d’une violation de l’article 12 énoncé dans l’arrêt R. c. Smith (Edward Dewey)17 a été réitéré par le juge Sopinka dans l’arrêt Chiarelli, lequel a conclu que l’expulsion de M. Chiarelli n’était pas de nature à «ne pas être compatible avec la dignité humaine». Le juge Sopinka était plutôt d’avis que «c’est précisément le fait de permettre que les personnes ayant pu entrer au Canada sous condition violent délibérément et impunément ces conditions qui tendrait vers l’incompatibilité avec la dignité humaine»18. Bien que le demandeur en l’espèce n’ait été déclaré coupable que de méfait, il n’a pas fait l’objet d’une mesure d’expulsion en application de l’alinéa 19(1)d) de la Loi sur l’immigration de 1976 au même titre que M. Chiarelli. Le CSARS a plutôt conclu que le demandeur tombait sous le coup de l’alinéa 19(1)g), lequel s’applique aux personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles prendront part à des activités illégales d’une organisation susceptible de commettre de tels actes. Par conséquent, la possibilité que le demandeur soit expulsé n’a rien à voir avec sa déclaration de culpabilité par un tribunal pénal pour une infraction plutôt mineure. Elle est liée au fait que le demandeur représente un danger pour les Canadiens. À la lumière de cette conclusion, il est difficile d’imaginer que son expulsion porterait éventuellement atteinte à l’idée que le public se fait de la «dignité humaine». Les Canadiens seraient vraisemblablement choqués d’apprendre qu’un résident permanent ne peut être expulsé lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il ou elle représente un danger pour la vie ou la sécurité humaines au Canada.

L’APPARTENANCE À DES ORGANISATIONS SUSPECTES ET LA CHARTE

[42]     Le troisième argument du demandeur, aux fins de la contestation de la validité de la décision du CSARS, allègue que la partie de l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration qui renvoie aux personnes membres d’une organisation susceptible de commettre des actes de violence est inconstitutionnelle parce qu’elle va à l’encontre de l’alinéa 2d) de la Charte. Le demandeur ne conteste pas les parties de l’alinéa 19(1)g) qui font référence en particulier aux personnes susceptibles de commettre des actes de violence. Le demandeur soutient cependant que l’interdiction relative à la simple appartenance à certaines organisations a [traduction] «une portée exagérément large». Le demandeur note que le CSARS semble avoir accordé une importance considérable au fait qu’il fréquentait des membres d’un groupe susceptible de commettre des actes de violence, mais affirme que ces fréquentations étaient de nature purement politique et qu’il était en désaccord avec les membres de l’ASALA qui prônaient la violence. Par conséquent, le demandeur plaide que la partie de l’alinéa 19(1)g) qui limite son droit relatif à la liberté d’association contrevient à l’alinéa 2d) et ne peut être justifiée par l’article premier en raison de sa portée trop large, qu’il n’a pas été porté atteinte à son droit de la manière la moins attentatoire possible et qu’il n’existe aucun intérêt public légitime ou dont la justification puisse se démontrer relativement à l’expulsion d’un résident permanent pour la simple raison qu’il a joint les rangs d’une organisation sociale, politique ou financière qui peut comprendre quelques membres déviants.

[43]     L’Association canadienne des libertés civiles (l’Association) a été autorisée à intervenir sur l’allégation de contravention de l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration et à l’alinéa 2d) de la Charte. L’Association soutient que la partie de l’alinéa 19(1)g) dont l’application dépend seulement de la conclusion selon laquelle une personne appartient à une organisation suspecte contrevient à l’alinéa 2d), lequel profite à toute personne, y compris les résidents permanents. L’Association soutient de plus que l’alinéa 19(1)g) n’autorise pas la tenue d’une enquête relativement à l’ampleur de la participation d’une personne ou à son influence au sein de l’organisation suspecte, ni relativement à la vraisemblance que cette personne participe à la perpétration d’actes violents au nom de l’organisation, ni relativement à d’autres facteurs pertinents. Elle note également que l’alinéa 19(1)g) ne fait pas la distinction entre des organisations qui prônent exclusivement des méthodes violentes et celles qui se consacrent à un large éventail de fins légitimes, mais qui comprennent quelques membres qui s’adonnent à des actes violents. Puisque l’alinéa 19(1)g) a une portée trop large à cet égard, l’Association fait valoir qu’il viole l’alinéa 2d) de la Charte et qu’il ne peut être sauvegardé par l’article premier car il ne comporte aucun lien rationnel avec un objectif valable, il ne porte pas minimalement atteinte à la liberté d’expression du demandeur et ses effets sont si préjudiciables qu’ils l’emportent sur tout objectif légitime du gouvernement. L’Association et le demandeur invoquent tous deux la décision qu’a rendue le juge MacKay dans l’affaire Al Yamani c. Canada (Solliciteur général)19 pour soutenir leurs arguments.

[44]     Les défendeurs (à l’exception du CSARS qui n’a pas soumis d’observation sur cette question) notent que le rapport du CSARS n’a pas conclu que le demandeur faisait partie d’une organisation suspecte et que la recommandation que le CSARS a faite au gouverneur en conseil ne renvoyait pas à la partie de l’alinéa 19(1)g) qui s’appuie sur une telle conclusion. Conséquemment, les défendeurs plaident que les droits du demandeur fondés sur l’alinéa 2d) n’ont pas été enfreints puisque la question de la liberté d’association n’a jamais été soulevée en l’espèce. Subsidiairement, les défendeurs soutiennent que la liberté d’association ne protège pas la fréquentation par un individu de groupes ayant pour fins la perpétration d’actes de violence contre les Canadiens. Ils notent que le CSARS a conclu que le demandeur avait commis de tels actes de violence. Au cas où la Cour s’apprêterait à juger que les droits du demandeur fondés sur l’alinéa 2d) ont été enfreints, les défendeurs font valoir que l’alinéa 19(1)g) est justifié par l’article premier.

[45]     Puisque le libellé particulier de l’alinéa 19(1)g) est au centre de la présente question, je me propose de reproduire la disposition en entier avant de me pencher sur la décision du juge MacKay dans l’arrêt Al Yamani:

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible:

[. . .]

    (g) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes ou qu’elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d’une telle organisation. [Non souligné dans l’original.]

[46]     Dans l’arrêt Al Yamani, le CSARS avait conclu que le demandeur (M. Yamani), un résident permanent et le fils de l’un des fondateurs du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), était une personne visée à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration. Le CSARS avait recommandé que le gouverneur en conseil délivre une attestation en application du paragraphe 40(1), laquelle attestation avait effectivement été émise, ce qui avait assujetti M. Yamani aux mesures d’expulsion. Lors du contrôle judiciaire, M. Yamani avait notamment contesté la constitutionnalité de l’alinéa 19(1)g) pour le motif qu’il portait atteinte à son droit à la liberté d’association. Le juge MacKay a conclu que le CSARS avait fondé sa décision selon laquelle M. Yamani était une personne visée à l’alinéa 19(1)g) sur trois éléments: premièrement, le fait que M. Yamani était membre du FPLP; deuxièmement, le fait que le FPLP était une organisation terroriste; et, troisièmement, la possibilité que le FPLP commette des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada. Le juge MacKay a par la suite examiné la question de savoir si de telles conclusions contrevenaient aux droits de M. Yamani fondés sur l’alinéa 2d). Après avoir noté que le simple fait de fréquenter des membres d’une organisation suspecte pourrait déterminer la classification en vue de l’expulsion, sans égard aux obligations imposées aux membres, aux autres activités entreprises par l’organisation ou à l’influence qu’exerce le membre au sein de l’organisation, le juge MacKay a conclu que [aux pages 222 et 223]:

[L]’alinéa 19(1)g) restreint en effet directement la liberté d’association en prévoyant que des personnes qui n’ont pas la nationalité canadienne puissent être en fin de compte exclues ou expulsées du Canada parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre des actes de violence du type décrit dans la disposition. C’est l’association des personnes à titre de membres d’organisations du type décrit dans la disposition qui détermine leur classification en vue de l’exclusion ou de l’expulsion. Ce n’est ni leurs antécédents personnels à l’égard de la participation à des actes de violence ni le fait qu’elles seraient susceptibles de commettre de tels actes. C’est plutôt le simple fait d’appartenir à une organisation susceptible de commettre les actes de violence décrits dans la disposition qui motive l’application de l’alinéa 191(1)g) en l’espèce, sans égard aux obligations imposées aux membres, à l’éventail des autres activités de l’organisation ou à l’influence que la personne pourrait exercer dans cette organisation. [Non souligné dans l’original.]

[47]     Après avoir conclu que l’appartenance de M. Yamani au FPLP servait de fondement à la mesure d’expulsion envisagée, le juge MacKay a statué que l’alinéa 19(1)g) portait atteinte à la liberté d’association de M. Yamani. Par conséquent, le juge MacKay a déclaré que la partie de l’alinéa 19(1)g) qui aurait pour effet d’assujettir un résident permanent à une mesure d’expulsion sur le fondement de son appartenance à une organisation suspecte allait à l’encontre de l’alinéa 2d) de la Charte et ne pouvait être sauvegardée par l’article premier.

[48]     Comme l’a noté le juge MacKay dans l’arrêt Al Yamani, il existe trois groupes de personnes qui tombent sous le coup de l’alinéa 19(1)g)20. Premièrement, il y a les personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles commettront des actes de violence. Deuxièment, il y a les personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes de violence. Finalement, il y a les personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles prendront part aux activités illégales d’une telle organisation. On a jugé que M. Yamani se classait dans le deuxième groupe de personnes visées par l’alinéa 19(1)g). Sur la base de la décision rendue par le CSARS, le demandeur en l’espèce semble appartenir au premier ou au troisième groupe, ou aux deux à la fois. C’est le fait que le demandeur fréquente des personnes qui sont membres de l’ASALA et ont commis des infractions criminelles au Canada qui a conduit le CSARS à conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur était susceptible de prendre part aux activités illégales menées par l’ASALA. Conséquemment, la décision du juge MacKay dans l’arrêt Al Yamani ne trouve pas application en l’espèce. Bref, il ne s’agit pas ici d’une cause dans laquelle le demandeur fait l’objet d’une mesure d’expulsion pour le motif qu’il appartient à une organisation terroriste. Il s’agit d’une cause dans laquelle le demandeur doit être expulsé pour avoir fréquenté des membres d’une organisation terroriste qui s’adonne à des activités illégales auxquelles le demandeur est raisonnablement susceptible de prendre part.

[49]     Je passe à présent au dernier argument du demandeur au soutien de sa prétention que la décision du CSARS doit être invalidée.

L’ALLÉGATION RELATIVE AU CARACTÈRE DÉRAISONNABLE DE LA DÉCISION DU CSARS

[50]     Le demandeur soutient que puisque les fonctions exercées par le CSARS ne sont ni principalement judiciaires ni purement législatives, la norme de contrôle appropriée applicable à la décision du CSARS est celle du caractère raisonnable. Le demandeur note que la Cour est gênée dans son évaluation de la question parce qu’elle n’a pas accès aux motifs de la décision rendue par le CSARS, aux éléments de preuve sur lesquels le CSARS s’est fondé, de même qu’à tout le contexte de la présentation de la preuve devant le CSARS. Le demandeur fait valoir également qu’il serait manifestement déraisonnable pour le CSARS de conclure qu’il est assujetti à l’application de l’alinéa 19(1)g) pour le simple motif qu’il a été déclaré coupable d’un méfait public et qu’il a vandalisé quelques panneaux d’arrêt. Selon le demandeur, le CSARS doit avoir cru au préalable que le demandeur avait pris part à l’attentat Baxter ou à la tentative d’assassinat de M. Gungor, pour tirer une telle conclusion. Le demandeur conteste ensuite le fait qu’on ne lui ait pas divulgué la preuve médicolégale liée à l’attentat Baxter et remis la transcription originale d’une conversation l’impliquant dans l’assassinat de M. Gungor. Il plaide qu’il a subi des préjudices réels en raison du fait que le CSARS se soit fondé sur ces éléments de preuve incontestés. Par conséquent, le demandeur soutient que la décision du CSARS était déraisonnable.

[51]     Les défendeurs (à l’exception du CSARS qui n’a présenté aucune observation sur cette question) font valoir que le CSARS a tiré une conclusion fondée sur la preuve dont il disposait. Bien que le CSARS se soit appuyé sur certaines preuves qui ont été divulguées au demandeur et sur d’autres qui ne l’ont pas été, les défendeurs soutiennent que le CSARS a néanmoins correctement conclu que le demandeur appartenait à une catégorie de personnes non admissibles et qu’il posait un danger pour la sécurité des Canadiens. Par conséquent, les défendeurs plaident que la décision rendue par le CSARS ainsi que la recommandation qu’il a formulée étaient raisonnables.

[52]     En fait, le demandeur présente à nouveau son argument d’une violation de ses droits fondés sur l’article 7 et des principes de justice fondamentale, un argument que j’ai déjà examiné. Puisque j’ai déjà abordé ces questions sous l’aspect des éléments de preuve non divulgués, je ne les examinerai pas de nouveau. J’estime suffisant de citer le commentaire du juge MacKay sur cette dernière question dans la décision Al Yamani21, avant d’examiner l’allégation relative au caractère déraisonnable de la décision du CSARS:

C’est une situation exceptionnelle pour la Cour dans une instance de contrôle judiciaire que d’avoir à examiner le travail d’un tribunal sans avoir accès au dossier complet de l’affaire. C’est pourtant une situation que permet le Parlement en vertu de la Loi sur le SCRS et des Règles de procédures du CSARS établies en vertu de cette Loi. [Non souligné dans l’original.]

[53]     Dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, le juge Lamer (depuis, juge en chef) a déclaré qu’«[U]n tribunal administratif exerçant une discrétion ne p[ouvai]t jamais l’exercer de façon déraisonnable»22, que ses conclusions soient factuelles ou de droit. Appliquant ce critère dans la décision Al Yamani, le juge MacKay a noté que «C’est peut-être une autre manière de définir la compétence de la Cour en matière de contrôle judiciaire [. . .] où ce pouvoir est explicitement exprimé en termes d’erreurs de droit ou d’erreurs de fait»23. Le juge MacKay a néanmoins examiné la question du caractère raisonnable de la décision du CSARS, bien qu’il eût déjà décidé que les conclusions sous-tendant cette décision n’étaient ni abusives, ni arbitraires, ni sans fondement. Dans l’affaire Al Yamani, tous les experts universitaires ont déposé devant le CSARS que le FPLP n’avait jamais commis d’actes violents en Amérique du Nord, qu’il avait abandonné le terrorisme international depuis des décennies déjà et qu’il avait expulsé la seule faction appuyant le terrorisme international au sein de son organisation. Cependant, les agents du SCRS ont fourni des preuves tendant à démontrer le contraire, preuves qui ont manifestement été acceptées par le CSARS et sur lesquelles ce dernier s’est fondé pour tirer sa conclusion selon laquelle le FPLP était une organisation terroriste internationale susceptible de commettre des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie et à la sécurité humaines au Canada. Le juge MacKay n’a pas été convaincu que la conclusion du CSARS était déraisonnable; il a plutôt jugé, sur l’ensemble de la preuve, qu’il était loisible au CSARS de tirer cette conclusion au sujet du FPLP «dans le sens qu’il l’a fait, et les éléments de preuve produits par le SCRS l’étayaient manifestement»24.

[54]     En supposant qu’il convienne d’examiner la décision du CSARS à la lumière de la norme du caractère raisonnable, je suis d’avis que le CSARS n’a pas tiré une conclusion déraisonnable au sujet du demandeur. Manifestement, le CSARS disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour en venir à la conclusion qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était susceptible de prendre part aux activités illégales d’une organisation suspecte. Le CSARS n’était pas tenu d’accepter la version de la preuve présentée par le demandeur; il lui incombait seulement de tenir une enquête, de soumettre un rapport et de formuler une recommandation au ministre contenant son évaluation quant à savoir si le demandeur est une personne au sujet de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle est susceptible de prendre part aux activités illégales d’une organisation terroriste. Le CSARS s’étant acquitté de cette obligation, je suis d’avis qu’il n’existe aucun motif au soutien de la prétention voulant que sa décision soit déraisonnable.

DISPOSITIF

[55]     Je suis d’avis de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire sans dépens.

Le juge Stone, J.C.A.: Je souscris aux motifs.

Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris aux motifs.

1 [1992] 1 R.C.S. 711.

2 (1995), 95 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.), à la p. 42.

3 (1997), 6 Admin. L.R. (3d) 239 (C.A.F.), à la p. 245.

4 L.R.C. (1985), ch. F-7, mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 61.

5 (1988), 33 Admin. L.R. 147 (C.A.F.).

6 [1977] 2 C.F. 58 (C.A.).

7 [1983] 2 C.F. 71 (C.A.).

8 [1986] 2 C.F. 247 (C.A.).

9 [1976] 1 R.C.S. 572.

10 [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.), aux p. 198 et 199.

11 Supra, note 1.

12 Ibid., à la p. 746.

13 Supra, note 2.

14 [1991] 3 R.C.S. 154, à la p. 226.

15 Chiarelli, supra, note 1, à la p. 733.

16 Ibid., à la p. 735.

17 [1987] 1 R.C.S. 1045.

18 Chiarelli, supra, note 1, à la p. 736.

19 Supra, note 10.

20 Ibid., à la p. 204.

21 Ibid., à la p. 208.

22 [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1076.

23 Supra, note 10, à la p. 210.

24 Ibid., à la p. 211.

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