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[1997] 3 C.F. 752

T-304-96

Merck Frosst Canada Inc., et Merck & Co., Inc. (demanderesses)

c.

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, et le procureur général du Canada (intimés)

et

Apotex Inc., et Novopharm Limited (intervenantes)

T-306-96

Merck Frosst Canada Inc., et Merck & Co., Inc. (demanderesses)

c.

Le Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, et le procureur général du Canada (intimés)

et

Apotex Inc., et Novopharm Limited (intervenantes)

T-386-96

Glaxo Wellcome Inc., et The Wellcome Foundation Limited (demanderesses)

c.

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, et le procureur général du Canada (intimés)

et

Apotex Inc., et Novopharm Limited (intervenantes)

Répertorié : Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon » Montréal, 1er avril; Ottawa, 13 juin 1997.

BrevetsPouvoir du ministre d’examiner et de radier des brevets du registre en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)Sens de « tenir à jour » un registre à l’art. 3 du Règlement — Pouvoirs non irrégulièrement délégués à l’Office canadien de la propriété intellectuelle.

Les demanderesses ont demandé le contrôle judiciaire de décisions par lesquelles le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social a radié certains de leurs brevets canadiens du registre des brevets, registre que le ministre tient à jour conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Les décisions de radier les brevets ont été prises en conformité avec des décisions des deux sections de la Cour fédérale portant que les brevets de procédés ne devaient pas être inscrits au registre. La Direction générale de la protection de la santé de Santé Canada a demandé à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) de vérifier le registre des brevets de façon à en radier les brevets de procédés. Les demanderesses n’ont pas pris position sur la question de savoir si leurs brevets constituaient ou non des brevets relatifs à un procédé mais elles ont contesté le pouvoir du ministre de les radier. Les questions en litige étaient les suivantes : (1) Le ministre a-t-il le pouvoir d’examiner les brevets apparaissant sur les listes soumises en application de l’article 4 du Règlement? (2) Une fois que les brevets figurent au registre, le ministre peut-il les radier? (3) Si oui, ce pouvoir a-t-il été irrégulièrement délégué à l’OPIC en l’espèce? (4) Le processus suivi par le ministre a-t-il violé les principes de justice naturelle? (5) Les faits révèlent-ils l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre? (6) Même si on suppose que le ministre a le pouvoir de vérifier et de radier les brevets du registre, ce pouvoir a-t-il été exercé à des fins illégitimes?

Jugement : les demandes doivent être rejetées.

(1) Portée du pouvoir conféré au ministre. Le ministre jouit du pouvoir d’examiner les brevets avant de les consigner au registre et celui de les en radier. L’article 3 du Règlement prévoit que le ministre « tient à jour » un registre. Si l’on donne au terme « maintain » son sens ordinaire, le ministre assume une fonction continue qui l’oblige à tenir le registre à jour. L’alinéa 4(2)a) prévoit notamment que la liste de brevets ne doit contenir que les brevets comportant une « revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l’utilisation du médicament ». La vérification a révélé que le registre comprenait notamment des brevets sur des objets non pertinents tels un frein de bicyclette, un élément de rangement pour disques compacts et une grue mobile. L’obligation de tenir à jour le registre n’incombe au ministre que lorsque le brevet respecte les dispositions de l’alinéa 4(2)a). Pour déterminer si le brevet est conforme au Règlement, le ministre doit l’examiner. Sinon, les fabricants de produits génériques pourraient être dans l’impossibilité de commercialiser une drogue pendant une période de 30 mois à cause d’un brevet qui, indiscutablement, est dénué de pertinence (brevet expiré ou relatif à un procédé). Cela reviendrait à dénaturer l’intention du législateur qui est de veiller à ce que le marché offre des produits génériques sûrs tout en protégeant les droits de brevet légitimes. Le ministre a donc l’obligation de veiller à ce que le registre soit toujours conforme aux dispositions des articles 3 et 4 du Règlement. C’est pourquoi l’examen des brevets afin de veiller à leur conformité avec le Règlement ne constitue pas simplement une fonction accessoire à cette obligation. De plus, comme il suffit de lire les termes employés dans la revendication pour isoler les brevets relatifs à un procédé, il n’est pas nécessaire, en soi, d’interpréter la revendication pour y arriver. Il ne s’agit donc pas d’une fonction de nature judiciaire ou quasi judiciaire que le ministre ou son délégué ne pouvait exercer. Si les parties ne s’entendaient pas sur la question de savoir si un brevet donné ne comporte que des revendications de procédé, il faudrait alors trancher ce point. L’objet visé étant de faire en sorte d’avoir un registre à jour contenant des brevets qui y sont validement inscrits, il n’y a pas d’atteinte aux droits de la première personne.

(2) Le pouvoir du ministre de radier des brevets du registre. Ce pouvoir se rattache à l’obligation de « tenir à jour » le registre. Une fois le brevet inscrit au registre, le ministre n’est pas dessaisi. Il doit avoir le pouvoir d’examiner périodiquement la liste de brevets pour s’assurer que les dispositions de l’article 4 du Règlement continuent d’être observées. Sinon, cela signifierait que, dans le cas d’un brevet expiré, la société qui fabrique des médicaments génériques risquerait d’être empêchée pendant 30 mois, sans raison, de commercialiser un médicament. Les dispositions du Règlement ne doivent pas être interprétées d’une façon qui obligerait la Cour à statuer sur des demandes dont le « fondement » a « disparu ». La voie de recours appropriée dans les situations comme la présente n’était pas le contrôle judiciaire prévu au paragraphe 6(1).

(3) Délégation de pouvoir à l’OPIC. Même si le ministre a confié à l’OPIC la tâche de repérer les brevets n’ayant trait qu’à un procédé ainsi que les brevets manifestement non pertinents, la décision finale quant à la radiation des brevets du registre a été prise par le ministre. De plus, étant donné que la détermination des brevets n’ayant trait qu’à un procédé ou dénués de toute pertinence était un acte ministériel, dans les faits aucune décision ne devait être prise. Il suffisait de lire la revendication. Toutefois, dans l’exercice de cette fonction véritablement ministérielle, le ministre avait néanmoins l’obligation d’assurer l’équité procédurale aux demanderesses.

(4) Justice naturelle. Cette question ne se posait pas en l’espèce.

(5) Crainte raisonnable de partialité. Un observateur raisonnablement informé ne pourrait pas légitimement voir dans la correspondance présentée en l’espèce l’indication d’un parti pris de la part des fonctionnaires de Santé Canada. Si ces notes révélaient effectivement une quelconque partialité, il s’agirait tout au plus d’un parti pris relatif à la décision d’effectuer la vérification dans son ensemble, et non à la décision de radier tel ou tel brevet en particulier.

(6) Exercice d’un pouvoir ministériel pour une fin illégitime (« marquer des points » auprès de l’industrie des médicaments génériques). Ces allégations sont irrecevables pour la même raison que l’allégation relative à une crainte raisonnable de partialité.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 31(2).

Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 55.2(4) (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4).

Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 13.

Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.08.004 (mod. par DORS/85-143, art. 3; 88-257, art. 1).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 3, 4, 5, 6, 7.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398; (1993), 81 C.C.C. (3d) 471; 20 C.R. (4th) 27; 152 N.R. 247; 62 O.A.C. 285; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; (1994), 120 D.L.R. (4th) 348; 94 C.C.C. (3d) 481; 34 C.R. (4th) 133; 174 N.R. 81; Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385; (1992), 89 D.L.R. (4th) 218; 3 Admin. L.R. (2d) 242; 133 N.R. 345; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1997] F.C.J. no 709 (QL) (1re inst.); Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; (1979), 106 D.L.R. (3d) 385; 50 C.C.C. (2d) 353; 13 C.R. (3d) 1; 15 C.R. (3d) 315; 30 N.R. 119; Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241.

DÉCISION NON SUIVIE :

Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 65 C.P.R. (3d) 483; 106 F.T.R. 294 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Deprenyl Research Ltd. c. Apotex Inc. (1994), 55 C.P.R. (3d) 171; 77 F.T.R. 66 (C.F. 1re inst.); conf. par (1995), 60 C.P.R. (3d) 501; 180 N.R. 323 (C.A.F.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 176; 77 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Compact Edition of the Oxford English Dictionary. New York : Oxford Univ. Press, 1971, « maintain ».

De Smith, S. A. Judicial Review of Administrative Action, 6th ed. London : Stevens & Sons, 1996.

Halsbury’s Laws of England, vol. 1(1), 4th ed. reissue. London : Butterworths, 1989, para. 406.

Merriam-Webster’s Collegiate Dictionary, 10th ed. Springfield, Mass. : Merriam-Webster, 1993, « maintain ».

New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles. Oxford : Clarendon Press, 1993, « maintain ».

DEMANDES de contrôle judiciaire de décisions du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de radier des brevets portant uniquement sur un procédé du registre des brevets. Demandes rejetées.

AVOCATS :

Judith M. Robinson, Leigh D. Crestohl pour les demanderesses.

André Lespérance pour les intimés.

Edward J. B. Hore, Roger Bauman pour les intervenantes.

PROCUREURS :

Ogilvy Renault, Montréal, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Hazzard & Hore, Toronto, pour les intervenantes.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : Il s’agit d’une demande présentée par Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co., Inc. (les demanderesses) afin d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (le ministre) par laquelle ce dernier a radié du registre des brevets les brevets canadiens nos 1,287,063 (063) et 1,287,639 (639). Le registre est tenu à jour par le ministre conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement). Deux demandes analogues, l’une présentée par Glaxo Wellcome Inc. et Wellcome Foundation Ltd. (T-386-96) et l’autre par Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co., Inc. (T-306-96), soulèvent les mêmes questions et portent sur des faits similaires. Les motifs donnés à l’appui de la présente décision s’appliqueront donc à ces trois demandes.

Contexte et faits

Le Règlement visé par les trois demandes a été pris en vertu du paragraphe 55.2(4) [édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4] de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, (la Loi) qui est ainsi rédigé :

55.2

(4) Afin d’empêcher la contrefaçon de brevet d’invention par l’utilisateur, le fabricant, le constructeur ou le vendeur d’une invention brevetée au sens des paragraphes (1) ou (2), le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, notamment :

a) fixant des conditions complémentaires nécessaires à la délivrance, en vertu de lois fédérales régissant l’exploitation, la fabrication, la construction ou la vente de produits sur lesquels porte un brevet, d’avis, de certificats, de permis ou de tout autre titre à quiconque n’est pas le breveté;

b) concernant la première date, et la manière de la fixer, à laquelle un titre visé à l’alinéa a) peut être délivré à quelqu’un qui n’est pas le breveté et à laquelle elle peut prendre effet;

c) concernant le règlement des litiges entre le breveté, ou l’ancien titulaire du brevet, et le demandeur d’un titre visé à l’alinéa a), quant à la date à laquelle le titre en question peut être délivré ou prendre effet;

d) conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent concernant les litiges visés à l’alinéa c), les conclusions qui peuvent être recherchées, la procédure devant ce tribunal et les décisions qui peuvent être rendues;

e) sur toute autre mesure concernant la délivrance d’un titre visé à l’alinéa a) lorsque celle-ci peut avoir pour effet la contrefaçon de brevet.

Aux termes de l’article 3 du Règlement, le ministre a l’obligation d’ouvrir et de tenir à jour le registre des brevets :

3. (1) Le 30e jour suivant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, le ministre ouvre un registre de tout renseignement soumis aux termes de l’article 4 et le tient à jour.

L’article 4 du Règlement énonce que les personnes bénéficiant d’un avis de conformité (ADC) ou ayant déposé une présentation de drogue nouvelle (PDN) peuvent soumettre au ministre une liste de brevets :

4. (1) La personne qui dépose ou qui, avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, a déposé une demande d’avis de conformité à l’égard d’une drogue qui contient un médicament ou a obtenu un tel avis peut soumettre au ministre une liste de brevets.

(2) La liste de brevets visée au paragraphe (1) doit faire l’objet d’une attestation de la personne quant à son exactitude et doit contenir les éléments suivants :

a) tout brevet canadien dont la personne est propriétaire ou à l’égard duquel elle détient une licence exclusive ou a obtenu le consentement du propriétaire en vue de l’inclure dans la liste et qui comporte une revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l’utilisation du médicament et qu’elle souhaite inclure dans la liste;

b) une déclaration portant qu’à l’égard de chaque brevet, la personne qui demande l’avis de conformité en est le propriétaire, en détient la licence exclusive ou a obtenu le consentement du propriétaire en vue de l’inclure dans la liste;

c) la date d’expiration de la période à laquelle est limitée la durée de chaque brevet aux termes des articles 44 ou 45 de la Loi sur les brevets;

d) l’adresse de la personne au Canada aux fins de signification de tout avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)b) ou les nom et adresse au Canada d’une autre personne qui peut recevoir signification avec le même effet que s’il s’agissait de la personne elle-même.

Quiconque—c.-à-d. une société qui fabrique des médicaments génériques—cherche par la suite à obtenir un ADC peut comparer la drogue visée à celle faisant déjà l’objet d’un ADC ou faire un renvoi à cette seconde drogue. Lorsqu’elle procède ainsi, cette personne, qui est appelée « seconde personne » dans le Règlement, doit examiner tous les brevets figurant au registre des brevets qui ont été déposés relativement à la drogue avec laquelle on effectuera la comparaison, d’une part, et alléguer que la drogue visée par la demande d’ADC ne portera atteinte à aucun des brevets connexes apparaissant au registre, d’autre part. De plus, la seconde personne doit envoyer au titulaire du brevet un avis d’allégation de non-contrefaçon (AA)[1]. Dès qu’elle reçoit cet avis, la première personne peut présenter une demande de contrôle judiciaire visant à déterminer si les allégations de non-contrefaçon sont justifiées. Ce processus est prévu aux articles 5 et 6 :

5. (1) Lorsqu’une personne dépose ou, avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, a déposé une demande d’avis de conformité à l’égard d’une drogue et souhaite comparer cette drogue à une drogue qui a été commercialisée au Canada aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard duquel une liste de brevets a été soumise ou qu’elle souhaite faire un renvoi à la drogue citée en second lieu, elle doit indiquer sur sa demande, à l’égard de chaque brevet énuméré dans la liste :

a) soit une déclaration portant qu’elle accepte que l’avis de conformité ne sera pas délivré avant l’expiration du brevet;

b) soit une allégation portant que, selon le cas :

(i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l’alinéa 4(2)b) est fausse,

(ii) le brevet est expiré,

(iii) le brevet n’est pas valide,

(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l’objet de la demande d’avis de conformité.

(2) Lorsque, après le dépôt par la seconde personne d’une demande d’avis de conformité mais avant la délivrance de cet avis, une liste de brevets est soumise ou modifiée aux termes du paragraphe 4(5) à l’égard d’un brevet, la seconde personne doit modifier la demande pour y inclure, à l’égard de ce brevet, la déclaration ou l’allégation exigée par le paragraphe (1).

(3) Lorsqu’une personne fait une allégation visée à l’alinéa (1)b) ou au paragraphe (2), elle doit :

a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;

b) signifier un avis d’allégation à la première personne et une preuve de cette signification au ministre.

6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours suivant la signification d’un avis d’allégation aux termes de l’alinéa 5(3)b), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration de un ou plusieurs des brevets visés par une allégation.

(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l’égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle conclut qu’aucune des allégations n’est fondée.

(3) La première personne signifie au ministre, dans la période de 45 jours visée au paragraphe (1), la preuve que la demande visée à ce paragraphe a été faite.

(4) Lorsque la première personne n’est pas le propriétaire de chaque brevet visé dans la demande mentionnée au paragraphe (1), le propriétaire de chaque brevet est une partie à la demande.

Pendant tout ce processus, il est interdit au ministre, pour une période définie, de délivrer un ADC à la seconde personne. Pour les besoins de la présente affaire, la période pertinente se termine à la plus tardive des dates suivantes : la date qui suit de 45 jours la réception de la preuve de signification de l’AA à la première personne, ou 30 mois suivant la réception de la preuve qu’une instance en contrôle judiciaire a été introduite par la première personne ou l’expiration des brevets qui figurent sur la liste et qui ne font l’objet d’aucune allégation. L’article 7 du Règlement traite du sursis prévu par la loi :

7. (1) Le ministre ne peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne avant la plus tardive des dates suivantes :

a) la date qui suit de 30 jours la date d’entrée en vigueur du présent règlement;

b) la date à laquelle la seconde personne se conforme à l’article 5;

c) sous réserve du paragraphe (3), la date d’expiration de tout brevet énuméré dans la liste de brevets qui n’est pas visé par une allégation;

d) sous réserve du paragraphe (3), la date qui suit de 45 jours la réception de la preuve de signification de l’avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)b) à l’égard de tout brevet énuméré dans la liste de brevets;

e) sous réserve des paragraphes (2), (3) et (4), la date qui suit de 30 mois la date à laquelle est faite une demande au tribunal visée au paragraphe 6(1);

f) la date d’expiration de tout brevet faisant l’objet d’une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).

Pour bien comprendre ce processus, il est nécessaire d’insister sur le fait que le Règlement fait le pont entre deux lois distinctes. Selon la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, quiconque souhaite commercialiser une drogue au Canada doit convaincre le ministre que cette drogue satisfait aux normes établies en matière de sécurité et d’efficacité. Une fois ces normes respectées, le ministre, conformément aux dispositions réglementaires C.08.004 [mod. par DORS/85-143, art. 3; 88-257, art. 1] du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, délivre un ADC, ce qui permet au demandeur de commercialiser la drogue en question. La Loi sur les brevets protège les droits de propriété des inventeurs. Le Règlement établit en outre un cadre destiné à prévenir la contrefaçon des brevets. Aux termes du Règlement, quiconque—c.-à-d. une société qui fabrique des médicaments génériques—souhaite commercialiser une drogue sans avoir à établir, de façon distincte, la sécurité et l’efficacité de cette drogue peut soumettre au ministre une PDN et comparer la drogue devant être commercialisée avec l’une de celles qui ont déjà été approuvées. Le Règlement facilite donc la commercialisation des drogues génériques en soustrayant les fabricants à l’obligation d’établir, de manière distincte, la sécurité et l’efficacité de leurs produits. Par ailleurs, le Règlement contribue à assurer le respect des brevets délivrés aux fabricants de produits d’origine.

Il s’agit là du régime général et les événements particuliers qui ont donné lieu à la présente instance sont relativement simples. Le 6 avril 1993, Merck Frosst a déposé des listes de brevets où figuraient les deux brevets 063 et 639 portant sur la drogue Simvastatine. Le ministre a inscrit les deux brevets 063 et 639 au registre. Au printemps 1995, la Direction générale de la protection de la santé (DGPS) de Santé Canada a instauré un processus permettant de vérifier le registre des brevets de façon à radier les brevets expirés, ceux portant uniquement sur un procédé[2] de même que ceux manifestement dénués de pertinence, comme les brevets qui visent des instruments médicaux et qui n’ont rien à voir avec un médicament. Cette vérification a été entreprise de sorte que le ministre puisse se conformer à la jurisprudence établie par la Cour fédérale et plus particulièrement aux arrêts Deprenyl Research Ltd. c. Apotex Inc. (1994), 55 C.P.R. (3d) 171 (C.F. 1re inst.); conf. par (1995), 60 C.P.R. (3d) 501 (C.A.F.) et Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 176 (C.F. 1re inst.). La DGPS a conclu une entente avec l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) suivant laquelle ce dernier effectuerait la vérification pour le compte de la DGPS. L’OPIC est un organisme qui relève d’Industrie Canada.

En mai 1995, M. Michael Howarth, un employé de l’OPIC, a commencé à vérifier le registre. Il a mis environ dix jours ouvrables pour terminer ce travail. M. Howarth a soumis à la DGPS un rapport précisant quels brevets, selon lui, devaient être radiés du registre. En décembre 1995, la DGPS a envoyé une lettre aux personnes et associations actives au sein de l’industrie pharmaceutique dans laquelle on expliquait que le ministre avait l’intention de radier les brevets relatifs à un procédé figurant à tort au registre et de prendre des mesures pour veiller à ce que les brevets de cette nature n’y apparaissent pas à l’avenir. Voici le texte de cette lettre :

[traduction] La présente lettre vise à vous informer de l’intention de la Direction des médicaments de radier du registre des brevets les revendications pour un procédé et d’éviter, à l’avenir, leur ajout dans ce registre.

La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont statué que les brevets de procédé ne doivent figurer sur aucune des listes de brevets soumises à Santé Canada en vue d’être ajoutées au registre des brevets. À la suite du prononcé de ces décisions, nous avons demandé à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) de vérifier le registre des brevets. Tous les brevets portant sur un procédé qui apparaissent au registre ont été isolés. En outre, toutes les listes de brevets seront dorénavant envoyées à l’OPIC pour vérification avant d’être ajoutées au registre des brevets.

On avise actuellement les titulaires de brevet qui ont fait ajouter au registre des brevets relatifs à un procédé que la Direction des médicaments radiera ces brevets dans les 30 jours civils suivant la date de réception de la présente lettre, sous réserve des observations écrites que le titulaire du brevet pourrait souhaiter formuler avant cette date. Les observations écrites reçues seront soumises à l’examen de l’OPIC qui en tiendra compte pour formuler ses recommandations finales.

Si aucune observation n’est présentée dans le délai de 30 jours, ou si l’OPIC est toujours d’avis, après avoir tenu compte des observations soumises, que le brevet constitue un brevet ayant trait à un procédé, la Direction des médicaments radiera le brevet du registre.

Toutefois, cette politique ne s’applique pas aux brevets faisant l’objet d’affaires engagées sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) qui sont actuellement en instance devant les tribunaux.

En l’espèce, les demanderesses ont reçu le 12 janvier 1996 une lettre précisant que les brevets 063 et 639 seraient radiés du registre des brevets sous réserve des observations écrites qu’elles pourraient formuler. Le 7 février 1996, les demanderesses ont fait connaître leur réponse. Elles ont contesté le pouvoir du ministre de procéder de la manière prévue et ont demandé que le ministre confirme que les brevets ne seraient pas radiés. Les demanderesses n’ont à aucun moment fait des admissions sur la question de savoir si les brevets constituent ou non des brevets relatifs à un procédé. En effet, l’argument présenté par les demanderesses relève purement de la procédure.

De même, le 12 janvier 1996, les demanderesses ont déposé une requête afin d’obtenir une ordonnance provisoire interdisant au ministre de radier les brevets du registre. Cette requête a été rejetée par le juge Pinard dans une ordonnance datée du 12 février 1996 au motif que la demanderesse n’avait pas réussi à établir l’existence d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients jouait en faveur du ministre :

[traduction] … qui doit, dans l’intérêt public, avoir la possibilité d’exécuter l’obligation prévue par la loi de tenir à jour un registre des brevets conformément à l’article 3 et à l’article 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

À l’heure actuelle, les brevets ne figurent pas au registre en association avec le Simvastatine.

Questions en litige

Les questions en litige dans la présente affaire sont les suivantes :

1. Le ministre a-t-il le pouvoir d’examiner les brevets apparaissant sur les listes soumises en application de l’article 4 du Règlement?

2. Une fois que les brevets figurent au registre, le ministre peut-il les radier?

3. Si le ministre a le pouvoir d’examiner et de radier les brevets, ce pouvoir a-t-il été irrégulièrement délégué à l’OPIC en l’espèce?

4. S’il a effectivement le pouvoir d’examiner et de radier les brevets, le ministre a-t-il violé les principes de justice naturelle au cours du processus suivi en l’espèce?

Les deux questions qui suivent ont été soulevées dans le dossier supplémentaire des demanderesses. Elles portent sur des faits additionnels qui n’ont de pertinence qu’à leur égard. Pour cette raison, les faits additionnels ne seront examinés qu’après la résolution des questions 1 à 4.

5. Les faits additionnels révèlent-ils l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre?

6. Même si on suppose que le ministre a le pouvoir de vérifier et de radier les brevets du registre, ce pouvoir a-t-il été exercé à des fins illégitimes en l’espèce?

1.         Portée du pouvoir conféré au ministre

En ce qui concerne la question de savoir si le ministre jouit du pouvoir d’examiner les brevets avant de les consigner au registre et de les radier de celui-ci, les demanderesses soutiennent que la mesure administrative prise en l’espèce outrepasse la compétence du ministre pour les raisons suivantes : a) le sens ordinaire du Règlement ne confère pas au ministre le pouvoir de vérifier et de radier les brevets parce que le terme « maintain » dans la version anglaise doit être interprété de manière stricte; b) le paragraphe 31(2) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, suivant l’interprétation des demanderesses, ne peut être invoqué par le ministre puisqu’il n’est pas strictement nécessaire que cette dernière puisse vérifier et radier les brevets pour exécuter l’obligation qui lui est imposée de tenir le registre à jour; c) les mesures que le ministre a prises et qu’il se propose de continuer à prendre à l’avenir sont de nature judiciaire ou quasi judiciaire puisqu’elles impliquent la nécessité d’interpréter les revendications du brevet, ce qui est une question de droit et, enfin, d) les mesures prises par le ministre en l’espèce portent atteinte aux droits de la première personne de demander une ordonnance d’interdiction contre le ministre.

a) sens du terme « maintain » qui figure dans la version anglaise du Règlement

Les demanderesses renvoient à deux définitions du terme « maintain ». Les voici :

[traduction] Continuer, conserver, faire en sorte de préserver l’existence de quelque chose … afin d’éviter les pertes ou les atteintes à cette chose. [Compact Edition of the Oxford English Dictionary, 1971, page 1698.]

Conserver dans son état actuel … [Merriam-Webster’s Collegiate Dictionary, 10e éd., page 702.]

Aux définitions qui précèdent, j’ajouterais celle du New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles, L. Brown, éd., (Oxford, Clarendon Press, 1993) : [traduction] « conserver la vigueur, l’efficacité ou l’état initial de quelque chose ». La partie intimé répond que le terme « maintain » doit s’entendre d’une obligation continue. De plus, le ministre intimé invoque la version française du paragraphe 3(1) dont voici le texte :

3. (1) Le 30e jour suivant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, le ministre ouvre un registre de tout renseignement soumis aux termes de l’article 4 et le tient à jour.

Les demanderesses font valoir que le tribunal doit donner au terme « maintain » son sens ordinaire. Je suis entièrement d’accord et j’ai adopté la règle d’interprétation législative énoncée par le juge Cory dans l’arrêt R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398, à la page 413, selon laquelle :

… il faut rechercher la véritable intention du législateur et appliquer le sens qui correspond à ses objets.

Ce principe a été réitéré par la majorité des juges de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, à la page 784 :

Les mots d’une disposition législative doivent être interprétés dans le contexte où ils sont utilisés, en conformité avec l’objet de la disposition et l’intention du législateur : Elmer A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la p. 87; R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398. Si l’acception courante des mots est compatible avec le contexte dans lequel ils sont utilisés et avec l’objet de la loi, c’est cette interprétation qui devrait être appliquée.

Je dois en outre reconnaître que les versions anglaise et française du Règlement ont la même valeur et qu’il faut minutieusement examiner les deux versions pour interpréter le sens des termes qui y sont employés. (Voir la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 13 et l’arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385.) L’expression « tient à jour », dans la version française, implique nécessairement une fonction continue, c.-à-d. la mise à jour. Dans le contexte du Règlement, le terme « maintain » peut recevoir la même interprétation. Par conséquent, l’obligation qu’assume le ministre sous le régime du paragraphe 3(1) consiste à tenir le registre à jour.

Il faut lire l’article 3 du Règlement à la lumière de l’article 4. L’article 3 oblige uniquement le ministre à « maintain » (dans la version anglaise) un registre—peu importe le sens donné à ce terme—conformément à l’article 4. L’alinéa 4(2)a) prévoit notamment que la liste de brevets ne doit contenir que les brevets comportant une « revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l’utilisation du médicament ». L’obligation de tenir à jour le registre n’incombe donc au ministre que lorsque la première personne respecte les dispositions de l’alinéa 4(2)a). Comment le ministre pourrait-il déterminer si le brevet est conforme au Règlement s’il ne peut l’examiner? Si le ministre se voyait refuser la possibilité d’examiner les brevets soumis, on se demanderait bien à quoi servirait le registre puisque rien ne garantirait que ce dernier soit un reflet exact des brevets ayant un lien légitime avec un médicament donné. Par exemple, un brevet portant sur une hélice de bateau[3] pourrait empêcher un fabricant de produits génériques de fabriquer la Simvastatine pendant presque trois ans. Si un brevet manifestement sans pertinence pouvait figurer au registre, même par inadvertance, la seconde personne serait alors obligée de soumettre une allégation de non-contrefaçon relativement à ce brevet. L’AA qui serait envoyé à la première personne préciserait certainement qu’aucune contrefaçon n’aurait lieu puisque le brevet énuméré n’a aucun lien avec la drogue que l’on souhaite commercialiser. Si le processus prévu dans le Règlement est suivi, la première personne aurait le droit de déposer une demande de contrôle judiciaire dans le cadre de laquelle elle invoquerait le sursis prévu par la loi, d’une durée maximale de 30 mois. Par conséquent, le fabricant de produits génériques pourrait être dans l’impossibilité de commercialiser une drogue pendant une période de 30 mois à cause d’un brevet qui, indiscutablement, est dénué de pertinence. Manifestement, cela reviendrait à dénaturer l’intention du législateur qui est de veiller à ce que le marché offre des produits génériques sûrs et, par la même occasion, de protéger les droits de brevet légitimes.

Les demanderesses contestent la déduction selon laquelle elles insisteraient pour présenter une demande de contrôle judiciaire dans le cas d’un brevet qui concerne uniquement un procédé ou d’un brevet expiré. La transcription du contre-interrogatoire de M. Michael Levy, vice-président, sciences médicales, et médecin chef de Glaxo Wellcome Inc., qui porte sur le brevet canadien no 1,062,257, se lit comme suit aux pages 10 et 11 :

[traduction]

Q.   Très bien. Conteste-t-on le fait qu’il s’agit d’un brevet relatif à un procédé?

R.   Non.

Q.   J’imagine que vous, c’est-à-dire votre employeur évidemment, ne l’avez pas radié de la liste de brevets?

R.   Non, nous ne l’avons pas fait.

Q.   Et je suppose que vous n’avez aucune intention de le faire?

R.   Nous n’avons aucune intention en ce sens en ce moment.

La seule conclusion que je peux tirer à la lumière de cette preuve est qu’au moins certains des plus importants innovateurs seraient prêts à insister pour qu’on procède à un contrôle judiciaire complet même si les questions que devrait trancher le tribunal dans une telle instance seraient de nature théorique.

Dans ses observations écrites, l’avocate des demanderesses affirme ce qui suit au paragraphe 56 :

[traduction] Comme les fonctions attribuées au ministre dans le cadre du Règlement se limitent à énumérer et à tenir à jour (« maintain ») les brevets inscrits au registre des brevets, il ne jouit d’aucun pouvoir lui permettant de vérifier ou de radier les brevets du registre. La portée du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre, le cas échéant, doit être strictement restreinte à ce qui est prévu dans le Règlement.

Ce paragraphe met en lumière les lacunes du raisonnement avancé par l’avocate. En effet, il n’appartient pas au ministre de tenir à jour (maintain) les brevets inscrits au registre, ce que j’interpréterais comme signifiant maintenir (keep) les brevets inscrits au registre. Le ministre a plutôt l’obligation de tenir à jour (maintain) le registre lui-même, ce qui est très différent.

L’avocat de l’intimé reformule cette question de façon saisissante. Selon lui, il s’agit de déterminer si [traduction] « le ministre a l’obligation d’ajouter au registre un brevet qui ne comporte pas une revendication pour un médicament ou une revendication pour l’utilisation du médicament ».

b)         application de la Loi d’interprétation

Compte tenu de mon interprétation du terme « maintain », il n’est pas nécessaire de traiter du paragraphe 31(2) de la Loi d’interprétation. Le ministre a l’obligation de veiller à ce que le registre soit toujours conforme aux dispositions des articles 3 et 4 du Règlement. C’est pourquoi l’examen des brevets afin de veiller à leur conformité avec le Règlement ne constitue pas simplement une fonction accessoire à cette obligation.

c)         interprétation des revendications du brevet

L’avocate des demanderesses fait valoir que l’interprétation des revendications du brevet est une fonction de nature judiciaire ou quasi judiciaire qui ne peut donc pas être exercée par le ministre ou son délégué. Je veux d’abord préciser que ma décision à cet égard s’inscrit uniquement dans le contexte des brevets portant sur un procédé. L’avocate des demanderesses a avancé que, dans l’éventualité où le ministre aurait l’autorisation de déterminer si un brevet concerne uniquement un procédé, cette latitude lui permettrait, sans l’intervention de la Cour, de traiter de manière analogue les revendications relatives à des compositions, des substances intermédiaires et des formes cristallines. Or, en l’espèce, je n’ai pas à connaître de ce genre de brevets ni des questions qu’ils soulèvent. Je dois plutôt décider si la radiation d’un brevet du registre, au motif qu’il s’agit d’un brevet portant uniquement sur un procédé ou d’un brevet manifestement dénué de pertinence, implique qu’il faille nécessairement interpréter les revendications du brevet et, dans l’affirmative, si cette fonction est de nature judiciaire ou quasi judiciaire.

La seule preuve qui m’a été présentée sur ce point est l’affidavit de M. Randall Mitchell, agent de brevets à Toronto, et la transcription du contre-interrogatoire de M. Howarth. Dans son affidavit daté du 20 février 1997, M. Mitchell déclare ce qui suit au paragraphe 4 :

[traduction] 4. Il est aisé de savoir si un brevet porte uniquement sur un procédé. Il n’est pas nécessaire, pour y arriver, d’avoir une connaissance approfondie de la signification des revendications. Un brevet relatif à un procédé ne comporte que des revendications de procédé, c.-à-d. des revendications formulées à l’aide d’expressions comme « un procédé par lequel … » Une revendication de procédé se distingue facilement d’une revendication relative à un produit découlant d’un procédé (product-by-process claim) (c.-à-d. une revendication dans laquelle un produit donné est défini, en totalité ou en partie, par le procédé utilisé pour le produire), ou une revendication de produit. Il a dû être facile pour l’OPIC de vérifier le registre afin d’isoler les brevets qui concernent un procédé.

Les questions et réponses suivantes apparaissent à la page 19 de la transcription du contre-interrogatoire portant sur l’affidavit de M. Howarth :

[traduction]

Q.   Évidemment, je suppose qu’à titre d’examinateur de brevets vous avez probablement examiné des brevets par milliers au fil des ans.

R.   Probablement, oui.

Q.   Dans l’affidavit de Randall Mitchell—et je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de l’examiner.

R.   Oui.

Q.   Vous l’avez examiné.

Il déclare qu’il est aisé de repérer une revendication qui constitue une revendication de procédé. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation?

R.   Oui, j’en conviendrais.

Je ne peux reprocher aux avocats des demanderesses de ne pas avoir pris position quant à la question de savoir si les brevets 063 et 639 sont en réalité des brevets portant sur un procédé. Signalons que, même si l’allégation n’est pas niée, elle n’est pas non plus admise. Cependant, les demanderesses n’ont présenté aucune preuve afin de contredire les affirmations de M. Howarth et M. Mitchell voulant qu’il suffise de lire les termes employés dans la revendication pour isoler les brevets relatifs à un procédé et qu’il ne soit pas nécessaire, en soi, d’interpréter la revendication pour y arriver.

L’avocate des demanderesses soutient ce qui suit au paragraphe 67 de ses observations écrites :

[traduction]

67. Un certain nombre de décisions rendues par la présente Cour indiquent que la question de savoir si une revendication donnée apparaissant dans un brevet tombe sous le coup du Règlement est une question de droit devant être tranchée par la Cour dans le cadre d’une instance introduite sous le régime de ce Règlement.

Je suis d’accord avec cette affirmation, mais je dois ajouter que la Cour d’appel fédérale a déjà statué sur cette question. Elle a en effet décidé que les revendications portant uniquement sur un procédé ne sont pas visées par le Règlement. Convaincu que les revendications de procédé peuvent être isolées simplement à la lecture de la revendication, sans même avoir à en comprendre le contenu, je ne vois pas ce que la présente Cour pourrait faire de plus. La Cour a déclaré que ce genre de brevets ne tombent pas sous le coup du Règlement. Le ministre, lorsqu’il tient le registre à jour, a le pouvoir de radier les brevets portant sur un procédé. Si les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si un brevet donné ne comporte que des revendications de procédé, il faudra alors trancher ce point. Il pourrait éventuellement être nécessaire de présenter une demande à la Cour pour que cette dernière interprète la revendication en litige. Toutefois, je ne peux affirmer que, de prime abord, la Cour soit tenue de déterminer dans tous les cas si la revendication comporte une simple expression comme « un procédé par lequel ». Ma décision aurait pu être différente si la preuve concernant la façon de repérer les revendications qui portent uniquement sur un procédé n’avait pas été probante.

d)         atteinte aux droits de la première personne

Les demanderesses ont soutenu que la première personne acquiert, en vertu du Règlement, un droit qui relève du droit public. Si le ministre a radié le brevet du registre, aucun AA ne sera signifié à la première personne, suivant les dispositions du paragraphe 6(1) du Règlement, et celle-ci sera privée du droit de demander une ordonnance d’interdiction contre le ministre.

Avec égards pour le point de vue contraire, j’estime que l’argument de l’avocate sur ce point est spécieux. Le droit de présenter une demande ne peut exister qu’à l’égard de brevets dont la présence au registre est valide. Si l’on présumait le contraire, ce serait l’inscription d’un brevet au registre qui conférerait le droit à la première personne. Or, cela est à mon avis insoutenable. C’est le fait d’être le titulaire légitime d’un brevet susceptible de contrefaçon, et visé par le Règlement, qui confère à la première personne le droit de présenter la demande. Le but du paragraphe 6(1) est la protection des brevets contre la contrefaçon; il ne vise pas à ce qu’on puisse empêcher arbitrairement la fabrication et la commercialisation de médicaments génériques.

Les demanderesses soutiennent en outre que, en l’absence de ce droit d’action, les brevets ne sont pas protégés. Avec égards, je ne suis pas de cet avis. Pour dire les choses simplement, le Règlement, suivant la décision Deprenyl, précitée, ne vise pas les brevets qui contiennent uniquement des revendications pour un procédé. Le ministre, par conséquent, a le pouvoir de refuser l’inscription, au registre, de brevets n’ayant trait qu’à un procédé. Un brevet qui concerne uniquement un procédé ne confère aucun droit au titulaire du brevet dans le cadre du Règlement. Toutefois, en cas de différend sur le point de savoir si un brevet en particulier concerne uniquement un procédé, la personne qui allègue que ce brevet devrait figurer au registre aura la possibilité de présenter une requête en mandamus pour obliger le ministre à inscrire au registre le brevet en question, pourvu que le requérant soit en mesure d’établir que le brevet ne concerne pas seulement un procédé. En outre, aucune disposition du Règlement ne restreint le droit des titulaires de brevet de faire respecter leurs droits de propriété intellectuelle au moyen d’une action en contrefaçon.

L’avocate du ministre intimé déclare que l’emploi du terme « souhaite » au paragraphe 4(2) montre que la première personne n’a aucun droit quant à l’inscription des brevets au registre. Je ne puis souscrire à cette affirmation. Le libellé de l’article 3 impose au ministre une obligation claire quant aux brevets devant y être inscrits. Lorsqu’un brevet satisfait aux exigences énoncées à l’article 4, la première personne a le droit de faire inscrire ce brevet au registre. Le terme « souhaite » signifie simplement que c’est au ministre, et non à la première personne, qu’il appartient de déterminer si un brevet remplit les conditions fixées à l’article 4.

2.         Le pouvoir du ministre de radier des brevets du registre

L’avocate des demanderesses a fait valoir que, même si le ministre jouit du pouvoir d’examiner un brevet soumis dans une liste avant son inscription au registre, il est, une fois le brevet inscrit, dessaisi de la question de savoir si cette inscription est légitime, et ne peut revenir sur cette décision ultérieurement. Or, avec égards pour le point de vue contraire, cette thèse ne s’accorde pas avec l’obligation de tenir à jour le registre.

Si le ministre n’avait pas la possibilité de tenir à jour le registre, les brevets qui expirent constitueraient un obstacle pour les secondes personnes, de la manière décrite ci-après. Supposons, par exemple, qu’un brevet de la première personne soit inscrit à juste titre dans une liste de brevets le 1er janvier, mais qu’il expire le 15 janvier. Le 1er février, une seconde personne dépose une PDN et envoie à la première personne un AA relatif à ce brevet, conformément à l’article 5 du Règlement. La première personne engage alors une instance en contrôle judiciaire afin que le tribunal statue sur l’exactitude des allégations de non-contrefaçon. Il est interdit au ministre de délivrer un ADC à la seconde personne pendant une période maximale de 30 mois à compter de la date de réception de la preuve du dépôt de la demande de contrôle judiciaire. Si le ministre n’a pas le pouvoir de radier le brevet expiré, la société qui fabrique des médicaments génériques risque d’être empêchée pendant 30 mois, sans raison, de commercialiser un médicament. Or, de toute évidence, le fabricant de médicaments génériques ne peut violer un brevet qui est expiré. Pour cette raison, le ministre, pour « tenir à jour » le registre, doit jouir du pouvoir d’examiner périodiquement la liste de brevets pour s’assurer que les dispositions de l’article 4 du Règlement continuent d’être observées.

Pour montrer la vraisemblance du scénario qui vient d’être décrit, je citerai cet échange entre les avocats lors du contre-interrogatoire de M. Levy, le 12 mars 1997 :

[traduction] Me Hore : Q. Mais je présume que vous ne soutiendriez pas qu’un produit générique devrait être soustrait à la commercialisation en cas d’instances dans lesquelles le seul brevet en litige est un brevet expiré?

Me Robinson : Je crois que dans l’état actuel du droit, les décisions de madame le juge Simpson, il y a certainement un droit à une audience sur le fond et à une décision sur la demande d’interdiction.

Me Hore : Lorsqu’un brevet est expiré ?

Me Robinson : Lorsqu’un brevet est expiré, oui.

En l’espèce, on ne saurait prétendre que le ministre ait jamais étudié la question de savoir si ces brevets pouvaient être inscrits au registre. En fait, il ressort de la preuve qu’il n’y a eu aucun examen des brevets eux-mêmes avant la vérification entreprise par M. Howarth. La question se pose maintenant parce c’était la première fois qu’on examinait les brevets pour déterminer s’il portaient uniquement sur un procédé.

La position adoptée par les demanderesses découle en partie de la décision rendue par le juge Simpson dans l’affaire Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 65 C.P.R. (3d) 483 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, la requérante Merck avait demandé une ordonnance d’interdiction contre le ministre parce que, à l’époque où avait été signifié l’AA et au moment où l’ADC aurait pu être délivré, il ne pouvait y avoir d’activité n’emportant pas contrefaçon. Voici ce qu’a écrit le juge Simpson, à la page 487 :

Les requérantes soutiennent que l’avis d’allégation était prématuré du fait que, le 46e jour suivant sa signification, lorsque l’ADC aurait pu théoriquement être délivré, aucune activité n’emportant pas contrefaçon n’était possible aux termes de l’ADC, en raison des interdictions. Je fais droit à cette prétention. Lorsque l’ADC a été demandé et qu’il aurait pu être délivré, toutes les activités visées étaient interdites.

Je conclus que l’allégation de non-contrefaçon n’est pas fondée. À mon avis, comme un ADC est en cause, la contrefaçon ne doit être prise en considération qu’à l’égard d’activités pour lesquelles la délivrance d’un tel ADC est exigée. Ces activités sont la vente de norfloxacine au Canada et, dans la mesure où elle était interdite à la date de l’avis d’allégation et à la date à laquelle un ADC aurait pu être délivré sur le fondement de l’avis d’allégation, les allégations de non-contrefaçon étaient prématurées.

Le juge Simpson retient, comme la date pertinente, le jour où aurait pu être délivré l’ADC, soit 46 jours après la signification au ministre d’un avis faisant état de la signification de l’AA à la première personne. Sur le point de savoir quelle date le tribunal doit retenir pour rendre la décision visée à l’article 6 du Règlement, je souscris totalement à la décision rendue par mon collègue le juge Muldoon dans l’affaire Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1997] F.C.J. no 709 (QL), (T-1312-96, Ottawa, le 27 mai 1997), aux paragraphes 38 à 41 :

D’après les déclarations faites à la Cour, l’objectif législatif du règlement en cause consiste à dûment protéger les brevetés contre des ADC injustifiés en vertu desquels des contrefaçons au brevet pourraient se produire. C’est probablement cela. Cependant, la Cour se rappelle bien l’objectif législatif des licences obligatoires qui consistait et consiste encore à permettre au porteur d’une licence, sur versement d’une redevance au breveté, de mettre en marché et de vendre au public à profit et à prix raisonnable, des produits pharmaceutiques.

Ainsi, tout en protégeant le breveté contre les contrefaçons ou en s’assurant qu’une redevance lui est versée aux termes d’une licence obligatoire qui écarte toute contrefaçon, la Cour aurait tort d’appliquer une notion étroite et non sanctionnée en droit à l’égard du caractère prématuré d’une allégation pour frapper de nullité une licence obligatoire. Qu’il en soit ainsi en l’espèce. La société générique, Genpharm, a été longtemps autorisée, grâce à sa licence obligatoire, à fabriquer des comprimés de 10 mg de famotidine au Canada et, depuis la mi-octobre 1996, elle a été légalement autorisée à importer cette drogue d’une source à l’étranger n’emportant pas contrefaçon. Aucune ordonnance d’interdiction ne devrait être prononcée contre le ministre en vue de priver Genpharm d’exercer son droit conformément à sa licence obligatoire.

L’interdiction est une mesure de redressement extraordinaire qui met fin à une activité donnée. S’il n’y a rien à interdire, le fondement de l’interdiction disparaît. Pour déterminer s’il existe bien un fondement à la demande d’interdiction, il faut que la Cour soit au courant de l’état des allégations de la partie intimé au moment de l’audition. Il serait vraiment étrange que la Cour interdise à une partie de faire ce qui lui est reconnu de droit. Cela veut dire que le fondement de la demande d’interdiction est hypothétique …

Il s’ensuit qu’un tribunal qui examine une demande d’interdiction doit évaluer les allégations de non-contrefaçon de la partie intimée au moment où l’audition a lieu. Le bien-fondé des allégations n’est pas gelé dans le temps. La Cour ne peut faire abstraction du fait que dans le cas présent, Genpharm aurait déjà été en mesure d’agir en vertu de sa licence obligatoire et d’importer légalement de la famotidine à partir du 7 octobre 1996, n’eût été de la présente demande d’interdiction.

Je ne suis pas enclin à interpréter ces dispositions du Règlement d’une façon qui obligerait la Cour à statuer sur des demandes dont le « fondement » a « disparu ».

Les demanderesses allèguent également que, si on considère le Règlement comme un code, la voie de recours appropriée dans les situations comme la présente est le contrôle judiciaire prévu au paragraphe 6(1). Si je comprends bien, les demanderesses soutiennent que tous les brevets soumis par la première personne devraient être inscrits au registre, et que la seconde personne devrait présenter les avis d’allégation nécessaires, puis attendre de voir si la première personne déposera une demande de contrôle judiciaire à l’égard des allégations. Voici les paragraphes 71 et 72 des observations écrites de l’avocate des demanderesses :

[traduction]

71. Le Règlement confère à la première personne le droit—qui relève du droit public—de demander à la Cour fédérale une ordonnance d’interdiction contre le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, afin d’empêcher la contrefaçon de son ou de ses brevets inscrits au registre des brevets.

72. Les demanderesses ont soumis des listes de brevets ayant trait aux brevets relatifs à la Simvastatine. Le ministre a accepté ces listes et a inscrit les brevets au registre des brevets. La position adoptée maintenant par le ministre prive dans les faits la demanderesse du droit de se voir signifier un avis d’allégation par une seconde personne, et de s’adresser à la Cour fédérale en vertu du « droit d’action » établi dans le Règlement en vue de la protection de ces brevets contre la contrefaçon.

Cette thèse soulève cependant quatre problèmes.

Le premier tient au fait que l’article 6 accorde à la première personne l’équité sur le plan de la procédure, au mieux, et non des droits de fond susceptibles d’empêcher le ministre de remplir les obligations que lui imposent les articles 3 et 4.

Le deuxième problème, c’est que cet argument revient à « mettre la charrue devant les bœufs ». Pour se voir attribuer les droits qu’elles disent avoir, les demanderesses doivent avoir soumis, en vue de l’inscription au registre, des brevets qui satisfont aux exigences de l’article 4. Or, selon la décision rendue dans l’affaire Deprenyl, précitée, les brevets qui contiennent uniquement des revendications pour un procédé ne répondent pas aux conditions énoncées dans cette disposition. Comment, alors, pourrait-on conclure que le Règlement confère quelque droit au titulaire de tels brevets? À mon avis, une interprétation en ce sens est exclue.

Le troisième problème concerne le fait que le mécanisme prévu à l’article 6 du Règlement n’entraîne pas la radiation des brevets du registre. La Cour pourrait conclure que les allégations de non-contrefaçon faites par la seconde personne sont en fait justifiées dans un cas précis, mais il lui est seulement possible de refuser de prononcer une ordonnance d’interdiction. Aucune disposition du Règlement ne confère à la Cour le pouvoir d’ordonner la radiation d’un brevet. C’est pourquoi la présente situation n’entre pas, à mon avis, dans les paramètres du Règlement.

Le quatrième problème tient au fait que cet argument attribue à la première personne la maîtrise du processus dans son intégralité, le ministre n’étant plus alors qu’un pion sur l’échiquier. Si cet argument favorise sans aucun doute grandement la protection des brevets, il a en revanche une portée trop large et il entrave la fabrication et la vente de médicaments génériques. Rappelons que le Règlement fait proprement le pont entre deux textes législatifs. Bien que la protection des brevets soit un objectif légitime, cet objectif ne doit pas être poursuivi, sous ce régime législatif, à n’importe quel prix. Du reste, même dans le cadre de la vérification du registre, les demanderesses ne sont pas parvenues à me persuader qu’il puisse se produire une situation dans laquelle un brevet serait compromis. Le seul élément de preuve soumis est le suivant : sur les 169 brevets considérés comme ayant uniquement trait à un procédé ou comme dénués de lien avec le médicament à l’égard duquel ils ont été inscrits, seulement une première personne a contesté les conclusions de M. Howarth et a déclaré qu’il y avait eu une erreur quant à la nature du brevet. Cette erreur a du reste été corrigée, et ne fait pas l’objet de la présente instance.

3.         Délégation de pouvoir à l’OPIC

L’avocate des demanderesses a fait valoir que le ministre ne peut déléguer la décision de radier des brevets du registre, pour trois raisons : la loi ne lui confère aucun pouvoir de délégation; de toute façon, une fonction judiciaire ou quasi judiciaire ne peut être déléguée; la délégation porte atteinte aux principes de justice naturelle.

Les demanderesses invoquent l’ouvrage de Halsbury intitulé Halsbury’s Laws of England, 4e éd. réédition, vol. 1(1) (Londres, Butterworths, 1989) à l’appui de la thèse suivant laquelle la délégation doit être expressément ou implicitement prévue par un texte législatif. Voici le paragraphe 31 de cet ouvrage :

[traduction] Conformément à la maxime delegatus non potest delegare, un pouvoir conféré par un texte législatif doit être exercé seulement par l’organisme ou le fonctionnaire à qui il a été conféré, à moins que la sous-délégation du pouvoir soit autorisée d’une manière expresse ou implicite. Il existe une forte présomption militant contre l’interprétation suivant laquelle l’octroi d’un pouvoir législatif, judiciaire ou disciplinaire autorise d’une manière implicite la sous-délégation; on peut en dire autant de tout pouvoir que l’organisme désigné doit exercer selon son propre jugement. Même lorsqu’un pouvoir décisionnel ne peut être exercé que par le délégataire lui-même, il peut être justifié, pour des raisons de commodité, de confier à un comité ou à des fonctionnaires le pouvoir d’effectuer une enquête et de faire des recommandations quant à la décision à prendre. [Les notes en bas de page ont été omises.]

Dans la présente affaire, même si le ministre a confié à l’OPIC la tâche de repérer les brevets n’ayant trait qu’à un procédé ainsi que les brevets manifestement non pertinents, la décision finale quant à la radiation des brevets du registre a été prise par le ministre. Je précise que, par cette conclusion, je ne dis aucunement que le ministre a déterminé lesquels de ces brevets renfermaient uniquement des revendications pour un procédé. Je dis que lorsque l’expert, M. Howarth, a conclu que les brevets en cause étaient sans pertinence ou ne concernaient qu’un procédé, le ministre a décidé s’il y avait lieu de les radier du registre en conformité avec le Règlement. C’est ce qui ressort du fait que le ministre a choisi de ne pas radier les brevets qui, bien qu’ayant été jugés ne concerner qu’un procédé ou être dénués de toute pertinence, faisaient l’objet d’une instance en contrôle judiciaire déjà engagée.

Selon le ministre, la détermination des brevets n’ayant trait qu’à un procédé ou dénués de toute pertinence était un acte ministériel. Je fais droit à ce point de vue. Cela ne veut pas dire que, dans les faits, aucune décision ne devait être prise. (Voir, d’une manière générale, S. A. De Smith, Judicial Review of Administrative Action, 6e éd. Londres : Stevens & Sons, 1996.) Pour déterminer si une revendication concernait uniquement un procédé, il suffisait de la lire. Par conséquent, puisque, selon l’interprétation de la Cour, le Règlement exige que les brevets soumis par des premières personnes et inscrits au registre par le ministre satisfassent aux exigences établies à l’article 4, l’ajout ou la suppression de brevets constitue un simple acte ministériel. Le ministre doit tenir à jour le registre en conformité avec le Règlement. Il ne jouit d’aucun pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, étant donné que des instances avaient déjà été introduites relativement à certains brevets, le ministre a fait une exception à leur égard et les a laissés au registre jusqu’à ce que ces affaires aient été réglées.

Je n’ai pas été saisi de la question de savoir si la consultation de l’OPIC équivalait à une entrave au pouvoir discrétionnaire, et je ne me prononce pas à cet égard. Je dirai seulement que le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social était fondé à confier la vérification du registre à des personnes compétentes dans le domaine.

Les demanderesses soutiennent que le ministre, en donnant aux premières personnes l’occasion de réagir à la caractérisation de leurs brevets comme des brevets concernant seulement un procédé, reconnaît que les actions accomplies par la DGPS n’étaient pas de nature ministérielle. Toutefois, selon les observations écrites de l’avocate des demanderesses, même s’il s’agit d’un pouvoir ministériel, le ministre est tenu de respecter les principes d’équité. Les demanderesses ont renvoyé à la décision rendue par le juge Dickson [tel était alors son titre] dans l’affaire Martineau c. Le Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, à l’appui de cette affirmation. Le juge Dickson a dit ceci, à la page 622 :

Les sources que j’ai mentionnées indiquent que l’application d’une obligation d’agir équitablement assortie d’un contenu procédural ne dépend pas de la preuve d’une fonction judiciaire ou quasi judiciaire. Même lorsque la fonction s’avère administrative à l’analyse, les cours peuvent intervenir dans un cas approprié.

Je conviens que le ministre, dans l’exercice de cette fonction véritablement ministérielle, avait néanmoins l’obligation d’assurer l’équité procédurale aux demanderesses.

4.         Justice naturelle

Les demanderesses font valoir que, même si c’est le ministre qui a effectivement décidé de radier du registre les brevets en cause, les observations qu’elles ont faites n’auraient été transmises qu’à l’OPIC. Elles allèguent que cela aurait été contraire au principe voulant que celui qui tranche une affaire doit l’avoir entendue. En ce qui a trait aux brevets en cause dans la présente affaire, il ressort de la preuve qu’aucune des demanderesses n’a fait quelque observation que ce soit indiquant si elles estimaient qu’on avait conclu à tort que leurs brevets concernaient uniquement un procédé ou étaient dénués de pertinence. Il m’est impossible de me prononcer sur le point de savoir si, dans l’hypothèse où le ministre aurait accompli une action, cette action aurait constitué une négation de droits relevant de la justice naturelle. La question ne se pose tout simplement pas à bon droit dans la présente affaire. Dans la lettre adressée par la DGPS au secteur « innovateur », il n’est pas dit que le ministre n’examinera pas la présentation. L’OPIC tiendra compte, toutefois, de toute éventuelle réponse de la première personne pour faire sa recommandation. Je ne vois pas comment, étant donné la preuve, je pourrais conclure que la décision véritable n’a pas été prise par le représentant du ministre.

5.         Crainte raisonnable de partialité

Les deux questions suivantes découlent du fait que, le 19 avril 1996, le ministre a communiqué des documents additionnels qui, par inadvertance, n’avaient pas été inclus dans les documents présentés en mars de la même année. Ces documents révèlent la correspondance suivante entre Mme Beth Pieterson, à l’époque chef de la Division des présentations et des politiques d’information, Bureau de la politique sur les médicaments et de la coordination, et M. Dann Michols, directeur exécutif de la Stratégie nationale sur les produits pharmaceutiques/Division des médicaments.

M. Michols a écrit la note suivante à Mme Pieterson le 11 avril 1995 :

[traduction] Beth : quelques réactions : 1) Nous devons élaborer une structure de frais et une proposition de récupération des coûts pour le registre, et ces coûts devraient être précisés. 2) Il paraît s’agir d’une bonne initiative. 3) Il nous faut un plan de communication pour annoncer l’initiative et l’examen. Nous devrions marquer quelques points auprès de l’industrie des médicaments génériques, et il serait peut-être possible de modifier le comportement du secteur innovateur.

Mme Pieterson a répondu à cette note dans une note de service d’où est extrait le passage suivant :

[traduction] 2. Je n’avais pas l’intention de communiquer nos intentions avant que le registre n’ait fait l’objet d’une vérification. À ce moment-là, nous préciserions que cette vérification a déjà été effectuée, et nous communiquerions notre intention d’éliminer les brevets concernant uniquement un procédé et les brevets dénués de pertinence. Je suggère cette façon de faire parce qu’elle permet d’éviter pour le moment une confrontation avec le secteur innovateur. Nous ne souhaitons pas recevoir leurs commentaires quant à notre intention de vérifier le registre, n’est-ce pas?

Je reconnais cependant que nous marquerions des points auprès du secteur des médicaments génériques et que nous modifierions peut-être le comportement du secteur innovateur. En ce sens, peut-être devrions-nous faire connaître nos intentions dès maintenant. La vérification sera terminée d’ici le mois de septembre; donc, nous pouvons en faire part soit maintenant, soit en septembre. Faites-moi connaître votre préférence.

Les demanderesses allèguent que cette correspondance suscite une crainte raisonnable de partialité de la part de hauts fonctionnaires de Santé Canada, dans la mesure où ils étaient manifestement prédisposés à :

[traduction] … briguer les faveurs des fabricants de médicaments génériques et [à] les favoriser aux dépens du droit de brevet des « innovateurs » comme les demanderesses.

Il m’est impossible d’adhérer à cette thèse pour trois raisons. Premièrement, ces notes traitent a posteriori de la décision de soumettre le registre à une vérification. J’interprète l’énoncé suivant lequel des points seront marqués auprès des fabricants de médicaments génériques simplement comme l’énoncé d’un effet indirect favorable d’une décision qui avait déjà été prise en accord avec la façon dont le Ministère concevait ses obligations à la lumière de la jurisprudence de la Cour fédérale. Le reste des notes porte en réalité sur les conséquences susceptibles de découler de la décision d’informer le « secteur innovateur » immédiatement ou ultérieurement. Il s’agit là en fait d’une question relevant des relations publiques. Il ne fait aucun doute que la décision d’effectuer la vérification avait déjà été prise. Cela étant, je ne vois pas comment un observateur raisonnablement informé pourrait légitimement voir dans cette correspondance l’indication d’un parti pris de la part des fonctionnaires de Santé Canada. (Voir l’arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623.)

Deuxièmement, si ces notes révélaient effectivement une quelconque partialité, il s’agirait tout au plus d’un parti pris relatif à la décision d’effectuer la vérification dans son ensemble, et non à la décision de radier tel ou tel brevet en particulier. La décision de radier un brevet est un acte ministériel, qui n’implique l’exercice d’aucun pouvoir discrétionnaire de la part du ministre. Les demanderesses ne sont pas parvenues à établir un lien entre cette prétendue prédisposition en faveur des fabricants de médicaments génériques, d’une part, et la désignation, suivie de la radiation, des brevets en cause dans la présente affaire, d’autre part.

6.         Exercice d’un pouvoir ministériel pour une fin illégitime

Les allégations des demanderesses suivant lesquelles le ministre a vérifié le registre et en a radié des brevets afin de « marquer des points » auprès de l’industrie des médicaments génériques sont irrecevables pour la même raison que leur allégation relative à une crainte raisonnable de partialité.

Pour ces motifs, les demandes présentées dans le cadre des affaires T-304-96, T-386-96 et T-306-96 seront rejetées.



[1] Évidemment, lorsqu’il ne fait aucun doute que la PDN portera atteinte à un ou à plusieurs brevets, la seconde personne n’est pas obligée d’alléguer la non-contrefaçon, mais l’ADC ne pourra alors être délivré avant l’expiration des brevets à l’égard desquels aucune allégation n’a été soumise.

[2] Les revendications relatives à un procédé visant à produire un médicament, sans qu’aucune revendication ne soit faite à l’égard du médicament lui-même ou d’une utilisation de celui-ci, sont connues sous le nom de revendications de « procédé ». La Cour d’appel fédérale a statué que ce genre de revendications n’étaient pas visées par le Règlement. Voir l’arrêt Deprenyl Research Ltd. c. Apotex Inc. (1994), 55 C.P.R. (3d) 171 (C.F. 1re inst.); conf. par (1995), 60 C.P.R. (3d) 501 (C.A.F.). Par conséquent, les brevets qui ne comportent que des revendications ayant trait à un procédé ne doivent pas figurer au registre.

[3] La vérification faite par M. Howarth, dont le rapport constitue l’annexe A de l’affidavit de M. Sidney Smith, révèle que le registre comprenait notamment des brevets pour un frein de bicyclette, un élément de rangement pour disques compacts et une grue mobile.

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