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     A-711-96

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (appelante) (défenderesse)

c.

Jean-Yves Hamel et Double J. Ranch Inc. (intimés) (demandeurs)

Répertorié: Hamelc. Canada (C.A.)

Cour d'appel, juges Desjardins, Létourneau et Noël, J.C.A."Montréal, 23 et 26 février 1999.

Couronne Responsabilité délictuelle Fouille, perquisition et saisie fautives des chevaux et d'un véhicule par la GRC, divulgation fautive d'informations aux médias et au publicAbsence de motifs raisonnables de soupçonner que les chevaux des intimés contenaient de la cocaïne.

Pratique Prescription Applicabilité du droit civil québécoisLa prescription ne peut être soulevée par l'appelante, qui a manifesté son intention d'y renoncerLes intimés subiraient un préjudice s'il était permis à l'appelante de soulever ce moyen de défense pour la première fois en appel.

Code civil PrescriptionApplication des règles transitoires, la présente affaire est régie par le nouveau CodeLa prescription ne peut être soulevée par l'appelante, qui a manifesté son intention d'y renoncer (Code civil, art. 2881)Les intimés subiraient un préjudice s'il était permis à l'appelante de soulever ce moyen de défense pour la première fois en appel.

Le juge de première instance a conclu que les chevaux des intimés, qui ont été saisis par la GRC, avaient été dédouanés au moment où la GRC en prit possession, que les agents des douanes et les membres de la GRC n'avaient pas de motifs raisonnables de soupçonner que les chevaux contenaient de la cocaïne, et que la transmission de cette information aux médias, laquelle a été rendue publique au détriment des intimés, ne pouvait venir que de la GRC. En conséquence, le juge de première instance a accordé des dommages-intérêts aux intimés "en réparation de l'atteinte à leur réputation et pour les dommages divers, humiliations et tracasseries qui découl[ent] des fautes commises par les préposés de sa Majesté". Il s'agit d'un appel de cette décision.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

Pour ce qui est de la deuxième conclusion, le juge de la Section de première instance a appliqué le bon critère (le critère du motif raisonnable de soupçonner) et l'a correctement appliqué aux faits. En ce qui a trait à la troisième conclusion, c'était effectivement faire preuve d'insouciance que de diffuser ou permettre que soit diffusée au grand public une information aussi préjudiciable aux intimés à cette étape des événements, c'est-à-dire avant même que des examens appropriés et approfondis des chevaux n'aient été effectués, et alors qu'il n'y avait même pas de motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction à la Loi avait ou pouvait avoir été commise. Il n'y avait pas de fondement à l'immunité relative, l'intérêt et le bien-être général de la société n'exigeant pas que cette information soit publiquement révélée dans les circonstances qui prévalaient au moment où elle fut transmise.

L'appelante a soulevé la question de la prescription du recours des intimés, en vertu du paragraphe 106(1) de la Loi sur les douanes, pour la première fois en appel. La prescription extinctive est un droit substantif conféré à un défendeur, mais sa revendication doit se faire à l'intérieur d'un cadre procédural qui en assure un exercice juste et équitable. Le droit applicable en matière de responsabilité délictuelle de la Couronne est celui de la province où la cause d'action a pris naissance. Donc, il faut s'en remettre aux principes du droit civil du Québec. Compte tenu de l'article 9 du Chapitre premier de la Loi sur l'application de la réforme du Code civil, le régime applicable en l'espèce est celui du nouveau Code civil du Québec. Par application de l'article 2881, la défense de prescription ne peut plus être soulevée par l'appelante parce qu'elle avait manifesté son intention de renoncer à ce moyen de défense. Une deuxième raison pour laquelle la prescription ne peut être soulevée est que les intimés subiraient un préjudice si l'appelante était maintenant autorisée en appel à se retrancher derrière ce moyen de défense. Les intimés ne se sont pas préoccupés des dimensions factuelle et légale de la prescription puisqu'aucune preuve n'a été introduite par l'appelante pour soutenir et faire sanctionner par le tribunal son moyen de défense.

L'argument de l'appelante voulant que le juge de première instance a erré en droit en accordant à l'intimée Double J. Ranch Inc. des dommages moraux pour l'atteinte à sa réputation, les humiliations et les tracasseries subies, est sans fondement. Le juge de première instance, en se fondant sur une preuve suffisante, a indemnisé l'intimée pour une atteinte à sa réputation commerciale qui lui a causé, et qui était susceptible de continuer à lui causer pour un certain temps, un préjudice commercial ou une diminution d'achalandage sur le marché local.

    lois et règlements

        Code civil du Bas-Canada, art. 2188, 2267.

        Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2878, 2881.

        Loi sur l'application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, ch. 57, art. 9.

        Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 32 (mod., idem, art. 31).

        Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 99(1)e),f), 106(1).

        Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 183.

    jurisprudence

        décisions citées:

        R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; (1996), 180 N.B.R. (2d) 161; 139 D.L.R. (4th) 223; 458 A.P.R. 161; 110 C.C.C. (3d) 1; 1 C.R. (5th) 229; 38 C.R.R. (2d) 189; 24 M.V.R. (3d) 1; 202 N.R. 49; R. v. Cahill (1992), 13 C.R. (4th) 327; 23 W.A.C. 247 (C.A.C.-B.); O'Hara v. Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary, [1997] 1 All ER 129 (H.L.); Botiuk c. Toronto Free Press Publications Ltd., [1995] 3 R.C.S. 3; (1995), 126 D.L.R. (4th) 609; 26 C.C.L.T. (2d) 109; 186 N.R. 1; 85 O.A.C. 81; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; (1995), 126 D.L.R. (4th) 129; 25 C.C.L.T. (2d) 89; 30 C.R.R. (2d) 189; 84 O.A.C. 1; Pelletier c. R., [1970] R.C.É. 2; Way c. Canada et al. (1993), 63 F.T.R. 24 (F.C.T.D.); Tolofson c. Jensen; Lucas (Tutrice à l'instance de) v. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022; (1994), 120 D.L.R. (4th) 289; [1995] 1 W.W.R. 609; 100 B.C.L.R. (2d) 1; 51 B.C.A.C. 241; 26 C.C.L.I. (2d) 1; 22 C.C.L.T. (2d) 173; 32 C.P.C. (3d) 141; 7 M.V.R. (3d) 202; 175 N.R. 161; 77 O.A.C. 81; 84 W.A.C. 241; Sembawang Reefer Lines (Bahamas) Ltd. c. NavireLina Erreet al. (1990), 114 N.R. 270 (C.A.F.); Sandvik, A.B. c. Windsor Machine Co. (1986), 8 C.P.R. (3d) 433; 7 C.I.P.R. 232; 2 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); W. (V.) c. S. (D.), [1996] 2 R.C.S. 108; (1996), 134 D.L.R. (4th) 481; 196 N.R. 241; 19 R.F.L. (4th) 341; Équipements Lefco Inc. c. Roche Ltée, [1993] R.D.J. 234 (C.A.); The King v. Laperrière, [1946] R.C.S. 415; [1946] 3 D.L.R. 1; J.P.L. Canada Imports Ltée c. Canada (1990), 43 F.T.R. 119 (C.F. 1re inst.).

    doctrine

        Dumais, Daniel. "La prescription" dans Collection de droit, 1997-98 , vol. 6, Cowansville (Qué.): Éditions Yvon Blais, 1997.

        Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle, 4e éd., Cowansville (Qué.): Éditions Yvon Blais Inc., 1988.

        Martineau, Pierre. La prescription, Montréal: Presses de l'Université de Montréal, 1977.

        Mew, Graeme. The Law of Limitations, Toronto: Butterworths, 1991.

        Sopinka, John and Mark A. Gelowitz. The Conduct of an Appeal. Toronto: Butterworths, 1993.

        Williams, J. S. Limitation of Actions in Canada, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 1980.

APPEL d'une décision de la Section de première instance (Hamel c. Canada (Procureur Général) (1996), 141 D.L.R. (4th) 357; 119 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.)) qui a fait droit à l'action des intimés en responsabilité délictuelle pour fouille, perquisition et saisie fautives des chevaux et du véhicule des intimés, pour dommages causés à la réputation de l'intimée constituée en personne morale, et dommages en résultant causés à ses intérêts commerciaux et à son achalandage. Appel rejeté.

    ont comparu:

    Raymond Piché, pour l'appelante (défenderesse).

    Gérald Tremblay, pour les intimés (demandeurs).

    avocats inscrits au dossier:

    Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante (défenderesse).

    Duval, Brochu, Tremblay & Associés, Repentigny (Québec), pour les intimés (demandeurs).

Voici les motifs du jugement de la Cour, rendus en français par

[1]Le juge Létourneau, J.C.A.: Nous sommes d'avis que cet appel doit être rejeté.

[2]La décision du juge de la Section de première instance [(1996), 141 D.L.R. (4th) 357] repose sur trois conclusions qui, à notre avis, sont supportées par la preuve, soit premièrement que les chevaux saisis par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) avaient été dédouanés au moment où la GRC en prit possession; deuxièmement que les agents des douanes et de la GRC n'avaient pas de motifs raisonnables de soupçonner que les chevaux des intimés transportaient en leur sein de la cocaïne; et enfin que la transmission de cette dernière information aux médias, laquelle fut rendue publique au détriment des intimés, ne pouvait venir que de la GRC compte tenu de sa teneur, de sa spécificité et de l'immédiateté de sa parution.

Validité des conclusions du juge de première instance

[3]L'appelante n'a pas contesté la première conclusion du juge de première instance, mais s'en est prise vivement à la seconde. À cet égard, elle a soumis deux prétentions: soit que le juge de première instance a erré en droit quant au test applicable en l'espèce et que la personne qui a pris la décision d'immobiliser le véhicule dans lequel se trouvaient les chevaux des intimés et de les inspecter avait des motifs raisonnables, au terme des alinéas 99(1)e) et f) de la Loi sur les douanes (Loi)1, de soupçonner qu'ils contenaient des marchandises donnant lieu ou susceptibles de donner lieu à la commission d'une infraction. J'ajouterais, pour une meilleure compréhension de la position de l'appelante quant à l'erreur de droit alléguée, que celle-ci soumet que le juge de première instance a, à toutes fins pratiques, exigé de l'appelante qu'elle démontre que ses préposés avaient des motifs raisonnables de croire, et non simplement de soupçonner, que les intimés pouvaient commettre une infraction. Elle a cité à l'appui de sa prétention des décisions de la Cour Suprême du Canada, de la Chambre des lords ainsi que de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique quant à la différence fondamentale au plan légal entre l'exigence de croire et celle de soupçonner2.

[4]À notre avis, les deux prétentions de l'appelante sont mal fondées en fait et en droit.

[5]Tout d'abord, rien au dossier, ou dans la preuve ou dans la décision du juge de première instance ne permet de conclure que ce dernier s'est mépris en droit quant au test à appliquer dans les circonstances. Au contraire, en appliquant ce test, il a tout simplement conclu à partir de la preuve qui lui était soumise que celle-ci ne pouvait fonder des motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction avait été perpétrée ou était susceptible d'être commise. Le juge de première instance a eu le bénéfice d'entendre les témoins qui ont comparu devant lui et d'apprécier leur crédibilité dans une perspective d'ensemble. Il ne nous apparaît pas possible, voire raisonnable, de soupeser à nouveau cette preuve litigieuse, à partir des simples transcriptions ou, pire encore, d'extraits choisis par les parties, pour en tirer des conclusions différentes des siennes. Nous sommes satisfaits qu'il s'est en droit bien instruit quant aux principes applicables en l'espèce et que nous ne pouvons ni ne désirons substituer notre appréciation des faits à la sienne.

[6]La deuxième prétention de l'appelante consiste en une affirmation que c'est le caporal Cindy Villeneuve, agente des douanes, qui a pris la décision de saisir et d'inspecter les chevaux importés par les intimés et, en conséquence, que le juge de première instance aurait dû apprécier si cette dernière avait des motifs raisonnables de soupçonner une importation illégale de stupéfiants. Elle soumet que si le juge avait correctement interprété le test applicable en l'espèce et, en conséquence, objectivement évalué l'état d'esprit de cette dernière, il en serait indubitablement venu à la conclusion qu'elle rencontrait à la fois les composantes subjectives et objectives dudit test. Avec respect, nous sommes convaincus que cette prétention de l'appelante n'est pas supportée par la preuve au dossier et, au surplus, qu'elle ignore la réalité de l'opération policière conjointe en cause.

[7]Premièrement, nous ne croyons pas qu'il soit possible de dissocier l'état d'esprit du caporal Villeneuve, au moment de la saisie des chevaux, de la source qui l'a abreuvée des informations qu'elle revendique comme le fondement essentiel de ses motifs raisonnables de soupçonner la commission d'une infraction. Selon la preuve offerte au juge de première instance, l'opération qui a mené à la saisie des chevaux des intimés par le caporal Villeneuve découle d'informations fournies par M. Daniel Paradis, un agent de la GRC, qui lui-même détenait les renseignements supposément incriminants d'un informateur qu'il connaissait à peine qui, lui-même, les fondait pour une large partie sur du oui-dire et des affirmations ou perceptions grossières et gratuites. L'opération menée contre les intimés résulte directement des informations transmises par l'agent Paradis de la GRC et souffre des mêmes carences et des mêmes vicissitudes.

[8]L'appelante a fait grand état de ce que l'agent Paradis était un policier d'expérience et que, de ce fait, il était justifié d'avoir des soupçons. Avec respect, il s'agit là d'un argument ad hominem et circulaire car, par définition et par formation, un bon policier se doit pour être efficace d'être soupçonneux. C'est pourquoi le législateur a posé des balises dans l'intérêt public en exigeant qu'il ait des motifs raisonnables de l'être et que ses soupçons s'apprécient objectivement. L'expérience d'un policier est certes un élément important dont il faut tenir compte dans l'appréciation des motifs raisonnables de soupçonner, mais elle ne suffit pas à elle seule à fournir l'objectivité requise à l'exercice d'un pouvoir de la nature de celui exercé.

[9]En outre, l'appelante prétend que les soupçons engendrés chez le caporal Villeneuve par cette information de l'agent de la GRC ont été accrus, voire même confirmés, lorsqu'elle a appris, au cours de l'interrogatoire de l'intimé Hamel, que les chevaux avaient été gardés en quarantaine du côté américain chez Ridge Road Farms, un établissement opéré par l'épouse d'un résident américain soupçonné par la police américaine des frontières d'être impliqué dans le traffic de stupéfiants aux États-Unis. La preuve que le caporal Villeneuve entretenait des soupçons valides, ainsi que du caractère raisonnable de ces derniers, devenait alors, au dire de l'appelante, indubitable.

[10]Fort heureusement, le juge de première instance a rejeté cet élément supposément corroboratif ou confirmatif des supposés soupçons du caporal Villeneuve puisque la preuve au dossier révélait que la décision d'intercepter et de saisir les chevaux des intimés avait été prise par la GRC avant même que ce soit-disant élément corroboratif ne soit connu du caporal Villeneuve.

[11]L'appelante admet ce fait3 corroboré d'ailleurs par l'entente prise plus tôt en soirée par la GRC avec l'Hôpital vétérinaire de St-Hyacinthe pour accueillir et examiner les chevaux à être éventuellement saisis. En somme, le caporal Villeneuve, qui a procédé à la saisie des chevaux en sa qualité d'agent des douanes, n'agissait ni plus ni moins qu'en conformité et de concert avec la décision de la GRC déjà prise beaucoup plus tôt sur la foi des seuls renseignements fournis par l'agent Paradis, lesquels émanaient de l'informateur.

[12]En ce qui a trait à la troisième conclusion du juge de première instance, l'appelante ne nous a pas convaincus qu'elle devait bénéficier d'une immunité relative quant aux circonstances entourant la diffusion par les médias de l'information relative à la saisie des chevaux et aux allégations de traffic de stupéfiants par les intimés. À notre avis, à cette étape des événements, c'est-à-dire avant même que des examens appropriés et approfondis n'aient été effectués alors qu'il n'y avait même pas de motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction avait ou pouvait avoir été commise, c'était faire preuve d'insouciance que de diffuser ou permettre que soit diffusée au grand public une information aussi préjudiciable aux intimés. Une telle diffusion outrepassait les "limites du devoir ou de l'intérêt"4 pouvant servir de fondement à ladite immunité. En d'autres termes, l'intérêt et le bien-être général de la société n'exigeaient pas que cette information soit publiquement révélée dans les circonstances qui prévalaient au moment où elle fut transmise5.

[13]Ces conclusions auxquelles nous en sommes venus devraient en soi suffire à rejeter l'appel. Toutefois, l'appelante a soulevé devant nous, pour la première fois, la question de la prescription du recours des intimés. Elle soumet qu'en vertu du paragraphe 106(1) de la Loi, l'action des intimés eût dû être intentée dans les trois mois du geste délictuel. Le paragraphe 106(1) de la Loi se lit comme suit:

    Prescriptions

106. (1) Les actions contre l'agent, pour tout acte accompli dans l'exercice des fonctions que lui confère la présente loi ou toute autre loi fédérale, ou contre une personne requise de l'assister dans l'exercice de ces fonctions, se prescrivent par trois mois à compter du fait générateur du litige.

[14]Ce moyen de contestation étant soulevé pour la première fois en appel, il y a lieu d'en déterminer préalablement la recevabilité. Celle-ci est fonction à la fois du droit applicable en l'espèce et de la nature du droit à la prescription. Il nous faut donc revoir les fondements de la prescription extinctive et décider si celle-ci est, dans le cas présent, régie par la common law ou le droit civil québécois.

Fondements et principes de la prescription extinctive

[15]Il est intéressant de noter plusieurs similitudes importantes ainsi que certaines différences entre l'approche de la common law et celle du droit civil québécois à l'égard de la prescription d'un recours judiciaire.

[16]Dans les deux systèmes de droit, on retrouve comme fondement de la règle relative à la prescription extinctive des objectifs telles la protection de l'ordre social et la nécessité après l'écoulement d'un certain laps de temps de sécuriser un individu pour le geste qu'il a posé. À cela s'ajoutent celle de le protéger contre la détérioration et la destruction des éléments de preuve par le passage du temps et la nécessité de protéger un individu contre les injustices pouvant découler du fait que son geste posé à une époque donnée dans un contexte donné soit, plusieurs années plus tard, soumis à une appréciation nettement plus critique en raison de normes différentes résultant de l'évolution des valeurs, de la technologie, des intérêts sociaux ou de l'ordre social6. En somme, la protection offerte à un débiteur par le régime de prescription extinctive se justifie par des raisons d'utilité pratique et d'intérêt social.

[17]Il est aussi généralement admis dans les deux systèmes que la prescription, sauf pour ce qui en droit civil québécois constitue un délai de déchéance, n'éteint pas le droit substantif d'un créancier et qu'elle n'éteint que son recours. À cet égard, G. Mew exprime ainsi la règle et sa justification en common law7:

[traduction] Dans la majorité des cas, les dispositions en matière de prescription figurant dans les lois canadiennes éteignent les recours plutôt que les droits légaux substantifs. Ainsi, on conclut généralement qu'une action doit être intentée "pendant et non après" le délai prescrit, ou qu'aucune action en recouvrement d'argent ne doit être intentée dans certaines circonstances sauf à l'intérieur du délai prescrit.

Par conséquent, bien qu'une partie ne puisse plus faire valoir ses recours une fois que ce délai est expiré, son droit légal subsiste. Le raisonnement sous-jacent à cette conception s'explique de la façon suivante:

    Le régime de prescription ne vise pas à éteindre des droits, mais plutôt à forcer la présentation des différends devant les tribunaux en temps opportun le cas échéant.

[18]On retrouve le même genre d'énoncé chez les auteurs québécois8:

La prescription extinctive, puisque c'est ce type de prescription qu'il faut distinguer de la déchéance, n'entraîne pas l'abrogation du droit de celui contre qui on prescrit. Elle a seulement pour effet d'empêcher ce dernier d'invoquer civilement les droits qu'il a laissé prescrire. Une déchéance de recours va plus loin: elle ne fait pas qu'empêcher la possibilité d'invoquer des moyens de droit mais fait aussi perdre le droit lui-même.

[19]Évidemment, l'effet pratique de la prescription extinctive sera, dans la très grande majorité des cas, mais pas toujours9, de vider de son contenu le droit d'un créancier puisqu'il ne disposera alors d'aucun moyen de le faire valoir ou respecter.

L'aspect procédural de la prescription extinctive

[20]Il ne fait aucun doute que la prescription extinctive est un droit substantif conféré à un défendeur, mais que sa revendication doit se faire à l'intérieur d'un cadre procédural qui en assure un exercice juste et équitable. En d'autres termes, la prescription extinctive, au delà de sa composante de droit substantif, comporte un aspect procédural10.

[21]Aussi bien en common law que sous le Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64], il appartient au défendeur de soulever un moyen de prescription extinctive et le tribunal ne peut y suppléer d'office11. En common law, toutefois, la prescription est, dans la plupart des juridictions du pays, y compris la Cour fédérale, un moyen de défense affirmatif qui doit être allégué spécifiquement dans les procédures et indiquer les faits matériels au soutien de cette défense12. Cette approche contraste avec celle adoptée au Code civil du Québec où la prescription peut être soulevée en tout état de cause, même en appel, à moins que le défendeur n'ait, en raison des circonstances, manifesté son intention d'y renoncer13. Cependant, un nouvel argument, tel la prescription, ne peut être invoqué en appel que si tous les faits nécessaires à sa détermination ont été au préalable mis en preuve14.

[22]Il est clair de l'approche prise en common law que la prescription extinctive est un moyen de défense et, en conséquence, que les modalités d'exercice de ce moyen de défense soulèvent une question d'ordre procédural. C'est également la conclusion à laquelle nous amènent en droit civil québécois les fondements et les objectifs de la prescription extinctive ainsi que les articles 2878 et 2881 du Code civil du Québec15.

[23]En effet, le fait qu'au terme de ces articles, un débiteur puisse renoncer au bénéfice de la prescription et que le tribunal puisse, des circonstances, inférer une intention d'y renoncer, jumelé au fait que le tribunal ne puisse d'office la soulever et que, contrairement au délai de déchéance, il ne soit pas tenu de la déclarer, illustre le caractère procédural de ce moyen de contestation dont jouit un défendeur dans une poursuite judiciaire.

Application aux faits de la cause des principes régissant la prescription extinctive

[24]Dans la présente cause, les faits générateurs du litige, soit plus précisément la saisie des chevaux au poste frontière de Lacolle et la transmission subséquente de cette information aux médias, sont survenus au Québec. En conséquence, le droit applicable en matière de responsabilité délictuelle de la Couronne est, comme l'énonce le juge de première instance, celui de la province où la cause d'action a pris naissance16. D'ailleurs l'article 32 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 31] de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif stipule que, sauf disposition contraire de cette Loi ou de toute autre loi du Parlement fédéral, les règles de droit applicables en matière de prescription aux poursuites exercées contre l'État sont celles de la province où la cause d'action a pris naissance17. Sous réserve des dispositions et des limites d'application de l'article 106 de la Loi sur les douanes quant au délai de prescription, il faut donc s'en remettre aux principes du droit civil du Québec plutôt qu'à ceux de common law.

[25]Sur ce point, la situation légale se complique du fait que la cause d'action a pris naissance en 1990 et que la poursuite fut intentée en 1991 sous l'empire du Code civil du Bas-Canada depuis lors remplacé par le Code civil du Québec. Le régime applicable à la prescription était quelque peu différent sous l'ancien Code puisqu'il prévoyait des courtes (cinq ans et moins) et des longues prescriptions (plus de cinq ans) ainsi que des délais de déchéance. En outre, tant les courtes prescriptions que les délais de déchéance pouvaient être soulevés d'office par le tribunal18.

[26]Nous sommes d'avis que, compte tenu de l'article 9 du chapitre premier de la Loi sur l'application de la réforme du Code civil19, le régime applicable en l'espèce est celui du nouveau Code, soit le Code civil du Québec.

[27]En effet, cette disposition transitoire prévoit que les instances en cours demeurent régies par la loi ancienne, sauf en ce qui concerne la preuve et la procédure en l'instance. Étant donné la conclusion à laquelle nous en sommes venus quant à la nature procédurale de l'exercice du droit à la prescription extinctive, il y a donc lieu d'appliquer les dispositions de la loi nouvelle.

[28]S'il est légalement possible en vertu du droit civil du Québec pour une partie en appel de soulever pour la première fois une défense de prescription, nous sommes toutefois d'avis que, dans le cas présent, l'appelante ne peut le faire et ce pour deux raisons, la première étant fondée sur l'article 2881 du Code civil du Québec et la seconde sur une règle jurisprudentielle.

[29]Tout d'abord, nous croyons que l'appelante avait manifesté son intention de renoncer à ce moyen de défense. De fait, elle a soulevé et poursuivi en première instance une défense de prescription à l'égard de la revendication par les intimés de dommages-intérêts pour les dommages causés à leur camion. Les intimés ont alors abandonné cette partie de leur réclamation. Il est vrai que certains allégués, couchés en des termes très généraux, de la défense produite par l'appelante soulevaient au plan légal la possibilité que la balance de la réclamation des intimés soit aussi prescrite, mais l'appelante n'a produit au soutien de son énoncé légal aucun fait matériel pouvant justifier, étayer ou supporter un tel moyen de défense. Au surplus, elle n'a aucunement poursuivi en première instance ce moyen de défense, donnant ainsi aux intimés et au juge de première instance des motifs raisonnables de croire qu'elle y avait renoncé.

[30]Deuxièmement, nous sommes satisfaits que les intimés subiraient un préjudice si l'appelante était maintenant autorisée en appel à se retrancher derrière ce moyen de défense. Les intimés auraient pu lors du procès, par le biais du contre-interrogatoire ou d'une preuve qu'ils auraient présentée, établir que l'agent Paradis de la GRC qui était à la base de l'opération conjointe de saisie n'agissait pas en tant qu'agent des douanes, mais plutôt en tant que policier de la GRC. À juste titre, les intimés ne se sont pas préoccupés de cette dimension factuelle et légale de la prescription puisqu'aucune preuve n'a été introduite par l'appelante pour soutenir et faire sanctionner par le tribunal son moyen de défense.

L'octroi de dommages moraux à l'intimée Double J. Ranch Inc.

[31]L'appelante a soutenu que le juge de première instance a erré en droit en accordant à l'intimée Double J. Ranch Inc. une somme de 25 000 $ à titre de dommages moraux pour l'atteinte à sa réputation ainsi que les humiliations et les tracasseries subies. Elle soumet que la perte de réputation d'une personne morale ne peut s'indemniser qu'en fonction de sa perte d'affaires.

[32]Une lecture de la décision du juge de première instance nous convainc qu'au delà des termes qu'il a utilisés, il a indemnisé l'intimée pour une atteinte à sa réputation commerciale qui lui a causé, et qui était susceptible de continuer à lui causer pour un certain temps sur le marché local, un préjudice commercial ou une diminution d'achalandage20. Il y avait devant lui une preuve de préjudice commercial suffisante pour justifier l'octroi qu'il a fait à l'intimée.

[33]Pour tous ces motifs, l'appel sera rejeté avec dépens.

1 L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1.

2 ;R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. v. Cahill (1992), 13 C.R. (4th) 327 (C.A. C.-B.); O'Hara v. Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary, [1997] 1 All ER 129 (H.L.).

3 Voir le mémoire de l'appelante, p. 20, par. 70.

4 ;Botiuk c. Toronto Free Press Publications Ltd., [1995] 3 R.C.S. 3, à la p. 29.

5 ;Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, aux p. 1190 et 1193.

Voir aussi A. M. Linden, La responsabilité civile délictuelle, 4e éd., Cowansville (Ont.): Éditions Yvon Blais Inc., 1988, aux pp. 788 et 797.

6 Voir P. Martineau, La prescription, Montréal: Presses de l'Université de Montréal, 1977, à la p. 241. Voir aussi G. Mew, The Law of Limitations, Toronto: Butterworths, 1991, aux p. 7 et 8.

7 Id., à la p. 35. Voir aussi J. S. Williams, Limitation of Actions in Canada, 2nd ed., Toronto: Butterworths, 1980, à la p. 1.

8 D. Dumais, "La prescription", dans Collection de droit , 1997-98 vol. 6, Cowansville (Qué): Éditions Yvon Blais, 1997, à la p. 111.

9 Voir Pelletier c. R., [1970] R.C.É. 2; Way c. Canada et al. (1993), 63 F.T.R. 24 (C.F. 1re inst.) où il fut statué que la prescription extinctive d'une poursuite contre un agent de la Couronne n'empêchait pas une poursuite contre la Couronne si les délais de prescription contre cette dernière étaient plus longs.

10 ;Tolofson c. Jensen; Lucas (Tutrice à l'instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022, à la p. 1073.

11 Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2878.

12 G. Mew, supra, note 6, aux p. 53 à 55. Voir aussi la règle 183 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] ainsi que les arrêts Sembawang Reefer Lines (Bahamas) Ltd. c. NavireLina Erreet al. (1990), 114 N.R. 270 (C.A.F.); et Sandvik, A.B. c. Windsor Machine Co. (1986), 8 C.P.R. (3d) 433 (C.F. 1re inst.).

13 Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2881.

14 J. Sopinka et M. Gelowitz, The Conduct of an Appeal, Toronto: Butterworths, 1993, à la p. 51; W. (V.) c. S. (D.), [1996] 2 R.C.S. 108; Équipements Lefco Inc. c. Roche Ltée, [1993] R.D.J. 234 (C.A.).

15 Les art. 2878 et 2881 se lisent:

    2878. Le tribunal ne peut suppléer d'office le moyen résultant de la prescription.

    Toutefois, le tribunal doit déclarer d'office la déchéance du recours, lorsque celle-ci est prévue par la loi. Cette déchéance ne se présume pas; elle résulte d'un texte exprès.

    [. . .]

    2881. La prescription peut être opposée en tout état de cause, même en appel, à moins que la partie qui n'aurait pas opposé le moyen n'ait, en raison des circonstances, manifesté son intention d'y renoncer.

16 The King v. Laperrière, [1946] R.C.S. 415; J.P.L. Canada Imports Ltée c. Canada (1990), 43 F.T.R. 119 (C.F. 1re inst.).

17 L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21).

18 Voir par exemple les art. 2188 et 2267 du Code civil du Bas-Canada. Voir aussi P. Martineau, La prescription, supra, note 6, aux p. 356 et 357.

19 L.Q. 1992, ch. 57.

20 A. M. Linden, La responsabilité civile délictuelle, supra, note 5, à la p. 769.

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