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     T-2643-93

Louise Martin, André Martin et Michel Martin, mineurs représentés par leur tutrice à l'instance, Louise Martin (demandeurs)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre de l'Emploi et de l'Immigration (défenderesse)

Répertorié: Martinc. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(1re   inst.)

Section de première instance, juge Gibson"London (Ontario), 18, 19, 20, 21, 22, 25, 26, 27, 28 janvier et 1er février; Ottawa, 12 avril 1999.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Personnes non admissibles La demanderesse a été agressée sexuellement par un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement et ayant un casier judiciaireL'immigrant a fait l'objet d'une mesure d'expulsion à la suite d'une libération conditionnelle après avoir été emprisonné pour des délits antérieursUn sursis à la mesure d'expulsion a été accordé par la SA de la CISRLa demanderesse poursuit le MEI pour négligence du fait qu'il a omis d'exécuter la mesure de renvoi en temps opportun et de détenir l'immigrant en attendant son renvoiLa question est de savoir si toutes les mesures raisonnables ont été prises par le MEI et ses fonctionnaires afin d'assurer que la mesure d'expulsion soit exécutéedès que les circonstances le permettenten vertu de l'art. 48 de la Loi sur l'immigrationLa catégorie devoisinsà laquelle la victime appartient n'était pas suffisante pour créer un lien étroitLe MEI n'avait pas d'obligation de droit privé à l'égard de la demanderesse.

Couronne Responsabilité délictuelle La demanderesse a été physiquement et sexuellement agressée par un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement et faisant l'objet d'une mesure d'expulsionElle poursuit le MEI pour négligence du fait qu'il ne s'est pas acquitté en temps opportun des responsabilités que lui confère la Loi sur l'immigration et qu'il n'a pas détenu l'accusé en attendant son renvoiLa responsabilité de la Couronne découle du fait d'autrui, il ne s'agit pas d'une responsabilité directe sous le régime des art. 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratifPour établir une obligation de diligence en droit privé, la prévisibilité du risque doit coexister avec un lien étroit particulierLa demanderesse faisait simplement partie d'une large catégorie de jeunes femmes célibataires fréquentant les bars de London (Ontario)Ce n'est pas suffisant pour créer un lien étroitLes fonctionnaires doivent tenir compte des limites financières et des priorités du ministreLe MEI n'avait pas d'obligation de diligence en droit privé à l'égard de la demanderesse.

Dommages-intérêts Compensatoires La demanderesse réclame des dommages-intérêts généraux et spéciaux à la défenderesse qui a omis de détenir et d'expulser en temps opporftun un immigrant qui avait été déclaré coupable d'agressions sexuelles violentes contre des femmesLe manquement à l'obligation de diligence, s'il est prouvé, acauséun préjudice à la demanderesseExamen de la jurisprudence sur les dommages non pécuniairesCompte tenu des principes concernant l'évaluation des dommages-intérêts généraux et des répercussions sur les victimes d'agressions sexuelles, la Cour aurait accordé 140 000 $ en dommages-intérêts généraux, plus une certaine somme pour la perte de salaire et des dommages-intérêts spéciauxLes enfants auraient obtenu des dommages-intérêts pour la privation de soins, de conseils et de la compagnie de leur mère en vertu de la Loi sur le droit de la famille.

Il s'agit d'une action en dommages-intérêts alléguant la négligence de la défenderesse dans le contexte de la Loi sur l'immigration. La nuit du 14 mai 1993, alors qu'elle se trouvait dans un bar de London ouvert après les heures normales, la demanderesse adulte a rencontré un homme du nom de Michael Philip qui, après avoir quitté le bar, l'a forcée à monter dans une fourgonnette, a menacé de la dépecer et l'a agressée physiquement et sexuellement pendant plusieurs heures. Son agresseur était un immigrant de la Trinité visé par une mesure d'expulsion et dont l'expulsion avait été différée par la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Philip avait déjà agressé sexuellement une artiste de spectacle dans un bar et avait été condamné pour une agression sexuelle haineuse et déshonorante causant des lésions corporelles à une étudiante universitaire. Après qu'il eut obtenu sa libération conditionnelle, une mesure d'expulsion a été prise contre lui par la Commission d'appel de l'immigration. Toutefois, la section d'appel a sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion moyennant le respect de certaines conditions, notamment celle de se présenter pour être renvoyé du Canada quand un agent d'immigration lui ordonnerait de le faire. Il y avait une preuve non équivoque que Philip avait contrevenu à son obligation de se présenter dont était assorti le sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion. Dans sa réclamation en dommages-intérêts généraux et spéciaux, la demanderesse allègue la négligence de la défenderesse qui a omis d'exécuter en temps opportun la mesure de renvoi depuis longtemps en vigueur contre Philip et de détenir ce dernier en attendant son renvoi. Les principales questions soulevées sont les suivantes: 1) la défenderesse a-t-elle en droit privé une obligation de diligence envers la demanderesse et, dans l'affirmative, y a-t-il eu manquement à cette obligation, et ce manquement a-t-il causé un préjudice à la demanderesse? 2) l'évaluation du préjudice que la demanderesse et les demandeurs mineurs ont subi.

Jugement: l'action doit être rejetée.

1) En vertu des articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, la responsabilité de l'État n'est pas directe, puisqu'elle découle du fait d'autrui. L'obligation de diligence que l'État a envers un demandeur est la même que celle qu'aurait une personne physique à l'égard de ce même demandeur. La Loi exige que les particuliers veillent à éviter les actes ou omissions qui, selon ce qu'ils peuvent raisonnablement prévoir, sont de nature à causer préjudice à leurs voisins. Pour qu'il y ait obligation de diligence, il doit exister un lien étroit entre la perte subie par le demandeur et le comportement négligent du défendeur, de même qu'une prévisibilité raisonnable que le demandeur subira un préjudice du fait des actes ou des omissions du défendeur. Les actes et omissions reprochés aux fonctionnaires du ministère sont des actes ou omissions de fonctionnaires accomplis dans le cadre de leur emploi. On a fait valoir au nom de la demanderesse qu'il y avait un lien étroit entre le préjudice subi par elle et la conduite négligente présumée du ministre et que l'agression dont elle a été victime était raisonnablement prévisible. Il a également été allégué que la demanderesse faisait partie d'une catégorie particulière de personnes, selon le concept de "voisins", dont le ministre aurait dû tenir compte en raison du caractère répétitif des activités criminelles de Philip. La seule catégorie de "voisins" à laquelle la demanderesse pourrait prétendre appartenir est la très large catégorie de jeunes femmes célibataires vivant dans la région de London et fréquentant des bars. Ce n'est pas suffisant pour créer un lien étroit. Le ministre n'avait en droit privé aucune obligation de diligence envers la demanderesse. Si cette obligation avait existé en droit privé, rien dans la preuve dont le juge était saisi ne lui aurait permis de limiter la portée de cette obligation de diligence ou de l'écarter. Il n'y a aucun fondement qui permette de conclure que, si le ministre avait en droit privé une obligation de diligence à l'endroit de la demanderesse, il a contrevenu à cette obligation. Les fonctionnaires ont pris très au sérieux la responsabilité de demander une mesure d'expulsion contre un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement ou un résident permanent du Canada. Il ont fait de même concernant la responsabilité de demander à la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié de révoquer le sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion. Concernant ces deux mesures qui ont été prises contre Philip, les fonctionnaires ont agi avec mesure et prudence. Ils ont agi en tenant compte des limites financières et des nombreuses demandes auxquelles les ressources dont ils disposaient devaient satisfaire, de même que des priorités du ministre. Il n'y a pas eu de manquement à une obligation de diligence de droit privé que le ministre aurait pu avoir à l'égard de la demanderesse. S'il y avait eu manquement à une obligation de diligence de droit privé, le juge aurait dû conclure, d'après l'ensemble de la preuve produite à l'instruction, que ce manquement a "causé" un préjudice à la demanderesse.

2) Au cas où l'instance ferait l'objet d'un appel, des dommages-intérêts devraient être accordés en faveur des demandeurs. Le traitement qui a été infligé à la demanderesse dans la nuit du 14 mai 1993 n'est pas différent de la torture car elle a certainement été atteinte dans sa dignité, de même que dans son intégrité physique et psychologique, et elle a subi une souffrance physique et psychologique au cours de cette nuit et après. Si la demanderesse obtenait gain de cause sur la question de la responsabilité, elle aurait droit à 6 000 $ pour la perte de revenus. Pour ce qui a trait aux dommages-intérêts spéciaux, les avocats s'accordent sur une indemnisation de 152,44 $. Quant aux dommages-intérêts généraux, une indemnisation de 50 000 $ à 60 000 $, suggérée par les avocats de la défenderesse, ne serait pas appropriée, si la responsabilité de l'État était reconnue en appel. Compte tenu des principes généraux concernant l'évaluation des dommages-intérêts généraux et des répercussions sur les victimes d'agressions sexuelles, une réparation de 140 000 $ devrait être accordée. En vertu de la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario, la Cour aurait accordé au demandeur André Martin 10 000 $ et au demandeur Michel Martin 6 000 $. Toutes les sommes accordées auraient porté des intérêts avant jugement à compter du 14 mai 1993 au taux de cinq pour cent l'an.

    lois et règlements

        Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

        Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 145(2)b), 253(1)b).

        Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 3, 10, 31 (mod., idem, art. 31).

        Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 61, 62, 63.

        Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 51(1).

        Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)g), 27(1),(3), 48, 49(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 16; L.C. 1990, ch. 8, art. 52), 70(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 65), (5) (édicté par L.C. 1995, ch. 15, art. 13), 103(2) (mod par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 27; L.C. 1992, ch. 49, art. 94).

        Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43.

        Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/90-738, art. 36(1).

    jurisprudence

        décisions appliquées:

        Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1997] 1 C.F. 131; (1996), 30 C.L.R. (2d) 102; 117 F.T.R. 31 (1re inst.); Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); Andrews et autres. c. Grand & Toy Alberta Ltd. et autre, [1978] 2 R.C.S. 229; (1978), 8 A.R. 182; 83 D.L.R. (3d) 452; [1978] 1 W.W.R. 577; 3 C.C.L.T. 225; 19 N.R. 50.

        décisions examinées:

        Doe v. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police (1990), 74 O.R. (2d) 225; 72 D.L.R. (4th) 580; 5 C.C.L.T. (2d) 77; 50 C.P.C. (2d) 92; 1 C.R.R. (2d) 211; 40 O.A.C. 161 (C. div.); Doe v. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police (1998), 39 O.R. (3d) 487; 160 D.L.R. (4th) 697; 126 C.C.C. (3d) 12; 60 O.T.C. 321 (Div. gen.); S. (J.) v. Clement (1995), 22 O.R. (3d) 495 (résumé); 122 D.L.R. (4th) 449 (Div. gen.); Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3; (1998), 162 D.L.R. (4th) 1; 228 N.R. 5; Lord v. Downer (1998), 66 O.T.C. 39 (Div. gén. Ont.).

        décisions citées:

        Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 41 B.C.L.R. (2d) 350; 41 Admin. L.R. 161; 1 C.C.L.T. (2d) 1; 18 M.V.R. (2d) 1; 103 N.R. 1; Cie des chemins de fer nationaux du Canada. c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; (1992), 91 D.L.R. (4th) 289; 11 C.C.L.T. (2d) 1; 137 N.R. 241; Ryan c. Victoria (Ville) (1999), 168 D.L.R. (4th) 513; 117 B.C.A.C. 103 (C.S.C.); Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 214; (1994), 85 F.T.R. 99 (1re inst.); Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629; (1981), 129 D.L.R. (3d) 263; [1982] 1 W.W.R. 433; 34 B.C.L.R. 273; 39 N.R. 361; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646; (1997), 147 D.L.R. (4th) 93; 212 N.R. 63 (C.A.).

ACTION en dommages-intérêts fondée sur la négligence du ministre de l'Emploi et de l'Immigration qui a omis de détenir en attendant son renvoi et de renvoyer en temps opportun un immigrant ayant commis des agressions sexuelles violentes contre des femmes. Action rejetée.

    ont comparu:

    David G. Waites, Lou-Anne F. Farrell et Stephanie L. Tiffin pour les demandeurs.

    S. Wayne Morris et Douglas O. Smith pour la défenderesse.

    avocats inscrits au dossier:

    Lerner & Associates, London (Ontario), pour les demandeurs.

    Dutton, Brock, MacIntyre & Collier, Toronto, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Gibson:

1)        INTRODUCTION

[1]À la sortie de son travail le 14 mai 1993, Louise Martin (Mme Martin) et une amie ont décidé d'aller prendre "quelques consommations" et de manger quelque chose dans un bar près de leur lieu de travail, à London (Ontario), qu'elles avaient déjà fréquenté plusieurs fois. Après avoir mangé, elles se sont rendues dans un bar karaoke où elles sont demeurées jusqu'à la fermeture vers 1 h du matin. La collègue de Mme  Martin a alors suggéré qu'elles poursuivent la soirée dans un bar encore ouvert, et Mme Martin a accepté. Elles ont pris un taxi pour s'y rendre et y sont arrivées vers 1 h 30. Mme Martin a décrit l'atmosphère qui régnait dans ce bar comme "une atmosphère de bar, avec beaucoup de bruit". Il y avait de la musique et de la danse. Mme  Martin y a rencontré Michael Philip (Philip) avec qui, d'après son témoignage, elle a échangé brièvement quelques propos généraux. Elle ne l'avait jamais rencontré auparavant. Entre 2 h et 4 h du matin, soit environ une demi-heure après avoir rencontré Philip, Mme Martin, s'étant rendu compte que sa collègue l'avait quittée, a décidé de rentrer à la maison. Elle est sortie appeler un taxi dans un dépanneur situé à proximité.

[2]Mme Martin s'est rendu compte que Philip l'avait suivie à l'extérieur du bar. Il lui a offert de la ramener à la maison. Elle a poliment refusé et s'est engagée dans le stationnement du bar. Philip a continué de la suivre et l'a "dirigée" vers un endroit de son choix en lui bloquant le passage. Il a continué d'insister pour la ramener chez elle. Elle a continué de refuser. Mme Martin s'est rendu compte que Philip l'avait dirigée vers une fourgonnette blanche. Philip l'a attrapée par les cheveux et l'a poussée dans la fourgonnette malgré ses cris de protestation. Il l'a immobilisée avant de monter lui-même dans la fourgonnette et de se rendre dans un parc. Une fois là, elle a réussi à se libérer pendant quelques minutes. Il l'a rattrapée et l'a frappée à la tête avec suffisamment de force pour l'assommer. Il lui a dit que si elle ne revenait pas volontairement dans la fourgonnette avec lui, il la dépècerait sur place et la ramènerait en morceaux dans la fourgonnette.

[3]Mme Martin, maîtrisée par Philip, est revenue avec lui dans la fourgonnette où il l'a physiquement et sexuellement agressée pendant plusieurs heures.

[4]Bien après le lever du jour, Philip s'est endormi, nu, dans la fourgonnette. Mme Martin a réussi à s'échapper. Elle a frappé à la porte d'une maison située à proximité où elle a été accueillie et d'où la police a été appelée. On l'a conduite à l'hôpital. Philip a été arrêté, toujours endormi dans la fourgonnette.

[5]Par la suite, Philip a été déclaré coupable d'agression sexuelle, de kidnapping et de voies de fait et a été condamné à des peines concurrentes de 10 ans d'emprisonnement pour chacun des chefs d'accusation, qui ont ultérieurement été réduites, en appel, à des peines concurrentes de six ans pour l'agression sexuelle et le kidnapping et à une peine concurrente de deux ans pour les voies de fait.

[6]La nuit de l'agression, Philip, un immigrant ayant reçu le droit d'établissement ou un résident permanent du Canada, était visé par une mesure d'expulsion. Son expulsion avait été différée pour une période de trois ans en vertu d'une ordonnance de la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la section d'appel) en date du 20 novembre 1989. Le sursis avait été révoqué par une autre ordonnance de la section d'appel en date du 18 août 1992. Un sursis ultérieur, découlant d'une procédure d'appel devant la Cour fédérale du Canada, avait expiré le 27 avril 1993.

[7]Dans les motifs de son ordonnance du 18 août 1992, eux-mêmes datés du 7 janvier 1993, la section d'appel a écrit:

[traduction] De l'avis de la section d'appel, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, l'appelant [Philip] demeure une personne indésirable qui représente une menace pour la sécurité et le bon ordre de la société canadienne et, par conséquent, il devrait être renvoyé du Canada. [Non souligné dans l'original.]

2)        RÉPARATION DEMANDÉE

[8]Dans une deuxième déclaration modifiée déposée le 28 octobre 1996, alléguant que la défenderesse avait négligé:

" d'exécuter la mesure de renvoi qui était depuis longtemps en vigueur contre Philip le plus rapidement possible ou "dès que les circonstances le [permettaient]"1;

" de détenir Philip en attendant son renvoi2 ; et

" de prendre les mesures adéquates pour protéger Mme  Martin contre le risque de préjudice que Philip pouvait causer en étant autorisé à demeurer en liberté au Canada en attendant son renvoi;

Mme Martin réclame des dommages-intérêts généraux au montant de 1 000 000 $, des dommages-intérêts spéciaux de 50 000 $, les intérêts dus avant et après jugement sur les sommes que la Cour pourrait lui attribuer, de même que les dépens sur la base procureur-client. Les codemandeurs, André Martin et Michel Martin, les enfants de Mme Martin, tous deux mineurs, réclament des dommages-intérêts pour privation de soins, de conseils et de la compagnie de leur mère, en vertu des dispositions de la partie V de la Loi sur le droit de la famille3 de l'Ontario et, en particulier de l'article 61 de cette Loi.

3)        QUESTIONS EN LITIGE

[9]Les avocats des parties ont déposé le résumé suivant des questions que soulève la présente action:

1) La défenderesse a-t-elle, en droit privé, une obligation de diligence envers Mme Martin dans les circonstances de l'espèce?

2) Si cette obligation de diligence existe en droit privé, y a-t-il, dans les circonstances de l'espèce, des considérations qui permettraient de limiter la portée de cette obligation ou de l'écarter?

3) Si, dans les faits, la défenderesse avait en droit privé une obligation de diligence à l'endroit de Mme Martin, a-t-elle manqué à cette obligation?

4) En supposant qu'il y a eu manquement à une obligation existante, ce manquement a-t-il "causé" un préjudice à Mme  Martin?

5) En supposant qu'il y a eu manquement à une obligation et que ce manquement a causé un préjudice à Mme Martin, à combien peut-on évaluer le préjudice que Mme Martin et les demandeurs mineurs ont subi?

4)        CHRONOLOGIE DES ÉVÉNEMENTS PERTINENTS

[10]Cette chronologie est tirée d'un énoncé conjoint de la chronologie des événements, déposé par les parties à l'ouverture de l'instruction à partir de documents produits à titre de pièces au cours de celle-ci, documents qui ont été identifiés et confirmés, directement ou indirectement, dans les témoignages, et à partir de la preuve déposée à l'instruction.

[11]Michael Philip est né à la Trinité le 15 juillet 1956. Il y a vécu jusqu'à l'âge de 16 ou 17 ans. Ses parents n'étaient pas mariés au moment de sa naissance et, apparemment, ils n'ont jamais vécu ensemble après sa naissance. Philip n'a vécu ni avec son père ni avec sa mère pendant tout le temps qu'il a passé à la Trinité. Il a été élevé par sa grand-mère paternelle. Bien qu'il semble avoir des frères et sœurs qui vivent toujours à la Trinité, il a indiqué, dans son témoignage devant la section d'appel le 20 novembre 1989, qu'il ne les connaissait pas vraiment.

[12]Quand Philip a quitté la Trinité à l'âge de 16 ou 17 ans, il s'est rendu aux États-Unis pour vivre avec son père. Apparemment, cette expérience n'a pas été très fructueuse.

[13]En 1975, alors qu'il devait avoir 18 ou 19 ans, il est entré au Canada dans la région de Détroit/ Windsor, semble-t-il pour se rendre à London (Ontario), où résidaient certaines personnes qu'il avait connues aux États-Unis. À cette époque, il avait apparemment un statut de résident aux États-Unis.

[14]Une mesure d'expulsion a été prise contre Philip le 6 novembre 1975. Cette mesure d'expulsion indique qu'il n'était pas citoyen canadien, qu'il n'avait pas son domicile au Canada et qu'il était entré au Canada comme non-immigrant et y était demeuré après avoir cessé d'être un non-immigrant. Il a été expulsé, apparemment sans opposition de sa part, aux États-Unis.

[15]Très peu de temps après avoir été expulsé, Philip est revenu au Canada, une fois encore en passant par la frontière de Détroit/Windsor. Une deuxième mesure d'expulsion a été prise contre lui le 9 janvier 1976. Il a été expulsé trois jours plus tard, encore une fois aux États-Unis et encore une fois, à ce qu'il semble, sans opposition de sa part.

[16]À peu près à la même époque, Philip a épousé une citoyenne canadienne ou une résidente permanente du Canada. Son épouse a parrainé sa troisième admission au Canada. Le 5 mai 1977, le ministre de l'Emploi et de l'Immigration (le ministre) ou son prédécesseur a approuvé l'admission de Philip au Canada. Philip est donc revenu encore une fois au Canada en passant par la frontière de Détroit/Windsor et a acquis le statut de résident permanent ou d'immigrant ayant obtenu le droit d'établissement le 14 décembre 1977. Ce faisant, il a, semble-t-il, perdu quelque statut qu'il avait aux États-Unis.

[17]Philip et sa première épouse ont eu deux enfants. Ils se sont séparés et, à ce qu'il semble, ils ont divorcé.

[18]Le 19 octobre 1985, Philip a épousé une citoyenne canadienne, Mme Susan LeBeau.

[19]Le 18 mars 1986, Philip a été accusé d'agression sexuelle et de voies de fait sur Mme Sonya Racine, une artiste de spectacle dans un restaurant ou bar, qui avait accepté de se rendre avec lui dans un club dont il était membre, à la fin de son travail dans ce restaurant ou bar. Les chefs d'accusation découlant de "l'incident Racine" n'ont pas été poursuivis et Philip n'a donc jamais été déclaré coupable ni condamné pour l'agression contre Mme  Racine. Il n'est pas contesté que Mme Racine est francophone, et l'importance de ce fait sera soulignée plus tard dans les présents motifs.

[20]Le 30 juillet 1986, Philip a été arrêté et accusé d'agression sexuelle causant des lésions corporelles contre Mme Monique Schwartz, étudiante à l'université Western Ontario. Le 12 décembre de la même année, il a plaidé coupable et a été condamné. Une autre accusation d'agression sexuelle armée a été retirée. Le 13 janvier 1987, Philip a été condamné à deux ans d'emprisonnement moins un jour et, par la suite, à une période de probation de trois ans. En imposant cette peine, le juge a déclaré:

[traduction] Il est difficile d'imaginer une situation pire que cette jeune femme soumise à un régime de terreur, pendant qu'elle endurait tout ce que vous lui avez fait subir sur une période de deux heures, et à cette violence physique dont les photographies de cette jeune femme témoignent. Elle souffre maintenant de troubles psychologiques. Elle ne réussit pas bien à l'université. Elle n'est pas en mesure d'accomplir son travail de façon appropriée. Elle est toujours en thérapie. Toute sa personnalité a été gravement perturbée; nous sommes en janvier alors que l'agression a été commise en juillet"et ce n'est toujours pas fini.

Plus loin, le juge ajoute:

[traduction] [. . .] vous avez été déclaré coupable du crime qui est le plus révoltant, le plus haineux et le plus déshonorant qui puisse être commis contre les femmes.

[21]Le 29 novembre 1986, Terry Boss, un enquêteur du bureau de London (Ontario) du ministère (le ministère) a été chargé de mener une enquête sur les questions d'immigration se rapportant au cas de Philip.

[22]Le ou vers le 8 avril 1987, M. Boss était suffisamment avancé dans son enquête pour présenter un rapport circonstancié préliminaire en vertu du paragraphe 27(1) de la Loi sur l'immigration4 à son supérieur à London. Le 22 juillet 1987, plus de trois mois après le dépôt du rapport préliminaire, un rapport circonstancié révisé et augmenté, fondé sur le paragraphe 27(1), était parachevé; M. Boss et son superviseur l'ont apparemment signé et transmis à un autre fonctionnaire du ministère qui était le délégué du sous-ministre pour les fins du paragraphe 27(1).

[23]Le 11 septembre 1987, Philip a obtenu sa libération conditionnelle du Centre correctionnel de Millbrook où il purgeait sa peine pour l'infraction commise contre Mme Schwartz.

[24]Le ou vers le 14 avril 1988, près de neuf mois après le rapport fondé sur le paragraphe 27(1), une directive prévoyant la tenue d'une enquête a été prise aux termes du paragraphe 27(3) de la Loi sur l'immi-gration5. Peu après, une enquête était fixée au 25 mai 1988 et Philip a été avisé qu'il devait se présenter à cette date. À l'enquête du 25 mai, une mesure d'expulsion a été prise contre Philip et celui-ci a été remis en liberté moyennant son engagement à respecter trois conditions, celles d'informer immédiatement le ministère de tout changement d'adresse, de se présenter au bureau du ministère à London (Ontario) tous les trois mois à compter du 25 août 1988 et de se présenter pour être renvoyé du Canada quand un agent d'immigration lui ordonnerait de le faire ou pour toute autre fin exigée par un agent d'immigration. Le même jour, Philip a interjeté appel contre la mesure d'expulsion devant la Commission d'appel de l'immigration6. En raison de cet appel, l'exécution de la mesure d'expulsion a fait l'objet d'un sursis7.

[25]En septembre 1989, Philip a été accusé de conduite avec facultés affaiblies (plus de 80 mg d'alcool par 100 ml de sang) contrairement à l'alinéa 253(1)b) du Code criminel du Canada8. Après sa comparution le 11 octobre, le procès a été reporté au 1er mars 1990.

[26]L'audition de l'appel de Philip concernant la mesure d'expulsion qui avait été prise contre lui a eu lieu le 20 novembre 1989. Philip a déposé longuement. Sa deuxième épouse, Susan LeBeau-Philip, avec qui il avait alors eu deux enfants, dont un était en bas âge, a également témoigné. La section d'appel a sursis à l'expulsion de Philip pour trois ans. Elle a imposé les quatre conditions suivantes: premièrement, qu'il s'abstienne de consommer de l'alcool; deuxièmement que, si possible, étant donné son état de santé, il cherche un emploi convenable et le conserve; troisièmement, qu'il se présente au ministère tous les cinq mois (plutôt que tous les trois mois comme c'était le cas auparavant); et, finalement, qu'il signale tout changement d'adresse comme il était auparavant tenu de le faire. La réserve concernant son emploi est due à une blessure au dos, médicalement attestée, que Philip se serait apparemment infligée en 1979 dans le cours de son travail. À la fin de l'audition, le président de la section d'appel a déclaré:

[traduction] Vous avez une relation relativement stable avec votre femme et les deux enfants issus de cette union, et ce facteur a eu beaucoup d'importance pour nous aujourd'hui dans l'octroi du sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion. Vous pouvez donc remercier votre femme qui a pris votre défense et vous devriez collaborer avec elle et l'aider, et si vous voulez vraiment l'aider vous essaierez de vous trouver un emploi, de ne plus avoir d'ennuis avec la justice et de ne plus consommer d'alcool.

[27]Le 1er mars 1990, Philip ne s'est pas présenté à la Cour pour l'instruction de son accusation de conduite avec facultés affaiblies qui avait été portée contre lui en septembre 1989. La Cour a délivré un mandat d'arrêt contre lui. Peu après, dans deux notes de service, M. Boss a qualifié cette omission de comparaître comme étant de "bonnes nouvelles" et s'est dit étonné de la décision de la section d'appel de surseoir à la mesure d'expulsion, en raison, selon ses propres mots, [traduction ] "de la violence qu'il exerce contre les femmes".

[28]Le 15 mai 1990, Philip a été déclaré coupable de non-comparution, en vertu de l'alinéa 145(2)b), et de conduite avec une alcoolémie dépassant 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, en vertu de l'alinéa 253(1)b) du Code criminel du Canada. Pour l'omission de comparaître, une amende de 100 $ lui a été imposée. Pour la conduite avec facultés affaiblies, une amende de 400 $ lui a été imposée.

[29]Le 18 novembre 1990, Philip est rentré tard à la maison et, après que sa femme eut rejeté ses avances sexuelles, il l'a agressée. Trois jours plus tard, Mme LeBeau-Philip a signalé l'agression à la police qui a inculpé Philip selon la procédure sommaire.

[30]Le 22 novembre 1990, à la demande présentée au nom de Mme LeBeau-Philip, sans que Philip en ait été avisé, la Division générale de la Cour de l'Ontario a accordé, par voie d'ordonnance provisoire, la possession exclusive de la résidence conjugale à Mme LeBeau-Philip, de même que la garde exclusive des enfants issus du mariage, et a délivré une injonction contre Philip, toutes ces mesures prenant effet le 4 décembre 1990. Il n'y a pas de preuve qui me permette de savoir si l'ordonnance provisoire a par la suite été prolongée. D'après la preuve dont je suis saisi, particulièrement le témoignage de Mme LeBeau-Philip elle-même, je suis convaincu que Philip avait, à cette époque, irréparablement porté atteinte à leur relation.

[31]Le 22 février 1991, Philip a plaidé coupable à l'accusation d'agression contre sa femme et a été condamné par la suite à 30 jours d'incarcération, avec une recommandation d'absence temporaire pour lui permettre de poursuivre ses études.

[32]Les documents déposés, appuyés par le témoignage de M. Boss, indiquent que, le ou vers le 25 février 1991, bien après l'omission de comparaître le 1er mars 1990 et les déclarations de culpabilité du 15 mai 1990, le ministère a commencé à accumuler des renseignements et des documents pour appuyer une demande de révocation du sursis de trois ans9 devant la section d'appel.

[33]Le ministère avait déjà une preuve non équivoque que Philip avait contrevenu à son obligation de se présenter dont était assorti le sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion. Il y avait aussi certains éléments de preuve vagues indiquant que Philip avait également contrevenu à la condition concernant sa consommation d'alcool. D'après ce que je conclus, il y avait des preuves faciles à obtenir établissant que le dossier de travail de Philip était médiocre, bien que cela fût peut-être attribuable, du moins en partie, à sa blessure au dos. Philip avait été déclaré coupable de conduite avec facultés affaiblies, encore que l'incident qui avait donné lieu à sa déclaration de culpabilité s'était produit avant l'octroi du sursis et que la section d'appel était au courant de cet incident au moment où elle avait accordé le sursis. Finalement, Philip avait également été déclaré coupable de non-comparution. Apparemment, et c'est ce qu'ont déclaré les fonctionnaires du ministère qui ont comparu devant moi, aucun de ces faits ni, en fait, tous ces incidents pris ensemble, ne justifiaient, de l'avis des fonctionnaires responsables, une demande anticipée de révocation du sursis.

[34]Le 26 avril 1991, Mme LeBeau-Philip a demandé le divorce.

[35]Il semble que tous les documents et renseignements constituant le fondement ultime d'une demande de révocation du sursis à l'exécution de la mesure de renvoi étaient en la possession des fonctionnaires du ministère dès le 17 juin 1991 ou, à tout le moins semble-t-il, au plus tard le 4 juillet 1991. La demande de révocation du sursis et de rejet de l'appel de Philip contre la mesure d'expulsion prise contre lui a été déposée le 10 octobre 1991. Une audition devant la section d'appel a été fixée au 11 décembre 1991. À cette date, la section d'appel n'a pas eu le temps d'aborder le cas de Philip inscrit à l'ordre du jour. Elle a remis l'audition de son cas à une date indéterminée. À la mi-janvier 1992, l'audition a été reportée au 4 mars.

[36]Le 14 février 1992, Mme LeBeau-Philip a obtenu son jugement de divorce. Trois jours plus tard, l'audition sur la révocation du sursis que la section d'appel avait fixée au 4 mars 1992 a de nouveau été reportée au 23 avril 1992. Puis, l'audition a encore une fois été différée à une date indéterminée, et ultérieurement fixée au 29 juillet 1992. Ce jour-là, bien que l'audition ait eu lieu, le tribunal a demandé des observations écrites. L'avocat de Philip a déposé ces observations écrites le 10 août 1992. Le 18 août 1992, la section d'appel a révoqué le sursis et ordonné que l'exécution de la mesure d'expulsion ait lieu dès que les circonstances le permettraient. Un avis de la décision de la section d'appel, adressé au ministère et à Philip, a été signé le 28 août 1992.

[37]L'alinéa 49(1)b) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 52] de la Loi sur l'immigration prévoit la possibilité d'un très bref sursis qui a suivi la décision de la section d'appel. Il n'y a pas de preuve que ce sursis a été demandé. D'après la preuve dont je suis saisi, il y a eu, à compter du 18 août, un bref "créneau" à l'intérieur duquel Philip aurait pu être expulsé. L'alinéa 49(1)d ) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 16] de la Loi sur l'immigration a fait en sorte que ce créneau n'existait plus le 14 septembre 1992, quand une demande d'autorisation d'appeler de la décision de la section d'appel a été déposée devant la Cour d'appel fédérale au nom de Philip10. Même s'il était possible de faire valoir que Philip était, à l'époque pertinente, visé par l'alinéa 19(1)g) et donc que le sursis prévu à l'alinéa 49(1)d) ne pouvait être accordé, aucun argument semblable n'a été soulevé devant moi11. Les fonctionnaires du ministère qui ont témoigné devant moi ont indiqué que, compte tenu des aspects internationaux du voyage qui découlent d'une mesure d'expulsion, celle-ci n'aurait pu être exécutée entre le 18 août et le 14 septembre, même avec l'entière collaboration de Philip.

[38]Le 30 septembre 1992, Philip a été admis à l'hôpital à London (Ontario) pour une intervention chirurgicale, apparemment liée à sa blessure au dos. Des complications sont survenues. Il est demeuré à l'hôpital jusqu'au 27 octobre 1992.

[39]Après une brève prorogation de délai accordée à l'avocat du ministre pour lui permettre de déposer des documents ayant trait à la demande d'autorisation d'appeler de la décision de la section d'appel, l'autorisation d'appeler a été rejetée le 27 avril 1993. Ainsi, le sursis découlant de l'alinéa 49(1)d) de la Loi sur l'immigration a été révoqué. Le certificat de la Cour confirmant le rejet de la demande d'autorisation est daté du 4 mai 1993. Le lendemain, l'avocat de la défenderesse en était informé. Le 14 mai 1993, il a reçu une copie du certificat confirmant le rejet de la demande d'autorisation.

[40]Au regard de cette chronologie des événements pertinents, l'avocat des demandeurs fait valoir que le ministre a manqué à l'obligation qu'il avait à l'égard de Mme Martin de s'acquitter en temps voulu des responsabilités que lui confie la Loi sur l'immigration. L'avocat fait valoir qu'une fois informée de la propension à la violence de Philip, le ministre n'a pas répondu avec diligence dans l'intérêt de la protection des Canadiens en général et, plus particulièrement, dans l'intérêt de la protection de Mme Martin. L'avocat a souligné les retards à agir au cours des périodes suivantes:

" Premièrement, un rapport préliminaire fondé sur le paragraphe 27(1) de la Loi sur l'immigration était prêt le 8 avril 1987. Le rapport n'a pas été achevé et transmis à un agent autorisé à prendre des mesures adéquates avant le 22 juillet 1987;

" par la suite, le rapport fondé sur le paragraphe 27(1) n'a pas donné lieu avant le 14 avril 1988 à une directive prévoyant la tenue d'une enquête;

" troisièmement, l'avocat fait valoir que le ministère était au courant dès le 1er  mars 1990 que Philip éprouvait de nouveau des difficultés avec la loi et qu'il ne se conformait pas à au moins une des conditions du sursis à l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui, c'est-à-dire à la condition de se présenter régulièrement au ministère. Malgré cela, le ministère n'a pas présenté de demande pour révoquer le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi avant le 18 novembre 1992;

" finalement, le ministre n'a pas exécuté la mesure d'expulsion et il n'a pas détenu Philip à la suite de la révocation du sursis par la section d'appel le 18 août 1992, avant qu'un deuxième sursis ne prenne légalement effet le 14 septembre 1992; il n'a pas profité de la période de ce deuxième sursis pour se préparer à une expulsion anticipée au cas où le sursis expirerait, et a de nouveau omis de détenir Philip ou d'exécuter la mesure d'expulsion entre la date d'expiration de ce sursis le 27 avril 1993 et la date à laquelle Mme  Martin a été agressée.

[41]Je passe maintenant à la succession d'événements qui ont mené à la rencontre entre Mme Martin et Philip dans la nuit du 14 mai 1993.

[42]Louise Martin est née à Saint-Basile, près d'Edmunston (Nouveau-Brunswick), le 14 juin 1962. Elle est l'aînée de trois enfants. Le français est sa langue maternelle. Son père avait un bon emploi régulier. Sa mère est demeurée à la maison pour s'occuper des enfants alors qu'ils n'avaient pas encore l'âge d'aller à l'école et par la suite elle s'est trouvé un emploi comme aide soignante.

[43]Mme Martin a terminé sa 12e année à Saint-Basile et, peu après, elle est venue habiter dans la région de la capitale nationale où certains de ses amis fréquentaient l'université. De 1982 à 1984 ou 1985, elle a eu une relation avec un homme et son fils André est né de cette relation en 1983. Après l'échec de la relation, Mme Martin est retournée au Nouveau-Brunswick avec son fils. Une bataille pour obtenir la garde d'André a suivi et André a été brièvement enlevé par son père qui demeurait dans la région de la capitale nationale. Mme Martin s'est battue pour reprendre la garde de son fils.

[44]À son retour au Nouveau-Brunswick, Mme Martin a suivi un cours d'aide soignante et s'est trouvé un emploi dans ce domaine. Elle s'est engagée dans une nouvelle relation et, avec son nouveau conjoint et André, elle s'est installée à St. Thomas (Ontario), en 1988, où son conjoint venait de se trouver un emploi. Mme Martin s'est également trouvé un emploi dans la région de St. Thomas, à nouveau dans le domaine de la santé. Sa deuxième relation s'est terminée en 1989.

[45]Le deuxième fils de Mme Martin, Michel, qu'elle a appelé "Mikey" tout au long de son témoignage, est né en 1991. Ni André ni Mikey ne connaissent leur père.

[46]Pendant qu'elle vivait à St. Thomas, Mme Martin a suivi des cours au collège Fanshawe et y a terminé avec succès des cours de travail de bureau, particulièrement des cours de comptabilité et d'informatique, qui, à son avis, lui donneraient les compétences nécessaires pour lui permettre de réaliser son ambition de s'établir à son compte.

[47]En 1992, Mme Martin et ses fils ont emménagé à London (Ontario) où elle s'est trouvé un emploi dans le domaine des ventes et de la supervision de services d'entretien et de nettoyage. Au début de mai 1993, Mme Martin travaillait environ 20 heures par semaine à un taux horaire de 7,50 $. Elle avait obtenu une promotion à un poste de direction, qu'elle devait commencer à occuper à la fin de mai, et qui lui aurait assuré un emploi à plein temps et une augmentation de salaire importante.

[48]Dans son témoignage, Mme Martin a décrit quelle était sa vie au début de mai 1993 en insistant sur les points suivants: elle était une mère célibataire, élevant ses deux fils, qui avaient à l'époque 10 ans et près de deux ans. Elle a décrit sa relation avec ses enfants dans les termes suivants:

[traduction] Je vivais pour mes enfants. Ils étaient toute ma vie. J'étais une mère célibataire. Je n'en avais pas honte. J'étais fière de pouvoir subvenir aux besoins de ma famille et mes enfants me donnaient beaucoup de joie; mon but était de faire en sorte que mes enfants soient heureux et en santé12.

Elle a déclaré qu'elle avait "beaucoup d'amis", une vie sociale active, qu'elle était heureuse et qu'elle appréciait son emploi, qu'elle allait "dans la bonne direction" et qu'elle était très contente de sa promotion. Elle déclare dans son témoignage:

[traduction] Ma vie était simple et saine. Vous savez, j'étais contente de moi et heureuse de la vie que je menais13.

Elle a ajouté:

[traduction] Je m'étais fixé des objectifs. Je voulais travailler à mon compte14.

[49]Deux femmes qui étaient des amies de Mme Martin au début de mai 1993, et depuis quelque temps avant, ont essentiellement confirmé ses déclarations.

5)        AUTRES ÉLÉMENTS DE PREUVE

            a)        À propos de la responsabilité

[50]L'avocat des demandeurs a appelé trois témoins sur la question de la responsabilité; le premier témoignage était celui de Mme LeBeau-Philip, au sujet duquel j'ai déjà fait de brèves observations. Le témoignage de Mme LeBeau-Philip établit qu'elle est passée de la position d'ardent défenseur de Philip pour qu'il demeure au Canada, malgré la présumée agression contre Mme Racine, et la déclaration de culpabilité et la peine d'emprisonnement se rapportant à l'agression contre Mme Schwartz, à une position tout aussi résolue, bien que adoptée à regret après qu'il l'eut agressée elle-même, pour qu'il soit renvoyé du Canada.

[51]Le deuxième témoin des demandeurs sur la question de la responsabilité a été l'avocat de Mme LeBeau-Philip qui la représentait sur les questions de droit de la famille après l'agression de Philip contre elle et qui a fermement appuyé la décision de Mme LeBeau-Philip de demander la révocation du sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion contre Philip.

[52]À la suite d'une objection soulevée par l'avocat de la défenderesse, et après avoir examiné les observations déposées par les avocats, j'ai autorisé l'avocat des demandeurs à rouvrir la preuve des demandeurs fondée sur la responsabilité afin de produire la déposition de Mme Martin sur la question très précise des connaissances linguistiques de Mme Schwartz. Mme Martin a témoigné qu'au cours du procès de Philip relativement à son agression, elle avait eu l'occasion de parler à Mme Schwartz. Mme Martin a déclaré que leur discussion s'était déroulée entièrement en français et que, même si Mme Schwartz parlait très bien l'anglais, elle était aussi très à l'aise en français. Ce fait est devenu pertinent quand l'avocat des demandeurs a prétendu que Mme Martin n'était pas simplement un membre du grand public contre lequel Philip représentait une menace, mais plutôt un membre, du moins dans la région de London (Ontario), d'une catégorie très limitée, celles des femmes francophones, catégorie qui inclut Mme Racine, Mme Schwartz de même que Mme Martin.

[53]La preuve des demandeurs relativement à la responsabilité s'est terminée par la lecture d'extraits de la transcription de l'interrogatoire préalable de Mohamed Bhabha, fonctionnaire supérieur à la retraite du ministère dans la région de l'Ontario.

[54]Trois témoins ont déposé au nom de la défenderesse sur la question de la responsabilité. Il s'agit de Terry Boss, déjà identifié comme étant l'enquêteur du ministère dans la région de London (Ontario) qui a été chargé d'enquêter sur le cas de Philip, de Allan Wilson, fonctionnaire supérieur du ministère dans la région de l'Ontario et de Mohamed Bhabha, susnommé.

[55]Terry Boss a témoigné longuement, en faisant référence aux très nombreux documents pertinents au sujet de l'enquête qui a été effectuée dans la région de London relativement aux infractions, aux méfaits et à l'indifférence de Philip en tant que résident du Canada, qui a été réadmis au Canada une troisième fois après deux expulsions, avec le consentement exprès du ministre. M. Boss a parlé des pressions que subit le personnel peu nombreux affecté par le ministère dans la région de London, ce qui l'empêche d'agir avec toute la diligence que des fonctionnaires, comme lui-même, jugent souhaitable. Il a parlé du seuil de preuve très élevé qu'exigent certains fonctionnaires supérieurs dans la région de l'Ontario pour appuyer une demande d'expulsion contre un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement ou un résident permanent du Canada et, lorsqu'une mesure d'expulsion est obtenue et qu'un sursis est accordé par suite d'une décision de la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, pour appuyer une demande à la section d'appel que celle-ci réévalue sa décision antérieure, révoque le sursis et appuie la mesure d'expulsion. Il a indiqué qu'il était vraiment très frustré par toute cette procédure où il se considère lui-même comme un petit rouage dans une très grosse machine.

[56]M. Wilson et M. Bhabha, qui ont tous deux une grande expérience dans la région de l'Ontario et, par conséquent, une perspective beaucoup plus large que celle de M. Boss sur l'étendue des responsabilités du ministre et des décisions difficiles que le ministre elle-même et ses fonctionnaires doivent prendre en son nom en tenant compte des ressources disponibles au regard de ces responsabilités, ont témoigné sur la procédure qui doit être suivie dans la région de l'Ontario à la réception d'un rapport fondé sur le paragraphe 27(1) de la Loi sur l'immigration, comme celui qui a été fourni par la région de London au sujet de Philip, et sur la procédure et les exigences qu'impose le ministère avant qu'une demande soit présentée à la section d'appel pour la révocation d'un sursis qu'elle a elle-même ordonné.

[57]Aucune explication autre que la charge de travail des fonctionnaires n'a été donnée concernant le temps qu'il a fallu pour préparer et traiter le rapport fondé sur le paragraphe 27(1) de la Loi sur l'immigration, qui a été délivré en l'espèce dans la région de London le ou vers le 22 juillet 1987 et n'a donné lieu à une directive prévoyant la tenue d'une enquête que le 14 avril 1988.

        b)        À propos des dommages-intérêts"Le matin du 15 mai 1993; l'effet et les séquelles

[58]Dans l'introduction des présents motifs, j'ai résumé brièvement les événements qui se sont produits dans la vie de Mme Martin dans la nuit du 14 au 15 mai 1993. Mme Martin a témoigné assez longuement sur ces événements. Je ne me propose pas de les décrire plus en détail ici. Il suffira de dire que je suis convaincu, d'après la preuve dont je suis saisi, que les actes, la terreur, la souffrance et l'avilissement dont Mme Martin a été victime au cours de cette nuit ne devraient être infligés à personne et ne le seraient pas dans un monde plus parfait que le nôtre. J'aborderai maintenant l'effet qu'a eu cette terrible nuit.

[59]La demanderesse principale a déclaré dans son témoignage:

[traduction] [. . .] ma vie en a été bouleversée. Encore aujourd'hui, cinq ans après l'agression, j'ai l'impression de ne pas avoir recollé tous les morceaux. Je ne me sens toujours pas la même personne que j'étais avant15.

Elle a poursuivi dans ces termes:

[traduction] Je ne pouvais pas quitter la maison. Je m'étais barricadée moi-même dans la maison. Les fenêtres étaient fermées, les portes verrouillées et on était en mai. Je veux dire qu'en Ontario aux mois de mai, de juin et de juillet, il fait habituellement très chaud, ce sont les mois d'été et une personne rationnelle qui vit au deuxième étage d'un immeuble laisse ses fenêtres ouvertes, mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais même pas ouvrir les fenêtres. J'étais incapable d'aller où que ce soit seule sans avoir cette peur, cette peur viscérale que quelqu'un à nouveau me pousse dans un véhicule16.

[60]Mme Martin a été incapable de retourner travailler. Elle s'est éloignée de ses amis. Elle a parlé de sa colère et des "gestes de violence" dont son fils aîné, André, a été victime à cause de son état mental et de ses réactions rattachées au syndrome "de la forteresse assiégée". Elle a déclaré:

[traduction] Je me mettais à crier et à hurler et à le gifler et je perdais complètement la maîtrise de moi pour des petites choses, des choses qui n'auraient pas dû provoquer ce genre de réaction. C'était un petit garçon, il avait 10 ans, et j'avais été pour lui, pendant toute sa vie, une personne normale, une mère aimante. Je ne lui avais jamais donné de fessées, je ne l'avais jamais frappé ni insulté de quelque façon que ce soit [. . .] alors que, soudainement, après l'agression, si l'enfant échappait un verre de boisson gazeuse par terre, je le frappais derrière la tête. Il y avait beaucoup de violence verbale. Je criais, et j'ai fait des choses vraiment très très mauvaises17.

Elle a déclaré qu'avant l'agression les amis d'André étaient bienvenus à la maison. Après l'agression, c'était une forteresse fermée. Qui plus est, André n'avait plus le droit d'aller nulle part.

[61]Un soir, en août 1993, alors que Mme Martin était sortie et allée au "bingo", après le départ de la gardienne d'enfants à la suite d'un coup de téléphone de sa mère, André qui était seul avec son jeune frère endormi a composé le 911. La Société d'aide à l'enfance est intervenue et les deux enfants ont été placés, d'abord dans un foyer de groupe, puis ensuite dans une famille d'accueil. Des séances d'évaluation et de counselling ont suivi. Mikey a été rendu à sa mère vers la fin d'octobre. André, de son plein gré, n'est retourné chez sa mère qu'en décembre 1993.

[62]Mme Martin a repris le travail à la fin d'octobre ou au début de novembre 1993, et à cette époque on lui a confié les responsabilités de direction qu'elle devait occuper à la fin de mai. Elle a éprouvé dans ses relations avec d'autres employés et des employés éventuels des difficultés que, d'après son témoignage, elle n'avait jamais eues auparavant.

[63]En juin 1994, malgré ses problèmes encore nombreux, Mme Martin a néanmoins réalisé son ambition d'établir sa propre entreprise dans le domaine des services de nettoyage et d'entretien. Elle a établi une bonne relation de travail basée sur la confiance avec un de ses employés, Robert Campbell. À l'automne 1994, la relation de travail s'est transformée en relation personnelle. Plus tard à l'automne de la même année, M. Campbell et Mme Martin ont commencé à vivre ensemble. Ils vivaient toujours ensemble au moment de l'instruction. M. Campbell est le père du troisième fils de Mme Martin, Jonathan.

[64]En janvier 1995, l'entreprise de Mme Martin a fait faillite. Elle est retournée brièvement travailler chez son ancien employeur dans les services de nettoyage et d'entretien. Plus tard, Robert Campbell et elle-même ont établi ensemble leur propre entreprise de services de nettoyage et d'entretien, qu'ils exploitaient toujours au moment de l'instruction, à partir de leur domicile; ils en étaient les seuls employés.

[65]Robert Campbell et André ont tous deux témoigné; Robert Campbell, quant aux limites de sa relation avec Mme Martin, dues d'après lui, aux séquelles de l'agression, et André, quant aux répercussions qui se faisaient encore sentir sur la vie familiale. En résumé, André a déclaré dans son témoignage que sa mère n'était toujours pas celle qu'il avait déjà connue et qu'elle n'est pas la mère qu'il rêve d'avoir.

[66]Un certain nombre de rapports d'experts ont été déposés au nom des demandeurs. Deux des personnes qui ont préparé ces rapports ont déposé à l'instruction. Le premier témoin expert a été Anne B. Finnigan, coordonnatrice de programme pour le Centre régional de traitement des agressions sexuelles du Centre de santé St. Joseph de London (Ontario). Mme Finnigan est également spécialiste en clinique infirmière médico-légale et infirmière clinicienne depuis 1995 et, en cette qualité, elle fait des évaluations et prépare des rapports relativement aux blessures résultant des agressions sexuelles. Mme Finnigan a déclaré que Mme Martin, à l'automne qui a suivi son agression, ne se sentait pas en sécurité dans sa propre collectivité: elle avait de la difficulté à prendre part aux activités de la vie quotidienne, emprunter les transports publics le soir était pour elle une expérience traumatisante, elle éprouvait des tensions qui avaient des conséquences sur ses relations avec ses enfants, elle doutait de ses propres ressources d'énergie, ce qui avait des répercussions sur sa vie sociale, professionnelle et familiale, et elle avait de la difficulté à dormir et à bien se nourrir. Mme Finnigan a déclaré, de façon plus générale, que l'agression sexuelle avait eu des répercussions sur tous les aspects de la vie de Mme Martin. Mme Finnigan n'a pas fait de suivi auprès de Mme Martin après l'automne 1993.

[67]Le deuxième témoin expert qui a été appelé au nom des demandeurs a été Gail A. Golden, Ph. D., psychologue exerçant en cabinet privé depuis 1980 et faisant partie du personnel du Centre de médecine familiale Victoria à London depuis 1984. En outre, Mme Golden enseigne aux facultés de psychologie et de médecine familiale à l'université Western Ontario. Mme Golden a rencontré Mme Martin à trois reprises en janvier et février 1995. Elle a décrit les symptômes suivants comme étant des conséquences de l'agression sexuelle: colère chronique; difficultés à assumer son rôle parental; crainte viscérale; isolement social; difficultés dans sa vie professionnelle; excédent de poids; usage accru du tabac; troubles du sommeil; problèmes sexuels; honte et dépression. En termes généraux, Mme Golden a déclaré que l'agression a eu sur Mme Martin [traduction] "un effet psychologique dévastateur".

[68]M. T. Edward Bober a déposé comme témoin expert au nom de la défenderesse. Exerçant en cabinet privé, M. Bober fait de la thérapie individuelle et de couple, de la thérapie post-traumatique pour adultes, de la gestion de crises et de stress traumatique pour des organismes et s'occupe de la formation dans des organismes du secteur public et du secteur privé. Il a une vaste expérience des services traumatiques et est directeur des services de travail social et de crise à l'hôpital Peel Memorial. M. Bober a interrogé Mme Martin le 9 janvier 1998 et, avant cette entrevue, il avait pris connaissance des rapports de Mme Finnigan et Mme Golden, de même que d'autres rapports. Dans son rapport, il décrit plusieurs difficultés qui continuent d'affliger Mme Martin. Parmi ces difficultés, il mentionne l'impossibilité de clore cet incident à cause des séquelles qu'elle continue de ressentir dans sa vie, un sentiment permanent de colère et de crainte, par excédent de poids et un usage accru du tabac.

        c)        Évaluation des témoignages

[69]En termes généraux, je conclus que les témoignages que j'ai entendus ont été donnés d'une façon directe, ouverte et sincère et que les témoins sont tout à fait dignes de foi. Ces observations s'appliquent particulièrement au témoignage de Mme Martin, qui était manifestement sous l'effet d'un grand stress à la barre des témoins. Je n'ai d'observations plus précises à faire qu'au sujet du témoignage de trois témoins seulement. Ces observations sont les suivantes.

[70]André Martin a livré son témoignage sans émotion visible ou audible et sans expression faciale. J'estime que cette façon de témoigner pour un aussi jeune homme est un sujet de préoccupation.

[71]Robert Campbell a donné de sa relation avec Louise Martin et de ce qui se passe dans leur famille une perspective très différente de celle présentée par Mme Martin. À mon avis, cela constitue aussi un sujet de préoccupation. Les témoignages de ces trois personnes pris ensemble me donnent l'impression que le degré de communication à l'intérieur de l'unité familiale laisse beaucoup à désirer.

[72]Finalement, je note que Mme Gail Golden a affiché un certain optimisme dans son pronostic concernant Mme Martin du fait que celle-ci et M. Campbell exploitaient maintenant une entreprise ensemble, ce qui constitue la réalisation d'une ambition de Mme Martin avant les événements tragiques de la nuit du 14 au 15 mai. Dans son témoignage, Mme Golden ne semblait pas avoir été au courant des efforts beaucoup plus ambitieux de Mme Martin de lancer sa propre entreprise en juin 1994 et de son échec au début de 1995. Il est impossible de savoir avec certitude si la connaissance de ce fait aurait modifié le pronostic du Mme Golden.

6)     RESPONSABILITÉ

            a)        Principes généraux

                        i)  Responsabilité de l'État

[73]Bien que l'État ait déjà été considéré comme étant à l'abri de toute responsabilité, comme en fait foi la maxime "the King or Queen can do no wrong", la "présence gouvernementale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s'ils étaient survenus entre particuliers"18. Ces incidents ont mené à l'adoption d'une législation imposant à l'État la responsabilité de ses actes comme s'il s'agissait d'une personne physique. La partie pertinente de l'article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif19 se lit comme suit:

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l'État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour:

    a) les délits civils commis par ses préposés;

La responsabilité prévue à l'alinéa 3a) est toutefois limitée par l'article 10 de la Loi qui est rédigé dans les termes suivants:

10. L'État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l'alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu'il y a lieu en l'occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants.

La responsabilité de l'État n'est donc pas directe, puisqu'elle découle du fait d'autrui. Pour que la responsabilité de l'État soit engagée, un demandeur doit démontrer qu'un ou plusieurs des préposés de l'État, agissant dans le cadre de leur emploi, ont manqué à une obligation qu'ils avaient à l'égard du demandeur. Ce dernier doit en plus établir que le manquement en question lui a fait subir un préjudice du genre de celui qui engagerait la responsabilité personnelle d'une personne physique20.

                        ii)  Obligation de diligence

[74]L'obligation de diligence que l'État a envers un demandeur est la même que celle qu'aurait une personne physique à l'égard de ce même demandeur. Le principe bien établi permettant de conclure à une obligation de diligence a été énoncé en 1932 par lord Atkin dans l'arrêt Donoghue v. Stevenson21. Lord Atkin déclare que la loi exige que les particuliers [traduction] "veillent à éviter les actes ou les omissions qui, selon ce qu'ils peuvent raisonnablement prévoir, sont de nature à causer préjudice à leurs voisins". Il poursuit en définissant le terme "voisin" de la manière suivante: [traduction ] "les personnes qui sont si étroitement et directement touchées par l'acte que je pose que je dois raisonnablement songer à elles quand j'envisage de faire ou de ne pas faire l'acte en question"22.

[75]Le juge Moldaver, tel était alors son titre, a résumé le principe du "voisin" quand il a noté dans l'arrêt Doe v. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police23 :

[traduction] La prévisibilité du risque seule n'est pas suffisante pour imposer une obligation de diligence en droit privé: [. . .]

Pour établir une obligation de diligence en droit privé, la prévisibilité du risque doit coexister avec un lien étroit spécial. [Citations omises.]

[76]Dans la décision Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministère des Travaux publics)24, le juge Wetston a analysé le raisonnement concernant l'existence de ce lien étroit énoncé dans l'arrêt de la Cour suprême du Canada Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co.25. Même si les arrêts Olympia et Cie des chemins de fer traitaient de la responsabilité pour perte purement économique, je suis convaincu que les principes concernant le lien étroit qui ont été énoncés dans ces arrêts s'appliquent en l'espèce. Le juge Wetston écrit ceci au paragraphe 14, page 141:

[. . .] le lien étroit peut revêtir diverses formes, qu'il s'agisse de proximité physique, circonstancielle, causale ou présumée. [. . .] [P]our qu'il y ait obligation de diligence, il doit exister un lien étroit entre la perte subie par le demandeur et le comportement négligent du défendeur, de même qu'une prévisibilité raisonnable que le demandeur subira un préjudice du fait des actes ou des omissions du défendeur.

[77]Un jugement récent de la Cour suprême du Canada confirme les principes généraux précités26.

                        iii)  Causes similaires

[78]Deux causes récentes traitent de cas d'agressions sexuelles ayant donné lieu à des poursuites intentées par la victime contre un organisme public: Doe v. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police27, et S. (J). v. Clement28. Aucune de ces causes n'est directement comparable à l'espèce, mais l'identification des "voisins" et la définition du "lien étroit spécial" que l'on retrouve dans chacune méritent d'être soulignées.

[79]Dans l'arrêt Jane Doe no 3, la demanderesse avait été agressée sexuellement dans son appartement situé au deuxième étage par un violeur récidiviste. Son agresseur a par la suite été inculpé et déclaré coupable. La demanderesse a poursuivi la police de la Communauté urbaine de Toronto et la Commission de police en alléguant, notamment, que ces défenderesses avaient manqué à l'obligation de diligence qu'elles avaient à son égard, en ne l'avertissant pas, ni elle ni d'autres femmes dans sa situation, qu'elle-même ou ces autres femmes pouvaient être les cibles d'un tel violeur. La preuve a démontré que Mme Doe partageait avec les victimes antérieures du violeur certaines caractéristiques physiques et résidentielles. Plus précisément, les victimes étaient toutes des femmes blanches célibataires aux cheveux foncés, vivant seules dans des appartements situés au deuxième ou au troisième étage, avec balcon, dans le quartier de Church/Wellesley au centre-ville de Toronto. La preuve a de plus établi que les défenderesses étaient au courant de ce "groupe cible", mais qu'elles avaient décidé de ne pas aviser les femmes de ce quartier par crainte de compromettre l'enquête et de pousser l'agresseur à quitter le quartier29 .

[80]Compte tenu de ce qui précède, Mme le juge MacFarland a conclu que la demanderesse avait établi l'existence d'une obligation de diligence de droit privé étant donné qu'elle avait démontré que le préjudice était prévisible et qu'un lien étroit spécial existait30. Pour en arriver à cette conclusion, le juge MacFarland a adopté le raisonnement du juge Moldaver dans l'arrêt Jane Doe no 2.

[81]Dans l'arrêt Clement31, la demanderesse, Mme S., a été agressée sexuellement par Clement, un délinquant sexuel violent connu de la police, qui s'était évadé d'un pénitencier fédéral à sécurité minimale plus tôt le jour de l'agression.

[82]Dans son action intentée contre le Service correctionnel du Canada (SCC) et Clement, Mme S. alléguait que le SCC avait été négligent en ne procédant pas immédiatement à la recherche de Clement à 8 h 30 du matin, dès qu'on avait soupçonné qu'il s'était évadé, et en n'avisant pas rapidement la police provinciale de l'Ontario de son évasion probable quand on s'était aperçu de son absence au moment du dénombrement des détenus. En fait, la police provinciale de l'Ontario avait été informée de l'évasion plus d'une heure après le dénombrement des détenus et elle avait trouvé et appréhendé Clement peu après. Mme le juge Lang a conclu à l'existence d'un lien étroit et à une prévisibilité raisonnable de préjudice.

[83]En concluant que le SCC avait une obligation de diligence à l'égard de Mme S., obligation à laquelle il avait manqué, le juge Lang a donné du groupe de "voisins" une définition différente de celle donnée dans l'arrêt Jane Doe no 3 , mais elle a pris le soin de préciser que sa définition s'appliquait particulièrement aux faits de l'espèce. Elle a écrit à la page 494 [122 D.L.R. (4th)]:

[traduction] Il est inutile, et en fait il serait inapproprié, de définir la catégorie précise de personnes envers lesquelles le SCC avait une obligation de diligence dans les circonstances de cette évasion. À mon avis, il suffisait qu'il soit raisonnablement prévisible dans les circonstances qu'un délinquant sexuel violent reconnu comme tel, au cours de son évasion, représente un risque important de violence à l'égard de toute femme qu'il rencontrerait dans le voisinage de l'établissement. Une femme vivant à près de deux milles de l'établissement, près de l'autoroute que le fugitif était susceptible d'emprunter pour faciliter son évasion, est une personne qui se trouve suffisamment à proximité pour qu'on puisse conclure à l'existence d'un lien étroit, et le risque qui la menaçait était prévisible.

Par conséquent, je conclus que le SCC avait une obligation de diligence à l'égard de Mme S. d'après les faits de l'espèce.

        b)        À propos de la preuve en l'espèce

[84]Les ministres fédéraux ont envers la population canadienne une obligation générale d'exercer les pouvoirs, discrétions et fonctions que la loi confère à l'exécutif et qui leur sont délégués. Chaque ministre, bien entendu, doit compter sur les fonctionnaires, comme le ministre l'a fait en l'espèce, pour s'acquitter de cette obligation. De façon générale, les fonctionnaires sont comptables à leur ministre et celui-ci, à son tour, est comptable à ses collègues du Cabinet, au Parlement et, ultimement, à la population du Canada au moment des élections. Le programme d'immigration du Canada, tel qu'on le retrouve dans la Loi sur l'immigration et les règlements pris sous son régime, de même que dans d'autres instruments et politiques, est un programme extrêmement complexe qui a de très importantes implications pour les particuliers, les familles, les collectivités et les Canadiens en général. Ces implications sont économiques, sociales et démographiques. Donc, la responsabilité du ministre qui est chargé de l'application du programme d'immigration est très lourde.

[85]Le ministre et ses fonctionnaires doivent être conscients des risques que posent pour les citoyens respectueux de la loi des personnes comme Philip qui viennent au Canada à l'invitation des Canadiens, ou du moins avec une permission qui est donnée au nom des Canadiens, et qui abusent du privilège que constitue leur présence au Canada. Le ministre et ses fonctionnaires doivent également être conscients du fait très réel que certaines de ces personnes, comme Philip, pendant qu'elles se trouvent au Canada, se créent des obligations familiales, notamment des obligations à l'égard de Canadiens de naissance ou naturalisés et à l'égard des enfants issus de ces relations qui sont eux-mêmes des citoyens canadiens de naissance. Souvent, comme c'est le cas de Philip, les membres de la famille et en fait d'autres personnes, encore une fois comme dans le cas de Philip, sont d'avis que Philip ou des personnes qui lui ressemblent devraient avoir "encore une chance" de demeurer au Canada, pour qu'il leur soit permis de s'acquitter de leurs obligations à l'égard de ceux qui sont économiquement ou émotivement à leur charge et de contribuer, dans un sens large, à la société canadienne. Donc, la responsabilité du ministre et de ses fonctionnaires n'est pas une mince tâche et, malheureusement, c'est une responsabilité qui ne peut pratiquement jamais être acquittée à l'entière satisfaction de tous les Canadiens.

[86]Ayant énoncé ce contexte général, j'aborde maintenant la question de l'obligation que le ministre a, le cas échéant, envers non pas les Canadiens en général, mais envers Mme Martin.

[87]Il ne fait aucun doute que les actes et omissions reprochés aux fonctionnaires du ministère sont des actes ou des omissions de fonctionnaires accomplis dans le cadre de leur emploi. Ces actes ou omissions sont résumés au paragraphe 40 des présents motifs et sont mentionnés ici à nouveau par souci de commodité. On a fait valoir au nom de Mme Martin qu'après avoir été mis au courant de la propension à la violence de Philip, le ministre a, par l'entremise de ses fonctionnaires, omis de réagir avec diligence dans l'intérêt de la protection des Canadiens en général et, plus particulièrement, dans l'intérêt de la protection de Mme Martin et des personnes comme elle dont, fait-on valoir, on pouvait raisonnablement prévoir qu'elles couraient un risque plus grand parce qu'elles appartenaient à un groupe particulier de "voisins" de Philip.

[88]On fait également valoir au nom de Mme Martin que le ministre a tardé à s'acquitter de ses responsabilités, plus particulièrement entre le 8 avril 1987 et le 22 juillet de cette année, et par la suite au cours de la période qui s'est terminée le 14 avril 1988. On soutient également que, suivant l'imposition par la section d'appel d'un sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion pour lequel, les parties le reconnaissent, le ministre ne pouvait être tenu responsable, le ministre et ses fonctionnaires auraient dû agir beaucoup plus rapidement pour demander une révocation de ce sursis. En outre, on fait valoir que, une fois le sursis révoqué en août 1992, le ministre et ses fonctionnaires n'ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour s'assurer que la mesure d'expulsion en vigueur contre Philip était exécutée, aux termes de l'article 48 de la Loi sur l'immigration, "dès que les circonstances le [permettaient]". Finalement, il est allégué que, du moins à compter du 27 avril 1993, lorsque le dernier sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion a expiré, jusqu'au moment où Philip pouvait être expulsé, le ministre et ses fonctionnaires auraient dû s'assurer que Philip était arrêté et détenu comme le prévoit le paragraphe 103(2) de la Loi sur l'immigration .

[89]Je vais résumer mes conclusions quant aux questions définies par les parties et énoncées au paragraphe 9 des présents motifs. Je ne peux conclure que le ministre avait en droit privé une obligation de diligence à l'égard de Mme Martin, d'après la preuve dont je suis saisi. Si une telle obligation existait, rien dans la preuve ne me permettrait de limiter la portée de cette obligation ou de l'écarter. Encore une fois, si une telle obligation existait, je ne pourrais conclure qu'il y a eu manquement. Si je concluais au manquement à cette obligation, je suis convaincu que ce manquement a "causé" un préjudice à Mme  Martin.

[90]Les avocats des demandeurs ont instamment fait valoir qu'il y avait un lien étroit entre le préjudice subi par Mme Martin et la conduite négligente présumée du ministre et que l'agression dont Mme Martin a été victime était raisonnablement prévisible. Ils soutiennent que Mme Martin faisait partie d'une catégorie particulière de personnes, selon le concept de "voisins", dont le ministre aurait dû tenir compte en raison du caractère répétitif des activités criminelles de Philip. Ils ont défini les caractéristiques de cette catégorie de personnes dans les termes suivants: Mme  Racine et Mme Schwartz vivaient toutes les deux dans la région de London (Ontario); il s'agissait dans les deux cas de femmes relativement jeunes et apparemment célibataires. Elles parlaient toutes les deux français; elles fréquentaient toutes les deux des bars, Mme Racine dans le cadre de son emploi et Mme Schwartz, apparemment comme Mme Martin, pour le plaisir et des rencontres sociales.

[91]Philip n'a jamais été jugé pour l'agression alléguée contre Mme Racine. Les fonctionnaires du ministre n'avaient aucun fondement à partir duquel ils pouvaient conclure que Philip était coupable d'une agression contre elle. Il devait être présumé innocent tant que sa culpabilité n'est pas prouvée. Il n'y a pas de preuve suffisante pour conclure que les fonctionnaires du ministre savaient ou auraient dû savoir, avant l'agression contre Mme Martin, que Mme Schwartz parlait français. Ainsi, la principale caractéristique que Mme Schwartz et Mme Martin pouvaient avoir en commun avec Mme Racine, particulièrement dans une collectivité comme London (Ontario), n'était pas connue du ministre, ce qui est tout à fait compréhensible. Comme cette caractéristique linguistique était inconnue, et que Philip n'a pas été déclaré coupable pour l'agression alléguée contre Mme Racine, la seule catégorie de "voisins" à laquelle Mme  Martin pourrait prétendre appartenir était la très large catégorie de jeunes femmes célibataires vivant dans la région de London (Ontario) et fréquentant des bars. Cette catégorie est beaucoup large que celle qui a été définie dans les arrêts Jane Doe no 3 et Clement. Ce n'est pas suffisant pour créer un lien étroit.

[92]À partir de cette brève analyse, je conclus donc que le ministre n'avait en droit privé aucune obligation de diligence envers Mme Martin.

[93]Si j'ai tort au sujet de l'existence de cette obligation en droit privé, comme je l'ai indiqué ci-dessus, rien dans la preuve dont je suis saisi ne me permet de limiter la portée de cette obligation de diligence que le ministre devait à Mme Martin, ou de l'écarter.

[94]Bien qu'en rétrospective, d'après le témoignage de ceux qui ont comparu devant moi au nom du ministre et qui ont relaté les procédures et les pressions qui existent au ministère, il soit juste de dire que tous auraient souhaité que les différentes procédures menant à l'expulsion de Philip aient été accomplies plus rapidement, je ne trouve aucun fondement qui me permette de conclure que, si le ministre avait en droit privé une obligation de diligence à l'endroit de Mme Martin, il a contrevenu à cette obligation. Les fonctionnaires ont déclaré dans leur témoignage qu'ils considèrent comme très grave la responsabilité de demander une mesure d'expulsion contre un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement ou un résident permanent du Canada. Il en est de même de la responsabilité de demander à la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié de révoquer le sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion. Concernant ces deux mesures qui ont été prises contre Philip, les fonctionnaires ont agi avec mesure et prudence. Ils ont agi en tenant compte des limites financières et des nombreuses demandes auxquelles les ressources dont ils disposaient devaient satisfaire. Ils étaient conscients des priorités du ministre. De même, ils étaient conscients des implications sérieuses que suppose la détention d'un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement ou d'un résident permanent, en attendant son expulsion32. D'après l'ensemble de la preuve dont je suis saisi, je ne peux conclure qu'il y a eu manquement à une obligation de diligence de droit privé que le ministre aurait pu avoir à l'égard de Mme Martin.

[95]S'il devait être déterminé qu'il y a eu manquement à une obligation de diligence de droit privé que le ministre avait à l'égard de Mme Martin, je conclurais, à nouveau d'après l'ensemble de la preuve dont j'étais saisi, que ce manquement a "causé" un préjudice à Mme  Martin.

7)    DOMMAGES-INTÉRÊTS

        a)        Dommages-intérêts non pécuniaires"Principes généraux et quelques précédents

[96]Au cas où la présente instance ferait l'objet d'un appel et que mon jugement serait infirmé sur la question de la responsabilité, je traiterai brièvement de la question des réparations qu'il conviendrait d'accorder en faveur des demandeurs.

[97]Dans l'arrêt Andrews et autre c. Grand & Toy Alberta Ltd. et autre33, le juge Dickson, plus tard juge en chef, a adopté l'approche "fonctionnelle" pour évaluer les dommages-intérêts non pécuniaires. À la page 262, il a écrit:

[. . .] l'approche "fonctionnelle" adopte le point de vue individuel [le dommage est fonction de la perte, pour la victime en question, des agréements de la vie] [. . .], mais au lieu de tenter d'évaluer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, elle vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime "une consolation raisonnable pour ses malheurs". Le terme "consolation" n'a pas ici le sens de sympathie, mais il désigne plutôt certains moyens matériels de rendre la vie de la victime plus supportable.

Il continue en ces termes à la même page 262:

Si l'on considère l'indemnisation des pertes non pécuniaires selon la conception "fonctionnelle", il va de soi qu'on ne peut allouer un montant élevé à la victime qui a été convenablement indemnisée, en termes de soins futurs, pour ses blessures et son invalidité.

Puis, à la page 264, il dit:

La coutume est de ne fixer qu'un seul montant pour toutes les pertes non pécuniaires, y compris la douleur et les souffrances, la perte des agréments de la vie et la diminution de l'espérance de vie. Cette pratique est fort sage. Bien que ces éléments soient théoriquement distincts, ils se chevauchent et, en pratique, se confondent. La souffrance est sans aucun doute une perte d'agréments de la vie.

[98]Bien que la Cour suprême dans l'arrêt Andrews ait prêché la modération dans l'octroi des dommages-intérêts non pécuniaires et suggéré un plafond de 100 000 $ dans les cas comme celui dont elle était saisie où le demandeur était un jeune adulte quadriplégique, des causes ultérieures ont réitéré la déclaration de l'arrêt Andrews qu'il faudra adapter ce plafond aux cas particuliers selon "les fluctuations des conditions économiques" et d'autres facteurs34 .

[99]Plus récemment, dans l'arrêt Gauthier c. Beaumont35, le juge Gonthier, s'exprimant au nom des juges majoritaires, a déclaré à la page 64:

Si l'on ajoute à cela l'humiliation subie au cours des tortures, la perte de dignité, l'atteinte sévère à l'intégrité physique et psychologique, la souffrance physique et psychologique subie dans la nuit du 1er au 2 mars 1982 et subséquemment, il est raisonnable et équitable d'attribuer une somme de 200 000 $ à titre de dommages non pécuniaires.

Bien que les faits de cette affaire puissent manifestement être distingués de ceux de l'espèce, je suis convaincu que le traitement qui a été infligé à Mme Martin dans la nuit du 14 au 15 mai 1993 n'était pas différent de la torture et qu'elle a certainement été atteinte dans sa dignité, de même que dans son intégrité physique et psychologique, et qu'elle a subi une souffrance physique et psychologique au cours de cette nuit et après, et même en fait, pendant tous les jours de l'instruction devant moi.

[100]Les extraits suivants de l'arrêt Jane Doe no 336, sont dignes de mention. À la page 532, Mme le juge MacFarland a écrit:

[traduction] Le viol ne ressemble à aucune autre sorte de préjudice qui peut être causé par un accident ou par la négligence. Les survivantes du viol doivent porter un stigmate social que les victimes d'accident ne connaissent pas. Quand on parle de viol, on ne parle pas de sexe; on parle de colère, de pouvoir et de contrôle. D'après les mots du Dr Peter Jaffe, le viol est un [traduction] "événement accablant". C'est une forme de violence qui a pour but de susciter la terreur, de dominer, de contrôler et d'humilier. C'est un acte d'hostilité et d'agression. Des rapports sexuels forcés sont par définition violents et profondément dégradants.

Comme le disait le juge Cory dans l'arrêt R. c. Osolin [[1993] 4 R.C.S. 595], à la page 669:

    Il ne faut pas oublier que l'agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu'un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l'agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C'est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l'égalité des femmes. [Citation omise.]

J'endosse le raisonnement précité et en fais l'expression de mes propres opinions.

[101]Mme le juge MacFarland continue à la page 533:

[traduction] À mon avis, des dommages-intérêts de l'ordre de 40 000 $ à 50 000 $ ne reflètent ni la nature horrible de l'infraction ni les conséquences accablantes et très étendues qu'elle suppose.

À mon avis, je pense qu'il serait approprié d'accorder à Mme Doe, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, des dommages-intérêts généraux de 175 000 $.

[102]Dans l'arrêt Clement37, Mme le juge Lang a écrit aux pages 519 et 520 [122 D.L.R. (4th)]:

[traduction] Dans la détermination d'un montant approprié pour les dommages-intérêts généraux, j'ai tenu compte du fait que l'objet de ces dommages-intérêts est de compenser, dans la mesure où l'argent peut le faire, pour la douleur, les souffrances et la perte de jouissance de la vie que J.S. a subies par suite de l'agression. Le montant des dommages-intérêts devrait être modéré de façon à ne pas constituer un gain inattendu. Le montant des dommages-intérêts généraux ne doit pas non plus comprendre d'élément qui aurait pour effet de punir les défendeurs.

Pour comprendre ma décision, il est également essentiel de reconnaître que le préjudice subi par Mme S. n'est pas de la même nature que les lésions semblables dont peuvent souffrir les victimes d'accidents d'automobile et dont font état les réclamations habituelles en dommages-intérêts généraux. Toute tentative de comparaison entre les deux situations est trompeuse. Un accident d'automobile et une agression sexuelle peuvent entraîner des blessures physiques et psychologiques qui sont semblables d'un point de vue médical, mais qui sont très différentes sur d'autres aspects essentiels.

Comme il ressort du témoignage des experts, le préjudice que subit la victime de l'agression sexuelle est aggravé par la manière dont il lui est infligé. L'imposition délibérée et haineuse du pouvoir et de la force par un être humain sur un autre en violation de l'intégrité de cette personne est une agression qui ne peut être rationalisée par la victime, ni par la société. Une agression sexuelle n'est donc pas un simple accident qui entraîne des conséquences physiques et psychologiques. Par définition, une agression sexuelle prive la victime de sa dignité, de son estime de soi, de sa confiance en elle-même et l'amène à craindre les lieux où elle trouvait auparavant sécurité et consolation. Quand cette agression sexuelle est aggravée par des actes d'avilissement, comme ceux qui ont été infligés à Mme S., et lorsqu'ils s'accompagnent de cette violence brutale qui lui a été infligée dans la sécurité de son foyer, l'effet est dévastateur. Le résultat est une victime qui craint pour la sécurité de sa famille et pour sa propre santé [. . .]

En l'espèce, Mme S. a non seulement subi des blessures corporelles, mais sa confiance dans l'humanité a aussi été gravement compromise. En outre, le fondement même de sa famille a été menacé, une famille qui était au centre de la vie de Mme S. Tous les facteurs aggravants qui entourent la nature de l'agression délibérée doivent être pris en compte, et les dommages-intérêts ne doivent pas se limiter à ceux qui pourraient être accordés à la victime d'un défendeur simplement négligent, parce qu'une telle victime ne souffre pas des dommages psychologiques que connaît la victime d'une agression sexuelle. En outre, bien que les victimes d'agressions sexuelles ne doivent ressentir aucune honte ou responsabilité pour la conduite de leurs agresseurs, c'est une réaction fréquente dans notre société. La victime doit également être dédommagée pour ce préjudice émotionnel qu'elle doit endurer.

Une fois encore, je suis convaincu que ce qui précède s'applique à l'ensemble de la preuve dont je suis saisi. Mme le juge Lang continue à la page 521 [122 D.L.R. (4th)]:

[traduction] Aux fins de la détermination du montant des dommages-intérêts généraux, les avocats m'ont cité les très nombreuses causes qui traitent de la question. Bon nombre de ces causes traitent de situations où une personne en qui la victime avait confiance l'a agressée sexuellement de façon répétée et sur une longue période: [. . .] Lorsqu'il y a eu un seul acte de viol, les dommages-intérêts varient: 10 000 $ dans Myers (Wiebe) v. Haroldson (1989), 48 C.C.L.T. 93 [. . .]; 25 000 $ dans G. (E.D.) v. D. (S) (1993), 101 D.L.R. (4th) 101, [. . .];40 000 $ dans C. (M.) v. M. (F.) (1990), 74 D.L.R. (4th) 129, [. . .]; 40 000 $ dans Q v. Minto Management Ltd. (1985), 15 D.L.R. (4th) 581, [. . .]; et 65 000 $ dans W. (B.) v. M. (P.M.) (1994), 50 A.C.W.S. (3d) 1019, [. . .] [Quelques citations omises.]

Mme le juge Lang conclut au sujet des dommages-intérêts généraux dans les termes suivants à la page 522 [122 D.L.R. (4th)]:

[traduction] Après avoir examiné toutes les circonstances du préjudice causé à Mme S., y compris les facteurs aggravants comme la manière dont le préjudice lui a été infligé, sa situation personnelle et familiale, ses souffrances au cours des deux dernières années, la probabilité de succès des traitements, et le fait qu'elle aura des flashbacks de l'agression, j'évalue les dommages-intérêts pour les pertes non pécuniaires au montant de 90 000 $.

            b)        Dommages-intérêts aux termes de la partie V de la Loi sur le droit de la famille38

[103]L'article 61 de la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario est rédigé dans les termes suivants:

61."(1) Si une personne subit des lésions ou décède à cause de la faute ou de la négligence d'autrui dans des circonstances qui donnent à la victime le droit d'obtenir des dommages-intérêts, ou lui auraient donné ce droit si elle n'était pas décédée, le conjoint, au sens de la partie III (Obligations alimentaires), les enfants, les petits-enfants, les parents, les grands-parents, les frères et les sœurs de la victime ont le droit de recouvrer du tiers la perte pécuniaire qui résulte de la lésion ou du décès de la victime. Ils ont également le droit d'ester en justice à cette fin devant un tribunal compétent.

(2) Les dommages-intérêts recouvrables dans le cadre de la demande présentée en vertu du paragraphe (1) peuvent comprendre en outre:

    [. . .]

    e)    un montant compensatoire au titre de la perte de conseils, de soins et de compagnie auxquels l'auteur de la demande aurait été raisonnablement en droit de s'attendre si la lésion ou le décès n'avait pas eu lieu.

Dans la décision Lord v. Downer39, le juge Granger, dans le contexte d'une réclamation où la victime principale avait été assassinée, a écrit au paragraphe 7:

[traduction] [. . .] aux termes de l'article 61, la famille n'a pas droit à une indemnisation pour les souffrances émotives ou l'angoisse qu'elle a endurées relativement au décès de la victime ou aux blessures qu'elle a subies [. . .] Les dommages-intérêts qui peuvent être recouvrés pour les pertes futures de soins, de conseils et de compagnie d'un parent se fondent sur le fait que la famille est privée de la possibilité de jouir de la continuation de cette relation avec ce parent et des différents avantages qui sont associés à cette relation. [Citation omise.]

Je suis convaincu que le même raisonnement s'applique lorsque les membres de la famille ne sont pas privés de la continuation d'une relation mais que la qualité de cette relation est gravement atteinte.

[104]Dans l'arrêt Clement40, Mme le juge Lang a conclu que le SCC était responsable, en vertu de la Loi sur le droit de la famille, des réclamations présentées par les enfants de la victime principale. Elle a accordé à chacun des enfants des dommages-intérêts entre 4 500 $ et 15 000 $. Elle a rejeté les dommages-intérêts de 20 000 $ demandés au nom de chaque enfant pour la raison suivante:

[traduction] Ce sont des réclamations très élevées, compte tenu des dommages-intérêts que nos tribunaux ont l'habitude d'accorder.

Pour ce qui a trait aux jeunes enfants, Mme le juge Lang a écrit à la page 534 [122 D.L.R. (4th)]:

[traduction] Si l'on tient compte du fait que l'indemnisation est limitée à la privation de soins, de conseils et de compagnie, ce sont les jeunes enfants, qui ultimement, auront le moins souffert. Ils étaient très jeunes au moment de l'agression, et compte tenu de la présence continue de leur mère à la maison, leur perte a été quelque peu limitée comparativement à la perte des enfants plus âgés.

Pour ce qui a trait à un autre enfant désigné sous le pseudonyme K.(1), Mme le juge Lang écrit à la page 534 [122 D.L.R. (4th)] et elle poursuit à la page 535:

[traduction] K.(1) a été plus privé des soins de sa mère. Comme il était à l'adolescence, il aurait reçu d'elle une aide importante à un moment crucial de son développement, n'eût été l'agression. Comme la privation qu'il a subie est plus importante que celle des autres enfants, elle devrait être compensée par l'octroi d'une indemnisation de 7 500 $ aux termes de la LDF.

    c)    Dommages-intérêts basés sur la preuve et la réparation recherchée en l'espèce

[105]De nouveau, au cas où ma décision en l'espèce ferait l'objet d'un appel et que l'on jugerait que j'ai commis une erreur sur la question de la responsabilité, j'aborde la question de l'évaluation des dommages-intérêts.

[106]Les avocats des demandeurs soutiennent que Mme Martin a droit à 11 642,50 $ au titre de la perte de salaire. Devant moi, on a reconnu que ce chiffre devait être diminué parce que Mme Martin n'aurait pas exercé les nouvelles fonctions liées à sa promotion avant la fin de mai 1993. Les avocats de la défenderesse notent que la rémunération de Mme Martin, après qu'elle eut assumé ses nouvelles responsabilités, était composée de son salaire et de commissions et que toute somme accordée au titre des commissions serait purement hypothétique étant donné qu'aucune preuve n'a été déposée quant aux commissions réelles que Mme Martin a touchées après son retour au travail et son affectation à ses nouvelles responsabilités à la fin d'octobre ou au début de novembre 1993. Les avocats de la défenderesse suggèrent une indemnisation de l'ordre de 4 000 $ à 10 000 $ pour perte de salaire. Leurs observations sont prises en note. Si Mme Martin obtenait gain de cause sur la question de la responsabilité, je lui accorderais 6 000 $ pour la perte de revenus.

[107]Pour ce qui a trait aux dommages-intérêts spéciaux, les avocats s'accordent sur une indemnisation de 152,44 $.

[108]Le point le plus difficile à régler est celui des dommages-intérêts généraux. Les avocats des demandeurs mettent l'accent sur les indemnisations accordées dans les arrêts Clement et Jane Doe no 3. Les avocats de la défenderesse, en faisant référence aux extraits de la décision Clement reproduits dans les présents motifs, suggèrent une indemnisation de l'ordre de 50 000 $ à 60 000 $.

[109]Je ne suis pas convaincu que des dommages-intérêts généraux de 50 000 $ à 60 000 $ seraient appropriés si la responsabilité de l'État était reconnue d'après les faits de l'espèce. Je partage les opinions exprimées dans les arrêts Clement et Jane Doe no 3, précités, concernant la nature et les répercussions de l'agression sexuelle. En particulier, les répercussions sur la vie de Mme Martin n'ont été rien de moins que dramatiques et, d'après la preuve d'experts dont la Cour est saisie, il n'y a tout simplement pas d'assurance qu'elle pourra reprendre ce qu'elle considérait comme une vie "normale" avant la nuit du 14 au 15 mai 1993. Compte tenu des principes généraux concernant l'évaluation des dommages-intérêts généraux dont il a été question ci-dessus dans les présents motifs, si la responsabilité de l'État était établie, j'accorderais une réparation de 140 000 $. Ce montant est plus élevé que celui qui a été accordé dans Clement . Mme Martin était plus jeune au moment de l'agression que ne l'était la demanderesse principale dans l'arrêt Clement. Elle vivait dans une région urbaine avec une base d'activités plus étendue que ce que supposait le mode de vie de la demanderesse principale dans l'arrêt Clement. Cependant, l'indemnisation que je proposerais est inférieure à celle accordée dans l'arrêt Jane Doe no 3. Je ne suis pas convaincu que l'ensemble de la preuve en l'espèce démontre que les répercussions ont été aussi étendues et aussi profondes que ce que la preuve a établi au sujet de Jane Doe.

[110]Pour ce qui a trait aux réclamations fondées sur la Loi sur le droit de la famille, bien que l'avocate des demandeurs ne propose aucune indemnisation particulière, elle soutient que des réparations supérieures aux montants de 4 500 $ et 7 500 $ qui ont été accordés dans l'arrêt Clement, précité, seraient appropriées. Les avocats de la défenderesse soutiennent au contraire que les réparations accordées dans l'arrêt Clement devraient s'appliquer en l'espèce. Je souscris à la position de l'avocate des demandeurs. Dans l'arrêt Clement, les motifs ne faisaient état d'aucun élément de preuve indiquant que la demanderesse principale, la mère des enfants qui ont été indemnisés en vertu de la Loi sur le droit de la famille, avait fait preuve de violence physique contre ses enfants. Bien qu'elle se fût éloignée d'eux, ceux-ci n'ont jamais souffert des répercussions que suppose une période de complète séparation d'avec leur mère comme ce fut le cas d'André et de Michel. Compte tenu de ce qui précède, si, bien entendu, la responsabilité de la défenderesse était reconnue, j'accorderais, en vertu de la Loi sur le droit de la famille, une somme de 6 000 $ en faveur de Michel et une somme de 10 000 $ en faveur d'André.

8)  INTÉRÊTS AVANT JUGEMENT

[111]Les avocats des parties s'entendent pour dire que, encore une fois, si la responsabilité de la défenderesse était reconnue, conformément à l'article 31 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 31] de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux admi-nistratif41 et à la Loi sur les tribunaux judiciaires de l'Ontario42, des intérêts avant jugement au taux de 5 % l'an à compter du 14 mai 1993 devraient être accordés. J'adopte cette recommandation des avocats.

9)  RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS

[112]En définitive, la présente action est rejetée. Au cas où ma décision en l'espèce ferait l'objet d'un appel et que l'on déciderait que j'ai commis une erreur sur la question de la responsabilité, j'ordonnerais à la défenderesse de payer à Louise Martin 140 000 $ au titre des dommages-intérêts généraux, 6 000 $ pour la perte de revenus et 152,44 $ au titre des dommages-intérêts spéciaux, soit une indemnisation totale de 146 152,44 $. Aux termes de la Loi sur le droit de la famille, j'aurais accordé au demandeur André Martin 10 000 $ et au demandeur Michel Martin 6 000 $. Tout les montants accordés seraient majorés des intérêts avant jugement à compter du 14 mai 1993, au taux de 5 % l'an.

10)  DÉPENS

[113]Les avocats des demandeurs soutiennent qu'il s'agit d'un cas où je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger les dépens. Les avocats de la défenderesse soutiennent que les frais devraient suivre l'issue de la cause, selon le barème ordinaire, s'ils sont réclamés. Je souscris à la position des avocats des demandeurs. Bien que les questions de droit et de fait soulevées devant moi n'aient pas été entièrement nouvelles, elles étaient certainement nouvelles dans un contexte d'immigration. En outre, bien que j'aie conclu que les retards de la part de la défenderesse n'étaient pas suffisants pour engager sa responsabilité, il s'agissait néanmoins de retards qui ont très raisonnablement donné lieu aux préoccupations de Mme Martin. Il n'y aura donc pas d'ordonnance concernant les dépens.

11)  POSTCRIPTUM

[114]Je doute fort que les observations suivantes apportent une consolation aux demandeurs en l'espèce, mais il intéressera peut-être les personnes qui liront les présents motifs et qui ne connaîtraient pas bien le système d'immigration du Canada, d'apprendre que le législateur a modifié la Loi sur l'immigration en 1995 de façon à répondre, du moins en partie, aux situations de fait semblables à celle dont traitent les présents motifs. Un nouveau paragraphe 70(5)43 a été ajouté à la Loi sur l'immigration:

70. [. . .]

(5) Ne peuvent faire appel devant la section d'appel les personnes, visées au paragraphe (1) ou aux alinéas (2)a) ou b), qui, selon la décision d'un arbitre:

    a) appartiennent à l'une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c), c.1), c.2) ou d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;

    b) relèvent du cas visé à l'alinéa 27(1)a.1) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;

    c) relèvent, pour toute infraction punissable aux termes d'une loi fédérale d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, du cas visé à l'alinéa 27(1)d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada.

[115]Philip était une personne visée au paragraphe 70(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 65], c'est-à-dire que, pendant toute la période pertinente, il était un résident permanent du Canada. Une mesure d'expulsion avait été prise contre lui le 25 mai 1988. La mesure d'expulsion prise par un arbitre indique que Philip était une personne qui, selon la décision d'un arbitre, relevait du cas visé à l'alinéa 27(1)d) de la Loi sur l'immigration, c'est-à-dire qu'il avait été déclaré coupable d'une infraction en vertu du Code criminel du Canada et qu'il avait fait l'objet d'une peine d'emprisonnement de plus de six mois. En fait, il s'agissait d'une infraction visée au Code criminel qui était punissable d'un emprisonnement supérieur à 10 ans. Donc, après l'entrée en vigueur du paragraphe 70(5) en 1995, Philip aurait été assujetti à ce paragraphe.

[116]Pour que le paragraphe 70(5) s'applique, un délégué du ministre aurait dû formuler l'avis que Philip constituait un danger pour le public au Canada. La procédure à suivre pour exprimer cet avis est relativement simple44. Par suite de cet avis, Philip n'aurait pas pu interjeter appel devant la section d'appel contre la mesure d'expulsion prise contre lui.

[117]Comme il a été indiqué ci-dessus, le jour où la mesure d'expulsion a été prise contre lui, Philip a interjeté appel à la section d'appel. Cet appel a été entendu plus d'un an plus tard, soit le 20 novembre 1989. Il a donné lieu à un sursis de trois ans. Au cours de la durée de validité de ce sursis, Philip a, notamment, agressé sa femme, plaidé coupable et a été condamné. Le sursis à son expulsion n'a été révoqué que le 18 août 1992.

[118]Si le paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration avait été en vigueur au cours de la période visée par la présente action, et si le ministre avait choisi de s'appuyer sur ce paragraphe, comme il aurait pu le faire, il est raisonnable de supposer que Philip aurait été expulsé bien avant la date de l'agression contre Mme Martin. Je crois que cela se serait produit même si Philip avait exercé tous les droits dont il pouvait se prévaloir en vertu du régime actuel pour demander un contrôle judiciaire devant la présente Cour concernant la mesure d'expulsion et concernant l'avis de danger et, même s'il avait demandé à la présente Cour un sursis judiciaire à son renvoi en attendant le règlement de sa ou de ses demandes de contrôle judiciaire.

[119]Comme je l'ai indiqué précédemment, cette partie des motifs est à titre informatif seulement. Et je le répète, je ne crois pas qu'elle apportera beaucoup de consolation aux demandeurs.

1 Voir l'art. 48 de la Loi sur l'immigration (la Loi sur l'immigration), L.R.C. (1985), ch. I-2, selon les modifications en vigueur à cette époque.

2 Voir l'art. 103(2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 27; L.C. 1992, ch. 49, art. 94] de la Loi sur l'immigration.

3 L.R.O. 1990, ch. F.3 (et ses modifications).

4 Les dispositions pertinentes de l'art. 27(1) de la Loi sur l'immigration sont rédigées dans les termes suivants:

    27. (1) L'agent d'immigration ou l'agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport a écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas:

    [. . .]

    d) a été déclaré coupable d'une infraction prévue par la loi fédérale:

    i) soit pour laquelle une peine d'emprisonnement de plus de six mois a été imposée.

5 L'art. 27(3) de la Loi sur l'immigration est rédigé dans les termes suivants:

    27. [. . .]

    (3) Sous réserve des arrêtés ou instructions du ministre, le sous-ministre, s'il estime qu'une enquête s'impose, transmet à un agent principal un exemplaire du rapport visé au paragraphe (1) ou (2) et ordonne la tenue d'une enquête.

6 Le prédécesseur de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

7 En 1988, les dispositions pertinentes de l'art. 51(1) de la Loi sur l'immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52] étaient rédigées dans les termes suivants:

    51. (1) Sauf dans le cas d'une personne résidant ou séjournant aux États-Unis ou à Saint-Pierre-et-Miquelon et faisant l'objet du rapport visé au paragraphe 20(1), il est sursis à l'exécution d'une ordonnance de renvoi:

    [. . .]

    b) en cas d'appel à la Commission, jusqu'à ce que cette dernière ait rendu sa décision ou déclaré qu'il y a eu renonciation à l'appel;

8 L.R.C. (1985), ch. C-46, et ses modifications.

9 L'art. 36 des Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/90-738, était rédigé en partie dans les termes suivants à l'époque pertinente:

    36. (1) Lorsque la section d'appel statue sur un appel en application des alinéas 73(1)c) ou d) de la Loi, une partie peut, à tout moment au cours du sursis à l'exécution, lui demander par écrit:

    [. . .]

    b) d'annuler son ordre de surseoir à l'exécution de la mesure et

    (i) soit de rejeter l'appel et d'ordonner que la mesure soit exécutée dès que les circonstances le permettent,

10 Les dispositions pertinentes de l'art. 49(1) de la Loi sur l'immigration sont rédigées dans les termes suivants:

    49. (1) Sauf dans le cas où l'intéressé fait l'objet du rapport prévu à l'alinéa 20(1)a) et réside ou séjourne aux États-Unis ou à St-Pierre-et-Miquelon, il est sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi:

    [. . .]

    b) à la demande de la personne visée qui a le droit de demander l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire aux termes de la Loi sur la Cour fédérale, durant soixante-douze heures à compter du moment où la mesure a été prononcée;

    [. . .]

    d) si l'intéressé ne tombe pas sous le coup de l'alinéa 19(1)g) et dépose devant la Cour d'appel fédérale une demande d'autorisation d'appel d'une décision de la section d'appel ou d'une décision de la section du statut rendue aux termes du paragraphe 69.3(4), ou notifie par écrit à un agent d'immigration son intention de le faire, jusqu'à la décision du tribunal sur l'autorisation ou l'appel, ou l'expiration du délai normal de demande d'autorisation ou d'appel, selon le cas;

11 L'art. 19(1)g) est rédigé dans les termes suivants:

    19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible:

    [. . .]

    g) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu'elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes ou qu'elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d'une telle organisation;

12 Transcription, 26 et 27 janvier 1999, à la p. 12.

13 Ibid., à la p. 8.

14 Ibid., à la p. 9.

15 Ibid., à la p. 26.

16 Ibid., à la p. 27.

17 Ibid., aux p. 27 et 28.

18 ;Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, à la p. 1239.

19 L.R.C. (1985), ch. C-50, mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21.

20 ;Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1997] 1 C.F. 131 (1re inst.).

21 [1932] A.C. 562 (H.L.).

22 Ibid., à la p. 580.

23 (1990), 74 O.R. (2d) 225 (C. div.) (ci-après Jane Doe no 2), à la p. 230.

24 Précité, note 20.

25 [1992] 1 R.C.S. 1021.

26 Voir Ryan c. Victoria (Ville) (1999), 168 D.L.R. (4th) 513 (C.S.C.) (non cité devant moi).

27 (1998), 39 O.R. (3d) 487 (Div. gén.) (ci-après Jane Doe no 3).

28 (1995), 22 O.R. (3d) 495 (abrégée); 122 D.L.R. (4th) 449 (Div. gén.). L'avis d'appel a été déposé le 6 mars 1995 par le Procureur général du Canada (ci-après Clement).

29 Jane Doe, no 3, précité, note 27, aux p. 523 et 524.

30 Ibid., à la p. 524.

31 Précité, note 28.

32 Voir Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.), dans laquelle le juge Rothstein traite du lien entre la mise sous garde pour des questions d'immigration et l'art. 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

33 [1978] 2 R.C.S. 229 (non cité devant moi).

34 Voir Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629, aux p. 640 et 641 (non cité devant moi).

35 [1998] 2 R.C.S. 3 (non cité devant moi).

36 Précité, note 27.

37 Précité, note 28.

38 Précité, note 3.

39 (1998), 66 O.T.C. 39 (Div. gén. de l'Ont.) (non cité devant moi).

40 Précité, note 28.

41 Précité, note 19.

42 L.R.O. 1990, ch. C.43, et ses modifications.

43 L.C. 1995, ch. 15, art. 13.

44 Voir Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.) (non cité devant moi).

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