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Transworld Shipping Ltd. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge en chef adjoint Noël—Québec, les 21, 22 et 23 mai; Ottawa, le 26 novembre 1973.
Couronne—Transport de marchandises par eau—Soumis- sion et acceptation—Affrètement—Charte-partie non signée—Exigence ultérieure d'immatriculation au Canada— Est-ce un contrat valide—Violation du contrat—Loi sur le ministère des Transports, S.R.C. 1970, c. T-15, art. 7, 8, 15.
Le 13 mai 1970, la défenderesse, par l'intermédiaire du ministère des Transports, sollicita des soumissions cache- tées pour l'affrètement de cargos pour son Programme de réapprovisionnement de l'Arctique, 1970. Le 21 mai 1970, la demanderesse présenta une soumission par écrit qui fut acceptée le 28 mai 1970. Le ministère lui demanda de rédiger une charte-partie et le banquier de la demanderesse fut avisé de la confirmation de l'affrètement le 2 juin 1970 en des termes identiques. La demanderesse remit la charte- partie signée le 11 juin 1970, mais la défenderesse l'avisa le 22 juin 1970 qu'elle avait annulé l'affrètement parce que seuls les navires battant pavillon canadien seraient considé- rés. La demanderesse réclama des dommages-intérêts pour rupture de contrat pour couvrir la perte réelle et prévue de gains et ses frais.
Arrêt: l'action est accueillie. Dès l'acceptation des soumis- sions le contrat était parfait et obligatoire même sans charte- partie, la signature de celle-ci étant une simple formalité. L'article 15 de la Loi sur le ministère des Transports stipu- lant que les contrats relatifs à des questions sous la direction ou la gestion du Ministre doivent être signés pour être obligatoires ne s'applique pas en l'espèce puisqu'en vertu des articles 7 et 8 de la loi, les contrats de service relatifs au Programme de réapprovisionnement de l'Arctique ne relè- vent d'aucune catégorie prévue et donc ne sont pas sous le contrôle du Ministre. Par contre, ces contrats relèvent du ministère en vertu des pouvoirs délégués par le décret du conseil du Trésor 676616 (en vertu de l'article 5(3) de la Loi sur l'administration financière) autorisant le surinten- dant de la cargaison à agir pendant un certain nombre d'années en tant qu'agent pour le transport des marchandi- ses. En ce qui concerne les règlements interministériels régissant les approbations de contrat, on ne semble pas exiger de contrats écrits, sous réserve de l'observation des procédures relatives aux soumissions et de l'acceptation de la soumission la plus basse. La décision de la défenderesse d'exiger la modification de l'immatriculation constitue une répudiation du contrat.
Arrêts suivis: Heckla c. Cunard (1904) 37 N.S.R. 97 (CA.); Robertson c. Minister of Pensions [1949] 1 K.B. 227; arrêts mentionnés: La Reine c. Henderson 28 R.C.S. 425; Dominion Building Corporation c. Le Roi [1933] A.C. 533; Rio Tinto Co. c. La Couronne [1921-22] 1 Lloyd's L.R. 821; Von Hatzfelt-Wildenburg c. Alexander [1912] 1 Ch. 284; Rossdale c. Denny [1921] 1 Ch.57.
ACTION. AVOCATS:
Raynold Langlois et Guy Vaillancourt pour la demanderesse.
Robert Cousineau pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Langlois, Drouin et Laflamme, Québec, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
LE JUGE EN CHEF ADJOINT NOEL —Par la présente action, la demanderesse réclame $110,- 124.24 à la défenderesse, par suite de l'annula- tion par le ministère des Transports de l'affrête- ment du navire Theokletos dans les circon- stances ci-après exposées.
Le 13 mai 1970, la défenderesse, par l'inter- médiaire du ministère des Transports, a sollicité des soumissions cachetées pour l'affrètement de cargos dans le cadre de son Programme de réapprovisionnement de l'Arctique de 1970. Le 21 mai 1970, la demanderesse a notamment soumissionné par écrit le Theokletos, navire de construction et de nationalité britanniques, pour le voyage à destination de la baie d'Hudson et du détroit d'Hudson, mentionné dans l'appel d'offres. La soumission prévoyait un fret de $2,750, en monnaie canadienne, par jour, soutes et assurances non comprises; la charte-partie devait reprendre les dispositions de la charte- partie type du New York Produce Exchange, avec les avenants appropriés. La soumission précisait que le Theokletos serait livré entre le 12 et le 22 juillet 1970. L'appel d'offres de la défenderesse précisait que la durée de l'affrète- ment serait de 60 jours.
Le 28 mai 1970, la défenderesse, par l'inter- médiaire du ministère des Transports, informa la demanderesse qu'elle acceptait sa soumission relative au Theokletos et lui demanda de rédiger la charte-partie. Le 2 juin 1970, en des termes identiques, la défenderesse, par l'intermédiaire du ministère des Transports, confirma auprès des banquiers de la demanderesse l'affrètement du Theokletos.
La demanderesse rédigea et signa la charte- partie qu'elle remit en mains propres à la défen- deresse le 11 juin 1970.
Le 22 juin 1970, la défenderesse l'informa qu'elle annulait l'affrètement déjà confirmé, au motif qu'elle ne pouvait désormais choisir que des navires battant pavillon canadien. La demanderesse affirme qu'à l'époque de l'annula- tion, elle s'était formellement engagée envers le propriétaire du Theokletos et qu'elle était donc obligée d'employer autrement le navire afin de limiter ses pertes. Malgré ses efforts pour trou- ver d'autres engagements pour le navire, elle avait subi, à la date elle rendit le navire à ses propriétaires, une perte nette de $69,479 au lieu du bénéfice de $42,721 qu'elle escomptait de l'exécution de la charte-partie.
La demanderesse soutient que la défende- resse a manqué à ses obligations découlant de l'affrètement du Theokletos et qu'il y a donc rupture de contrat. La demanderesse réclame des dommages-intérêts ventilés comme suit:
a) revenus bruts anticipés (60 jours à
$2,750 par jour) $165,000.00
MOINS
revenus réels $ 81,027.51
Pertes brutes $ 83,972.49
PLUS
dépenses supplémentaires engagées $ 26,151.75
Pertes nettes $110,124.24
Dans sa défense, la défenderesse soutient qu'elle n'a ni avisé la demanderesse par l'inter- médiaire d'un représentant dûment autorisé du ministère des Transports de l'acceptation de sa soumission relative au Theokletos ni confirmé de la même façon auprès de ses banquiers l'af- frètement des navires.
La défenderesse fait également valoir que son appel d'offres, en date du 13 mai 1970, dans le cadre du Programme de réapprovisionnement de l'Arctique, contenait la disposition suivante: [TRADUCTION] «compte tenu du prix et de la
qualité, on pourra donner la préférence à des navires appartenant à des Canadiens et immatri- culés au Canada ...» et que la demanderesse avait eu connaissance de cette disposition.
La défenderesse fait également valoir qu'à la date la demanderesse avait été avisée que seuls des navires battant pavillon canadien seraient retenus pour le Programme de réappro- visionnement de l'Arctique 1970, le contrat d'affrètement n'avait pas encore été signé par un représentant dûment autorisé du ministère des Transports.
Toujours d'après la défenderesse, c'est de son propre chef que la demanderesse a décidé, le 24 juin 1972 ou vers cette date, de retirer sa sou- mission portant sur le Theokletos. La défende- resse affirme enfin qu'en ce qui concerne le Theokletos, aucun contrat ou charte-partie vala- ble n'avait été signé et que, de toute manière, la demanderesse avait mis fin à toute négociation préalable à l'exécution d'un contrat en retirant la soumission portant sur l'affrètement du navire. La défenderesse demande donc à la Cour de rejeter l'action.
La demanderesse est une compagnie spéciali- sée dans l'affrètement et l'exploitation de cargos. En 1970, le ministère des Transports a sollicité des soumissions cachetées pour l'affrè- tement de pétroliers et de cargos dans le cadre de son Programme de réapprovisionnement de l'Arctique pour l'année 1970. La demanderesse a fait une soumission écrite portant notamment sur le navire à moteur Theokletos, d'immatricu- lation britannique, au titre de cargo. Le minis- tère a alors confirmé l'affrètement du navire, par l'intermédiaire de l'un de ses fonctionnaires chargé de l'administration du Programme de réapprovisionnement de l'Arctique.
Cependant, à une date ultérieure, on informa la demanderesse de l'annulation de l'affrètement au motif que le navire n'était pas immatriculé au Canada, le ministère des Transports ayant en effet décidé de changer sa politique d'affrète- ment de longue date et de n'affréter dorénavant que des navires immatriculés au Canada.
Vers le 22 juin 1970, Pierre Camu, adminis- trateur du ministère des Transports, fit savoir à Mallot, président de la compagnie demande-
resse, que tous les navires affrétés par le minis- tère devaient être immatriculés au Canada et qu'il pouvait faire immatriculer ses navires au Canada sous la même charte-partie et aux mêmes prix, et que s'il ne le faisait pas, il faudrait solliciter de nouvelles soumissions. Mallot a alors déclaré qu'il retirait le Theokletos tout en se réservant le droit de réclamer des dommages-intérêts.
Je dois ajouter ici que Mallot avait fait des soumissions portant sur deux autres navires, le Cabatern, un pétrolier, et le Global Envoy, un cargo, et avait accepté de les faire immatriculer au Canada en conservant la même charte-partie, tout en se réservant encore une fois le droit de demander compensation pour les dépenses supplémentaires.
A la page 50 du volume I de la transcription des notes, P. Camu explique ce qui s'est passé avec les trois navires de la demanderesse y compris le Theokletos:
Alors Monsieur Malott [sic] a décidé de transférer ses deux navires battant pavillon canadien, et par conséquent, d'utiliser les deux mêmes chartes-parties avec les mêmes prix et les mêmes pourcentages et les mêmes frais.
Par contre, il m'a annoncé ce jour-là sa décision de retirer le Theokletos. C'est pour ça que nous avons utilisé seule- ment deux (2) des navires sans pavillon canadien au lieu de trois (3) .. .
et, à la page 52 du volume I, il donne la réponse suivante:
Q. Est-ce qu'il a réservé ses droits de demander une compensation?
R. Oui, il les a explicitement réservés disant que proba- blement il reviendrait à la charge ou quelque chose comme ça.
Enfin, à la page 60 du volume I, voici ce qu'il répond à la question suivante:
Q. C'est le résumé mais il n'y aurait pas certains éléments que vous laissez ... peut-être que vous oubliez est-ce que vous avez discuté des implications financières relatives au changement de pavillon?
R. Monsieur Malott [sic] se réservait le droit plus tard de soumettre une réclamation à cause de l'introduction de ce pavillon disant que ça occasionnerait des frais addi- tionnels et que dans les circonstances il se réservait le droit de présenter une réclamation plus tard. Ça, ça fait partie de la conversation. Je lui ai répondu que je n'entretenais pas aucune réclamation à ce moment-là.
Par contre, Mallot expliqua qu'il avait accepté d'exécuter la charte-partie d'origine et de trans-
férer les deux navires sous pavillon canadien sans faire de nouvelles soumissions, pour les motifs suivants: [TRADUCTION] «j'avais con tracté de très lourdes obligations, m'étant engagé à acheter deux navires et à en transfor mer un, ce qui représente pour une petite com- pagnie un très lourd investissement de capitaux; je ne pouvais donc pas me permettre de courir le risque d'une nouvelle offre. A ce stade, tous mes concurrents connaissaient la teneur de mes soumissions et il s'avérait, de toutes façons, impossible de courir un tel risque pour une petite entreprise. J'ai alors décidé de transférer les navires, disons plutôt que j'ai essayé d'obte- nir un fret plus élevé pour couvrir lés frais supplémentaires, ce qui s'est avéré impossible.»
[TRADUCTION] Q. Qu'est-ce qui était impossible? R. D'obtenir un taux plus élevé.
Le Dr Camu m'a dit:
Je n'ai aucun pouvoir. Tout ce que je peux faire c'est demander qu'on sollicite de nouvelles soumissions. Mais je ne pouvais pas courir ce risque. J'ai donc accepté de transférer sous pavillon canadien le Cabatern et le Global Envoy, tout en me réservant le droit de demander com pensation pour les dépenses supplémentaires.
Cependant, il ne pouvait faire la même chose avec le Theokletos et décida de ne pas faire immatriculer le navire au Canada, se réservant simplement le droit de demander compensation pour les pertes entraînées par ce qui constitue, à son avis, une résiliation du contrat.
Par contre, la défenderesse soutient qu'à l'époque le ministère décida dorénavant de ne faire appel qu'à des navires canadiens, il n'existait aucun contrat valable entre les parties.
A mon avis, il convient de décrire à ce stade comment les parties sont parvenues à ce qui, aux dires de la demanderesse, constitue un engagement ferme d'affréter ses navires, en par- ticulier le Theokletos, seul en cause dans cette action.
Le 21 mai 1970, la demanderesse fit une soumission portant sur le cargo Theokletos pour certains produits mentionnés dans l'appel d'of- fres du ministère (pièce P-2). On trouve la sou- mission détaillée à la pièce P-4, lettre envoyée par la demanderesse, le 21 mai 1970, au «chef
de service des achats et des contrats» du minis- tère, pour l'informer que le Theokletos était immatriculé à Chypre. La lettre reprenait égale- ment les termes de la charte-partie figurant dans l'appel d'offres (pièce P-2). Le 2 juin 1970, le surintendant de la cargaison au ministère des Transports, Flynn, recommanda [TRADUCTION] «l'adjudication du contrat à la Transworld Ship ping Ltd. qui a fait la soumission la plus basse»; cette recommandation visait les trois navires présentés par la demanderesse, y compris le Theokletos.
P. Camu, consulté au sujet de ces navires, répondit qu'il acceptait la recommandation, savoir, accorder le contrat à ladite compagnie qui avait présenté la soumission la plus basse dans ce cas. Le même jour, le 8 juin 1970, il envoya une note de service au sous-ministre, l'avisant de sa décision et précisant qu'on avait choisi la soumission la plus basse.
Les navires, objets de la soumission dont le Theokletos, furent acceptés sans que soit appor- tée de modification à l'immatriculation ni de changement dans les conditions de la charte- partie telles qu'énoncées à l'appel d'offres et acceptées, avec quelques modifications mineu- res, dans les soumissions elles-mêmes. (Voir les pièces P-2, P-3 et P-4.)
P. Camu a déclaré que ses subordonnés ont probablement accompli certaines démarches par suite de sa décision d'accepter les chartes-par ties et qu'on a probablement demandé à la Transworld de préparer des contrats ou des chartes-parties pour les trois navires, dont le Theokletos.
L'amiral Storrs confirma cette relation des faits, en déclarant (page 73 du volume I de la transcription):
[TRADUCTION] Encore une fois, je ne me souviens pas exactement de ce qui s'est passé, mais je suppose qu'on a suivi la procédure normale; j'ai fait connaître l'approbation de mes supérieurs à Flynn qui, à son tour, a signifié cette acceptation au soumissionnaire en question et lui a demandé d'envoyer des chartes-parties pour parfaire les formalités.
Flynn a confirmé que c'est ce qui c'était pro- duit et qu'on envoyait aux adjudicataires une réponse écrite ou verbale, mais qu'en 1970, à
cause de la grève des services postaux, on les avait avisés verbalement. La demanderesse suivit les instructions du ministère et lui envoya des chartes-parties pour les trois navires accom- pagnées d'une lettre datée du 12 juin 1970 (pièce P-18) rédigée comme suit:
[TRADUCTION] Suite à notre conversation, vous trouverez ci-joint l'original ainsi que trois copies des chartes-parties portant affrètement du THEOKLETOS, dll CABATERN et du GLOBAL ENVOY que je soumets à votre approbation et à votre signature.
Veuillez nous faire parvenir, en temps utile, un exemplaire signé de chacune des chartes-parties pour nos propres dossiers.
Lesdites chartes-parties étaient toutes datées du 8 juin 1970, date à laquelle la demanderesse a reçu la notification verbale de l'acceptation. C'est aussi à cette date que, comme l'indique la pièce P-7, P. Camu a approuvé la recommanda- tion de Flynn, surintendant de la cargaison; les navires y étaient dûment décrits en des termes exactement semblables à ceux des soumissions de la demanderesse (pièces P-3 et P-4). Ces chartes-parties portent la signature et le sceau de la compagnie demanderesse.
Si l'on prend le terme «affrètement» au sens utilisé par les représentants de la demanderesse ainsi que par les fonctionnaires du ministère à propos des chartes-parties, il y avait déjà à ce stade un affrètement qui, selon Flynn, consiste en un accord des parties sur les conditions des chartes-parties. (Voir Flynn, volume I de la transcription, p. 98.)
Le 19 juin 1970, P. Camu informa l'amiral Storrs, directeur des opérations maritimes, du changement de politique du ministère déjà men- tionné, par une note de service, dont voici un extrait:
[TRADUCTION] Nous savons bien que cela . . . va faire augmenter les coûts, mais il s'agit d'un principe qu'il con- vient d'appliquer dans l'exécution de cette mission ainsi que vraisemblablement dans les années à venir.
La demanderesse fonde sa réclamation sur les motifs suivants:
(1) il y avait entre les parties un contrat vala- ble et obligatoire quant à l'affrètement du Theokletos tel que décrit dans la soumission qui mentionnait précisément son port d'imma- triculation au 8 juin 1970;
(2) le refus de la défenderesse de s'acquitter de ses obligations découlant dudit contrat, comme le prouve sa décision d'exiger le chan- gement du port d'immatriculation du navire, constitue une rupture du contrat et frustre la demanderesse des avantages qu'elle escomp- tait de l'exécution des chartes-parties;
(3) au cas cette action pour rupture de contrat serait rejetée, l'action en responsabi- lité délictuelle contre la défenderesse doit être accueillie car les fonctionnaires, mandataires et «préposés» de cette dernière se sont rendus coupables, dans l'exercice de leurs fonctions, d'une telle déclaration erronée quant à leur pouvoir que cela constitue une faute lourde et délibérée, particulièrement évidente en l'es- pèce, puisqu'ils connaissaient bien la situation de la demanderesse et les difficultés qui allaient en résulter.
S'il s'était agi de deux particuliers, il ne fait aucun doute qu'un contrat valable aurait lié les parties. En l'espèce cependant, une des parties est la Couronne dont les rapports contractuels sont régis par des lois et des règlements qu'il faut examiner avec soin afin de déterminer si les parties étaient liées par les accords conclus entre la demanderesse et les fonctionnaires dûment autorisés du ministère.
Avant de décider si les rapports contractuels de la Couronne sont soumis, en l'espèce, à une loi ou à un règlement précis, il me semble utile de déterminer la nature de l'accord en cause.
Comme on l'a déjà mentionné, un des élé- ments de la présente affaire est un appel d'of- fres public lancé par le ministère des Transports.
Les intéressés par les appels d'offres envoient des soumissions écrites qui, une fois acceptées par le gouvernement, lient les soumissionnaires. Il convient de faire remarquer que les stipula tions de l'appel d'offres et des soumissions en font des documents complets. Ils contiennent toutes les conditions de l'accord et n'exigent aucune autre négociation. Les appels d'offres renvoient aux contrats-types internationaux
bien connus dans l'industrie, tels que le New York Produce Exchange Form pour les cargos et la standard tanker charterparty pour les pétroliers et l'appel d'offres n'exige apparem- ment pas que ces conditions soient reprises de manière explicite dans les documents.
De plus, les fonctionnaires du ministère des Transports reconnaissent que ces documents ont une parfaite autonomie. Flynn, le surinten- dant de la cargaison du ministère, s'occupe de ces contrats depuis plus de quinze ans et son opinion confirme ce qui précède. A la p. 109 du volume I de la transcription des notes, Flynn répond de la manière suivante aux questions qui lui sont posées:
[TRADUCTION] Q. Ai-je raison de dire que les choses se passent de la manière suivante: d'abord une sorte de négociation; puis l'affrètement et ensuite la consigna- tion dans une charte-partie des conditions de l'affrètement .. .
R. S'il s'agit de deux commerçants oui, mais il en est autrement avec le gouvernement. Il n'y a pas de négo- ciations. C'est simplement un prix fixé dans la soumission.
Sous réserve bien sûr que le navire réponde aux normes et, vous savez, qu'il soit possible d'exécuter le contrat.
Q. Est-ce dire que l'appel d'offres contient toutes les conditions de la charte-partie et que le fréteur n'a qu'à...
R. Et bien, la pièce que vous m'avez montrée avant, l'appel d'offres, je ne me souviens pas si c'était la pièce P-2 ou P-6 .. .
Q. P-2.
R. Ce sont-là les conditions et stipulations de la charte- partie définitive.
Q. De la charte-partie définitive?
R. Oui, si l'on y ajoute les clauses-type de la New York Produce Exchange Form.
Q. Ainsi, tout se trouve dans la pièce P-2?
R. Oui.
Le témoignage de Flynn et son explication de la procédure suivie par le ministère confirment les dépositions antérieures de P. Camu et de l'amiral Storrs, directeur des opérations mariti- mes du ministère. Ils avaient tous les deux exposé la procédure normalement suivie par le ministère ainsi que les formalités exigées d'un fréteur dès qu'on l'avise qu'il a été choisi et qu'on lui demande de faire parvenir au ministère la charte-partie portant sa signature.
A la p. 78 du volume I de la transcription, l'amiral Storrs explique clairement ce qu'on exige d'un fréteur avisé de l'acceptation de sa soumission. Voici ses réponses:
[TRADUCTION] Q. Ayant notifié l'adjudicataire le ministère s'attendait-il à ce qu'il entreprenne certaines démarches?
R. Oui, il était tenu d'accomplir les obligations découlant de sa soumission.
Q. C'est-à-dire ...?
R. De fournir à une date donnée un navire capable d'ac- complir la tâche qui lui était fixée.
Flynn, surintendant de la cargaison au minis- tère, a confirmé les dires de l'amiral Storrs à la p. 87 du volume I de la transcription des notes dans la déposition suivante:
[TRADUCTION] R. Des appels d'offres sont lancés pour répondre aux besoins. Ils peuvent porter sur des cargos ou sur des pétroliers. On procède ensuite à une étude des soumissions; je transmets les recommanda- tions au supérieur hiérarchique compétent et, une fois les soumissions acceptées ou approuvées, l'adjudica- taire en est avisé et on lui demande de faire parvenir sa charte-partie.
Selon les cas, on l'informe verbalement et par écrit.
Plus loin, à la p. 104 du volume I de la transcrip tion des notes, il donne les réponses suivantes:
[TRADUCTION] Q. Maintenant, dans ce cas précis, en 1970, qu'attendiez-vous, vous et votre ministère, de la part d'un adjudicataire à qui vous veniez de notifier votre acceptation de sa charte-partie?
R. A quoi m'attendais-je de sa part?
Q. Oui?
R. Qu'il livre le navire dans les staries et le charge pour le voyage à destination de l'Arctique.
Il ressort sans doute possible des faits sus- mentionnés que, le 8 juin 1970, lors de l'accep- tation des soumissions de la demanderesse, il y avait bien eu un «affrètement», selon les usages de la profession que les fonctionnaires du minis- tère des Transports ont admis connaître. Il y avait accord entre les parties quant aux condi tions des chartes-parties et acceptation par le ministère des soumissions de la demanderesse. Il était alors d'usage de signer des exemplaires des chartes-parties et c'est pour cela qu'à la demande du ministère, la demanderesse a envoyé chacune des chartes-parties en triple exemplaire (y compris celle du Theokletos),
accompagnées de sa lettre du 12 mai 1970 (pièce P-18). A mon avis, on peut affirmer que l'acceptation des soumissions suffisait à parfaire le contrat, même en l'absence des chartes-par ties, et que, si les parties avaient été des particu- liers, la signature des chartes-parties aurait sans aucun doute été considérée comme une simple formalité.
De toute évidence, les parties savaient que le contrat était formé et obligatoire au 8 juin 1970, date de la confirmation verbale par laquelle le ministère informa la demanderesse qu'ayant présenté la soumission la plus basse, elle était adjudicataire, et c'était leur volonté. Il y a, en fait, une excellente raison pratique pour consi- dérer que le contrat est obligatoire dès l'accep- tation de la soumission. Dès qu'un navire est frété pour un voyage, le soumissionnaire doit le préparer et le livrer à l'affréteur dans les staries stipulées dans la charte-partie. Il faut pour cela que le fréteur soit avisé à l'avance pour donner au navire le temps de terminer tout voyage en cours et, dans certains cas, comme en l'espèce, de procéder aux aménagements nécessaires pour le voyage prévu à destination de l'Arctique.
Puisque je considère que les parties sont liées dès l'acceptation des soumissions, je n'hésite pas à rejeter la thèse de la défenderesse selon laquelle (1) ce n'est pas un représentant dûment autorisé du ministère des Transports qui a informé la demanderesse de l'acceptation de ses soumissions et (2) puisqu'à l'époque la demanderesse a été informée que seuls des navires battant pavillon canadien seraient utili- sés pour le Programme de réapprovisionnement de l'Arctique de 1970, aucune charte-partie n'avait encore été signée par un représentant dûment autorisé du ministère des Transports, on ne saurait parler de rupture de contrat étant donné qu'il n'y avait pas de contrat. A mon avis, il ressort nettement de la preuve que la deman- deresse a été dûment informée par des fonction- naires autorisés du ministère de l'acceptation de ses soumissions et que la décision d'utiliser seu- lement des navires battant pavillon canadien dans le Programme de réapprovisionnement de l'Arctique 1970 constitue une rupture de contrat.
La défenderesse a fait valoir que les soumis- sions reçues étaient soumises à la signature d'une charte-partie. Elle a précisé d'ailleurs qu'il y a des différences entre l'appel d'offres et les soumissions et entre les soumissions et les char- tes-parties. Il y a effectivement quelques diffé- rences mineures entre l'appel d'offres et les soumissions et entre les soumissions et les char- tes-parties relatives au Global Envoy et au Cabatern. Voici ces différences:
(1) l'appel d'offres prévoyait des mâts de charge d'une puissance de levée de 30 tonnes, alors que la soumission faisait état de 2 mâts de charge d'une puissance de levée de 25 tonnes , et, bien que la Transworld ait fait savoir qu'elle pourrait, au besoin, les modi fier, on ne lui a pas demandé de le faire;
(2) la soumission fixe un prix de $10 par jour et par personne pour la nourriture et le loge- ment, alors que le contrat prévoit $10 par jour, plus $2.50 pour les repas. Aucune expli cation n'a été donnée à cet égard;
(3) l'appel d'offres exige que 7 clauses soient incluses au contrat. La soumission en con- tient 6, la 7 e ayant été omise. Cette clause portait sur la non-responsabilité pour les dom- mages causés par des arrêts de travail;
(4) le contrat spécifiait un taux minimum de surestaries de $1,000.
Comme l'admettent les fonctionnaires du ministère, ces différences ne prêtaient pas à conséquence, à l'exception du taux de suresta- ries de $1,000 qui aurait pu avoir une certaine importance, mais qui n'a fait l'objet d'aucun renseignement précis. Apparemment, il n'y a eu, à aucun moment, de difficulté ou de divergence d'opinion quant à ces différences, et le ministère n'a fait aucune réserve à cet égard. De plus, si le ministère n'avait pas accepté ces changements, rien ne laisse supposer que les soumissionnaires se seraient dégagés de leurs obligations ou même qu'ils en auraient eu la faculté. C'est en effet ce qu'affirme l'amiral Storrs à propos de soumissions antérieures dans sa réponse à une question posée par l'avocat de la défenderesse (p. 85 de la transcription des notes):
[TRADUCTION] Q. Entre le moment l'on informa les soumissionnaires de leur succès et celui les contrats
furent signés, était-il possible de modifier le contrat par rapport à la soumission?
R. Oui, je pense que c'était possible et qu'il y a eu en effet quelques changements mineurs. Mais il ne s'agit jamais de changements tels qu'un soumissionnaire dont l'offre n'avait pas été retenue puisse prétendre qu'on avait changé les conditions de l'appel d'offres et réclamer qu'il soit procédé à un nouvel appel d'offres.
Nous pouvons donc supposer que, même si l'on avait prévu la signature de chartes-parties, dont Mallot demandait une copie, c'était, en ce qui concerne sa compagnie, comme il le dit dans sa lettre, afin d'avoir des dossiers complets et, dans les circonstances, il s'agissait donc d'une simple confirmation de l'affrètement accepté le 8 juin, date à laquelle la demanderesse fut infor- mée de l'acceptation de sa soumission.
La défenderesse avance que son appel d'of- fres prévoyait que, [TRADUCTION] «compte tenu du prix et de la qualité, on pourra donner préfé- rence à des navires appartenant à des Canadiens et immatriculés au Canada» et que la demande- resse était au courant de cette disposition. Je ne pense pas que cet argument soit de nature à aider la défenderesse.
A mon sens, cette disposition prévoyait sim- plement qu'au cas des navires battant pavil- lon canadien feraient l'objet d'une soumission, on pourrait les préférer aux navires étrangers. Il n'a pas été établi que des navires canadiens avaient fait l'objet de soumissions en l'espèce et, de toute manière, les navires de la demande- resse avaient été acceptés avant qu'il soit décidé de n'utiliser que des navires battant pavillon canadien pour le Programme de réapprovision- nement de l'Arctique. Comme l'admettent les fonctionnaires du ministère, cette décision mar- quait un renversement dans une politique qui, jusque-là, voulait qu'on utilise des navires bat- tant pavillon étranger et, par conséquent, cette décision constitue une rupture des contrats con- clus si tel est le terme propre à décrire ce qui a eu lieu lors de l'acceptation des soumissions de la demanderesse par les fonctionnaires du ministère.
Nous concluons donc que le 8 juin, date à laquelle la demanderesse a reçu l'avis des fonc- tionnaires du ministère chargés de l'affrètement de navires pour le Programme de réapprovision-
nement de l'Arctique, les parties aux présentes ont convenu que la demanderesse était l'adjudi- cataire des contrats. En outre, la demanderesse, se fondant sur cette décision, a affrété des navi- res et engagé des dépenses afin d'effectuer cer- tains changements nécessaires à l'exécution des contrats, savoir, le transport de marchandises vers l'Arctique. Il faut donc déterminer mainte- nant si, vu l'article 15 de la Loi sur le ministère des Transports, S.R.C. 1970, c. T-15, la deman- deresse peut invoquer une obligation contrac- tuelle de la Couronne à son égard; voici cet article:
15. Nul titre, contrat, document ou écrit se rattachant à quelque affaire sous la direction ou la gestion du Ministre ou relevant de lui, ne lie Sa Majesté, à moins qu'il ne soit signé par le Ministre, ou à moins qu'il ne soit signé par le sous- ministre et contresigné par le secrétaire du ministère, ou à moins qu'il ne soit signé par quelque personne que le Minis- tre a spécialement autorisée par écrit à cet effet; et cette autorisation du Ministre à une personne qui prétend agir en son nom ne peut être contestée que par le Ministre ou par une personne qui agit en son nom ou au nom de Sa Majesté.
L'avocat de la défenderesse allègue qu'on ne saurait parler de rupture de contrat étant donné qu'il n'y avait pas de contrat, car, à la date l'on a avisé la demanderesse que seuls des navi- res battant pavillon canadien seraient utilisés dans le Programme de réapprovisionnement de l'Arctique pour l'année 1970, aucune charte- partie n'avait encore été signée.
Il ressort de la preuve que la demanderesse a envoyé ses soumissions le 21 mai 1970 et que les fonctionnaires du ministère l'informèrent de leur acceptation le 8 juin au plus tard. A cette date, les chartes-parties n'avaient pas été signées. La demanderesse rédigea les chartes- parties et les fit livrer par porteur le 11 juin 1970, date à laquelle elle les signa. Par contre, la défenderesse ne les a pas signées si bien que lorsque, le 22 juin 1970, la demanderesse fut avisée que l'affrètement précédemment con firmé était annulé au motif que le ministère avait décidé de n'employer que des navires bat- tant pavillon canadien, la Couronne n'avait pas signé de charte-partie.
C'est apparemment l'argument principal qu'invoque la défenderesse pour affirmer qu'à
cette date, la Couronne n'avait conclu aucun contrat valable.
Cependant, il n'est pas certain que l'article 15 s'applique à la présente affaire. Il mentionne un «contrat ... se rattachant à quelque affaire sous la direction ou la gestion du Ministre» et, au vu des articles 7 et 8 de la Loi sur le ministère des Transports, il semble bien que l'affrètement de navires aux fins du Programme de réapprovi- sionnement de l'Arctique ne soit pas une des affaires sous la direction ou la gestion du minis- tre des Transports au sens de l'article 15. Les affaires sous la direction ou la gestion du Minis- tre semblent se limiter (1) aux chemins de fer et aux canaux, à tous les ouvrages et aux proprié- tés qui en dépendent ou s'y rattachent, à la perception des droits sur les canaux publics, et à toutes les affaires qui en relèvent, de même que les personnes et les fonctionnaires préposés à ce service; (2) aux devoirs, pouvoirs et fonctions dévolus, immédiatement avant le 2 novembre 1936, au ministre de la Marine et, concernant l'aviation civile, au ministre de la Défense natio- nale par toute loi, décret ou règlement; (3) aux conseils et autres corps publics, sujets, services et biens de la Couronne qui peuvent être dési- gnés ou assignés au Ministre par le gouverneur en conseil et (4) à certaines attributions du ministre des Travaux publics telles qu'elles sont énoncées à l'article 8 de la loi.
Ces textes ne prévoient apparemment aucune catégorie dans laquelle on puisse placer les con- trats de services relatifs au Programme de réap- provisionnement de l'Arctique qui, par consé- quent, ne font pas partie des affaires relevant de la direction du Ministre telles que définies dans la Loi sur le ministère des Transports, à moins qu'ils n'appartiennent à la catégorie des «servi- ces et biens de la Couronne qui peuvent être désignés ou assignés au Ministre par le gouver- neur en conseil», prévue au paragraphe (3) de l'article 7 de la loi.
En fait, ces contrats relèvent du ministère des Transports en vertu, semble-t-il, d'un décret du conseil du Trésor, le 676616 (pièce P-19), dont voici le texte:
[TRADUCTION] Aux termes de la délibération du conseil du Trésor 636718, en date du 25 mars 1965, le ministère des
Transports et le surintendant de la cargaison de ce ministère se voient conférer des pouvoirs généraux, en tant qu'orga- nisme coordonnateur et mandataire, pour réunir, transporter et livrer les approvisionnements pour le compte des ministè- res du gouvernement canadien, du gouvernement américain, d'entreprises commerciales et d'organismes privés, pour les expéditions de marchandises dans l'Arctique à bord de navires appartenant au ministère. Ce pouvoir comprend également l'affrètement de navires et les cas il est convenu d'effectuer le transport à bord de navires exploités par des compagnies de navigation commerciales et le recou- vrement des dépenses subies en demandant paiement aux entreprises desservies pendant les années 1965, 1966 et 1967.
Le surintendant de la cargaison sera autorisé à poursuivre son rôle de coordonnateur au sein du ministère pendant les trois années suivantes, 1968, 1969, 1970.
Il se dégage de ce texte que c'est au ministère des Transports en la personne de son surinten- dant de la cargaison, et non au Ministre, qu'in- combe le rôle d'organisme coordonnateur et de mandataire en ce qui concerne le transport d'ap- provisionnements non seulement pour le compte des ministères du gouvernement canadien, mais également pour le compte du gouvernement des États-Unis ainsi que d'entreprises commerciales et d'autres organismes privés.
Il semble donc que nous ayons affaire ici à un type spécial de responsabilité qui apparemment ne découle pas des obligations ordinaires incom- bant, en vertu de la loi, au ministre des Trans ports. Il ne s'agit pas non plus d'une matière relevant précisément du paragraphe (3) de l'arti- cle 7 de la loi, savoir, les services et biens de la Couronne.
En outre, une lettre du 19 février 1965 (pièce P-19) adressée à John R. Baldwin, sous-ministre du ministère à l'époque, accordait au ministère une délégation de pouvoir encore plus étendue en matière d'approbation de contrats à condition de se conformer à certains critères qu'on trouve énumérés dans une lettre envoyée le 28 mars 1966 à John R. Baldwin par le conseil du Trésor, jointe à la pièce P-19; voici les critères en question:
(1) conformité aux procédures établies pour obtenir les autorisations de programmes rela- tifs aux travaux ou aux équipements couverts par le contrat;
(2) observations des procédures établies pour les appels d'offres;
(3) adjudication au plus bas soumissionnaire.
Il s'agit évidemment de règlements interministé- riels, mais il est cependant intéressant de souli- gner qu'ils n'exigent apparemment pas de con- trat écrit du moment qu'on a respecté les procédures établies pour les adjudications et accepté la soumission la plus basse. Comme en l'espèce, on a effectivement suivi cette procé- dure, il se peut que les fonctions de coordina tion du surintendant de la cargaison du minis- tère se limitent à faire exactement ce qu'ont fait les fonctionnaires autorisés de la Couronne après l'acceptation des soumissions de la demanderesse. Cependant, le ministère des Transports a également reçu des pouvoirs géné- raux et, puisqu'en vertu de l'article 3(2) de la Loi sur le ministère des Transports, le Ministre est chargé de la gestion et de la direction du ministère, on pourrait très bien soutenir que ces services lui ont été assignés par le gouverneur en conseil.
Il y a cependant un problème supplémentaire car si on lui a assigné ces services, ce n'est pas le gouverneur en conseil mais le conseil du Trésor qui l'a fait, probablement en vertu de l'article 5, paragraphe (3) de la Loi sur l'admi- nistration financière, S.R.C. 1970, c. F-10 dont voici le texte:
5. (3) Le gouverneur en conseil peut, par décret, autori- ser le conseil du Trésor à exercer l'ensemble ou l'un ou plusieurs des pouvoirs conférés au gouverneur en conseil en vertu de l'article 34, du paragraphe 70(2) et de l'article 73.
L'article 34 traite de l'établissement de règle- ments sur les conditions auxquelles les contrats peuvent être conclus et l'on peut supposer que le «Règlement des marchés de l'État» men- tionné dans la pièce P-19, a été établi en vertu des pouvoirs conférés à cet article. Ce règle- ment établi le 23 septembre 1964 par le gouver- neur en conseil (C.P. 1964-1467) abrogeait le règlement établi le 16 décembre 1964 sous le numéro C.P. 1954-1971.
Il s'agit en fait de déterminer si les procédures prévues dans la Loi sur l'administration finan- cière ou établies en vertu de celle-ci, relatives à la conclusion de contrats pour le compte du gouvernement canadien ou pour le compte du gouvernement des États-Unis ou encore pour
des entreprises commerciales et autres organis- mes privés, qu'elle vise aussi, exigent autre chose que l'acceptation des soumissions pour former un contrat et dispensent, notamment, de l'obligation de se conformer à l'article 15 de la Loi sur le ministère des Transports.
L'article 15 a fait l'objet d'un certain nombre de jugements de la présente Cour ainsi que de la Cour suprême et du Conseil privé et il est inté- ressant de voir comment furent alors traitées les questions soulevées par cet article.
Dans l'affaire La Reine c. Henderson 28 R.C.S. 425, des préposés de la Couronne avaient passé des commandes de bois de cons truction en sus des quantités prévues dans l'ap- pel d'offres et la soumission acceptée. La Cou- ronne refusa par la suite de payer bien qu'elle ait utilisé le bois qui lui avait été livré. Malgré l'absence d'un contrat écrit couvrant lesdites commandes, la Cour a jugé que la Couronne ne pouvait pas se prévaloir d'une disposition légis- lative identique à l'article 15. Aux pp. 432 et 433, le juge Taschereau déclarait:
[TRADUCTION] Nous partageons l'opinion de la Cour de l'Échiquier selon laquelle ce texte ne s'applique pas. Par le mot «contrat» qui y figure, il faut entendre un contrat écrit. Le bois de construction en cause a été livré sur commandes verbales des préposés de la Couronne; le texte législatif en question ne s'applique pas à des marchandises effectivement vendues, livrées et remises à des préposés de la Couronne, pour la Couronne ... .
En l'espèce, aucune loi n'exige expressément que tous les contrats conclus par la Couronne soient consignés par écrit. En l'absence d'un tel texte, la Couronne ne peut donc pas refuser de payer les matériaux que ses préposés ont achetés dans l'exercice de leurs fonctions et qui leur ont été livrés aux fins d'ouvrages publics.
J'estime qu'il ressort de cette décision que si, dans le cours ordinaire des affaires, il est d'usage de traiter verbalement ou d'une autre manière incompatible avec une stricte applica tion de l'article 15, la responsabilité de la Cou- ronne peut être juridiquement engagée par ses préposés si ces derniers ont observé les procé- dures de base, savoir, dans le cas présent, un appel d'offres et l'acceptation de la soumission la plus basse.
Le Conseil privé, dans l'affaire Dominion Building Corporation Ltd. c. Le Roi [1933] AC. 533, a retenu l'interprétation de ce texte donnée
dans l'arrêt Henderson (précité). Les appelants avaient fait une offre d'achat de terrains appar- tenant à la Couronne et négociaient également l'achat de terrains avoisinants ayant appartenu auparavant à la Couronne, pour le compte du ministère des Chemins de fer et Canaux. Le litige portait en l'espèce sur le point de savoir s'il y avait contrat entre les appelants et la Couronne bien que l'offre d'achat des appelants n'ait jamais fait l'objet d'une acceptation écrite du ministère des Chemins de fer et Canaux. Le ministère soutenait qu'aux termes de l'article 15 de la Loi du ministère des Chemins de fer et Canaux S.R.C., 1906, c. 35 (de teneur similaire à celle de l'article 15 de l'actuelle Loi sur le ministère des Transports), seul un contrat écrit et signé par des personnes dûment autorisées peut lier la Couronne.
Lord Tomlin a examiné la question de savoir s'il pouvait y avoir contrat sans que soient observées les dispositions de l'article 15 et il donna son avis quant à l'interprétation correcte de cet article. Voici ce qu'il déclare aux pp. 544 et 545:
[TRADUCTION] D'après leurs Seigneuries, s'il était néces- saire de signifier l'acceptation de l'offre, la preuve démontre clairement que cette notification a eu lieu par l'envoi à l'appelant, Forgie, d'une copie certifiée du décret en Con- seil. Mais, d'après leurs Seigneuries, une interprétation cor- recte du contrat ne fait pas ressortir une telle obligation. L'offre précise que «Cette offre d'achat, si elle est acceptée par décret de son excellence le Gouverneur général en conseil, vaudra contrat d'achat et de vente obligatoire soumis aux termes et stipulations de l'offre.» L'énoncé n'est pas très précis, mais le sens le plus naturel et, selon leurs Seigneuries, celui qu'il convient de donner à ce texte, est que l'offre sera censée être acceptée dès qu'aura été adopté le décret nécessaire.
Ainsi, dès l'adoption du décret, il y avait contrat sans qu'il y ait d'avis d'acceptation.
Lord Tomlin poursuit à la p. 546:
[TRADUCTION] En l'occurrence, l'article 15 s'appliquait-il à ce contrat? Leurs Seigneuries sont d'avis que non. Il con- vient de souligner que l'article n'exige pas que tout contrat soit écrit pour être obligatoire, mais le texte prévoit simple- ment que nul titre, contrat, document ou écrit se rattachant à quelque affaire sous la direction ou la gestion du Ministre n'est obligatoire s'il n'est pas signé et contresigné par certai- nes personnes désignées. D'ailleurs, des quatre possibilités
mentionnées, toutes, sauf le «contrat», sont toujours des écrits. Dès 1898, la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Reg. c. Henderson (28 Can. R.C.S. 422) a jugé que l'article ne s'appliquait pas quand il s'agissait d'un contrat non écrit. Leurs Seigneuries considèrent que cette conclusion est juste. Elles sont d'avis qu'en ce qui concerne le «contrat», cet article ne s'applique pas, sauf lorsque le contrat est consigné dans un ou plusieurs actes qui doivent être signés par un représentant de la Couronne. Ce n'était pas le cas en l'espèce. Selon l'interprétation que leurs Seigneuries don- nent de l'offre, aucun autre écrit signé par les parties n'était exigé. L'adoption du décret suffisait à transformer l'offre en contrat valable.
En accord avec cette décision, il n'y a, à mon avis, aucune difficulté à admettre que, lorsqu'il y a échange d'actes écrits, tels qu'un appel d'offres et une offre ou soumission et que chaque acte contient toutes les conditions de l'accord qui, en plus, a été confirmé et accepté par les parties ou par leurs représentants autori- sés, il y a formation d'un accord valable liant les parties. Comme nous avons pu le constater, la procédure établie en vertu d'une délibération du conseil du Trésor (pièce P-19) à savoir, un appel d'offres régulier et l'acceptation de la soumis- sion la plus basse, a été observée ce qui, à mon sens, suffisait à parfaire l'accord, la signature de la charte-partie par les parties devenant, dans les circonstances, une simple formalité.
Il semble découler des décisions susmention- nées que l'article 15 ne fait pas obstacle à des accords verbaux ou à des accords conclus et mis en vigueur par une procédure prévoyant l'établissement de certains documents qui assu- rent la formation d'un contrat valable et parfait. Dans ce cas, la rédaction d'autres documents ne sert qu'à confirmer l'accord déjà intervenu entre les parties et à s'assurer que les règles prévues pour un contrat écrit passé par la Couronne ou pour d'autres cas un écrit est nécessaire sont respectées. En ce qui concerne la Couronne, tous les contrats passés par le ministère des Transports sont signés par un fonctionnaire autorisé par le Ministre, à l'époque un certain Fortier, conseiller juridique du ministère. Nous pouvons supposer, vu la formation et les fonc- tions de Fortier, que son rôle était d'examiner les documents contractuels, d'en vérifier la léga- lité, puis de les signer suite à l'approbation donnée par les fonctionnaires du ministère char-
gés d'approuver l'affrètement de navires et les stipulations des chartes-parties.
Les contrats verbaux sont admis au Québec tout comme en common law ainsi qu'il ressort de la citation suivante (voir Traité de droit civil de la province de Québec, Trudel, volume VII, pp. 103 et 104):
Ainsi donc le consentement peut s'extérioriser sans écrit même sans paroles. Le contrat verbal est une manifestation de la volonté formelle ... Ceci n'est pas nécessaire, le consentement tacite se dispense de l'acquiescement oral et il est suffisant aux dires de l'article 988.
plus loin, à la p. 63 du même volume, on trouve:
En ces matières, les faits et les circonstances ont toujours une importance extrême. Les principes sont clairs: l'écrit n'est en règle générale que la preuve du contrat, il n'est pas la substance. Les complications viennent de l'enchevêtre- ment des faits auxquels on doit les appliquer.
A l'arrêt Rio Tinto Company c. La Couronne [1921-22] 1 Lloyd's L.R. 821 à la p. 823, on cite l'arrêt Von Hatzfelt-Wildenburg c. Alexander [1912] 1 Ch. 284 à la p. 288 rendu par le juge Parker où, à mon avis, les principes relatifs à la formation des contrats sont énoncés de manière concise:
[TRADUCTION] La jurisprudence semble établir clairement que, si les documents ou lettres constituant un contrat prévoient la conclusion d'un contrat supplémentaire entre les parties, c'est une question d'interprétation de décider si la conclusion du contrat supplémentaire constitue une condi tion de l'accord ou s'il ne s'agit que d'un simple désir exprimé par les parties quant à la façon dont sera exécutée la transaction qui a déjà été conclue. Dans le premier cas, le contrat n'est pas valable soit parce que la condition n'est pas remplie soit parce que le droit ne reconnaît pas un contrat par lequel une personne s'engage à conclure un autre contrat.
Dans l'arrêt Rio Tinto Company c. La Cou- ronne (précité), à la p. 823, on mentionne l'ex- trait suivant tiré de l'arrêt Rossdale c. Denny [1921] 1 Ch. 57 rendu par le juge Russell (p. 59):
[TRADUCTION] Je pense qu'on peut bien en rendre compte (c'est de la jurisprudence qu'il s'agit) en disant qu'elle est unanime à déclarer que cette question dépend entièrement de l'interprétation correcte des documents. S'il ressort de l'interprétation correcte des documents que la référence à un contrat formel n'est en fait que l'expression du souhait de l'une des parties ou des deux de donner un caractère plus formel à leur contrat déjà conclu, nul n'est admis à invoquer comme moyen de défense le fait que ce contrat formel n'a
pas été signé; le contrat d'origine signé subsiste et l'on peut en exiger l'exécution. Si, par contre, l'interprétation correcte des documents fait ressortir que l'offre ou l'acceptation étaient seulement conditionnelles, alors le fait qu'il n'a pas été souscrit à un contrat formel constitue un moyen de défense car l'intention des parties était de ne pas se lier avant la signature d'un document en bonne et due forme.
En ce qui concerne les chartes-parties, la question de savoir si le contrat obligatoire a été conclu par correspondance ou verbalement quant à ses conditions ou si l'engagement des parties dépendait de la signature d'une charte- partie en bonne et due forme, est également une question d'interprétation. (Voir Carver—Car- riage by Sea —British Shipping Laws, vol. II, paragraphe 326; Zarati Steamship Co. c. Frames Tours Ltd. [1955] 2 Lloyd's L.R. 278; Sociedade Portuguesa de Navios Tangues Limi- tada c. Polaris [1952] 1 Lloyd's L.R. 407.
Il convient également de mentionner la déci- sion tout à fait juste de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'affaire Heckla c. Cunard (1904) 37 N.S.R. 97 (C.A.) le juge Weatherbe déclare (p. 104):
[TRADUCTION] On nous demande de décider que les affré- teurs, s'étant aperçus le 22 que leur situation avait changé, pouvaient, en poursuivant la correspondance et en soulevant des questions, faire traîner les négociations et se soustraire ainsi aux obligations réciproques qui, malgré une mauvaise rédaction, avaient déjà été acceptées d'un commun accord. Une pareille décision irait à l'encontre des principes qui régissent les contrats commerciaux.
Dans la présente affaire, il me semble évident que les parties s'étaient entendues sur tous les points et, bien que la charte-partie ait été prépa- rée, l'accord n'était en aucune manière subor- donné à sa signature. Il s'agissait donc que d'une simple formalité servant à consigner dans un seul document toutes les clauses déjà accep- tées. En effet, les parties s'étaient déjà mises d'accord sur les clauses contenues dans le con- trat-type du N.Y.P.E. mentionné dans l'appel d'offres ainsi que sur les avenants, eux aussi, énoncés en détail dans l'appel d'offres.
Il reste à étudier une question que les parties n'ont pas traitée et qui me semble avoir une grande importance en l'espèce. Les faits font ressortir que les fonctionnaires du ministère, autorisés à procéder à des appels d'offres et à accepter les soumissions, ont confirmé, au nom de la Couronne, l'acceptation d'une offre avant
que la Couronne ne signe les chartes-parties; les assurances ainsi données devaient créer des obligations et on devait leur donner suite, ce qui fut le cas. Il s'agit donc de décider si la Cou- ronne peut maintenant soutenir que les exigen- ces de l'article 15 n'ont pas été respectées (en supposant que cet article soit applicable en l'es- pèce) et que, par conséquent, l'accord conclu par les parties n'est pas exécutoire.
Compte tenu des circonstances révélées par la preuve, je considère que la Couronne ne saurait invoquer l'inobservation de l'article 15 de la Loi sur le ministère des Transports pour se sous- traire aux obligations qu'elle a contractées lors de l'acceptation des soumissions par ses fonc- tionnaires dûment autorisés.
La décision du juge Denning dans l'arrêt Rob- ertson c. Minister of Pensions [1949] 1 K.B. 227 est, à mon sens, particulièrement appropriée et il convient d'en reproduire des extraits. Il s'agis- sait d'un officier d'active qui avait écrit au War Office au sujet d'une invalidité dont il souffrait et à qui on avait répondu que cette invalidité était reconnue comme imputable au service mili- taire. Fort de ces assurances, il jugea superflu d'obtenir une expertise médicale indépendante. Plus tard, le ministre des Pensions décida que l'invalidité de l'appelant n'était pas imputable au service en temps de guerre. La Cour a décidé que les assurances données à l'appelant liaient la Couronne; à la p. 230 le juge Denning déclarait:
[TRADUCTION] Ainsi, qu'en est-il en droit? S'il s'agissait d'un litige entre particuliers, celui qui aurait donné des assurances comme celles que renferme la lettre du War Office, serait certainement tenu de s'y conformer à moins de pouvoir démontrer qu'il les avait données par erreur ou sur la base d'une fausse déclaration ou l'équivalent. Aucun motif de cette nature n'est invoqué ici. Nombre de précé- dents établissent qu'il sera donné effet à une acceptation non équivoque de responsabilité s'il était dans l'intention des parties de la rendre exécutoire et de lui donner suite et si, effectivement, il lui a été donné suite.
à la p. 231 il poursuit:
[TRADUCTION] Il convient également de décider si la Cou- ronne est liée par les assurances données par la lettre du War Office. La Couronne ne saurait se dégager en affirmant qu'elle est en droit de se dédire d'une déclaration ou d'un engagement car cette doctrine est discréditée depuis long- temps. La Couronne ne saurait non plus se dégager en invoquant la doctrine de la raison d'État en vertu de laquelle la Couronne ne peut s'engager de manière à entraver l'exer-
cice de son pouvoir exécutif à l'avenir. Cette doctrine fut mise en avant par le juge Rowlatt dans l'arrêt Rederiak- tiebolaget Amphitrite c. Le Roi ([1921] 3 K.B. 500, aux pp. 503 et 504), ce qui n'était d'ailleurs pas nécessaire en l'espèce car la déclaration n'était pas une promesse destinée à créer des obligations mais seulement l'expression d'une intention. Il semble que le juge Rowlatt ait été influencé par les affaires portant sur le pouvoir discrétionnaire de la Couronne de renvoyer ses préposés; mais on doit examiner maintenant toutes ces affaires à la lumière du jugement de Lord Atkin dans l'affaire Reilly c. Le Roi ([1934] A.C. 176, à la p. 179). D'après cette décision, pour ce qui est des contrats de service, la Couronne est liée par ses promesses expresses au même titre qu'un particulier. Dans les affaires il a été jugé que la Couronne avait un droit discrétion- naire de renvoi, la décision est fondée sur l'existence d'une disposition implicite à cet effet, qui, bien sûr, ne peut être invoquée à l'encontre d'une disposition expresse. A mon sens, la défense fondée sur la raison d'État n'a qu'une portée limitée. La Couronne ne saurait s'en prévaloir que lorsqu'il existe une disposition implicite à cet effet ou que tel est le véritable sens du contrat. Ce n'est certainement pas le cas en l'espèce. La lettre du War Office est rédigée de manière claire et explicite et je ne vois pas comment la Couronne pourrait se prévaloir d'une disposition implicite l'autorisant à révoquer sa décision à son bon plaisir et sans motif.
puis à la p. 232:
[TRADUCTION] J'en viens à la question qui, dans cette affaire, est la plus compliquée. Le ministre des Pensions est-il lié par la lettre du War Office? A mon sens, oui. L'appelant pensait sans aucun doute que, puisqu'il servait dans l'armée, il appartenait au War Office d'examiner la question des causes de son invalidité. Il a donc écrit au War Office. Ce ministère ne l'a pas référé au ministre des Pen sions. Les fonctionnaires ont fait acte de compétence en la matière et ils ont assuré à l'appelant que son invalidité serait considérée comme imputable au service militaire. Il était en droit de supposer qu'avant de lui donner cette assurance, ce ministère avait consulté les autres ministères en cause, notamment le ministère des Pensions. Il était en droit de supposer que la commission de médecins militaires qui l'avait examiné, avait compétence, aux yeux du ministère des Pensions, pour décerner des certificats relatifs aux causes d'invalidité. Peut-on sérieusement affirmer qu'il n'au- rait pas se fier à l'assurance qu'il avait reçue? A mon sens, si, dans ses rapports avec un particulier, un ministère assume de lui-même compétence relativement à une affaire concernant ledit particulier, ce dernier est en droit de penser que ce ministère a bien la compétence qu'il a assumée. Il ne connaît pas les limites de cette compétence et on ne peut pas lui demander de la connaître. Le ministère lui-même s'est manifestement engagé, n'étant rien d'autre qu'un agent de la Couronne, il a aussi engagé la responsabilité de cette dernière. Si la Couronne est liée, les autres ministères le sont également car eux aussi ne sont que des agents de la Couronne. La lettre envoyée par le War Office engage donc la Couronne et, par son intermédiaire, le ministère des Pensions. Le ministère des Pensions a pour fonction d'exé- cuter le mandat du Souverain et, dans l'exercice de cette
fonction, il est tenu d'honorer toutes les assurances données par la Couronne ou en son nom.
Dans l'arrêt précité, le juge Denning n'a fait qu'appliquer le principe qu'il avait défini dans l'arrêt Central London Property Trust Ltd. c. High Trees House Ltd. [1947] K.B. 130, d'après lequel une personne s'engage effectivement par une promesse ou une assurance si elle entend s'engager par celle-ci et lui donner suite. C'est ce que l'on appelle la doctrine de l'obligation par fin de non-recevoir. Depuis lors, ce principe a été appliqué par cette Cour ainsi que par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Curtiss- Wright Corp. c. La Reine [1969] R.C.S. 527; Conwest c. Letain [1964] R.C.S. 20; John Bur rows c. Subsurface Surveys Ltd. [1968] R.C.S. 607 et enfin Canadian Superior Oil Ltd. c. Hambly [1970] R.C.S. 932.
Une fois décidé qu'avant que la Couronne ne change de politique et ne fasse dorénavant appel qu'à des navires battant pavillon canadien, il y avait un contrat entre les parties, il reste à décider si l'exigence d'un changement d'imma- triculation constitue une rupture d'achat. Il ne fait, à mon sens, aucun doute qu'en refusant d'observer les termes du contrat et en exigeant le changement d'immatriculation du navire, la défenderesse a répudié ses engagements con- tractuels et s'est ainsi exposée à une demande de dommages-intérêts de la part de la demanderesse.
L'immatriculation d'un navire détermine sa nationalité. Un changement d'immatriculation entraîne un changement du droit applicable à la gestion et à l'exploitation du navire ainsi qu'à la responsabilité de son propriétaire. Voir Singh et Colinvaux, Shipowners, British Shipping Laws, volume 13, paragraphe 3:
[TRADUCTION] ... Le régime juridique de la marine mar- chande dans le domaine du droit international public est ainsi fondé sur le concept d'«appartenance nationale» qui, peut-on dire, vient s'ajouter à la propriété individuelle.
Certains états ont posé des normes peu exigen- tes quant à l'équipage, l'armement et l'inspec- tion des navires. D'autres, tels que la Grande- Bretagne, les États-Unis et le Canada, imposent aux navires des contrôles rigoureux. Le Canada, conscient des risques de la navigation dans
l'Arctique ainsi que de la pollution, a adopté une législation très stricte quant aux exigences aux- quelles doivent répondre les navires croisant dans ces eaux.
Un changement d'immatriculation n'est pas une simple formalité. Il entraîne, comme nous l'avons vu, le changement du régime juridique du navire et impose au propriétaire l'obligation d'engager des dépenses supplémentaires afin de répondre à ces nouvelles normes.
P. Camu était au fait des conséquences d'un changement de politique d'immatriculation ainsi qu'il ressort d'une note de service envoyée au directeur des opérations de la marine le 19 juin 1970 (pièce P-10), que voici:
[TRADUCTION] Nous savons très bien que cette limitation des offres aux navires battant pavillon canadien va faire augmenter les coûts, mais il s'agit d'un principe qu'il con- vient d'appliquer dans cette mission ainsi que vraisemblable- ment dans les années à venir.
P. Camu reconnaissait en effet que des navi- res battant pavillon canadien coûteraient plus cher à exploiter et représenteraient un investis- sement plus important. L'amiral Storrs a déclaré qu'un changement d'immatriculation n'était pas un changement mineur. Dans le cas de la signa ture d'une charte-partie, j'ai la certitude que le nom et la nationalité d'un navire sont des élé- ments déterminants. Ces déclarations font partie des conditions, qu'on considère comme une partie essentielle du contrat. Le signataire du contrat compte sur leur véracité ainsi que sur leur exécution. Leur inobservation autorise l'au- tre partie à répudier la charte-partie et à récla- mer à ce titre des dommages-intérêts. Voir Scrutton On Charter parties, 17e éd., p.71 et pp. 77 et 78.
Dans l'arrêt Brown and Root Ltd. c. Chimo Shipping Ltd. [1967] R.C.S. 642 la Cour a admis qu'en droit canadien, l'inexécution d'une stipu lation d'une charte-partie constitue une rupture de contrat.
L'avocat de la demanderesse soutient que, si l'action pour rupture du contrat est rejetée, l'ac- tion en responsabilité délictuelle doit alors être accueillie. Il soutient, en effet, que les fonction- naires, agents et «préposés» de la défenderesse se sont rendus coupables, dans l'exercice de
leurs fonctions, d'une telle déclaration erronée quant à leur pouvoir que cela constitue une faute lourde et délibérée, particulièrement évi- dente en l'espèce puisqu'ils connaissaient bien la situation de la demanderesse et les difficultés qui allaient en résulter. Il prétend en outre que ces fonctionnaires et «préposés» se sont rendus coupables d'un manquement aux devoirs de leur charge.
A mon avis, on ne peut retenir contre la Couronne la faute ou le délit civil de ses fonc- tionnaires ou employés. En premier lieu, je ne vois pas quelle faute ils ont commis en procé- dant comme à l'habitude et en confirmant l'af- frètement du navire avant que n'intervienne un changement de politique décidé par le Ministre et dont ils ne peuvent être tenus responsables. Il y a, d'ailleurs, un motif encore plus péremptoire de rejeter toute réclamation fondée sur un délit civil ou un quasi-délit car c'est plus de deux ans après les faits incriminés, savoir à l'ouverture du procès, que l'on a fait une tentative de les introduire comme cause d'action par voie d'amendements à la déclaration.
Il reste à déterminer le montant des domma- ges-intérêts auxquels la demanderesse a droit en raison de la violation du contrat. En ce qui concerne le Theokletos, la demanderesse réclame $110,124.24, plus intérêts à compter de la date à laquelle devait être effectué le paie- ment de l'affrètement prévu, et ses dépens.
La réclamation de la demanderesse est fondée sur le revenu brut qu'elle comptait tirer de l'af- frètement du navire par la défenderesse moins les revenus réels gagnés grâce à d'autres affrète- ments du navire conclus par la demanderesse afin de réduire ses pertes. A cette somme, elle a ajouté les dépenses supplémentaires engagées pendant cette période qui n'ont pas été recou- vrées lors des affrètements conclus pour réduire les pertes.
J'estime que c'est sur cette base qu'il convient d'allouer des dommages-intérêts à la demande- resse. L'article 1073 du Code civil dispose que:
1073. Les dommages-intérêts dus au créancier sont, en général, le montant de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé; ...
L'article 1074 dispose que:
1074. Le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir au temps l'obligation a été contractée, lorsque ce n'est point par son dol qu'elle n'est point exécutée.
Dans l'arrêt British Westinghouse Electric and Manufacturing Company Limited c. Under ground Electric Railways Company of London Limited [1912] A.C. 673, le vicomte Haldane a exposé, au pp. 688 et 689, ce qu'il considère être les principes bien établis en matière de fixation de dommages-intérêts. Voici un extrait de sa décision:
[TRADUCTION] Il s'agit en premier et dans la mesure du possible de remettre par l'allocation d'une somme d'argent celui qui a prouvé la rupture de contrat, savoir l'inexécution d'un marché par lequel il devrait obtenir quelque chose, dans une situation aussi avantageuse, pour autant que cela puisse se faire, que si le contrat avait été exécuté.
Parlant pour la Cour suprême, à la p. 17 de l'arrêt Sunshine Exploration c. Dolly Varden Mines [1970] R.C.S. 2, le juge Martland cite ce point de vue en l'approuvant.
Sur ce point, il ne semble y avoir aucune différence entre la common law et les articles 1073 et suiv. du Code civil. Voir le juge Ritchie à la p. 648 dans l'affaire Brown and Root Ltd. c. Chimo Shipping Ltd. (précité).
Dans l'arrêt Remer Bros. Investment Corpora tion c. Robin [1966] R.C.S. 506, le juge Fau- teux, alors juge puîné, a clairement indiqué la règle qu'il convenait d'appliquer afin de déter- miner les conséquences de la rupture du contrat que les parties avaient pu prévoir. En effet, à la p. 512, il déclare:
Reste à considérer si ce gain ou ce dommage de $47,750, que la preuve justifie, était prévisible à la formation du contrat, en juin 1953. La prévisibilité du dommage, envisa gée au jour du contrat, doit s'apprécier in abstracto. Il ne s'agit pas, en effet, du dommage que le débiteur a pu prévoir mais «qu'on a pu prévoir», dit l'article 1074, du Code Civil, ce qui veut dire: que le type abstrait du bon père de famille, de l'homme prudent et avisé a pu prévoir.
Pour déterminer les conséquences que les parties avaient pu prévoir, ce qui découle de la preuve, il faut retenir que le contrat portait sur l'affrètement de navires; qu'un affrètement se règle d'après les conditions du marché, ce qui
fait dépendre la valeur des navires de leur posi tion sur le marché concurrentiel ainsi que des effets de la règle générale de l'offre et de la demande; que la défenderesse, par l'intermé- diaire de ses fonctionnaires, avait déjà une longue expérience dans ce domaine et qu'elle connaissait cette conjoncture économique; que la défenderesse, par l'intermédiaire de ses fonc- tionnaires autorisés, n'ignorait pas les obliga tions contractées par la demanderesse ainsi que les obligations financières qui lui incombaient.
La ventilation de la somme réclamée par la demanderesse et qui a été mentionnée au début de ces motifs est assez simple et nous pouvons la reproduire ici:
a) revenus bruts anticipés (60 jours à
$2,750 par jour).. $165,000.00
MOINS
revenus réels . $ 81,027.51
Pertes brutes $ 83,972.49
PLUS
dépenses supplémentaires engagées $ 26,151.75
Pertes nettes $110,124.24
L'avocat de la défenderesse a accepté cette ventilation de la somme réclamée puisqu'il a déclaré à la page 346:
[TRADUCTION] . . . Votre Seigneurie, nous avons examiné les comptes relatifs au Theokletos et, dans la mesure nous n'avons aucun changement à y apporter qui soit de nature à modifier les pièces déposées, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de les ajouter au dossier à moins que mon confrère n'insiste sur ce point.
L'avocat de la demanderesse a ensuite répondu:
[TRADUCTION] . . . Il me semble que mon estimé confrère reconnaît formellement qu'il a examiné le détail des comptes et que ceux-ci confirment la ventilation que nous avons déposée.
L'avocat de la défenderesse a donné son assentiment.
Voici à quoi se limite la contestation par la défenderesse des dommages-intérêts réclamés. Le montant réclamé n'est donc pas sérieuse- ment contesté et il est appuyé par les factures appropriées ainsi que par le témoignage du pré- sident, Mallot. Dans la mesure il semble que
ce montant corresponde aux dommages-intérêts auxquels la demanderesse a droit pour la rup ture du contrat, la défenderesse est tenu de le lui verser.
Ainsi, la demanderesse doit recouvrer la somme de $110,124.24 plus intérêts, à compter de la date du jugement, au taux de 5%, plus la moitié (z) de ses dépens, car cette affaire a été jugée d'après le même dossier que l'affaire du Global Envoy et du Cabatern.
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