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David Gerald Crabbe (Appelant) c.
L'honorable Donald C. Jamieson, ministre des Transports (Intime')
Cour d'appel; le juge Thurlow, le juge Collier et le juge suppléant Choquette—Ottawa, les 29, 30
et 31 mai; les l er , 2 et 9 juin 1972.
Droit maritime—Droits civils—Commissaire nommé pour enquêter sur les abordages de navires—Partie VIII de la Loi sur la marine marchande du Canada—Suspension du brevet du pilote—Procédure suivie à l'audience—Doit-on porter l'accusation contre le pilote du navire avant de lui demander de présenter sa défense—Le Ministre est tenu de porter les accusations.
Dans un chenal étroit au large des côtes de la Colombie- Britannique, un cargo se dirigeant vers le nord doubla un cap à tribord et heurta aussitôt après un traversier qui se dirigeait vers le sud, causant ainsi de graves avaries et le décès de trois personnes. En vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, un commissaire tint une investiga tion formelle qui dura 29 jours. Conformément à la Règle 7 des Règles sur les sinistres maritimes, on signifia au pilote du cargo et aux propriétaires et officiers des deux navires un avis d'investigation accompagné d'une copie des ques tions que l'avocat du ministre des Transports soumettait à la Cour ainsi que d'un exposé de l'affaire en la forme pres- crite. A l'audience, l'interrogatoire et le contre-interroga- toire des témoins appelés pour le compte du ministère se poursuivirent pendant les 22 premiers jours. L'avocat du pilote du cargo refusa alors d'appeler des témoins au motif qu'il n'y était pas tenu tant qu'on n'avait pas porté d'accusa- tions entraînant une mesure disciplinaire contre son client. Les avocats du ministère refusèrent de formuler les accusa tions avant la déposition de l'ensemble de la preuve. Le commissaire rejeta la prétention de l'avocat de l'appelant, qui ne présenta pas de preuve. Le pilote du cargo fut jugé coupable de négligence et son brevet suspendu pour 15 mois. Il interjeta appel.
Arrêt: l'appel est accueilli; il faut annuler la suspension du brevet de l'appelant.
Avant qu'on lui demande de présenter une défense, l'avo- cat du pilote du cargo aurait connaître l'accusation portée contre son client puisqu'elle risquait d'entraîner des mesures disciplinaires à son égard. C'est au Ministre qu'il revient de porter des accusations si des mesures disciplinai- res doivent en découler.
Arrêts suivis: The Chelston [1920] P. 400; Re Berquist [1925] 2 D.L.R. 696; distinction faite avec l'arrêt: The Princess Victoria [1953] 2 Lloyd's Rep. 619; arrêts examinés: Nelson Steam Navigation Co. c. Board of Trade (1931) 40 Lloyd's Rep. 55; The Seistan [1959] 2 Lloyd's Rep. 607; arrêt mentionné: Koenig c. Le minis- tre des Transports [1971] C.F. 190.
APPEL d'une décision d'une cour d'investi- gation en vertu de la Loi sur la marine mar- chande du Canada.
L. Langlois, c.r. pour l'appelant.
N. Mullins, c.r. et A. C. Pennington pour l'intimé.
LE JUGE THURLOw—Il s'agit en l'espèce d'un appel interjeté, en vertu de l'article 576 de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1952, c. 29, [maintenant S.R.C. 1970, c. S-9, art. 566] d'une décision d'un commissaire nommé en vertu de la partie VIII de la Loi' pour faire une investigation formelle sur les circonstances entourant un abordage qui s'est produit dans Active Pass, en Colombie-Britan- nique, le 2 août 1970, entre le N.M. Queen of Victoria et le N.M. Serghei Iessenine. Par la décision en question, le commissaire a, entre autres choses, suspendu le brevet de pilote de l'appelant pour une période de quinze mois; c'est de cette partie de la décision qu'il est fait appel.
Active Pass est une passe navigable d'environ 2 milles et demi de longueur, séparant les îles Galiano et Mayne. Sa partie la plus étroite est située à l'extrémité sud où, entre Helen Point sur l'île Mayne et la balise de Collinson Point au nord-ouest sur l'île Galiano, elle n'est large que de 2.2 encablures.
L'abordage s'est produit peu après midi par une belle journée; rien, si ce n'est une marée d'un ou deux noeuds allant vers le nord-est, ne pouvait influer sur la navigation dans la passe. Le Serghei Iessenine, un cargo moderne à hélice unique, d'environ 5,212.90 tonneaux de jauge officielle et long de 523 pieds, approchait de l'extrémité sud de la passe, se dirigeant vers le nord; ayant laissé à une encablure sur tribord le phare d'Enterprise Reef, environ trois quarts de mille au sud de l'entrée, et ayant par la suite ramené sa vapeur à demi-vitesse, réduisant ainsi sa vitesse en surface de 16 12 noeuds, il avait amorcé un virage à angle droit vers tribord en tournant la barre tout d'abord de 10 degrés et ensuite de 20 degrés pour contourner Helen Point et entrer dans la passe; c'est alors que le Queen of Victoria est apparu derrière la pointe, à environ un demi-mille, se dirigeant vers l'ouest dans la partie sud de la passe. Presqu'au même moment, les personnes à bord du Queen of Victoria aperçurent le Serghei Iessenine. L'a- bordage s'est produit une minute plus tard,
presqu'au milieu du chenal, lorsque le côté bâbord de l'étrave du Serghei Iessenine a frappé, à un angle de 40 45 degrés, le côté bâbord du Queen of Victoria entre sa passerelle et sa che- minée, endommageant sérieusement ce dernier. et entraînant le décès de trois de ses passagers. Entre le moment il aperçut le Queen of Victoria et celui de l'abordage, le Serghei Iesse- nine avait fait machine arrière toute, ce qui avait commencé à diminuer l'erre du navire.
D'après les réponses aux questions 7C et 7D, le savant commissaire a établi que l'appelant, en tant que pilote, dirigeait le Serghei Iessenine avant et au moment de l'abordage; d'après les réponses aux questions 11, 14 et 15, il a établi ce qui suit:
[TRADUCTION] QUESTION 11. L'abordage s'est-il produit dans un chenal étroit au sens de la Règle 25 des Règles sur les abordages et, s'il en est ainsi, cette règle a-t-elle été respectée par les personnes conduisant—
A. Le «Queen of Victoria»; et
B. Le «Serghei Iessenine»?
RÉPONSE: Oui.
A. Non.
B. Non.
QUESTION 14. Quelle a été la cause de l'abordage? RÉPONSE: L'abordage a été provoqué par ceux qui diri-
geaient le «Queen of Victoria» et le «Serghei Iesse-
nine», car ils ont omis:
PREMIÈREMENT d'observer la Règle 25a) et 25b) des
Règles sur les abordages, dans la mesure
(1) les deux navires ont omis de rester suffisam- ment à leur droite du chenal,
(2) les mesures normales de vigilance et de précau- tion à prendre en conduisant un navire qui aborde le coude du chenal formé par Helen Point n'ont pas été prises; et
DEUXIÈMEMENT de virer promptement et de façon décisive vers tribord en s'apercevant.
QUESTION 15. L'abordage est-il directement ou indirecte- ment imputable à la faute ou à la prévarication d'une ou de plusieurs personnes, et s'il en est ainsi, quelles sont ces fautes ou prévarications et qui les a commises?
RÉPONSE: Oui, de la manière suivante: Le capitaine D. G. Crabbe
a) s'est approché du coude d'Helen Point sur une route dangereuse;
b) a commencé à doubler Helen Point à une vitesse excessive;
c) a omis de virer immédiatement et de façon décisive
vers tribord en apercevant le «Queen of Victoria».
Le capitaine R. J. Pollock
a) a omis de surveiller de façon appropriée les mouve- ments du «Cape Russell» qu'il dépassait à tribord, alors qu'il lui était essentiel de connaître la position de ce navire pour pouvoir naviguer sûrement dans le reste de l'étroit chenal par lequel son navire passait;
b) s'est approché d'Helen Point du mauvais côté du chenal, si bien que son navire était du mauvais côté quand l'autre l'a vu.
Dans l'analyse des faits figurant en annexe â son rapport, le savant commissaire a estimé notamment que l'abordage s'est produit au nord du centre du chenal, que le Serghei Iessenine aurait aborder l'entrée de la passe, depuis Enterprise Reef, sur une route plus â l'ouest et que, pour le Serghei Iessenine, il aurait été excessif, dans les circonstances, de faire plus de 6 ou 8 noeuds en abordant l'entrée de la passe, même si son approche avait été plus large que celle qu'il a prise.
Les pouvoirs d'un tribunal d'enquête, consti- tué en vertu de l'article 558 de la Loi sur la marine marchande du Canada, pour annuler ou suspendre le brevet d'un pilote lui sont conférés par l'article 568 de la Loi, qui prévoit ce qui suit:
568. (1) Le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou d'un mécanicien, ou le brevet d'un pilote, peut être annulé ou suspendu
a) par une cour tenant une investigation formelle sur un sinistre maritime en vertu de la présente Partie, ou par une cour maritime constituée en vertu de la présente loi, si la cour constate que la perte ou l'abandon ou l'avarie grave d'un navire, ou la perte de vies, a pour cause la faute ou la prévarication dudit capitaine, lieutenant, mécanicien ou pilote; mais la cour ne doit annuler ou suspendre un certificat que si au moins un des assesseurs se rallie à sa conclusion;
b) par une cour tenant une enquête en vertu de la Partie II, ou en vertu de la présente Partie, sur la conduite d'un capitaine, d'un lieutenant ou d'un mécanicien, si elle constate qu'il est incompétent ou qu'il s'est rendu coupa- ble d'inconduite, d'ivresse ou de tyrannie grossière, ou que, dans le cas d'un abordage, il n'a pas prêté l'assis- tance ni fourni les renseignements prévus à la Partie XII; ou
c) par une cour maritime ou autre lorsque, en vertu des pouvoirs conférés par la présente Partie, le titulaire du certificat est remplacé et révoqué par ladite cour.
(2) Les dispositions de la présente Partie relatives à la manière de traiter ces certificats, s'étendent, pour autant qu'elles sont applicables, aux brevets de pilote qui sont
sujets à annulation ou à suspension, de la même manière que le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou d'un mécanicien est sujet à annulation ou à suspension en vertu de la présente Partie.
(3) La cour peut, au lieu d'annuler ou de suspendre un tel brevet, imposer à un pilote breveté une amende de quatre cents dollars au maximum et cinquante dollars au minimum, et elle peut ordonner le paiement de cette amende par versements ou d'autre façon, selon qu'elle le juge opportun.
(4) Toute amende encourue en application du présent article peut être recouvrée par voie sommaire au nom de Sa Majesté, avec dépens, en vertu des dispositions du Code criminel relatives aux déclarations sommaires de culpabilité.
(5) Lorsqu'une affaire portée devant une telle cour, comme il est dit ci-dessus, comporte une question touchant l'annulation ou la suspension d'un certificat, la cour doit, à l'issue de l'affaire ou aussitôt que possible par la suite, faire connaître en audience publique la décision à laquelle elle en est venue relativement à l'annulation ou à la suspension du certificat.
(6) La cour doit, dans tous les cas, expédier au Ministre un rapport complet sur l'affaire, en y joignant la preuve, et doit aussi, si elle décide d'annuler ou de suspendre un certificat, renvoyer au Ministre le certificat annulé ou sus- pendu avec son rapport.
(7) Un certificat ne doit pas être annulé ni suspendu par une cour en vertu du présent article sans qu'ait été fourni au titulaire du certificat, avant le commencement de l'investi- gation ou de l'enquête, une copie du rapport ou un exposé de l'affaire sur laquelle a été ordonnée l'investigation ou l'enquête.
(8) Chaque assesseur qui ne se rallie pas à la conclusion de la cour et ne la signe pas doit mentionner par écrit sa dissidence et les motifs.
En ce qui concerne la procédure devant cette cour d'investigation, l'article 565 prévoit que les investigations formelles doivent être tenues dans un hôtel de ville, un palais de justice, ou autre édifice public ou dans tout autre lieu convenable que la cour désigne; l'article 566(2) prévoit que les délibérations de la cour sont autant que possible assimilées à celles des tribu- naux judiciaires et qu'elles sont publiques au même titre; l'article 578 prévoit que le gouver- neur en conseil peut établir des règles pour rendre exécutoires les dispositions législatives se rapportant ... aux investigations formelles ... «et, en particulier, à la nomination et l'assi- gnation des assesseurs, à la procédure, aux par ties, aux personnes admises à comparaître et à l'avis aux parties et aux personnes intéressées».
Les Règles sur les sinistres maritimes établies conformément à ce pouvoir suivent de très près celles qui ont été établies en vertu des disposi tions correspondantes des Merchant Shipping
Acts du Royaume-Uni, et comprennent les arti cles suivants:
7. (1) Lorsqu'une investigation a été ordonnée, le Minis- tre peut faire signifier un avis, appelé «avis d'investigation», au propriétaire, au capitaine et aux officiers de tout navire impliqué dans le sinistre devant faire l'objet de l'investiga- tion, ainsi qu'à toute autre personne qui, selon lui, doit être partie aux procédures.
(2) Un avis d'investigation doit contenir un exposé de l'affaire, ainsi qu'un exposé des questions qui, d'après les renseignements alors disponibles, seront soulevées à l'au- dience, et il doit être rédigé selon la formule 1 de l'Annexe, compte tenu des changements nécessités par les circonstances.
(3) Un fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet par le Ministre peut, à toute époque antérieure à l'audience, au moyen d'un avis subséquent, modifier, compléter ou suppri- mer l'une quelconque des questions spécifiées dans l'avis d'investigation.
8. Le Ministre et toute personne à qui a été signifié un avis d'investigation sont parties aux procédures.
10. L'exposé de l'affaire contenu dans un avis d'investi- gation doit comprendre la date, le lieu et la nature du sinistre maritime qui fait l'objet de l'investigation.
16. (1) Une investigation commence par l'appel, pour le compte du ministère, de témoins qui peuvent être interro- gés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour.
(2) Les questions posées et les documents présentés en preuve au cours de l'interrogatoire des témoins appelés pour le compte du ministère ne peuvent donner lieu à des objec tions pour le seul motif qu'ils soulèvent ou peuvent soulever des questions ne figurant pas à l'exposé de l'affaire ou susceptibles de s'en écarter, ou des questions spécifiées dans l'avis d'investigation ou dans les avis subséquents mentionnés à l'article 7.
17. (1) Une fois terminé l'interrogatoire des témoins appelés pour le compte du ministère, le représentant de ce dernier expose à huis ouvert les questions dont il désire saisir la Cour relativement au sinistre et à la conduite des officiers brevetés ou autres personnes visées.
(2) Dans la rédaction du texte des questions à déférer à la Cour, tout fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet par le Ministre peut opérer, dans l'avis d'investigation ou dans les avis subséquents mentionnés à l'article 7, les modi fications, additions ou suppressions qu'il peut juger néces- saires, eu égard à la preuve.
18. Après l'exposé des questions à déférer à la Cour, cette dernière entend les parties dans l'investigation et décide les questions ainsi exposées; chacune des parties dans l'investigation peut faire une plaidoirie et produire des témoins, ou rappeler, en vue d'un interrogatoire plus appro- fondi, l'un quelconque des témoins déjà interrogés et, d'une manière générale, apporter des preuves; les parties sont
entendues et leurs témoins interrogés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour; et il peut être produit et interrogé pour le compte du ministère d'autres témoins qui peuvent être contre-interrogés par les parties et interrogés de nouveau pour le compte du ministère.
19. Lorsque toute la preuve relative aux questions défé- rées à la Cour a été présentée, toute partie peut plaider sur la preuve, et le représentant du ministère peut plaider en réplique sur l'ensemble de la cause.
Dans la présente affaire, les procédures devant la cour d'investigation se sont prolon- gées pendant 29 jours. Durant les 22 premiers jours, la plupart des comparants, y compris l'appelant, ont été appelés et interrogés par l'a- vocat du Ministre et contre-interrogés par l'avo- cat du capitaine et du second du Queen of Victoria, par celui du propriétaire de ce navire, par celui du propriétaire et du capitaine du Serghei Iessenine, ainsi que par l'avocat de l'ap- pelant. Toutes les parties ont reçu l'avis les informant de la tenue de l'enquête conformé- ment à la Règle 7 des Règles sur les sinistres maritimes, ainsi qu'une copie des questions aux- quelles la cour devait répondre et un exposé de l'affaire en la forme prescrite. Cependant, on ne leur a pas dit sur quoi on avait l'intention de fonder une prétention de faute ou de prévarica- tion de leur part qui aurait entraîné les avaries ou pertes de vie. Jusqu'à la fin de l'interroga- toire des témoins appelés par l'avocat du Minis- tre et de la lecture qu'il fit des questions, les renseignements qu'ils détenaient sur ce point consistaient simplement en ce qui pouvait res- sortir implicitement des déclarations de l'avocat et des questions qu'il avait posées au cours de l'interrogatoire des différents témoins et des réponses de ces derniers. Étant donné la situa tion, quand l'avocat du ministère a lu les ques tions, comme l'exige la Règle 17(1), et à l'étape de la procédure visée par la Règle 18, l'avocat de l'appelant, comme on lui demandait s'il se proposait d'appeler des témoins, a fait valoir qu'il lui était impossible d'offrir une défense alors qu'aucune accusation n'avait été portée contre son client, et qu'il était en droit de con- naître les accusations auxquelles il devait répondre avant qu'on lui demande de présenter une défense. L'avocat du Ministre lui répondit, en substance, qu'il n'était pas encore en mesure d'exposer les accusations, qu'il avait besoin de tous les éléments de preuve avant de pouvoir le
faire, et qu'il serait en droit, après les déposi- tions en défense de toutes les parties, de formu- ler des accusations fondées sur ce qui pourrait ressortir de ces témoignages. Manifestement, même si, à cette étape de la procédure, les fonctionnaires ou l'avocat du ministère avaient à l'esprit certains aspects de la conduite de l'appelant susceptibles d'entraîner sa condam- nation, et je ne doute pas que c'était le cas, l'avocat du Ministre a refusé de les exposer immédiatement, car il estimait possible que les preuves produites par l'une ou l'autre des par ties en cherchant à se défendre de l'imputation révèlent des données nouvelles ou supplémen- taires. En outre, il voulait garder la liberté d'a- jouter à la fin des accusations qui n'étaient pas encore envisagées ou de les modifier.
Toutefois, le savant commissaire a rejeté la prétention de l'avocat de l'appelant et a décidé que c'était [TRADUCTION] «à l'avocat d'évaluer les dépositions entendues jusque-là, et de déci- der quel risque au juste, le cas échéant, tel client courrait». Par la suite, on n'a produit aucune preuve au nom de l'appelant, bien que son avocat ait longuement plaidé en fonctions des preuves déjà présentées.
L'argument invoqué par l'avocat de l'appelant devant le commissaire a été repris devant nous, et l'avocat du Ministre y a répondu en adoptant fondamentalement la même attitude que devant le commissaire.
L'avocat de l'appelant soutenait qu'il était fondé à obtenir une déclaration concernant l'«accusation» ou à savoir ce qui, dans la con- duite de son client, justifiait que la Cour exerce son pouvoir de discipline à son égard, avant qu'on lui demande de présenter ses preuves ou de faire valoir ses prétentions devant la Cour; à mon avis, cette prétention était justifiée et, en toute déférence, je pense qu'on aurait y donner suite. J'estime qu'un passage de l'édition de 1929 du Shipping Enquiries and Courts, de A. R. G. McMillan, M.A., LL.B., clarifie l'état du droit en la matière. Il déclare à la page 101:
[TRADUCTION] FORMES DES PROCÉDURES.-
Il faut soigneusement distinguer les procédures devant la cour de celles d'une poursuite pénale devant un tribunal
judiciaire. Elles prennent la forme d'une enquête sur la cause d'un sinistre. Toutefois, selon les circonstances de l'espèce, il peut être nécessaire de combiner l'enquête, qui est le but premier de ces procédures, et l'examen d'une «accusa- tion» contre un individu. L'accusation peut avoir des consé- quences qui, sans être formellement régies par le droit crimi- nel, ont un caractère nettement pénal; en conséquence, il devient nécessaire que la personne «accusée» ait la possibi- lité de se défendre. Pour ces motifs, ces procédures diffè- rent, d'une part, de la simple enquête portant sur une question de faits et, d'autre part, d'une poursuite criminelle devant un tribunal judiciaire. Elles gardent toutefois pen dant toute leur durée le caractère d'une enquête; les preuves sont apportées par le Board of Trade, non dans le but d'obtenir l'inculpation d'un individu, mais dans celui d'éluci- der les causes du sinistre quelles qu'elles soient. Les procé- dures sont menées en deux étapes clairement définies. Dans la première, il s'agit d'une enquête générale sur les circons- tances du sinistre; dans la deuxième, par les questions que le Board of Trade pose à la cour, les causes en sont plus précisément définies. (Les italiques sont de moi.)
En l'espèce, à mon avis, dès lors que la suspension du brevet de l'appelant pouvait s'en- suivre, il fallait ajouter à l'enquête l'examen d'une «accusation» contre lui, et lui permettre de présenter une défense contre cette accusa tion. Il s'ensuit, selon moi, qu'il était fondé à prendre connaissance de l'accusation avant qu'on ne lui demande de présenter sa défense.
Ce point de vue me paraît soutenu par les arrêts The Chelston [1920] P. 400, Re Berquist [1925] 2 D.L.R. 696 et Nelson Steam Naviga tion Company Ltd. c. Board of Trade (The «Highland Hope») (1931) 40 Lloyd's Rep. 55. Dans l'arrêt The Chelston, Sir Henry Duke, président de la Probate, Divorce and Admiralty Division, déclarait, à la page 406:
[TRADUCTION] Sans parler des systèmes de droit étrangers, je pense qu'il est exact de dire de notre propre système juridique et du droit qui prévaut dans l'ensemble de l'Em- pire britannique qu'ils comportent un principe élémentaire de justice: les parties doivent être entendues, et une accusa tion doit avoir été portée, avant que l'on puisse infliger une peine. Les dispositions du Merchant Shipping Act que l'on allègue dans cette affaire, c'est-à-dire celles qui enjoignent de faire telle ou telle démarche, sont simplement des moyens d'assurer aux personnes en cause le bénéfice de ce principe de notre droit. Les dispositions des règles établies par le lord chancelier poursuivent le même but. Il ne semble par ailleurs que l'on a renforcé, plutôt qu'affaibli, les droits des commandants de bord en les insérant dans cette disposi tion de l'art. 36 de la Loi canadienne de 1908, au lieu de les circonscrire par des directives précises dans des règles. Il est plus facile de rendre la justice si l'on dispose de directi ves précises dans les règles, indiquant comment l'intérêt du
plaideur est protégé, mais si la question est laissée à l'initia- tive du tribunal, et qu'on a simplement à rendre justice, alors il suffit de dire qu'il ne sera pas porté préjudice à l'intérêt du plaideur, en l'espèce l'appelant, à moins qu'il ait eu la possibilité de présenter une défense.
Plus loin, à la page 407, il déclarait:
[TRADUCTION] En l'espèce, des personnes compétentes ont mené avec grand soin une enquête minutieuse. Par un certain nombre de questions, elles ont soulevé un vaste éventail de circonstances dont les représentants du Board of Trade, ou tout autre plaignant, auraient valablement pu se prévaloir pour soutenir devant la Cour que le capitaine était fautif à l'égard d'une ou de plusieurs d'entre elles; mais cette démarche n'a jamais eu lieu. A la fin de l'enquête, le capitaine et le second ont présenté leur témoignage, et la question en est restée là. Il se peut que la tâche du commis- saire d'épaves du gouvernement canadien eût été facilitée s'il avait eu pour guide un ensemble de règles analogues aux règles établies dans notre pays par le lord chancelier; mais il s'agit strictement d'un problème administratif canadien. Le législateur canadien est tout à fait compétent pour déci- der s'il y a lieu d'établir des règles en fonction d'objectifs précis, ou si l'on doit s'en remettre aux principes généraux du droit. Il n'a établi aucune règle en la matière. La Cour a une entière discrétion pour décider des moyens d'assurer au détenteur d'un permis la possibilité de présenter une défense. En l'espèce, en raison de circonstances exception- nelles, on a négligé l'obligation de porter des accusations. On n'a jamais porté d'accusation, et le capitaine n'a été informé des accusations qu'on portait contre lui que par les conclusions de la Cour en vertu desquelles il était reconnu coupable d'un certain nombre d'infractions.
On remarquera que la première phrase de ce passage indique que la Cour n'était pas disposée à considérer l'audition des dépositions comme un avis suffisant des allégations justifiant l'in- tervention disciplinaire du tribunal, tant que des «accusations» ne seraient pas formulées et que la personne en cause n'aurait pas reçu un avis de ces accusations et la possibilité d'y opposer une défense. Il faut aussi remarquer que le droit canadien comprend maintenant des règles qui sont fondamentalement les mêmes que les règles auxquelles le savant juge se réfère. L'ar- ticle 36 de la Loi sur la marine marchande du Canada de (1908), qui prévoyait qu'«un certifi- cat ne peut être révoqué ni suspendu si le porteur de ce certificat n'a pas eu l'occasion de se défendre» n'apparaît plus dans la Loi, mais à mon avis, il est indéniable que le principe s'ap- plique encore en vertu des règles, et on doit le garder à l'esprit en les lisant et en les interpré- tant. Toutefois, j'estime que c'est à ces règles qu'il faut maintenant se référer pour déterminer quels droits la procédure accorde à une partie et comment il peut se protéger dans une telle
instance. Je pense en outre qu'il est manifeste- ment fondé à revendiquer ses droits en vertu de ces règles chaque fois que ses droits quant au fond du litige sont en danger.
J'estime également que l'obligation de porter des «accusations» incombe, dans la mesure une sanction disciplinaire doit s'ensuivre, au Ministre et à ses représentants, et non aux autres parties à l'instance. On a avancé que le rôle de l'avocat représentant le Ministre à l'en- quête n'est pas celui d'un poursuivant, que sa tâche consiste simplement à être équitable envers toutes les parties et à chercher à présen- ter les faits à la cour. Toutefois, cette concep tion me paraît très voisine de la tâche tradition- nelle du procureur, dont l'optique doit être que la Couronne ne gagne ni ne perd, et dont la fonction consiste simplement à présenter équi- tablement au tribunal les preuves et les argu ments à l'encontre d'un accusé. En vertu de l'article 496 de la Loi sur la marine marchande du Canada, le Ministre exerce la surintendance générale sur tout ce qui se rapporte, entre autres, aux sinistres maritimes. C'est lui qui ordonne l'enquête et entame les procédures devant la Cour. A l'ouverture de l'enquête, il semble que lui-même ou le représentant de son ministère ait l'initiative des procédures, puisque l'investigation commence par l'appel des témoins assignés par le ministère; en vertu des règles, les questions auxquelles la Cour doit répondre sont soumises par les fonctionnaires du ministère. En outre, en vertu des règles, aucune autre personne ou partie n'a le droit de soumettre ou de modifier une question déférée à la Cour; c'est le représentant du ministère qui, en vertu de la Règle 17, doit, à la fin de la première étape de la procédure, quand l'interro- gatoire des témoins appelés pour le compte du ministère est terminé, exposer «à huis-ouvert les questions dont il désire saisir la Cour relati- vement au sinistre et à la conduite des officiers brevetés ou autres personnes visées». Ni la loi ni les règles n'autorisent d'autres personnes à formuler un «acte d'accusation» ou une accusa tion de faute ou prévarication à l'encontre d'un officier breveté, ou à en saisir la Cour.
A ma connaissance, le seul arrêt publié qui risque d'être difficile à concilier avec cette ana-
lyse est l'arrêt The Princess Victoria [1953] 2 Lloyd's Rep. 619, dans lequel Lord MacDer- mott [le juge en chef du High Court de l'Ulster] déclarait, à la page 634:
[TRADUCTION] Avant d'étudier plus à fond la situation de ces gérants, il faut considérer l'exception qu'ils ont alléguée. Elle est fondée sur le par. (11) de l'article 466 de la Loi de 1894, qui est ainsi rédigé:
Toute investigation formelle sur un sinistre maritime est conduite de telle manière que, si une accusation est portée contre quelqu'un, cette personne ait l'occasion de présenter une défense.
On a invoqué à l'appui de cette exception le dossier des procédures dont il est fait appel, et notamment le compte rendu des débats, qui, a-t-on soutenu, révèle qu'aucune accusation n'a été portée contre les gérants, et qu'ils n'ont pas eu la possibilité réelle de présenter une défense.
La Cour estime que la documentation soumise à son appréciation ne justifie pas cette sérieuse prétention. Parmi les questions posées à l'origine, c'est-à-dire avant l'ouver- ture de l'investigation formelle, on soulevait le point de savoir si la perte du Princess Victoria était directement ou indirectement imputable à la faute ou à la prévarication d'un certain nombre de personnes, et notamment des gérants. Ceci étant, et compte tenu des questions posées à chacun des gérants, en tant que témoin, au cours d'un long et minutieux interrogatoire, la Cour est convaincue qu'au terme de l'audition des témoins assignés par le ministère, aucun de ces messieurs ne pouvait ignorer que sa conduite, en tant que gérant du navire, et en particulier en tant que responsable chargé de vérifier son bon état de navigabilité, était en question. Sans doute aurait-il été préférable de reprendre alors les questions de façon à nommer les gérants, et que le tribunal les renseigne sur leurs droits: mais cette Cour estime qu'il n'y a pas lieu de supposer que le capitaine Perry ou le capitaine Reed ait en fait ignoré ses droits, ou qu'il se soit vu refuser la possibilité de présenter une défense alors qu'il désirait le faire.
On notera que la question soumise à la Cour était semblable, au fond, à la question 15 dans la présente affaire; mais deux éléments les dis- tinguent et rendent, à mon avis, ces observa tions inapplicables en l'espèce. En premier lieu, il ne semble pas, d'après le jugement, qu'on ait jamais objecté à la Cour d'investigation que les questions soumises ne renseignaient pas la per- sonne en cause sur l'aspect de sa conduite qui pourrait justifier sa condamnation. En deuxième lieu, on n'a, dans cette affaire, imposé aucune peine. Il ne semble pas non plus que c'était une situation dans laquelle la Cour pou- vait en imposer une. Dans le cas précis de ces deux personnes, il semble qu'il se soit agi plutôt d'une simple investigation, qui a entraîné l'im- putation d'une faute ou prévarication sans
aucune conséquence juridique, mais à laquelle la partie visée s'est, bien entendu, opposée.
Il est sans doute tout à fait indésirable que le fonctionnement des cours d'investigation sur les sinistres maritimes soit entravé ou retardé par des incidents techniques, a fortiori, lorsque la question déférée à la Cour est aussi complexe qu'elle s'est avérée l'être en l'espèce. Mais il me semble tout aussi indésirable que le brevet des officiers et le permis des pilotes soient suscepti- bles d'annulation ou de suspension à la suite d'une procédure qui ne garantit pas aux intéres- sés le droit élémentaire de savoir de quoi ils doivent répondre et qui ne leur fournit pas une occasion suffisante de présenter leur réponse à cet égard. On ne peut, à mon avis, exercer le second de ces droits sans que le premier ait été respecté.
En l'espèce, à mon avis, les questions soumi- ses à la Cour sont des questions générales. Elles ne précisent pas quelle faute peut être repro- chée à qui que ce soit parmi les personnes dont elles font mention, ni ce dont ces personnes doivent répondre; le ministère, au début de la deuxième étape de la procédure, a refusé d'être plus précis. Le ministère, par l'intermédiaire de ses fonctionnaires ou avocats, avait alors entendu la déposition de tous les témoins qu'il avait jugé nécessaire d'assigner, notamment l'appelant lui-même, ainsi que le contre-interro- gatoire de chacun d'eux par les différents avo- cats. Si l'on estime que les points sur lesquels il pouvait y avoir lieu d'exiger une réponse ou une défense de l'appelant ressortaient clairement de ces dépositions, il faut reconnaître qu'il n'était pas abusif d'exiger du ministère qu'il expose, par l'intermédiaire de ses fonctionnaires ou avo- cats, ces aspects du comportement de l'appe- lant, ainsi que la Règle 17(1) me semble l'exiger lorsqu'on désire obtenir l'avis de la Cour à cet égard. D'autre part, si l'on juge que les ques tions exigeant une réponse ne ressortaient pas clairement de la preuve, l'obligation du minis- tère d'exposer, par l'intermédiaire de ses fonc- tionnaires ou avocats, quelle était la conduite sur laquelle il désirait l'avis de la Cour, de sorte que l'appelant sache ce dont il devait répondre, n'en était que plus pressante. J'ajoute que je suis en total désaccord avec la prétention que le représentant du ministère a le droit de s'abstenir
d'exposer la conduite sur laquelle il désire un avis de la Cour jusqu'à ce que la défense ait présenté ses preuves; il me semble indiscutable que les règles prévoient d'accorder à l'officier ou au pilote la possibilité de présenter des preu- ves et de faire valoir des arguments, une fois exposée la conduite sur laquelle on sollicite l'avis de la Cour.
Il s'ensuit, à mon sens, que les conclusions de faute et prévarication invoquées à l'égard de l'appelant ne sont pas valables, et qu'on ne saurait maintenir la suspension de son brevet. Il devient donc inutile, pour régler cet appel, de considérer les divers moyens invoqués par l'a- vocat de l'appelant pour attaquer les conclu sions du savant commissaire quant aux faits. Il m'apparaît d'ailleurs mal à propos de le faire dans les circonstances, puisque l'on n'a pas nécessairement rapporté tous les éléments de preuve pertinents aux conclusions de fait défa- vorables à l'appelant, comme on aurait pu le faire si le ministère avait exposé, au moment approprié, la conduite invoquée pour justifier la suspension du brevet de l'appelant.
A mon avis, l'appel doit être accueilli et la suspension du brevet de l'appelant annulée.
* * *
LE JUGE COLLIER—Par la présente action, il est interjeté appel de la suspension pour une période de 15 mois du brevet de l'appelant, pilote de la circonscription de pilotage de Colombie-Britannique. La suspension a été ordonnée par une cour d'investigation, nommée conformément à l'article 558(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada S.R.C. 1952, c. 29 pour faire enquête sur un sinistre maritime survenu le 2 août 1970 dans Active Pass (C.-B.), lors de la collision du N.M. Serghei Iessenine et du N.M. Queen of Victoria, causant de graves avaries au Queen of Victoria et le décès de trois personnes.
Dans la suite, je désignerai le Queen of Vic- toria comme étant «le traversier» et le Serghei Iessenine comme étant «le cargo».
Active Pass est un chenal étroit situé entre l'île Galiano au nord et l'île Mayne au sud. Le cargo faisait route vers Vancouver (C.-B.); l'ap-
pelant était monté à bord au large de Victoria et y avait pris les fonctions de pilote. Il connaissait bien la route que le cargo devait emprunter.
Le traversier effectuait sa traversée habi- tuelle de Tsawwassen à Swartz Bay, mais il était en retard d'environ 8 minutes.
Comme le cargo approchait de l'entrée sud de la passe et le traversier se préparait à la quitter, les personnes se trouvant sur la passerelle de chaque navire ont aperçu l'autre. On a pris diverses mesures pour éviter l'abordage, mais sans résultat. La cour d'investigation a constaté que l'abordage avait eu lieu alors que le cargo était du mauvais côté de la passe.
J'ai résumé très brièvement les faits. L'au- dience devant la cour d'investigation a duré 29 jours. Il y a eu un grand nombre de témoignages contradictoires et je me rends compte des diffi- cultés que le commissaire a rencontrer en essayant d'analyser l'ensemble des témoigna- ges. La cour d'investigation a répondu à 15 questions soumises par le ministre des Trans ports (l'intimé en l'espèce). Dans la réponse à la question 14 concernant la cause de l'abordage, la cour d'investigation a établi que les deux navires étaient fautifs. Je cite la réponse:
[TRADUCTION] L'abordage a été provoqué par ceux qui diri- geaient le «Queen of Victoria» et le «Serghei Iessenine», car ils ont omis:
PREMIÈREMENT d'observer la Règle 25a) et 25b) des Règles sur les abordages dans la mesure
(1) les deux navires ont omis de rester suffisam- ment à leur droite du chenal,
(2) les mesures normales de vigilance et de précau- tion à prendre en conduisant un navire qui aborde le coude du chenal formé par Helen Point n'ont pas été prises; et
DEUXIÈMEMENT de virer promptement et de façon décisive vers tribord en s'apercevant.
La dernière question (Q. 15) était la suivante:
[TRADUCTION] L'abordage est-il directement ou indirecte- ment imputable à la faute ou à la prévarication d'une ou de plusieurs personnes, et s'il en est ainsi, quelle sont ces fautes ou prévarications et qui les a commises?
Voici la réponse qu'a fait la cour d'investigation à l'égard de l'appelant:
[TRADUCTION] Oui, de la manière suivante: Le capitaine D. G. Crabbe
a) s'est approché du coude d'Helen Point sur une route dangereuse;
b) a commencé à doubler Helen Point à une vitesse excessive;
c) a omis de virer immédiatement et de façon décisive vers tribord en apercevant le «Queen of Victoria».
Dans sa décision, la cour d'investigation a poursuivi en exposant les fautes ou prévarica- tions du capitaine du traversier. La décision de la cour portant sur le brevet de l'appelant était la suivante:
[TRADUCTION] Après avoir soigneusement fait enquête sur les circonstances du sinistre maritime en question, la Cour estime, pour les motifs présentés à l'annexe aux présentes, que les fautes ou prévarications du capitaine R. J. Pollock, capitaine du «Queen of Victoria» et du capitaine D. G. Crabbe, pilote du «Serghei Iessenine», plus précisément exposées dans la réponse à la 15e question soumise à la Cour, ont causé de graves avaries au «Queen of Victoria», ainsi que des pertes de vie, et étaient de nature suffisam- ment grave pour justifier une action en vertu de l'article 568(1)a) de la loi. Toutefois, pour les motifs apparaissant aussi à l'annexe, la Cour a décidé de ne considérer que le brevet du capitaine D. G. Crabbe.
La Cour ordonne que le brevet du capitaine David Gerald Crabbe soit suspendu pour une période de quinze (15) mois à compter de ce jour.
L'appelant a interjeté appel conformément aux dispositions de l'article 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1952, c. 29.
L'avocat de l'appelant a énergiquement sou- tenu que les conclusions portant qu'il y avait eu faute ou prévarication étaient mal fondées et que cette Cour devait les rejeter. Je qualifierai cet argument de question de fond.
Un autre argument avancé devant cette Cour, comme devant la cour d'investigation, peut être qualifié de point de droit. Ceci implique l'exa- men des divers articles de la Partie VIII de la Loi sur la marine marchande du Canada et des Règles sur les sinistres maritimes établies en vertu de l'article 578 de la Loi, S.R.C. 1952, c. 29.
En premier lieu je me propose de considérer le point de droit.
En substance, l'appelant soutient que la pro- cédure prévue dans la Loi et les règles n'a pas été suivie car, à une certaine étape de la procé- dure, le ministre des Transports, par l'intermé- diaire de son avocat, aurait exposer les actes
ou la conduite précise qui, selon lui, consti- tuaient des fautes ou prévarications, et l'appe- lant aurait alors avoir une possibilité de présenter sa défense. On a beaucoup utilisé le mot «accusations» devant la cour d'investiga- tion pour décrire ce qu'on aurait faire; on l'a également utilisé devant cette Cour dans les plaidoyers; j'utiliserai donc ce terme, mais dans son sens général et non dans son sens technique d'accusations criminelles.
La cour d'investigation faisait enquête sur un sinistre maritime conformément à l'article 560a) de la Loi.
L'article 566(2) prévoit que:
566. (2) Les délibérations de la cour sont, autant que possible, assimilées à celles des cours de justice ordinaires, et elles sont publiques au même titre.
L'article 568(1)a) est rédigé ainsi:
568. (1) Le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou d'un mécanicien, ou le brevet d'un pilote, peut être annulé ou suspendu
a) par une cour tenant une investigation formelle sur un sinistre maritime en vertu de la présente Partie, ou par une cour maritime constituée en vertu de la présente loi, si la cour constate que la perte ou l'abandon ou l'avarie grave d'un navire, ou la perte de vies, a pour cause la faute ou la prévarication dudit capitaine, lieutenant, mécanicien ou pilote; mais la cour ne doit annuler ou suspendre un certificat que si au moins un des assesseurs se rallie à sa conclusion;
En l'espèce, comme je l'ai déjà dit, la cour d'investigation a établi qu'il y avait eu fautes ou prévarications de la part de l'appelant et les deux assesseurs se sont ralliés à cette conclusion.
Toutefois dans la Loi sur la marine mar- chande du Canada, un autre paragraphe impor tant est le paragraphe (7) de l'article 568:
(7) Un certificat ne doit pas être annulé ni suspendu par une cour en vertu du présent article sans qu'ait été fourni au titulaire du certificat, avant le commencement de l'investi- gation ou de l'enquête, une copie du rapport ou un exposé de l'affaire sur laquelle a été ordonnée l'investigation ou l'enquête.
En l'espèce, on n'a pas formulé de plainte à cet égard, cette disposition ayant été respectée. L'appelant a reçu «le rapport ou l'exposé de l'affaire» qui comprenait aussi les 15 questions mentionnées précédemment'.
J'en viens maintenant aux Règles sur les sinistres maritimes, qui régissent la conduite des
procédures devant la cour d'investigation. La Règle 7(1), qui exige la signification d'un avis d'investigation au propriétaire, au capitaine et aux officiers de tout navire impliqué, a été respectée. Comme je l'ai souligné, l'avis conte- nait l'exposé de l'affaire (ainsi que le définit la Règle 10) ainsi que les questions.
L'appellant est alors devenu partie à la procé- dure ainsi que le capitaine du cargo, le capitaine et le second du traversier et les propriétaires des deux navires.
La Règle 16(1) prévoit que:
16. (1) Une investigation commence par l'appel, pour le compte du ministère, de témoins qui peuvent être interro- gés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour.
Cette procédure a été suivie en l'espèce. L'avo- cat du ministère a appelé un grand nombre de témoins, y compris le capitaine Khaustov et l'appelant, et un certain nombre d'officiers et d'autres membres de l'équipage du cargo. Il en a été de même pour ceux qui étaient à bord du traversier; l'avocat du ministère appela le capi- taine, d'autres officiers et marins. Toutes ces personnes ont été soumises au contre-interroga- toire des diverses parties à la procédure.
Je cite les Règles 17 19:
17. (1) Une fois terminé l'interrogatoire des témoins appelés pour le compte du ministère, le représentant de ce dernier expose à huis ouvert les questions dont il désire saisir la Cour relativement au sinistre et à la conduite des officiers brevetés ou autres personnes visées.
(2) Dans la rédaction du texte des questions à déférer à la Cour, tout fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet par le Ministre peut opérer, dans l'avis d'investigation ou dans les avis subséquents mentionnés à l'article 7, les modi fications, additions ou suppressions qu'il peut juger néces- saires, eu égard à la preuve.
18. Après l'exposé des questions à déférer à la Cour, cette dernière entend les parties dans l'investigation et décide les questions ainsi exposées; chacune des parties dans l'investigation peut faire une plaidoirie et produire des témoins, ou rappeler, en vue d'un interrogatoire plus appro- fondi, l'un quelconque des témoins déjà interrogés et, d'une manière générale, apporter des preuves; les parties sont entendues et leurs témoins interrogés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour, et il peut être produit et interrogé pour le compte du ministère d'autres témoins qui peuvent être contre-interrogés par les parties et interrogés de nouveau pour le compte du ministère.
19. Lorsque toute la preuve relative aux questions défé- rées à la Cour a été présentée, toute partie peut plaider sur
la preuve, et le représentant du Ministère peut plaider en réplique sur l'ensemble de la cause.
C'est au sujet de ces Règles que se pose ce que j'ai appelé le point de droit.
A l'issue des dépositions de tous les témoins appelés pour le compte du ministère, l'avocat du ministère a lu les 15 questions que j'ai mentionnées.
Quand on lui a demandé s'il allait appeler des témoins, l'avocat de l'appelant a déclaré que le ministère, par l'intermédiaire de son avocat, devrait tout d'abord exposer les points précis reprochés à l'appelant, c'est-à-dire ce qu'on a appelé les «accusations». A la lecture de la transcription des procédures, il semble qu'à l'ouverture du débat, il y a eu une divergence d'opinions personnelles entre les avocats en ce qui concerne la procédure à suivre à cette étape de l'audience. Par la suite, l'avocat du capitaine et du second du traversier a adopté une position semblable, ainsi que l'avocat du capitaine Khaustov.
L'avocat de l'intimé a fermement soutenu qu'il n'était alors simplement tenu que de donner lecture des questions. Il a soutenu, tout comme il le soutient devant cette Cour, que la partie pertinente de la Règle 17(1) devait être interprétée comme s'il n'y avait pas de virgule (dans le texte anglais) après le mot «casualty»— «... the Department shall state ... the ques tions concerning the casualty and the conduct of the certificated officers ...». On a fait valoir que la question 15, qui est rédigée de façon très large, soulevait suffisamment la question de la conduite des officiers dont on désirait saisir la cour d'investigation.
L'avocat de l'intimé a soutenu devant le com- missaire et ici même que l'expression «... décide les questions ...» de la Règle 18 signifie que la cour d'investigation doit trancher les questions.
Dans les Règles 16(2) et 17(2) et dans la formule 1, il est prévu qu'on peut opérer des modifications, des additions ou des change- ments au texte des questions à tout moment avant la fin de la première étape; l'avocat de l'intimé invoque ces dispositions à l'appui de son interprétation du mot «décide» dans le sens
de «tranche». Le pouvoir de modifier ou de changer les questions appartient au ministère des Transports et non à la cour d'investigation (voir la Règle 17(2)).
L'intimé soutient aussi qu'une fois les ques tions exposées dans leur forme définitive (j'ai souligné que l'une des questions avait été légè- rement remaniée à cette étape des procédures), les parties à l'enquête ont alors le droit d'appor- ter leurs preuves. L'intimé a invoqué la Règle 19 pour appuyer sa prétention selon laquelle on ne pouvait pas exposer ce qu'on a appelé les «accusations» avant que toutes les preuves, y compris celles apportées par les parties à l'en- quête, ne soient à la disposition de la Cour, et a déclaré qu'elles apparaîtraient dans la réponse du ministère.
L'avocat de l'appelant, dont la thèse a été adoptée par l'avocat du capitaine du cargo et l'avocat du capitaine et du second du traversier, a soutenu devant cette Cour et devant la cour inférieure, que l'interprétation correcte des Règles 17 19 est la suivante:
1. A la fin de «l'exposé des preuves» du ministère, ses représentants doivent non seu- lement donner lecture des questions que pose le ministère, dans leur rédaction définitive, mais aussi exposer les «accusations», s'il y en a, à l'encontre de chaque officier breveté;
2. Il faut lire la Règle 18 de la façon sui- vante: après avoir exposé les questions et les accusations, la cour devra écouter les autres parties et «répondre» aux questions. On a soutenu que la fin de la Règle 18 expose simplement en détail la manière dont on doit mener l'audition des autres parties.
3. Quant à la Règle 19, elle dispose simple- ment qu'une fois entendues les preuves de toutes les parties, il ne reste plus qu'à pronon- cer les plaidoiries contradictoires devant la cour.
Je dois avouer que j'ai quelques difficultés à en venir à ce qui me paraît une interprétation juste de ces règles. Je pense que ces deux interprétations peuvent tenir et je peux voir une certaine valeur dans l'argument de l'intimé selon lequel l'audition des preuves des autres parties pourrait modifier une situation de façon
telle que les «accusations» pourraient être ina- déquates, incomplètes ou qu'il y ait même lieu de porter des «accusations» supplémentaires. Il s'agit de simples hypothèses qui ne nous sont pas soumises dans cet appel.
L'avocat de l'intimé a fait valoir en outre à l'audience que, par suite des nombreux contre- interrogatoires des différentes parties et des témoins, l'appelant et les autres officiers auraient manifestement savoir précisément quelle faute ou prévarication on leur imputait.
Le commissaire a statué en faveur de l'in- timé. Il a alors demandé aux parties si elles désiraient appeler des témoins. Effectivement, on appela des témoins pour le compte des pro- priétaires du traversier, mais je souligne qu'il ne pouvait être question d'annulation ou de sus pension de certificats ou de permis dans leurs cas; ce ne pouvait être qu'une question de blâme; et du reste, l'avocat des propriétaires du traversier avait admis que la procédure préconi- sée par l'avocat de l'intimé était correcte.
L'appelant n'a pas appelé de témoins, princi- palement, d'après ce que je comprends, aux motifs qu'il y avait eu déni de justice naturelle dans la mesure aucunes «accusations» n'a- vaient été portées ou exposées. De leur côté, les deux capitaines et le second du traversier n'ont pas présenté de preuves. Au terme des déposi- tions données pour le compte des propriétaires du traversier, tous les avocats ont fait valoir leurs prétentions à la cour d'investigation. L'a- vocat du ministère a ensuite fait une réponse dans laquelle il portait notamment des alléga- tions précises ou «accusations» à l'encontre de l'appelant et de certaines autres parties, en par- ticulier du capitaine du traversier. Bien qu'on lui en ait donné le droit, l'avocat de l'appelant n'a pas présenté d'arguments en réponse aux allégations précises, arguant que cela contredi- rait l'attitude qu'il avait adoptée envers ce qui était en fait, selon lui, un déni des principes de justice naturelle.
En annexe à son rapport au ministre des Transports, le commissaire a exposé les motifs de sa décision sur ce point. A la page 55 de son rapport, il déclarait au sujet des Règles sur les sinistres maritimes que j'ai citées:
[TRADUCTION] Il est manifeste que le texte n'exige nulle- ment que les allégations ou accusations, quelle qu'en soit la nature, soient précisées à un moment donné. Toute action prise par la Cour en ce qui concerne un certificat ou un permis est accessoire au but principal de l'investigation, qui est de s'informer des causes du sinistre et non de porter des accusations contre quiconque.
Avec déférence, je ne pense pas qu'il ressorte clairement que la loi n'exige pas que les «accu- sations» soient précisées. J'estime qu'il est pos sible d'interpréter la Règle 17(1) comme le sou- tient l'appelant, c'est-à-dire dans le sens d'une obligation pour le ministère de poser des ques tions concernant le sinistre et d'autres concer- nant la conduite des officiers. A nouveau avec déférence, je ne peux pas admettre que la déci- sion concernant le certificat ou le permis soit simplement accessoire au but principal de l'in- vestigation, étant donné qu'à mon avis, le but de l'investigation n'est pas seulement de s'assurer des causes du sinistre mais également de déci- der si la conduite de l'un ou l'autre des officiers est suffisamment fautive pour justifier qu'on prenne des mesures relativement à son certifi- cat ou permis. A mon avis, on prend en fait une décision au sujet de leur conduite lors du sinis- tre maritime, une décision qui peut éventuelle- ment entraîner la suspension ou l'annulation d'un certificat ou d'un permis. Je note à l'appui à ce point de vue l'arrêt Koenig c. Le ministre des Transports [1971] C.F. 190, la p. 206, le juge en chef Jackett déclare:
... Lorsque la cour d'investigation agit aux termes de l'art. 568 en ce qui concerne un certificat ou un brevet de pilote, elle ne répond pas à une «question», elle rend une ordon- nance opérante et doit élaborer ses conclusions de fait comme l'exige la loi applicable. C'est un processus tout à fait différent bien que, dans les circonstances, les deux processus se chevauchent.
Le commissaire, aux pp. 56 et 57 de son rapport, exprimait plus longuement son point de vue:
[TRADUCTION] J'ai examiné le point de savoir si, bien qu'on ait suivi les règles et la procédure telles que je les comprends, il y a eu en fait un déni de justice naturelle ou une violation de la Déclaration canadienne des droits, comme on l'a affirmé. La suspension ou l'annulation d'un certificat ou d'un permis est de nature pénale; tout officier ou pilote envers qui une cour d'investigation envisage de prendre une telle mesure, doit savoir que sa conduite fait l'objet de l'enquête et avoir le droit absolu d'être entendu et de se défendre. Ce qui se rapproche le plus d'une «accusa- tion», dans la procédure applicable à ces investigations, est la signification de l'avis prévue à la Règle 7(1). Dès l'instant
le capitaine Khaustov, le capitaine Crabbe, le capitaine Pollock et M. Kironn ont reçu cet avis contenant, comme c'était le cas, l'exposé des faits et la liste des questions qui semblaient alors pertinentes, ces officiers et le pilote avaient connaissance du fait que leur conduite était en question. Il ne pouvait y avoir d'autres raisons pour les rendre parties à l'enquête.
Dès le début, les points en litige dans cette investigation se sont dégagés. Le propriétaire, le capitaine et le second du «Queen of Victoria» d'une pan, et le propriétaire, le capi- taine et le pilote du «Serghei Iessenine» d'autre part, ont présenté leurs arguments dès le début de manière à attribuer en totalité la responsabilité de l'abordage à l'autre navire et à se disculper individuellement de toute erreur ou faute. Des allégations de négligence, d'incurie, de mauvais jugement, de mauvaises manoeuvres, d'inconduite et d'omission ont été échangées de diverses façons et plus particulièrement lors du contre-interrogatoire des témoins.
A la conclusion de la première étape de ces procédures, aucune des personnes parties à l'instance ne pouvait avoir de doute au sujet des allégations de faute ou de prévarica- tion à son encontre découlant des débats à ce stade. Il revenait ensuite à chacune de ces parties d'évaluer sa situa tion et de décider comment mener sa défense pendant la deuxième étape. Le dossier de l'affaire révèle non seule- ment que chaque partie à l'instance a eu tous les droits de se défendre, mais qu'elle les a exercés tout au long de la procédure de la façon la plus énergique, la plus approfondie et la plus habile pour combattre les «accusations» ou «allé- gations» d'inconduite qu'on pouvait déduire des dépositions et utiliser comme fondement d'une suspension ou d'une annulation d'un certificat ou d'un brevet ou, dans le cas du capitaine Khaustov, d'un blâme. J'ai conclu, sans le moindre doute sur la question, qu'il n'y a pas eu déni de justice naturelle, ni privation «du droit à une audition impartiale de sa cause en conformité des principes fondamentaux de la justice», et qu'en conséquence, on n'a pas porté préjudice à la compétence accordée à la Cour pour traiter des certificats et brevets des personnes impliquées ou pour adresser un blâme. Je suis convaincu que s'il y a eu suspension de certificat ou de brevet, elle a été effectuée par l'application régulière de la loi.
Je me rends compte des problèmes rencon- trés par le commissaire durant cette longue audience, compliquée et vivement contestée, et je ne doute pas qu'on ait envisagé la moindre possibilité de faute par les parties lors de l'inter- rogatoire des témoins. \Avec déférence, je ne peux pas considérer comme suffisant que les parties aient pu avoir une idée assez précise des allégations de fautes ou prévarications qui leur étaient imputées. A mon avis, ces fautes ou prévarications auraient être présentées en détail ou particularisées à la fin de la première étape des procédures, de sorte que les parties puissent envisager quelle preuve, le cas échéant, elles désiraient apporter pour réfuter ces prétentions. J'estime qu'il y a un certain
nombre d'arrêts à l'appui de mon point de vue. (The Chelston [1920] P. 400; Re Berquist [1925] 2 D.L.R. 696; Nelson Steam Navigation Co. c. Board of Trade (The «Highland Hope.») (1931) 40 Lloyd's Rep. 55; The «Seistan»[1959] 2 Lloyd's Rep. 607.)
Avant d'étudier ces arrêts, il faut faire un historique de certains articles de la Loi sur la marine marchande du Canada.
Au c. 113 des S.R.C. de 1906, l'article 788 est rédigé ainsi:
788. Quand il est possible qu'une enquête formelle entraîne la question de la révocation ou de la suspension du certificat d'habileté ou de service d'un capitaine, d'un second, d'un pilote ou d'un mécanicien, il doit être fourni à ce capitaine, à ce second, à ce pilote ou à ce mécanicien, une copie du rapport de l'exposé des faits en conséquence desquels a été ordonnée l'enquête.
On retrouve cet article au c. 186 des S.R.C. de 1927, sous le numéro 769. Son analogue au c. 29 des S.R.C. de 1952 semble être l'article 568(7) bien que, comme on peut le voir, la rédaction actuelle est quelque peu différente.
L'article 795 du c. 113 des S.R.C. de 1906 est rédigé ainsi:
795. Toute enquête formelle est conduite de telle manière que, si une accusation est portée contre quelqu'un, l'accusé ait l'occasion de présenter une défense.
On retrouve cet article au c. 186 des S.R.C. de 1927, sous le numéro 776, mais on ne le retrouve pas dans l'importante refonte de la Loi sur la marine marchande du Canada effectuée en 1934, ni au c. 29 des S.R.C. de 1952. D'a- près mes recherches, cet article, rédigé de façon identique, est inclus dans les Merchant Shipping Acts du Royaume-Uni depuis des années.
L'article 801(3) du c. 113 des S.R.C. de 1906, tel que modifié par l'article 36 du c. 65 des S.C. de 1908, est rédigé ainsi:
801. (3) Un certificat ne peut être révoqué ni suspendu sous l'autorité de cet article si le porteur de ce certificat n'a pas eu l'occasion de se défendre.
L'article 801 de l'époque était très proche de l'article 568 actuel car il concernait l'annulation ou la suspension des certificats ou permis dans le cas de fautes ou prévarications. On retrouve l'article 801(3) au c. 186 des S.R.C. de 1927, sous le numéro 782(3); il n'apparaît pas dans la refonte de 1934 ni au c. 29 des S.R.C. de 1952. Son pendant est l'article 466(11) de la loi britan- nique correspondante.
Toutefois, je m'empresse d'ajouter que l'ab- sence d'un article semblable à l'ancien article 801(3) ne modifie en rien ma conviction qu'un officier dont le certificat ou le permis peut être compromis a le droit de savoir précisément ce qu'on lui reproche pour pouvoir présenter une défense appropriée. Je pense que ce principe est inhérent à notre système de droit, qu'il soit ou non précisé dans une loi.
J'en viens maintenant aux arrêts que j'ai men- tionnés plus tôt. Dans l'arrêt The Chelston, le navire s'était échoué sur l'île St-Paul (Nouvelle- Écosse). Il s'agissait d'un navire britannique et son capitaine détenait un certificat délivré par le Board of Trade. Une cour d'investigation s'est réunie à Montréal conformément aux disposi tions pertinentes de la Loi sur la marine mar- chande du Canada. A la suite de l'audience, la cour a jugé le capitaine coupable de différentes fautes ou prévarications et a suspendu son cer- tificat pour trois mois. Le capitaine a interjeté appel devant la Division d'amirauté de la High Court en Angleterre. Il ressort du dossier que le commissaire au Canada ne bénéficiait pas de règles semblables aux Règles sur les sinistres maritimes mais, comme je l'ai souligné, la Loi sur la marine mlarchande du Canada, à l'épo- que, contenait l'article 801(3) que j'ai déjà cité. Sir Henry Duke déclarait aux pp. 406 et 407:
[TRADUCTION] Sans parler des systèmes de droit étrangers, je pense qu'il est exact de dire de notre propre système juridique et du droit qui prévaut dans l'ensemble de l'Em- pire britannique qu'ils comportent un principe élémentaire de justice: les parties doivent être entendues, et une accusa tion doit avoir été portée, avant que l'on puisse infliger une peine. Les dispositions du Merchant Shipping Act que l'on allègue dans cette affaire, c'est-à-dire celles qui enjoignent de faire telle ou telle démarche, sont simplement des moyens d'assurer aux personnes en cause le bénéfice de ce principe de notre droit. Les dispositions des règles établies par le lord chancelier poursuivent le même but. Il me semble par ailleurs que l'on a renforcé, plutôt qu'affaibli, les droits des commandants de bord en les insérant dans cette disposition de l'article 36 de la Loi canadienne de 1908, au lieu de les circonscrire par des directives précises dans des règles. Il est plus facile de rendre la justice si l'on dispose de directives précises dans des règles, indiquant comment l'intérêt du plaideur est protégé, mais si la question est laissée à l'initiative du tribunal, et qu'on a simplement à rendre justice, alors il suffit de dire qu'il ne sera pas porté préjudice à l'intérêt du plaideur, en l'espèce l'appelant, à moins qu'il ait eu la possibilité de présenter une défense.
Étant convaincue que l'effet des dispositions canadiennes est bien celui que j'ai exposé, la Cour doit maintenant vérifier si l'appelant a eu la possibilité de présenter sa
défense. A mon avis, il ne l'a pas eue. J'estime qu'étant donné la hâte dont on a fait preuve dans ces circonstances exceptionnelles, l'audience de la Cour ayant été fixée à une heure inhabituelle, ceux qui menaient ces procédures ont perdu de vue les exigences de l'art. 36 de la loi canadienne de 1908 et le fait qu'une Cour ne peut infliger de peine à quiconque avant de lui faire savoir la raison pour laquelle le jugement est rendu contre lui.
En l'espèce, des personnes compétentes ont mené avec grand soin une enquête minutieuse. Par un certain nombre de questions elles ont soulevé un vaste éventail de circons- tances dont les représentants du Board of Trade, ou tout autre plaignant, auraient valablement pu se prévaloir pour soutenir devant la Cour que le capitaine était fautif à l'égard d'une ou de plusieurs d'entre elles; mais cette démarche n'a jamais eu lieu. A la fin de l'enquête, le capitaine et le second ont présenté leur témoignage et la question en est restée là. Il se peut que la tâche du commissaire d'épaves du gouver- nement canadien eût été facilitée s'il avait eu pour guide un ensemble de règles analogues aux règles établies dans notre pays par le lord chancelier; mais il s'agit strictement d'un problème administratif canadien. Le législateur canadien est tout à fait compétent pour décider s'il y a lieu d'établir des règles en fonction d'objectifs précis, ou si l'on doit s'en remettre aux principes généraux du droit. Il n'a établi aucune règle en la matière. La Cour a une entière discrétion pour décider des moyens d'assurer au détenteur d'un permis la possibilité de présenter une défense. En l'espèce, en raison de circonstances exceptionnelles, on a négligé l'obli- gation de porter des accusations. On n'a jamais porté d'ac- cusations, et le capitaine n'a été informé des accusations qu'on portait contre lui que par les conclusions de la Cour en vertu desquelles il était reconnu coupable d'un certain nombre d'infractions.
A mon avis, le concept de l'«accusation» impliquant la connaissance presque exacte des détails de la conduite en cause et la possibilité de répondre à cette accusation, a pénétré depuis longtemps, par l'effet de l'arrêt du Chelston, dans les procédures d'enquête en vertu des textes successifs de la Loi sur la marine mar- chande du Canada.
L'arrêt Berquist, décision du juge Macdonald de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, apporte à mon avis un appui sérieux à ces dernières observations. Berquist était capitaine et propriétaire d'un navire qui a été détruit par un incendie. Le ministère de la Marine et des Pêcheries lui a signifié un rapport sur le sinistre ainsi qu'un certain nombre de questions dont la Cour devait être saisie conformément aux dis positions de la Loi sur la marine marchande du Canada semblables aux dispositions impliquées dans la présente affaire. L'une des questions était ainsi rédigée: [TRADUCTION] «La perte du (navire) était-elle imputable à la faute ou la
prévarication du capitaine?» (Je précise que l'article 801 de la Loi sur la marine marchande du Canada, c. 113 des S.R.C. de 1906, était fondamentalement semblable à l'article 568 actuel en ce qui concerne l'annulation ou la suspension des certificats dans les cas la cour avait établi des fautes ou des prévarica- tions. Le paragraphe (3) de l'ancien article 801, tel qu'on l'a cité précédemment, était naturelle- ment en vigueur, mais cela m'apparaît, comme d'ailleurs, je crois, au juge Macdonald, sans grande importance.) Le ministère a présenté ses preuves, y compris le témoignage du capitaine. A l'issue des dépositions pour le compte du ministère, son représentant a formulé les ques tions. Le juge Macdonald déclarait à la page 701:
[TRADUCTION] ... Il (le représentant du ministère) n'a pas précisé d'actes d'inconduite sur lesquels il désirait obtenir l'opinion de la Cour.
La cour a répondu alors aux questions qu'on lui avait posées, et notamment à celle concernant la faute ou prévarication de Berquist et dans sa réponse, elle a précisé certains actes et omis sions. Le certificat du capitaine a été suspendu pour 6 mois. A cette époque, on ne pouvait interjeter appel devant une cour supérieure comme on peut le faire maintenant, mais on pouvait demander au ministre une nouvelle audience. On ne s'est pas prévalu de ce droit. Toutefois, on a demandé un bref de certiorari, et tout le débat a alors porté, selon mon inter- prétation de l'arrêt, sur l'application des princi- pes de justice naturelle, c'est-à-dire, sur le droit d'être avisé d'une «accusation» et la possibilité de répondre ensuite à des accusations précises. Le juge Macdonald, en se référant à la procé- dure adoptée par la cour d'investigation, décla- rait à la page 704:
[TRADUCTION] ... Les règles établies en vertu de la Loi sur la marine marchande prévoyaient une certaine procédure qui n'a pas été suivie.
Le savant juge ne cite pas les Règles et je n'ai pas réussi à trouver une copie des Règles alors en vigueur, mais d'après la brève description que le savant juge en fait, je suis convaincu qu'elles étaient fondamentalement semblables aux Règles sur les sinistres maritimes du Royaume-Uni, promulguées en 1907, qui d'ail- leurs sont fondamentalement analogues et sous bien des aspects indentiques à nos règles actuel-
les. Le juge Macdonald a annulé la décision de la cour d'investigation aux motifs qu'elle avait omis de porter des «accusations» et j'estime que ses observations aux pages 705 et 706 sont tout à fait applicables au présent appel:
[TRADUCTION] ... Berquist ne pouvait, étant donné la nature et la forme des accusations, présenter sa défense. Il va de soi que, pour se défendre contre une accusation, une per- sonne doit en connaître la nature. Dans le cas d'une telle accusation, comme le disait Lord Alverstone dans l'arrêt Smith c. Moody, [1903] 1 K.B. 56, 72 L.J.K.B., à la p. 46, il ne saurait y avoir «d'entorses aux règles exigeant des ren- seignements suffisants et des précisions raisonnables con- cernant ce dont on accuse un homme». On a vigoureuse- ment soutenu que le commissaire ne s'était pas conformé à ces règles et que les «questions» qui constituaient les accu sations sur lesquelles Berquist avait été jugé, n'étaient ni catégoriques ni suffisamment certaines pour qu'il puisse, d'après ces renseignements (les questions), déterminer com ment établir sa preuve. Voir le traité de Paley, Summary Convictions, Lib. Ed. p. 96.
On a également soutenu que, indépendamment de la garantie dont bénéficiait Berquist par l'effet de la loi, on a en outre violé la règle de justice naturelle, mentionnée au pp. 95 et 96 de l'ouvrage de Paley, selon laquelle «l'accusé devrait avoir la possibilité d'être entendu avant d'être con- damné». Les juges de paix exigent le respect de cette règle dans toute procédure sommaire—Voir Reg. c. Dyer (1704), 1 Salk. 181, 91 E.R. 165, 6 Mod. 41, 87 E.R. 803,—«C'est une règle de droit absolue»—et les motifs de Lord Kenyon dans l'arrêt Rex c. Benn (1795), 6 Term. Rep. 198, 101 E.R. 508. Elle s'appliquerait au procès de Berquist. A cet égard, le baron Parke, en rendant le jugement dans l'arrêt Bonaker c. Evans (1850), 16 Q.B. 162, à la p. 171, 117 E.R. 840, déclarait:—
il n'existe pas de principe mieux établi que celui voulant qu'une procédure judiciaire ne peut priver quiconque de sa liberté ou de ses biens à la suite d'une infraction sans qu'on ait eu la possibilité équitable de répondre à l'accu- sation à moins, bien sûr, que le Parlement ait expressé- ment ou implicitement autorisé à agir de la sorte sans ce préliminaire obligé.
On a appliqué cette règle à des affaires autres que des affaires judiciaires au sens strict: voir les motifs du juge en chef Erle, dans l'arrêt Cooper c. Wandsworth Board of Works (1863), 14 C.B. (N.S.) 180, 143 E.R. 414. Dans le cas qui nous occupe, la Loi sur la marine marchande exige expressément que, lorsque le certificat de compétence est en jeu, la partie devrait recevoir un avis et avoir la possibi- lité de se défendre. L'arrêt Reg. c. Brickhall (1864), 33 L.J.M.C. 156, illustre la nécessité de fonder une condamna- tion sur une dénonciation indiquant précisément de quelle infraction il s'agit. En l'espèce, l'accusé avait été assigné par voie de fait sur la personne d'un agent de police dans l'exécution de ses fonctions, mais reconnu coupable de l'infraction moins grave de voie de fait simple. On ne l'avait pas accusé de cette dernière infraction, et le juge Crompton a estimé que la condamnation constituait un excès de juri- diction, et qu'elle était nulle. Il a jugé que, bien que le droit au certiorari eût été retiré par une loi, cette restriction ne
s'appliquait pas, car il y avait eu excès de juridiction. Il a renvoyé à l'affaire Martin c. Pridgeon (1859), 1 E. & E. 778, 120 E.R. 1102, dans lequel l'accusé avait été inculpé d'ivresse en vertu d'une loi, alors qu'il avait été assigné pour ivresse et désordre en vertu d'une autre loi; on a refusé de le condamner dans ces circonstances.
On n'a pas expressément reconnu Berquist coupable d'une «faute» ayant causé la perte du N.M. Trebla; on a plutôt parlé de la «prévarication» qui a entraîné le sinistre. D'après la formulation de la question qu'on lui avait signi- fiée, il ne pouvait savoir, en particulier à cause de la présence d'une accusation plus grave, que son procès porte- rait sur les accusations selon lesquelles il s'était écarté de la route prévue, qu'il avait ensuite mouillé et laissé son navire avec un équipage insuffisant. Il aurait pu soupçonner à la suite de son interrogatoire que le tribunal avait ces ques tions à l'esprit, mais il n'en était pas «accusé» comme étant soit des fautes soit des prévarications. Quand Morris, au nom du ministère, a saisi la Cour de ces questions, confor- mément aux règles, ces actions et omissions n'ont pas non plus été soumises à l'appréciation de la Cour. Berquist n'a donc pas eu la possibilité de répondre à ces prétentions de' prévarication ni de présenter une défense. On aurait lui accorder l'entière possibilité de se défendre contre les accu sations dont la nature précise aurait été exposée. Il a été privé de ce droit et, en ce qui concerne les conclusions portant sur la prévarication, il ne savait pas qu'elles fai- saient l'objet du procès et a été condamné sans être entendu. Les «questions» constituant les «accusations», objet de l'enquête, n'étaient pas suffisamment précises pour justifier les conclusions sur lesquelles la décision était fondée. C'est un vice apparent à la lecture du «dossier», et étant donné la façon dont le procès s'est déroulé, il n'est pas réparable même si l'on avait recours aux preuves pour montrer ce qui s'est passé lors de l'enquête. Il serait possi ble d'admettre cette procédure, étant donné qu'elle n'est pas en conflit avec l'arrêt Nat Bell (précité), s'il s'agissait, plutôt que de déterminer la nature et l'étendue de la preuve, de voir si des chefs d'accusations vagues et généraux ont été élargis ou précisés à la Cour et présentés à Berquist pour sa défense, la Cour pouvant ainsi appuyer sa décision. Comme je l'ai signalé, ce ne fut pas le cas. Dans une affaire au sujet de laquelle on pourrait difficilement parler de procès injuste, le juge en chef Madden dans Reg. c. The Court of Marine Inquiry (1897), 23 Victoria Rep. 179, la p. 180, s'exprimait de la manière suivante:
Bien qu'il s'agisse ici d'une question technique, il faut faire valoir la règle salutaire selon laquelle lorsqu'une accusation affecte la vie d'un homme, sa liberté ou ses biens, il faut insister sur la précision et l'informer avec une exactitude particulière de la nature précise des accusations.
Dans l'affaire Nelson, décision de la Division d'amirauté (Divisional Court), les faits étaient considérablement différents de ceux du présent appel, mais, à mon avis, certains principes for- mulés dans cette affaire s'appliquent en l'es- pèce. Un navire s'était échoué et avait coulé. Une commission d'enquête sur les naufrages avait tenu une investigation formelle conformé-
ment au Merchant Shipping Act et aux Règles; elle avait établi la responsabilité du capitaine sur un certain nombre de points, et suspendu son brevet. Par ailleurs, l'une des conclusions de la cour portait que les propriétaires du navire
étaient aussi blâmables car ils avaient employé un capitaine d'un certain âge. Il ressort qu'à un moment donné pendant l'audience, on a posé une question banale au capitaine concernant son âge; elle tenait davantage du compliment que de la critique. Les propriétaires ont inter- jeté appel. Le capitaine ne le fit pas. Le prési- dent (Lord Merrivale), en faisant droit à l'appel, expose le point en litige et son point de vue à la
p. 58:
[TRADUCTION] Mais alors, il faut considérer l'autre plainte faite par M. Dickinson au nom des propriétaires, à savoir qu'ils ont été condamnés dans cette affaire sans être accu- sés ou entendus, alors que l'un des préliminaires à la con- damnation dans le système judiciaire anglais est l'existence d'une accusation et le droit de l'accusé d'y répondre. Le Merchant Shipping Act de 1894 prévoit le mécanisme de ces enquêtes et stipule, à l'art. 466:—
(11) Une investigation formelle sur un sinistre mari time est conduite de telle manière que, si une accusation est portée contre quelqu'un, cette personne ait l'occasion de présenter une défense.
Comme je l'ai dit, il n'y a eu ni d'accusation—simplement une question ou une insinuation, sur le ton de la conversa- tion—ni de possibilité de présenter une défense car les propriétaires ne se rendaient pas compte que l'on entendait par les accuser. Ceci étant, abstraction faite du grave motif que j'ai mentionné, le présent appel doit être accueilli car les propriétaires ont été condamnés sans accusation et sans audition.
Je ne considère pas la mention de l'article 466 du Merchant Shipping Act comme un critère valable de distinction entre l'arrêt Nelson et les circonstances de la présente affaire. Comme je l'ai signalé précédemment, peut-être en d'autres mots, le principe général, selon lequel on doit formuler une allégation ou une accusation pré- cise, et fournir ensuite une possibilité d'y répon- dre, me paraît une considération décisive.
Toujours dans la même affaire, le juge Lang- ton déclarait aux pages 58, 59:
[TRADUCTION] Les conclusions du magistrat ne sont pas en question sauf sur un point. Il semble que le magistrat ait introduit cet élément très tard et que l'accusation—si l'on peut vraiment dire qu'elle a été portée—soit une création de son esprit; elle n'était exprimée dans aucune des questions que le Board of Trade a adressées à la Cour.
Il existe dans ces enquêtes une procédure bien connue qui permet, une fois les preuves entendues, d'introduire des questions supplémentaires ou des modifications aux ques tions; il ne fait pas l'ombre d'un doute que si la Cour estimait dans de telles circonstances, qu'il fallait introduire une question supplémentaire ou modifier une question, le Board of Trade se conformerait immédiatement à cette suggestion. Ils ne tarderaient pas à introduire une question supplémentaire pour traiter d'un point important relatif au sinistre, ou à modifier une question si cela leur paraissait souhaitable dans l'intérêt public.
En l'espèce, on n'a rien fait de tel. On peut tout au plus dire que, l'avocat des propriétaires a eu la possibilité de présenter quelques observations de caractère général; on peut difficilement admettre qu'il ait alors eu l'occasion de traiter de cette imputation en particulier, ou de savoir exac- tement quel était le cheminement de la pensée de la Cour.
Il s'en préoccupe sur l'inspiration du moment, de son mieux, mais je partage totalement l'avis de sa Seigneurie que ceci ne saurait constituer la formulation d'une accusa- tion—que ceci ne laisse pas à l'accusé une possibilité suffi- sante de préparer et de présenter une défense.
L'arrêt The Seistan: Lors de l'investigation formelle sur le naufrage d'un navire, à la suite d'un incendie et d'une explosion, le chef méca- nicien, pour des raisons de santé, n'a pas été convoqué à l'audience. Les conclusions de la cour d'investigation indiquaient que la perte du navire n'était pas imputable à la faute ou la prévarication de qui que ce soit, mais l'un des assesseurs a ajouté des observations personnel- les dans lesquelles il décrivait certains aspects de la conduite du chef mécanicien comme étant répréhensibles. La cour a ordonné une nouvelle audience relative à la conduite du chef mécani- cien. Lors de la nouvelle audience, la Division d'amirauté (Divisional Court) a estimé qu'en fait, il n'y avait pas eu d'inconduite du chef mécanicien, mais elle a aussi jugé que la criti que faite par l'assesseur n'était pas justifiée. Le président, Lord Merriman, déclarait à la p. 609:
[TRADUCTION] Au cours de l'audition de l'enquête, aucune accusation n'avait été portée contre le chef mécanicien et on ne lui avait en aucune façon laissé entrevoir la possibilité d'une telle accusation. Il n'avait pas été constitué partie et il n'y avait aucune raison pour qu'il demande à être constitué partie.
etàlap.610:
[TRADUCTION] Étant donné l'absence de toute accusation contre le chef mécanicien, et donc l'impossibilité d'y répon- dre, le blâme exprimé par l'un des assesseurs dans les observations jointes au rapport était totalement contraire aux règles, quel que soit d'ailleurs leur valeur quant au fond. Toutefois il est évident que le but réel de cette
nouvelle audition est de faire une enquête au fond sur ce blâme.
Ces arrêts, qui, je le crains, m'ont retenu fort longtemps, me convainquent qu'au cours de l'enquête qui nous concerne, on aurait exiger que l'intimé présente des allégations précises relativement à ce que j'appellerai une incon- duite pouvant entraîner des conséquences quasi-pénales, telles que la suspension d'un brevet. Je suis aussi convaincu que ces alléga- tions auraient être faites à la fin de ce qu'on a appelé la première étape. Ni l'appelant ni son avocat ne pouvaient prévoir quelles conclusions leur seraient en définitive opposées. A mon avis, ils avaient le droit de savoir longtemps avant les plaidoiries finales ce à quoi ils auraient à répondrez.
Je citerai deux autres arrêts.
Dans l'arrêt The «Princess Victoria» [1953] 2 Lloyd's Rep. 619, un traversier avait coulé pen dant une tempête en mer d'Irlande. La cour d'investigation avait estimé que le sinistre était au mauvais état de navigabilité du traversier et qu'il y avait eu manquement grave de la part des propriétaires et gérants. La décision a été portée en appel devant la High Court de l'Uls- ter. On a soutenu au nom des gérants qu'aucune accusation n'avait été portée contre eux devant la cour inférieure et qu'ils n'avaient pas eu la possibilité réelle de présenter une défense. Lord MacDermott a rejeté cette prétention. Il a souli- gné que les questions soumises avant que l'in- vestigation formelle ne commence comportaient une question sur le point de savoir si la perte du Princess Victoria était due à la faute ou prévari- cation des gérants, entre autres personnes, ou s'ils y avaient contribué. Par la suite il déclarait à la p. 635:
[TRADUCTION] ... Ceci étant, et compte tenu des questions posées à chacun des gérants, en tant que témoin, au cours d'un long et minutieux interrogatoire, la Cour est convain- cue qu'au terme de l'audition des témoins assignés par le ministère, aucun de ces messieurs ne pouvait ignorer que sa conduite, en tant que gérant du navire, et en particulier en tant que responsable chargé de vérifier son bon état de navigabilité, était en question. Sans doute aurait-il été préfé- rable de reprendre alors les questions de façon à nommer les gérants, et que le tribunal les renseigne sur leurs droits; mais cette Cour estime qu'il n'y a pas lieu de supposer que le capitaine Perry ou le capitaine Reed ait en fait ignoré ses droits, ou qu'il se soit vu refuser la possibilité de présenter une défense alors qu'il désirait le faire.
Je pense qu'il faut distinguer cet arrèt de la présente affaire. Les gérants n'avaient alors présenté aucune objection devant la cour infé- rieure et la contestation ne portait, d'après mon analyse de l'arrêt, que sur la navigabilité du navire dont, naturellement, les gérants étaient responsables. Dans la présente affaire il y avait beaucoup de points litigieux et je ne pense pas qu'il soit possible de dire que l'appelant se rendait nécessairement compte de tout ce qui lui était imputé.
En tout cas, je préfère adopter la réserve exprimée par le juge en chef Jackett de cette Cour dans l'arrêt Koenig [1971] C.F. 190 la p. 207:
Je ne veux pas laisser cet aspect de la question sans ajouter que je ne désire pas qu'on puisse me faire dire qu'un officier ou un pilote n'a pas droit à la protection de principe régissant un procès juste. En particulier, je suis certain qu'il a le droit de savoir ce qui est allégué contre lui et de pouvoir y répondre. Cependant, dans la présente affaire, une lecture de la transcription de l'audience met en évidence que l'appe- lant était bien représenté et il n'y a aucun doute qu'il savait ce qu'il devait répondre et qu'il a eu toutes les occasions pour le faire.
Selon mon interprétation de l'affaire Koenig, il n'y avait qu'un seul point en litige: l'appelant avait-il viré à bâbord de manière inadéquate?
Pour justifier la procédure adoptée par la cour d'investigation, on a invoqué l'arrêt The Carlisle [1906] P. 301. A mon avis, cet arrêt n'a valeur de précédent que dans la mesure il établit que l'avocat du Board of Trade (ici le ministère des Transports) dans sa plaidoirie finale doit indiquer à la Cour son avis (c'est-à- dire celui du ministère) sur le point de savoir si la Cour doit ou non envisager des mesures relativement au certificat de l'une ou l'autre des parties.
Étant donné les conclusions auxquelles j'ar- rive en ce qui concerne le point de droit qu'on a soulevé, je n'estime pas nécessaire ni souhaita- ble d'exprimer une opinion sur ce que j'ai quali- fié de question de fond.
J'accueille donc l'appel et j'annule la suspen sion du brevet de l'appelant.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT CHOQUETTE—D'accord avec mes collègues, M. le juge Thurlow et M. le juge Collier, je ferais droit à l'appel.
Pour justifier ce que le rapport qualifie de «peine sévère» (p. 51), il aurait fallu que les questions soumises par le ministre des Trans ports ou en son nom, ou une question supplé- mentaire, précisent la faute ou la négligence imputable à l'appelant; ou que, par ces ques tions, l'on demande à la Cour de déterminer si la faute ou la négligence alléguée avait entraîné l'abordage des deux navires ou y avait contribué.
La question 15 est simplement rédigée ainsi [TRADUCTION] «L'abordage est-il directement ou indirectement imputable à la faute ou à la négligence d'une ou de plusieurs personnes, et s'il en est ainsi quelle est cette faute ou cette négligence, et qui l'a commise?». La question n'en suggère aucune ni ne se réfère à la con- duite de l'appelant, dont il n'est même pas fait mention du nom. Ce n'est qu'à la lecture du rapport définitif que l'appelant a pu savoir quels étaient précisément les actes ou les omissions qui ont entraîné la suspension de son brevet. Il était alors trop tard pour qu'il puisse pleinement se défendre d'en être responsable.
Ce n'est pas dans les témoignages contradic- toires d'une enquête de quatre semaines et plus que se trouvent les questions qui doivent être formulées quant à la faute ou à la négligence imputables à l'appelant. Ce ne sont pas les témoins qui posent les questions concernant la conduite des officiers brevetés, mais bien le représentant du ministère. (Règles sur les sinis- tres maritimes, articles 17 et 18). On ne saurait, non plus, trouver ces questions dans la plaidoi- rie finale de l'avocat du ministère. C'est «une fois terminé l'interrogatoire des témoins appelés pour le compte du ministère» que ces questions doivent être exposées, après quoi l'officier impliqué a la possibilité de produire ses témoins et de présenter ses arguments relatifs à ces questions (mêmes Règles).
Il serait injuste d'obliger un officier breveté à deviner d'après les preuves ou la plaidoirie de quelles fautes ou négligences il se peut qu'il soit reconnu coupable (leur nombre peut être élevé de 10 50), sans que ces actions ou omissions
soient exposées dans une ou plusieurs questions concernant sa conduite, et ce avant la deuxième phase de l'enquête.
Cette exigence me paraît capitale quand il s'agit de l'annulation ou de la suspension d'un certificat; en effet, la faute ou la négligence doit en être une qui est la cause de l'accident (ou qui y a contribué) (Loi sur la marine marchande du Canada, article 558(1)).
A tout considérer, j'accueillerais l'appel et annulerais l'ordonnance suspendant le certificat de l'appelant.
LE JUGE THURLOW:
1 Dans ces motifs, nous renverrons au S.R.C. 1952, c. 29, étant donné que c'était la loi en vigueur lorsque l'abordage s'est produit et que les procédures en question ont eu lieu.
LE JUGE COLLIER:
1 On a légèrement modifié une des questions auxquelles la cour d'investigation a répondu à la fin; cette modification, quoique pertinente, n'a pas d'importance dans cet appel.
2 Il est intéressant de noter que dans la plaidoirie finale de l'avocat de l'intimé devant la cour d'investigation, un certain nombre d'allégations précises ont été opposées à l'appelant, et notamment, bien que ce ne soit pas précisément dans les mêmes termes, les actions ou les prévarications établies par la cour. Les autres allégations précises ont été rejetées par la cour, du moins dans la mesure on n'avait pas établi qu'il s'agissait de fautes ou de prévarications.
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