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Canadian Klockner Ltd. (Demanderesse) c.
D/S A/S Flint, Willy Kubon, et Federal Com merce and Navigation Company Limited (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Heald — Toronto, le 4 septembre; Ottawa, le 9 octobre 1973.
Droit maritime—Livraison incomplète—Clause de trans- fert dans le connaissement—Affréteur dégagé de sa respon- sabilité pour livraison incomplète—Nullité de la clause en vertu de l'Art. III, paragraphe 8 des Règles de La Haye.
Le connaissement couvrant la cargaison d'acier envoyée à la demanderesse à bord du Mica, qui avait été affrété par la F, contenait une clause de transfert exonérant l'affréteur de toute responsabilité pour livraison incomplète.
Arrêt: la demanderesse est en droit de recouvrer des dommages-intérêts pour livraison incomplète de l'affréteur. La clause d'exonération est nulle et non avenue en vertu de l'Art. III, paragraphe 8 des Règles de La Haye.
Arrêt suivi: Blanchard Lumber Co. c. S. S. Anthony II, 259 Federal Supplement 857.
ACTION en dommages-intérêts. AVOCATS:
D. L. D. Beard, c.r. pour la demanderesse.
P. F. M. Jones pour la Federal Commerce and Navigation Co. Ltd.
P. G. Cathcart pour Flint, Willy Kubon.
PROCUREURS:
Du Vernet, Carruthers & Co., Toronto, pour la demanderesse.
McMillan et Binch, Toronto, pour les défendeurs.
LE JUGE HEALD—La demanderesse est une corporation de l'Ontario ayant son siège social à Toronto. Elle est une filiale d'une importante aciérie allemande. La société-mère a des filiales ailleurs qu'au Canada, notamment en Belgique. L'entreprise de la demanderesse consiste à acheter de l'acier en Europe et à le vendre ensuite à des «utilisateurs» ou des «entrepo- seurs» dans les régions de Toronto et de Mon- tréal. La demanderesse ne possède aucun entre- pôt; sa pratique habituelle consiste à demander
à ses clients canadiens de prendre livraison des marchandises au port.
En 1968, la demanderesse a vendu une cer- taine quantité d'acier à la Staiman Steel Ltd. de Rexdale (Ontario). La demanderesse a com mandé cet acier à la société-mère allemande, qui a fait exécuter la commande par sa filiale belge. La cargaison est partie d'Anvers (Belgique) à bord du navire S.S. Mica, ainsi qu'il ressort du connaissement net 1 (pièce P-1) daté du 9 septembre 1968 à Anvers. Ce connaissement a été émis par la défenderesse, la Federal Com merce and Navigation Company Limited (ci- après appelée la Federal Commerce) pour le compte du capitaine du navire. Il ressortait apparemment du registre de la Lloyd's que le S.S. Mica était la propriété de la défenderesse, la D/S A/S Flint (ci-après appelée la Flint), une corporation norvégienne, et qu'il était exploité par le défendeur Willy Kubon (ci-après appelé Kubon). A toutes les époques qui nous intéres- sent, le navire en question était affrété par la Federal Commerce mais aucune preuve n'a été déposée sur les détails de la charte-partie. La marchandise était adressée à la demanderesse, à Toronto. Le connaissement indique que la mar- chandise était identifiée par les marques suivantes:
T 1755 Klockner Size
Toronto
No. 1 and up
Klaus Frielinghaus, employé de la demande- resse à toutes les époques pertinentes, a expli- qué le sens de ces marques. D'après sa déposi- tion, lorsque la demanderesse faisait des achats pour le compte de ses clients, les marchandises étaient identifiées au moyen du numéro de con- trat du client. Dans le cas qui nous occupe, le client était la Staiman Steel Ltd. de Rexdale (Ontario), dont le numéro de contrat était T 1755. Ainsi, l'inscription «T 1755 Klockner» a été apposée sur chacun des colis constituant le chargement.
Le connaissement décrivait ensuite le charge- ment en ces termes:
[TRADUCTION] a) Neuf colis de cornières de diverses dimensions;
b) 11 paquets de poutres à ailes larges
c) 82 poutres à ailes larges et enfin
d) 6 colis de poutrelles en I de 6" x 40'.
108 colis
Les marques décrites plus haut permettaient d'identifier les marchandises. Sans elles, il serait impossible de connaître la provenance d'une cargaison donnée. Dès lors, il ne serait pas possible de connaître les caractéristiques de laminage d'une cargaison non identifiée. Les caractéristiques de laminage sont très importan- tes parce qu'elles énoncent en détail les diverses caractéristiques de l'acier en question. Par exemple, elles énoncent le point de rupture en lbs/po. car. (le nombre de livres que l'acier peut supporter sans céder); la résistance à la traction (c'est-à-dire la force de tension maximale à laquelle on peut soumettre cet acier) et le numéro de coulée (l'acier est produit par cou- lées et, par conséquent, une pièce peut être identifiée par le numéro de coulée). Or, il est absolument essentiel que la personne qui achète de l'acier connaisse sa résistance à la traction, son point de rupture, etc., pour savoir si les caractéristiques de l'acier en question font qu'il se prête bien à l'usage auquel on le destine.
Frielinghaus a déclaré que, durant la période en question, il faisait habituellement lui-même une inspection de la marchandise à l'arrivée, avant qu'elle ne soit présentée à l'acceptation des clients de la demanderesse. Il a déclaré que pour une cargaison du genre qui nous occupe, la méthode d'identification habituelle consistait à utiliser des étiquettes métalliques d'environ 5" par 2", sur lesquelles étaient inscrits le numéro de commande, le nom du consignataire, le numéro du colis et, quelquefois, le port de desti nation. Il a déclaré que les colis de poutrelles d'acier étaient habituellement identifiés par trois étiquettes, une à chaque bout et une au milieu.
Les factures de la société-mère de la deman- deresse (pièce P-2) et la déclaration de valeur faite par l'exportateur (pièce P-4) établissent que le chargement en question était identifié au moyen des marques susdites et qu'il se compo- sait du nombre de colis et de pièces d'acier indiquées plus haut.
Le navire, parti d'Anvers, a rejoint Toronto sans escale le 22 septembre 1968. Le décharge- ment de la cargaison a commencé le 23 septem- bre 1968 et s'est terminé le 27 septembre 1968.
Frielinghaus, selon son habitude, était présent au quai de Toronto pendant le déchargement pour examiner le chargement. Il a retrouvé toutes les pièces indiquées sur le connaisse- ment, sauf celles indiquées au poste d)—soit 6 colis de poutrelles en I de 6" x 40'. Le reste du chargement était regroupé en un endroit du quai au moment de sa visite. Il a déclaré ne pas s'être inquiété, au début, de l'absence d'une partie du chargement, parce que les débardeurs plaçaient quelquefois diverses parties d'un même charge- ment à différents endroits du quai. Il a signalé cet état de choses à deux employés de la Com mission du port de Toronto, qui lui ont déclaré qu'ils lui téléphoneraient lorsqu'ils auraient retrouvé les 6 colis manquants. Quelque temps après, l'un des employés de la Commission lui a fait savoir qu'il avait retrouvé les 6 colis man- quants. Le témoin a déclaré s'être rendu au port pour examiner les 6 colis en question. Il a déclaré que leurs seules marques étaient des étiquettes métalliques portant l'inscription «4055 Duluth». Il a déclaré que ces marques ne suffisaient pas à identifier la marchandise. Il a donc fait parvenir un télex à la société-mère de la demanderesse pour lui signaler la perte des 6 colis comprenant chacun 10 poutrelles en I de 6 x 12.5 et pour lui faire savoir qu'on avait trouvé 5 colis de 8 pièces chacun et 1 colis de 5 pièces portant l'inscription «4055 Duluth». Il a demandé à la société-mère de faire les vérifica- tions nécessaires pour déterminer si ces colis étaient en fait les 6 colis manquants.
Frielinghaus a refusé d'admettre que ces colis soient les colis manquants, parce qu'aucun d'eux n'était composé de 10 pièces et n'était suffisamment identifié. Il a souligné que la cliente, la Staiman, exigerait les caractéristiques de laminage et qu'il ne pourrait pas les lui four- nir parce qu'il ne pouvait pas identifier l'acier qui avait été trouvé comme étant celui décrit sur le connaissement et visé par les caractéristiques de laminage que lui avait communiquées la société-mère.
Frielinghaus n'a reçu d'Allemagne aucun ren- seignement confirmant la possibilité que les colis portant l'inscription «4055 Duluth» trou- vés sur le quai soient en fait les 6 colis manquants.
Par conséquent, le 20 novembre 1968, il a écrit à la Federal Commerce pour lui demander un certificat attestant que les 6 colis de poutrel- les en I qui devaient faire partie du chargement destiné à la demanderesse étaient manquants au débarquement, ce certificat de non-débarque- ment lui étant nécessaire pour faire une récla- mation à la compagnie d'assurances de la demanderesse. Par la suite, Frielinghaus a cor- respondu avec la Federal Commerce au nom de la demanderesse; cette correspondance a abouti à la lettre adressée le 29 août 1969 par la Federal Commerce à la demanderesse, par laquelle elle rejette toute responsabilité. La position de la Federal Commerce consistait à dire que les 6 colis de poutrelles en I trouvés sur le quai étaient en fait les poutrelles en I man- quantes du chargement de la demanderesse et que ces colis trouvés avaient été mal identifiés par le chargeur, au départ d'Europe. Elle invo- quait la clause neuf du connaissement, qui oblige le chargeur à identifier clairement tous les colis par des marques ou estampilles dura- bles et par l'indication du port de déchargement, ces marques devant correspondre aux marques indiquées dans le connaissement.
Le 10 septembre 1969, Frielinghaus a répondu à cette lettre au nom de la demande- resse, réitérant la position de cette dernière: elle avait rejeté les colis trouvés sur le quai parce qu'ils ne pouvaient pas être identifiés comme lui appartenant; par ailleurs, la clause 9 du connais- sement ne s'appliquait pas, selon elle, parce que l'origine et la destination de la marchandise trouvée sur le quai n'avaient jamais été établies.
Le litige ayant ainsi été défini, la présente action a été intentée quelque temps après.
Les deux employés de la Commission du port de Toronto ayant eu des rapports avec Frieling- haus relativement aux colis manquants ont témoigné pour la Federal Commerce. Il s'agit de Lawrence Green, qui s'occupe des marchandi-
ses manquantes ou reçues en trop, et son supé- rieur hiérarchique, Robert Butler. Les témoigna- ges de Green et de Butler ne sont en contradiction avec celui de Frielinghaus que sur un seul des aspects essentiels, savoir les étiquet- tes que portaient les colis trouvés sur le quai. Green et Butler ont tous deux déclaré que les étiquettes portaient l'inscription de «Klockner Duluth» alors que Frielinghaus affirme catégori- quement que l'inscription était «4055 Duluth». Par ailleurs, les témoignages ne concordent pas sur la nature des étiquettes, à savoir s'il s'agis- sait d'étiquettes métalliques avec des marques imprimées en relief ou d'étiquettes métalliques avec d'un côté un carton sur lequel les caractè- res avaient été imprimés en noir au moyen d'un stencil.
Après avoir examiné soigneusement les témoignages des trois témoins sur cette ques tion, je suis arrivé à la conclusion que, sur les points de désaccord avec les dépositions de Green et Butler, c'est le témoignage de Frieling- haus qui doit être retenu. Green et Butler avaient la charge de, la totalité du chargement d'acier à bord du S.S. Mica, et l'acier constituait la majeure partie de la cargaison du navire, alors que Frielinghaus ne s'intéressait qu'au charge- ment de la demanderesse, décrit à la pièce P-1, c'est-à-dire au chargement destiné à la Staiman Steel. En outre, le souvenir qu'il a des événe- ments qui se sont produits en 1968 est corro- boré par ses actes à cette époque. Je pense à son télégramme du 24 octobre 1968, dans lequel il indique que les colis trouvés sur le quai por- taient l'inscription «4055 Duluth».
Contrairement au témoignage de Frielinghaus, qui est précis et détaillé, ceux de Green et de Butler sont plutôt vagues et exprimés en termes généraux. Green a admis qu'il n'a examiné que quatre des six colis, de sorte qu'il n'est pas en mesure de dire quel genre d'étiquettes portaient les deux autres. Il a déclaré ne pas avoir cher- ché à savoir si les colis trouvés se composaient du nombre de pièces indiqué sur la facture. Son attitude se reflète dans certaines de ses déclara- tions, par exemple, [TRADUCTION] «il nous fal- lait six colis» et «nous voulions régler cette affaire». Butler a admis qu'il s'était rafraîchi la mémoire à l'aide des documents rédigés par
Green à l'époque et que la partie de son témoi- gnage qui porte sur les marques apparaissant sur les étiquettes était fondée sur les documents de Green. Lui non plus n'a pas compté les pièces dont se composait chacun des colis. Il n'a pas vérifié les dimensions pour voir si elles corres- pondaient aux dimensions indiquées sur le con- naissement de la demanderesse. En fait, il a même admis au cours du contre-interrogatoire que rien ne prouvait que l'acier trouvé sur le quai provenait du S.S. Mica.
Par conséquent, je conclus, d'après la preuve qui m'a été présentée, que les six colis de pou- trelles en I de 6" x 40' et portant les marques «T 1755 Klockner, Size, Toronto No. 1 and up», telles que décrites sur le connaissement 1 (pièce P-1) n'ont pas été livrées à Toronto par le navire S.S. Mica.
Je crois que Frielinghaus avait parfaitement raison de refuser le remplacement des poutrelles manquantes par les six colis de poutrelles en I trouvés sur le quai. En premier lieu, les colis qu'on lui proposait en remplacement ne conte- naient que 45 poutrelles en I, et non pas 60. En second lieu, les marques étaient différentes. Il lui était impossible d'identifier le chargement ou de garantir à son client que les caractéristiques chimiques de ces poutrelles étaient les mêmes que celles des poutrelles commandées, sans pro- céder à une analyse chimique; dans les circon- stances, la demanderesse m'apparaît n'avoir eu aucune obligation de faire procéder à ses frais à une telle analyse.
Je partage l'opinion de l'avocat de la deman- deresse, lorsqu'il déclare qu'il s'agit d'un simple cas de non-livraison d'une partie de la cargaison d'un navire. Toutefois, la question de la respon- sabilité n'est pas aussi simple.
La demanderesse a intenté son action contre le propriétaire du navire, son exploitant et l'affréteur.
Les défendeurs Flint et Kubon (propriétaire et exploitant) ont notamment allégué dans leur défense que toute action de la demanderesse contre eux est prescrite puisque [TRADUCTION] «elle n'a intenté aucune action dans les délais prescrits par les Règles de La Haye qui, en vertu du paragraphe 3 des stipulations du con-
naissement, sont incorporées au contrat de transport constaté par ce connaissement.» (Voir le paragraphe 4 de la défense de la Flint et de Kubon.)
J'admets que les Règles de La Haye s'appli- quent à la présente affaire et qu'il y a un délai de prescription d'un an à compter de la date de la livraison des marchandises ou de la date à laquelle les marchandises auraient être livrées (voir les Règles de La Haye—Article III, paragraphe 6). Puisque le déchargement de la cargaison du navire a pris fin le 27 septembre 1968, il me semble que le délai d'un an com mence à courir à cette date. L'acte introductif d'instance a été signifié le l er juin 1970, long- temps après l'expiration du délai d'un an. Toute- fois, la question ne s'en trouve pas réglée, puis- que la demanderesse allègue que la défenderesse Federal Commerce lui a accordé diverses prolongations du délai jusqu'au 6 juin 1970 inclusivement et que ces prolongations ont été accordées par la Federal Commerce au nom de tous les défendeurs à la présente action. Les défendeurs nient cette allégation et déclarent que toute prolongation accordée par la Federal Commerce l'a été par elle et pour son seul compte, puisqu'elle n'était que l'un des défen- deurs à l'action.
A l'appui de l'argument selon lequel les pro longations accordées par la Federal Commerce lient également les deux autres défendeurs, la demanderesse a présenté le témoignage de Jack Potter. Potter est vice-président de la compagnie d'experts-évaluateurs et répartiteurs Hayes, Stuart & Co., Ltd., et dirige la succursale toron- toise de cette entreprise. La demanderesse a chargé cette compagnie de s'occuper de sa réclamation au titre des marchandises égarées. Potter a donc correspondu avec la Federal Com merce relativement à la réclamation de la demanderesse. Le 20 août 1969, Potter a adressé une lettre à la Federal Commerce, à Montréal, lui demandant de prolonger de trois mois le délai de prescription de l'action, les négociations entre ces deux parties se poursui- vant encore. Par une lettre du 15 septembre 1969 adressée à la Hayes, Stuart & Co., Ltd., la Federal Commerce a prorogé le délai jusqu'au 27 décembre 1969. La Federal Commerce a
expédié une copie de cette lettre au défendeur Kubon, en Norvège. Par une lettre du 11 décembre 1969, la Hayes, Stuart & Co., Ltd., invoquant la poursuite des négociations, a demandé à la Federal Commerce une nouvelle prolongation du délai jusqu'au 27 mars 1970. Par une lettre du 16 décembre 1969 adressée à la Hayes, Stuart & Co., Ltd., la Federal Com merce a accordé une nouvelle prorogation du délai jusqu'au 27 mars 1970 (pièce P-27).
La pièce P-27 porte l'inscription suivante, à gauche au bas de la page:
[TRADUCTION] C. C. Willy Kubon
Engen 32, Bergen, Norvège
P.S. Prière d'autoriser les mêmes prorogations pour les
propriétaires.
Les négociations ont continué par correspon- dance entre la Federal Commerce et la Hayes, Stuart & Co., Ltd. Par une lettre datée du 4 mars 1970, vu la poursuite de ces négociations, la Hayes, Stuart & Co., Ltd. a demandé une nouvelle prolongation du délai jusqu'au 6 juin 1970. La Federal Commerce, par une lettre du 16 mars 1970 adressée à la Hayes, Stuart & Co., Ltd., a accordé la prolongation demandée jusqu'au 6 juin 1970 (pièce P-30). La pièce P-30 a été signée par la Federal Commerce; personne d'autre n'en a reçu copie. La demanderesse a signifié son bref le ler juin 1970, avant la fin de la dernière prolongation du délai, accordée jus- qu'au 6 juin 1970. Sur la base de ces faits, la demanderesse demande à la Cour de conclure que la Federal Commerce a accordé ces diver- ses prolongations du délai d'action non seule- ment en son nom propre, mais également au nom des deux autres défendeurs à la présente action. Potter a déclaré dans son témoignage qu'il a été en rapport avec la Federal Commerce à toutes les époques pertinentes et qu'il a pris pour acquis qu'elle était mandatée par les armateurs.
En réalité, la demanderesse allègue l'exis- tence d'un mandat présumé. Ce serait le cas si les défendeurs Flint et Kubon avaient agi de manière à faire croire à la demanderesse qu'ils avaient autorisé la Federal Commerce à accor- der en leur nom des prolongations de délai. En pareil cas, c'est à la demanderesse qu'il incom- berait de prouver l'existence d'un mandat effec-
tif ou apparent. Par ailleurs, les déclarations du seul mandataire quant à l'étendue de son mandat n'équivalent jamais à une reconnais sance par le mandant (voir Halsbury's Laws of England, 4 e éd., p. 434, paragraphe 725).
Il faut donc établir que les défendeurs Flint et Kubon ont, par des actes ou des déclarations en ce sens, donné à la demanderesse l'impression que la Federal Commerce était mandatée par eux pour accorder des prolongations de délai.
D'après les faits de la présente affaire, la demanderesse n'a manifestement pas étayé cette prétention. Au cours de sa correspondance avec la Federal Commerce, Potter n'a jamais demandé des prolongations de délai à la Flint et à Kubon. Lorsque la Federal Commerce a accordé les prorogations, il ressort clairement de la correspondance qu'elle ne l'a fait qu'en son nom propre, en sa qualité personnelle de défenderesse à l'action. Une copie de deux let- tres accordant une prolongation du délai d'ac- tion a été expédiée au défendeur Kubon en Norvège, mais cela ne me paraît pas très con- cluant. Il est possible que la Federal Commerce ait simplement eu l'intention de tenir Kubon au courant. La lettre du 16 décembre 1969 (pièce P-27) comportait un post-scriptum: [TRADUC- TION] «Prière d'autoriser la même prolongation au nom des armateurs». Potter a déclaré avoir vu l'indication d'un mandat de la Federal Commerce pour accorder la prorogation au nom de Kubon. D'autre part, l'avocat des défendeurs Flint et Kubon soutient que ce post-scriptum avait pour objet d'avertir la Hayes, Stuart & Co., Ltd. d'obtenir des armateurs une prolonga tion de délai. A l'appui de cet argument, il soutient que la Hayes, Stuart & Co., Ltd. con- naissait l'identité des armateurs, qu'elle n'igno- rait pas la présence dans le connaissement d'une clause susceptible de libérer les affréteurs de leur responsabilité éventuelle et que, dans ces conditions, la Hayes, Stuart & Co., Ltd. n'a pas agi d'une manière raisonnable en présumant de la qualité de mandataire de la Federal Com merce sans examiner la question à fond et sans prendre les mesures nécessaires à la protection des intérêts de la demanderesse. Cet argument de l'avocat des défendeurs Flint et Kubon me
paraît fondé. Dans l'arrêt Colonial Bank c. Cady (1890) 15 A.C. 267, la Cour a décidé qu'on ne pouvait opposer au propriétaire véritable d'ac- tions l'existence apparente d'un mandat donné par lui à un présumé mandataire que si les circonstances établissaient d'une manière non équivoque que la personne qui avait agi en présumant l'existence de ce mandat pouvait rai- sonnablement croire ce mandataire fondé à effectuer des opérations portant sur le droit de propriété des actions.
Dans la présente affaire, je ne crois pas que la Hayes, Stuart & Co., Ltd. ait agi d'une manière raisonnable et qu'elle a pris des mesures raison- nables pour protéger les intérêts de la demande- resse contre ces tierces parties en ce qui con- cerne les prolongations du délai d'action.
Je conclus donc que les prorogations de délai accordées par la Federal Commerce ne lient que cette dernière et que, par conséquent, l'action de la demanderesse contre les deux autres défendeurs, la Flint et Kubon, est prescrite.
L'action de la demanderesse contre les défen- deurs Flint et Kubon est donc rejetée avec dépens.
La Cour doit maintenant trancher la question de la responsabilité de la Federal Commerce.
Le premier argument de la défenderesse est fondé sur la clause 9 du connaissement et, plus particulièrement, sur les 2 e et 3 e alinéas de ce paragraphe, aux termes desquels le chargeur garantit que les marques apposées sur les mar- chandises correspondent aux marques apparais- sant dans le connaissement. Cet argument tombe dès lors qu'il n'a pas été établi que les poutrelles en I trouvées sur le quai constituaient la partie manquante du chargement de la deman- deresse. En supposant que les poutrelles en I trouvées sur le quai aient été les poutrelles manquantes de la demanderesse, il n'en reste pas moins que le connaissement constitue une preuve prima facie des marques apposées sur le chargement (voir les Règles de La Haye, Article III, paragraphe 4); or, cette présomption prima facie n'a été repoussée par aucune preuve contraire.
Le deuxième argument de la défenderesse, et probablement son principal argument, est fondé sur la clause 2 du connaissement, dont voici le texte:
[TRADUCTION] 2. PARTIES AU CONTRAT.
Le contrat constaté par le présent connaissement est conclu entre l'expéditeur et le fréteur du navire nommé aux présentes (ou du navire fourni en remplacement). Le fréteur est donc seul responsable de tout dommage ou perte résul- tant d'une faute ou d'une omission dans l'exécution des obligations qui découlent du présent contrat de transport, que cette faute ou omission concerne ou non l'état de navigabilité du navire. S'il est décidé, nonobstant ce qui précède, que le transporteur et/ou le dépositaire des mar- chandises expédiées en vertu du présent contrat est une autre personne, toutes les limitations ou exonérations de responsabilité prévues par la loi ou par le présent connaisse- ment profitent à cette autre personne.
En outre, la compagnie ou les mandataires qui ont signé le connaissement au nom du capitaine, n'étant pas parties au contrat, sont exempts de toute responsabilité découlant du contrat de transport, que ce soit à titre de transporteurs ou de dépositaires des marchandises.
L'avocat de la demanderesse a décrit cette clause comme une espèce de «clause de trans- fert» (demise clause). L'avocat de la Federal Commerce y voit par contre une «clause d'iden- tification des parties» (identity of parties clause). Il me semble toutefois que cette clause 2 dépasse largement la simple identification des parties.
D'après l'Article I des Règles de La Haye, le terme «transporteur» comprend un affréteur qui conclut un contrat de transport avec un char- geur. D'après les faits de la présente affaire, la Federal Commerce est certainement visée par cette définition. Il est clair que le connaissement a été conclu entre la Federal Commerce et le chargeur. En vertu de l'Article III, paragraphe 2 des Règles de La Haye, le transporteur a l'obli- gation de procéder de façon appropriée et soi- gneuse au chargement, à la manutention, à l'arri- mage, au transport, à la garde, aux soins et au déchargement des marchandises transportées. La clause 3 du connaissement assujettit celui-ci à l'application des Règles de La Haye. Par con- séquent, si l'on fait abstraction de la clause 2, la Federal Commerce serait responsable de la non- livraison d'une partie de la marchandise de la demanderesse. D'après mon interprétation, la clause 2 est manifestement une clause exonéra-
toire, et si la Cour lui donne effet dans la présente affaire, elle libérera la défenderesse d'une responsabilité qui lui échoirait autrement. A mon avis, la clause 2 du connaissement est manifestement le genre de clause que vise l'Ar- ticle III, paragraphe 8 des Règles de La Haye, dont voici le texte:
8. Toute clause, convention ou accord dans un contrat de transport exonérant le transporteur ou le navire de responsa- bilité pour perte ou dommage concernant des marchandises provenant de négligence, faute ou manquement aux devoirs ou obligations édictées dans cet article ou atténuant cette responsabilité autrement que ne le prescrivent les présentes Règles, sera nulle, non avenue et sans effet.
Une clause cédant le bénéfice de l'assurance au transpor- teur ou toute clause semblable sera considérée comme exo- nérant le transporteur de sa responsabilité.
Par conséquent, la clause 2 libère le transpor- teur de toute responsabilité résultant de la perte de marchandises par suite d'un manquement à ses obligations, et est donc visé par l'Article III des Règles de La Haye; dès lors, j'estime que le paragraphe 8 (précité) des règles rend la clause 2 du connaissement nul et sans effet.
Les avocats n'ont cité aucune jurisprudence canadienne portant sur des cas une clause dite de transfert a été annulée en vertu de l'Article III, paragraphe 8 des Règles de La Haye. Mais on a cité une décision de la Cour de district des États-Unis, l'arrêt Blanchard Lumber Company c. S. S. Anthony II 259 F. Supp. 857, dans lequel une clause de transfert, semblable sur tous les points essentiels à la clause 2 du connaissement en question, a été déclarée nulle et sans effet, au motif qu'elle contrevenait à l'article 1 du Harter Act, lequel est rédigé en des termes semblables à ceux de l'Article III, paragraphe 8 des Règles de La Haye.
Il est également intéressant de noter que dans l'ouvrage de Tetley, Marine Cargo Claims, aux pages 52 à 54, l'auteur donne sept motifs pour lesquels, à son avis, les clauses de transfert semblables à celle dont il est ici question sont [TRADUCTION] «trompeuses, irrégulières et nulles». Plusieurs des observations de cet auteur sont pertinentes à la présente affaire. Je fais donc mienne la thèse énoncée par l'auteur dans cet ouvrage.
Pour ces motifs, j'ai conclu à la nullité de la clause 2 du connaissement, et donc à la respon- sabilité de la Federal Commerce pour la non- livraison des 6 colis de poutrelles en I de la demanderesse. A l'audience, la demanderesse a établi que les pertes qui s'en sont suivies se sont élevées à $1,675.18. Le jugement accorde donc cette somme à la demanderesse, avec dépens, le tout à la charge de la défenderesse Federal Commerce.
Sur la question des dépens, l'avocat de la demanderesse m'a demandé de rendre ce qu'on appelle ordinairement une ordonnance «Bul- lock». Il y a lieu de rendre une telle ordonnance lorsque, de l'avis de la Cour, il était raisonnable, eu égard aux circonstances, que la demande- resse poursuive toutes les parties visées par son action, même si le jugement ne fait droit à sa demande que contre un seul des trois défendeurs 2 .
Après avoir examiné les circonstances de l'es- pèce, j'ai conclu qu'il y a lieu de rendre une telle ordonnance. Au moment elle a signifié son bref, la demanderesse pouvait constater que le connaissement émanait de la Federal Com merce. Toutefois, ce connaissement contenait une clause de transfert dont l'application était susceptible de dégager la Federal Commerce de toute responsabilité. De plus, d'après le registre du Lloyd's, la demanderesse savait que les deux autres défendeurs avaient des droits de pro- priété sur le navire en question. Rien ne me semble prouver que la demanderesse ait été informée du contenu de la charte-partie ou des rapports entre la Federal Commerce et les deux autres défendeurs. En fait, aucune preuve n'a été produite au procès sur la nature de ces relations. Je crois que la demanderesse était parfaitement justifiée de poursuivre les trois défendeurs. Par ailleurs, l'avocat de la Federal Commerce était l'un des associés de l'étude qui représentait les deux autres défendeurs. Si je refusais d'accorder à la demanderesse une ordonnance Bullock, la demanderesse serait en définitive privée de la majeure partie, sinon de la totalité, de ses frais entre parties; or, elle me semble avoir agi de manière raisonnable en poursuivant les trois parties en cause, et je crois que cette solution serait injuste envers elle.
Si l'on faisait valoir que la demanderesse n'a pas agi d'une manière raisonnable en continuant de poursuivre les défendeurs Flint et Kubon après qu'ils eurent soutenu en défense que toute action contre eux était prescrite, je préciserais que, tout en estimant que la demanderesse a présumé un peu facilement de l'existence d'un mandat donné à la Federal Commerce par les deux autres défendeurs pour accorder les pro longations de délai, j'estime qu'elle était justi- fiée de soutenir cette thèse au procès et de tenter d'en faire la preuve, et qu'elle ne doit pas être pénalisée au titre des dépens pour n'avoir pas réussi à établir cette thèse lors du procès.
Par conséquent, j'autorise la demanderesse à ajouter aux dépens exigibles de la Federal Com merce, après taxation, la totalité des dépens que peuvent exiger d'elle les défendeurs Flint et Kubon. J'autorise également la demanderesse à inclure dans ses déboursés taxables la somme de $260.00, soit les frais de transport du témoin Klaus Frielinghaus, qui habite Essen (Allema- gne) et dont le témoignage était indispensable à l'établissement de la thèse de la demanderesse. Frielinghaus a pu venir au Canada pour le procès par vol nolisé, ce qui a entraîné des frais de transport considérablement inférieurs au tarif normal des compagnies d'aviation. Ce déboursé, raisonnable et approprié dans les circonstances, est donc admissible au titre de la Règle 3(1) du tarif A de la Cour fédérale.
' Dans la présente affaire, par exemple, on n'a pas établi la teneur de la charte-partie, et notamment s'il s'agissait ou non d'une charte-partie en coque nue.
2 English Supreme Court Practice 1970, vol. 1, p. 835. Voir également: Holmested and Gale, Ontario Judicature Act and Rules of Practice, vol. 1, pp. 342 et 343.
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