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T-3573-71
La Compagnie de Téléphone Bell du Canada— Bell Canada (Demanderesse)
c.
Le navire Mar-Tirenno et ses propriétaires (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Addy— Québec, les 22, 23 et 24 janvier; Ottawa, le 13 juin 1974.
Droit maritime—Dégâts causés par l'ancre du navire défendeur d des câbles téléphoniques immergés—Jetée très exposée aux mouvements de la glace—Le navire rompant ses amarres engendre un péril—Négligence du capitaine—Rejet de la défense fondée sur le caractère inévitable de l'acci- dent—Absence de négligence contributive—Action accueillie.
Intérêts—Droits en matière d'amirauté—Compétence de la Cour—Octroi de taux plus élevés—Loi sur l'intérêt, S.R.C. 1970, c. I-18, art. 11 et 13.
La demanderesse réclame des dommages-intérêts pour les dégâts que l'ancre du navire défendeur a causé à ses câbles téléphoniques immergés près du port de Québec. La coque du navire défendeur a été endommagée au retour d'un voyage dans la voie maritime du St-Laurent. Pour pouvoir effectuer les réparations, il a fallu décharger la cargaison de céréales au port de Québec qui possède des entrepôts aérés. Il fut décidé d'amarrer le navire à la jetée 18, la seule à disposer d'un équipement spécial pour le déchargement et l'entreposage des céréales. On recommanda au capitaine de doubler les amarres èt de les faire surveiller en permanence, car la jetée 18 est très exposée en hiver à cause des marées qui charrient la glace suivant le flux et le reflux. Mais le navire rompit ses amarres, heurta le quai et poursui- vit sa course vers l'amont, s'approchant d'un restaurant situé au bord du fleuve et le mettant en danger. Le capitaine donna l'ordre de mettre les machines en marche, de mouiller l'ancre de tribord afin d'écarter la poupe du navire du rivage, puis donna l'ordre de mouiller l'ancre de bâbord afin d'arrêter le navire. L'ancre accrocha les câbles de la deman- deresse, causant le dommage.
Arrêt: l'action est accueillie. Le défendeur ayant sciem- ment adopté une conduite dangereuse, ce qui a causé un dommage à la demanderesse, il lui incombe désormais de justifier sa conduite dangereuse. Il y a eu négligence du capitaine à ne pas s'informer de l'emplacement des câbles après avoir été prévenu du danger que la glace pouvait présenter pour les navires amarrés à cette jetée. Il y a également eu négligence du capitaine pour ne pas avoir suffisamment pesé les autres possibilités, savoir, aller jus- qu'à Halifax ou amarrer le navire à un autre quai du port de Québec ou décharger les céréales qui se trouvaient dans la cale avant au moyen des engins de bord et de les transbor- der par camions. Bien que les défendeurs aient prouvé que le capitaine avait donné l'ordre d'assurer des quarts, ils n'ont pas prouvé que les marins de quart ont rempli correctement leurs fonctions. La défense fondée sur le caractère inévita-
ble de l'accident est rejetée, car la rupture des amarres et le dommage en résultant étaient manifestement prévisibles et on a omis de prendre des mesures préventives ou de les appliquer. On ne relève aucune négligence contributive de la demanderesse. Tous ceux qui naviguent dans les parages sont tenus en droit de connaître l'existence et l'emplacement des câbles ainsi que l'interdiction de mouillage.
Arrêts mentionnés: The Europa (1850) 14 Jur. 627, à la p. 629; The Marpesia c. The America (1872) L.R. 4 P.C. 212; The Peterborough c. La Compagnie de Téléphone Bell du Canada [1952] R.C.E. 462; The John Harley c. The William Tell (1866) 13 L.R. (N.S.) 413. Distinction faite avec les arrêts La Compagnie de Téléphone Bell du Canada c. Le Rapid (1895-97) 5 R.C.É. 413, The Czar (1875) 3 Cook Adm. 197, La Compagnie de Téléphone Bell du ,Canada c. Beverley Steamship Co. Ltd. [1944] C.S. 154; B.C. Telephone Co. c. Le Arabien 34 B.C.R. 319.
Quant aux intérêts, la discrétion d'allouer ou pas des intérêts ne doit pas varier selon que le défendeur a commis une négligence grave ou non étant donné qu'en droit mari time, on considère le droit à des intérêts comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage imputable au défendeur, et que ce droit appartient à la personne lésée, lorsqu'on a déterminé la responsabilité. Arrêts suivis: The Kong Magnus [1891] P. 223; The Joannis Vatis (No. 2) [1922] P. 213 et The Northumbria (1869) L.R. 3 A. & E. 6. Arrêt rejeté: Canadian Brine Limited c. Le navire Scott Misener [1962] R.C.É. 441. Les intérêts sont fixés au taux de 6%, soit le taux d'intérêt commercial couramment appli cable, étant donné que l'article 13 de la Loi sur l'intérêt ne s'applique pas à la province de Québec.
ACTION. AVOCATS:
Roland Chauvin, Michel Racicot pour la demanderesse.
Raynold Langlois, Richard Gaudreau pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Houle, Hurtubise & April, Montréal, pour la demanderesse.
Langlois, Drouin & Laflamme, Québec, pour les défendeurs.
LE JUGE ADDY—La demanderesse réclame des domma g es-intérêts pour les dégâts que l'an- cre du navire défendeur a causé à ses câbles téléphoniques immergés reliant les villes de Québec et de Lévis et passant dans le port de Québec.
Il appert que la coque du navire défendeur a été endommagée au retour d'un voyage dans la voie maritime du St-Laurent. L'accident s'est produit le 10 décembre 1970 alors que le navire a heurté la paroi de l'écluse Saint-Lambert. Le navire était atteint à bâbord près de la cale 1, à la fois au-dessus et en-dessous de sa ligne de flottaison.
Il fut décidé de se rendre à Québec, car, semble-t-il, les installations portuaires de Sorel, de Trois-Rivières et de Montréal ne disposaient pas d'entrepôts aérés pour les céréales. A l'arri- vée, le navire transportait à peu près 13,235 tonnes de céréales diverses. Il y avait à peu près 2,336 tonnes de comprimés de luzerne dans la cale avant et il fallait en décharger quelque 1,800 tonnes pour pouvoir effectuer les réparations.
Pour pouvoir effectuer correctement les répa- rations, il fallait décharger les céréales transpor- tées dans la cale avant et il fut décidé d'amarrer le navire à la jetée 18, la seule à disposer d'un équipement spécial à terre pour le déchargement et l'entreposage des céréales. L'équipement se composait de deux tours mobiles montées sur rails.
Le navire fut amarré à la jetée 18 dans l'après-midi du 13 décembre 1970 après avoir demandé et obtenu l'autorisation des autorités du port. On recommanda au capitaine de dou- bler les amarres et de les faire surveiller en permanence à la fois à l'avant et à l'arrière du navire. On lui conseilla aussi d'assurer en per manence la surveillance de la chambre des machines et de la passerelle. On lui fit cette recommandation parce que la jetée 18 est très exposée en hiver aux mouvements de la glace car, dans le port de Québec, on ressent les marées qui charrient la glace suivant le flux et le reflux.
Le capitaine du port de Québec, un certain capitaine Henri Allard, a déclaré que le règle- ment du port donnait ordre à tout navire amarré à la jetée 18 de rester constamment en état d'alerte pour être prêt en tout temps à s'éloigner du quai au cas la glace l'y obligerait. Le navire doit être prêt à larguer les amarres à tout moment et il doit avoir tout le temps à son bord
un équipage suffisant pour effectuer correcte- ment les manoeuvres.
Le 13, lors de l'amarrage du navire, on l'a attaché à six bollards différents. Chaque amarre comportait deux lignes distinctes; autrement dit, il y avait deux lignes fixées au bollard d'avant, deux lignes avant reliant le côté bâbord de la proue, deux gardes montantes de l'avant, deux gardes montantes de l'arrière, deux amarres de bout reliant le côté bâbord de l'arrière et deux lignes à l'arrière, soit un total de douze lignes; le lendemain, on ajouta deux lignes: l'une à l'avant et l'autre à l'arrière, soit quatorze lignes en tout. II ne fait aucun doute que le navire était amarré avec deux fois le nombre de lignes normalement exigé dans ce port en dehors de la période dangereuse des glaces. Il convient de noter que, dans sa déposition, le capitaine du navire a déclaré qu'à sa connaissance, l'amarrage n'avait pas demandé l'aide d'un remorqueur pour déga- ger le quai de la glace mais, d'après le livre de bord du navire, il a fallu deux remorqueurs pour ce faire, et il semble manifeste que ce fut effec- tivement le cas.
Le capitaine ordonna qu'une bordée d'un offi- cier et de deux matelots soient de quart sur la passerelle. Il ordonna en outre qu'il y ait cons- tamment un officier et un matelot de quart dans la salle des machines ainsi qu'une bordée d'un officier et de deux matelots pour surveiller les lignes avant et une bordée semblable pour les lignes arrière.
Le lendemain, vers 17h45, après le décharge- ment de la plus grosse partie des 1,880 tonnes de céréales à enlever de la cale avant, le navire rompit soudain ses amarres en moins de trente secondes et fut rapidement entraîné en amont, pris dans la glace charriée par la marée mon- tante. La poupe du navire heurta presque immé- diatement un quai situé un peu en amont de la jetée il était amarré et, après cette collision, le navire poursuivit sa course vers l'amont sur une très courte distance se rapprochant du rivage et mettant en péril les occupants du res taurant Riviera situé au bord du fleuve.
Pour tenter d'empêcher le navire de heurter le restaurant et arrêter sa course, le capitaine qui se trouvait dans le salon lors de la rupture des amarres et qui s'était immédiatement précipi$ sur la passerelle, donna l'ordre de mettre les machines en marche et de mouiller l'ancre de tribord afin d'écarter la poupe du navire du rivage. Il donna tout de suite après l'ordre de mouiller l'ancre de bâbord afin d'arrêter le navire qui poursuivait sa course en amont,, entraîné par la glace. Pendant ce temps, on mettait le moteur en marche de la manière habi- tuelle. On réussit à le mettre en marche dans délai normal de deux ou trois minutes. M as, même avec le moteur en marche et les deux , ancres mouillées, le navire continua sa course vers l'amont avec la glace sur une faible dis tance jusqu'à ce que finalement les ancres se fixent.
Une fois le navire arrêté dans le fleuve et le danger immédiat de la glace écarté, la puissance de l'hélice ayant permis de reprendre contrôle du navire, le capitaine donna l'ordre de lever l'ancre. Il fut assez difficile de lever l'ancre de bâbord et après l'avoir dégagée de la glace, on remarqua que ses pattes avaient accroché deux câbles immergés. On dégagea l'ancre sans trop de difficulté et le navire rentra au port.
Personne ne conteste que les câbles accro- chés par l'ancre appartenaient à la demande- resse et que c'est l'ancre du navire défendeur qui les a endommagés.
En ce qui concerne la rupture des amarres, je suis d'avis que la preuve démontre que c'est l'amarre de la garde montante de l'avant qui a cédé la première. D'après les assesseurs nauti- ques, cela prouve de manière claire et irréfuta- ble que la rûpture des amarres est imputable à la pression de la glace qui, agissant sur la proue et sur les flancs du navire, poussait celui-ci vers l'amont à la marée montante, plutôt qu'à la tension excessive des lignes avant due au fait qu'on avait peut-être omis de les mollir pendant le déchargement des céréales de la cale 1, alors que l'augmentation de flottabilité avant faisait monter la proue du navire. J'accepte leur opinion sur ce point et je conviens que rien ne
semble indiquer une tension excessive sur les lignes avant à ce moment. L'ensemble de la preuve tend à démontrer que la rupture des amarres est due au fait que le navire a été pris dans les glaces qui l'ont entraîné vers l'amont.
Les assesseurs nautiques sont également d'avis que les quarts ordonnés par le capitaine étaient adéquats en de telles circonstances. Ils estiment aussi qu'après la rupture des amarres, le capitaine a donné les ordres de rigueur de la façon appropriée, que ces ordres ont été exécu- tés rapidement et de manière efficace et que l'équipage n'a commis aucune faute de manoeu vre apparente dans ses efforts pour dégager le navire de la glace et en reprendre le contrôle. Ils considèrent en outre que le capitaine ne pouvait faire autrement que d'ordonner le mouillage des ancres, au moment et à l'endroit il l'a fait, et ils ne relèvent pas non plus d'erreurs dans la méthode suivie pour libérer les câbles téléphoni- ques quand on s'est aperçu que l'ancre les avait accrochés. Après avoir soigneusement examiné les éléments de preuve, j'accepte les conclu sions des assesseurs nautiques à cet égard et je ne relève aucun acte ou omission constitutifs de négligence de la part du capitaine ou des mem- bres de son équipage après la rupture des câbles. Je ne trouve pas non plus de preuve d'un état défectueux de l'équipement ou des machi nes ayant pu entraîner l'accident ou y contribuer.
Au sujet de l'équipement et des machines, il est frappant qu'aucune des parties n'a présenté la moindre preuve quant à l'état des amarres. La rupture d'une amarre est en général due à une résistance insuffisante au genre et au degré de tension qu'on lui fait subir et la question qui vient tout naturellement à l'esprit est celle de savoir en quel état était l'amarre quand elle a été soumise à cette tension. On tendrait à penser que si les amarres avaient été en bon état, le défendeur se serait empressé de l'établir et, vice versa, dans le cas contraire la demanderesse se serait empressée de faire la preuve de leur état défectueux.
Étant donné qu'aucune preuve n'a été présen- tée quant au degré d'usure des amarres et puis- que, de l'avis des assesseurs le calibre et la
composition des amarres répondaient aux normes pour un navire de cette taille, on ne saurait reprocher aux défendeurs d'avoir utilisé un équipement inadéquat du simple fait que les amarres n'ont pas pu retenir le navire car, tou- jours d'après les assesseurs, la glace charriée par la marée montante impose aux amarres une tension presque irrésistible. Ce serait d'ailleurs à la demanderesse de faire la preuve de l'état défectueux des amarres si elle voulait invoquer ce fait comme constitutif de négligence.
A mon avis, l'affaire tourne donc autour du point de savoir s'il y a eu négligence du capi- taine ou des membres de son équipage du simple fait d'avoir amarré le navire à ce quai, ou dans la manière d'amarrer le navire ou du simple fait d'y être resté amarré, et, enfin, il convient de déterminer si le capitaine et son équipage ont pris toutes précautions qu'il est normal de prendre pour empêcher le navire de rompre ses amarres comme il le fit, y compris s'ils ont surveillé de façon constante et appro- priée tout ce qui pouvait influer sur la sécurité du navire.
Il va de soi que si quelqu'un a le contrôle effectif d'un objet ou est tenu en droit d'exercer un tel contrôle, il doit s'il en perd la maîtrise et que l'objet cause un dommage, expliquer par une preuve positive la raison pour laquelle l'ob- jet a échappé à son contrôle, ou, du moins, d'établir par une preuve positive que ce n'est pas à un acte ou à une omission de sa part ou de la part de toute autre personne agissant sous ses ordres.
Il ressort clairement de la preuve que, bien que le capitaine se trouvât pour la première fois dans un port pris par les glaces, on l'avait préci- sément averti, à deux reprises au moins, du danger que cela présentait. On lui avait conseillé de doubler les amarres, d'affecter un quart à la surveillance des amarres avant et arrière et d'en affecter un en permanence à la chambre des machines et un à la passerelle. Il doubla effecti- vement les amarres et établit les quarts comme on le lui avait conseillé. Il avait été prévenu du danger que pouvait présenter la glace, mais rien n'indique qu'il ait fait le moindre effort pour s'informer de la nature précise de ce danger ou de son importance.
En ce qui concerne le fait que le capitaine a omis de s'informer des conditions particulières au port pouvant avoir une influence sur son navire, il a admis à l'audience qu'il connaissait l'existence des câbles immergés, mais qu'il ne connaissait pas leur emplacement, car les cartes qu'il avait à bord n'en faisaient pas mention. Les assesseurs m'ont indiqué que, depuis de nombreuses années, les cartes marines du Saint- Laurent montrent l'emplacement desdits câbles. Les cartes produites à l'audience montrent clai- rement l'emplacement des câbles et les docu ments sur la topographie et les équipements du port de Québec aussi. Tout comme omettre de consulter une carte constitue une négligence, (voir The Sub -marine Telegraph Company c. Dickson'), omettre d'avoir à bord des cartes à jour en constitue aussi une. Il est vrai qu'en l'espèce, ce défaut de connaissance n'a peut- être pas contribué au dommage. Mais, à tout le moins, cela démontre que le capitaine a omis de prendre toutes les informations possibles sur les conditions existantes, alors qu'il savait qu'il pre- nait un risque en amarrant son navire à la_jetée 18. Il convient d'examiner ce fait à la lumière du témoignage du capitaine qui a reconnu à l'audience qu'il ne savait toujours pas si un des membres de son équipage avait déjà eu l'occa- sion de faire manoeuvrer un navire dans un port il y avait de la glace. Étant donné qu'il n'avait lui-même pas la moindre expérience de ce genre de situation, on pourrait penser qu'il aurait au moins cherché à savoir si un membre de son équipage en possédait une.
Les assesseurs m'ont exposé que, parfois, sous certaines conditions de glace et de marée, la glace exerce une pression à laquelle on ne saurait résister en doublant ni même parfois en triplant les amarres et que, dans cette mesure au moins, on peut considérer cette force comme irrésistible; c'est pour cette raison que le quai en question est jugé extrêmement dangereux en hiver et qu'il convient de ne pas s'en servir si ce n'est en cas d'extrême urgence. J'accepte leur avis sur ce point. Mais encore une fois, il n'y a pas la moindre preuve que le capitaine était au courant de ce problème ou qu'il a fait le moin- dre effort pour s'en informer. S'il l'avait fait, il
' [1864] C.B.N.S. 758.
n'aurait peut-être jamais amarré le navire à ce quai, mais il aurait peut-être choisi d'aller jus- qu'à Halifax (rien dans la preuve n'indique qu'il n'aurait pu s'y rendre), ou alors il aurait très bien pu décider de l'amarrer à un autre quai du port de Québec et de décharger les céréales qui se trouvaient dans la cale avant au moyen des engins de bord et de les transporter par camions.
En amarrant le navire au quai en question, sans s'informer complètement ou sans prendre au moins toutes les mesures raisonnables pour s'informer complètement de la nature et du degré de danger et, plus particulièrement, de la très grande pression que la glace exercerait à marée montante sur un navire amarré à ce quai, le capitaine a commis une négligence. Il a choisi tout simplement d'accepter l'existence du danger et d'accepter, sans chercher à en connaî- tre l'étendue, les recommandations que lui ont faites les deux personnes en question. Par suite de cette négligence, il s'est produit exactement ce qui aurait pu être prévu ou qui aurait vrai- semblablement été prévu si le capitaine n'avait pas négligé de s'informer. En conséquence directe et tout à fait prévisible de ladite négli- gence les amarres ont cédé et le navire s'est trouvé dans une situation dangereuse et en état d'urgence, ce qui a nécessité le mouillage des ancres afin d'écarter le très réel danger de mort qui menaçait les occupants du restaurant Riviera.
Non seulement le lien de causalité est ininter- rompu, mais les événements subséquents, y compris l'ancrage de toute urgence, étaient tout à fait prévisibles.
Il est bien connu qu'en droit, nul ne peut fournir comme excuse que ses actions étaient justifiées par un état d'urgence lorsque ledit état d'urgence est une conséquence directe ou indi- recte de sa négligence. Il importe peu que ce soit une négligence dans l'accomplissement d'un acte ou une négligence par omission d'accomplir un devoir. Lorsqu'il incombe à quelqu'un de s'informer de la nature et du degré d'un danger, on présumera qu'il en a pris connaissance et on jugera ses actions comme si, lors de l'acte ou de l'omission, il possédait effectivement les con- naissances qu'il était, en droit, tenu d'acquérir.
Enfin, une fois qu'un demandeur a établi qu'un défendeur a sciemment adopté une con- duite dangereuse, ce qui a causé un dommage au demandeur, ce dernier s'est déchargé du fardeau de la preuve, du moins provisoirement, et il incombe désormais au défendeur de justifier sa conduite dangereuse. En l'absence d'une telle preuve du défendeur, en toute logique et de fait, le demandeur aura nécessairement gain de cause.
Le capitaine a mis son navire dans une situa tion très dangereuse, ledit danger menaçant non seulement son navire et' l'équipage, mais égale- ment d'autres personnes et leurs biens. L'éten- due dudit danger n'a pas été contestée. Le capi- taine ne se trouvait pas dans un cas d'extrême urgence car, bien qu'ayant subi une avarie à Montréal trois jours plus tôt, le navire avait continué sa route jusqu'au port de Québec sans qu'on ait démontré de changement manifeste dans l'état du navire ou de sa cargaison. Dans un pareil cas, il est évident que les défendeurs sont tenus de faire la preuve que la seule solu tion raisonnable était de mettre le navire dans cette situation et qu'ayant pris ce risque, ils ont également pris toutes précautions qu'on pouvait raisonnablement prendre, compte tenu de la nature et de l'étendue du danger.
Eu égard à la première exigence, les défen- deurs, ainsi que nous l'avons dit, n'ont pas démontré qu'il aurait été déraisonnable de pour- suivre leur route jusqu'au port de Halifax ou de décharger à une autre jetée à Québec au lieu d'amarrer le navire à la jetée 18. Il est possi ble qu'ils aient eu d'autres moyens raisonnables à leur disposition, mais, quoi qu'il en soit, ils n'ont pas réussi à établir qu'ils n'avaient pas d'autres choix raisonnables et moins dangereux. Quant à la seconde exigence, aucun élément de preuve ne révèle que des membres de l'équipage se sont aperçus de l'extrême danger qui était cependant prévisible. Rien ne démontre que des membres de l'équipage se soient même aperçus que la glace s'approchait avec la marée mon- tante. Si l'on s'en était aperçu, il aurait été possible de prendre d'autres mesures telles que
de donner immédiatement l'ordre de mettre les machines en marche avant la rupture des amar- res afin de les aider à supporter la pression de la glace. Le capitaine avait donné des ordres précis pour que soient assurés les quarts et, avec ses officiers, il a effectivement procédé à des inspections périodiques. Toutefois, nulle part dans la preuve on ne trouve que, dans l'heure et demie précédant immédiatement l'ac- cident, les personnes chargées d'assurer les quarts ont effectivement rempli leurs fonctions et que les personnes chargées de mollir les lignes et de les surveiller étaient effectivement à leur poste. Cette situation, associée au fait qu'aucun membre de l'équipage n'a été appelé à témoigner sur la surveillance de la glace avant la rupture des amarres, me porte à conclure que, même si les défendeurs ont prouvé que le capi- taine avait donné l'ordre d'assurer des quarts, ils n'ont pas prouvé que les marins de quart ont rempli correctement leurs fonctions.
Il y a eu défaut de surveillance et de toute action préventive. En l'espèce, les défendeurs invoquent le caractère inévitable de l'accident et, pour avoir gain de cause, ils sont tenus d'établir qu'ils ont pris toutes précautions rai- sonnables afin d'éviter l'accident, et que ledit accident était inévitable en ce sens qu'il ne pouvait pas raisonnablement être prévu ou que, s'il l'avait été, on ne pouvait se prémunir même en prenant toutes les précautions raisonnables dans les circonstances.
On a défini l'accident inévitable comme un accident [TRADUCTION] «que la personne à qui on l'impute ne pouvait réellement prévenir par la diligence normale, la prudence et la compé- tence en matière maritime.» On trouve cette définition dans l'arrêt The Europa 2 et le Conseil privé l'a adoptée dans l'arrêt The «Marpesia» c. The «America» 3 . Cette définition a également été adoptée par le juge Cameron (tel était alors son titre) siégeant en appel de la décision d'un juge de district en amirauté pour le district
2 (1850) 14 Jur. 627 à la p. 629.
3 (1872) L.R. 4 P.C. 212.
d'amirauté du Québec dans l'arrêt Le Peterbo- rough c. La Compagnie de Téléphone Bell du Canada 4 . Étant donné que l'accident inévitable est un état de choses sur l'existence duquel le défendeur s'appuie pour dégager sa responsabi- lité, celui qui en invoque l'existence, savoir le défendeur, est tenu d'en rapporter la preuve positive. Voir les arrêts Burrard Terminais Ltd. c. Straits Towing Ltd. 5 ; The Merchant Prince 6 ; Tremblay c. Hyman 7 ; Poplar Bay Steamship Co. c. Le Charles Dick 8 et l'arrêt Peterborough (précité). Les principes applicables au fardeau de la preuve sont les mêmes que dans le cas la défense est fondée sur la force majeure. Voir Carver's Carriage By Sea par Colinvaux 9 . Des courants exceptionnels, qui ne se produisent que rarement, ne constituent pas un cas de force majeure. Voir les arrêts The Kepler 10 ; The Pladda"; et The «Velox» 12 .
La rupture des amarres qui a entraîné l'acci- dent était de toute évidence nettement prévisi- ble et fut, de fait, prévue puisqu'elle fit l'objet de deux avertissements distincts; de toute évi- dence, le dommage en résultant était également prévisible. L'accident ne relevait donc pas de la catégorie des événements rares qui caractérisent normalement en droit l'accident inévitable. Ceci étant, le fardeau de la preuve incombant au navire défendeur, savoir qu'il [TRADUCTION] , , «ne pouvait réellement prévenir (l'accident) par la diligence normale, la prudence et la compé- tence en matière maritime» est fort complexe à mon avis, et pour les mêmes raisons qui justi- fient ma conclusion qu'il y avait eu négligence du navire défendeur, ce moyen de défense est irrecevable. Il convient d'ailleurs de souligner à cet égard que deux brise-glace se trouvaient dans les parages et que personne n'a expliqué
4 [1952] R.C.É. 462.
i (1965) 50 D.L.R. (2d) 41.
6 [1891-4] All E.R. Rep. 396.
7 (1917-21) 20 R.C.É. 1.
8 [1926] R.C.É. 46.
9 Vol. I, 12° éd. paragraphes 9, 10, 11 (British Shipping
Laws—Vol. 2).
10 (1876) 2 P. 40.
11 (1876-7) 2 Prob. Div. 34.
12 [1955] 1 Adm. 376à la p. 380.
pourquoi lesdits brise-glace n'ont pas été appe- lés à mouiller devant le navire défendeur pour tenter de briser les bancs de glaces avant qu'ils ne l'atteignent. A mon avis, étant donné que les chaînes d'ancre n'ont pas cédé quand les ancres ont accroché les câbles, elles auraient sans doute suffi à retenir le navire au quai sans qu'on se serve des amarres. Les assesseurs ont cepen- dant déclaré que ce n'était pas la pratique ordi- naire dans cette partie du monde bien qu'elle soit utilisée en Méditérranée en cas d'avis d'ou- ragan. En tout état de cause, on ne peut pas dire qu'il s'agissait d'un accident imprévisible puis- qu'il a été de toute évidence prévu et puisqu'on n'a pas établi de manière positive l'absence d'autres choix raisonnables.
Lorsque la demanderesse a établi que le dom- mage est imputable à la rupture des amarres du navire, le navire défendeur est tenu d'expliquer comment cela a pu se produire sans que son équipage soit coupable de négligence ou son équipement défectueux. Voir l'arrêt The John Harley c. The William Tell 13 .
L'arrêt La Compagnie de Téléphone Bell du Canada c. Beverley Steamship Co. Ltd. 14 , cité par les défendeurs, n'est pas, à mon avis, d'un très grand secours. Dans cette affaire, le navire était ancré à un mouillage autorisé. Il fut décidé que, vu les faits, le navire était correctement ancré et qu'on ne pouvait trouver la moindre négligence à cet égard. Survint un ouragan tout à fait imprévu qui fit échouer de nombreux navires et fit chasser sur ses ancres le navire défendeur, celles-ci finirent par accrocher des câbles téléphoniques. Il fut décidé que le navire n'était pas responsable des dommages qu'il avait causés aux câbles en les accrochant, mais il fut jugé responsable de la manière dont les câbles furent dégagés des ancres—l'équipage ayant sectionné les câbles au lieu de les dégager correctement.
L'arrêt British Columbia Telephone Company c. Le Arabien 15 n'est pas non plus d'un très grand secours au navire défendeur. Bien qu'il ait été jugé dans cet arrêt que la demanderesse
13 (1866) 13 L.R. (N.S.) 413.
14 [1944] C.S. 154.
15 34 B.C.R. 319.
n'avait pas réussi à se libérer du fardeau de la preuve relative à la négligence, on ne trouve aucune indication des motifs de la conclusion dans le texte de l'arrêt; au contraire, le juge de première instance déclara que sa conclusion découlait d'un examen approfondi des faits, mais qu'il s'abstenait de les examiner dans ses motifs.
Dans la présente affaire, les défendeurs sou- tiennent également que la demanderesse portait atteinte aux droits de navigation et qu'elle était donc responsable de son propre malheur ou que, tout au moins, elle était coupable de négligence contributive. La demanderesse bénéficiait d'une servitude valable lui donnant le droit d'installer ses câbles ils se trouvaient. On a souvent comparé les voies d'eau navigables, telles que le fleuve Saint-Laurent, aux voies publiques car chacun a le droit d'y naviguer, d'y passer et repasser à tout moment et quel que soit la marée.
Il est certain que la servitude accordée à la demanderesse ne l'autorise pas à porter atteinte aux droits ordinaires de navigation pas plus que ne le ferait la nue-propriété du terrain même sur lequel sont posés des câbles. Voir Mayor of Colchester c. Brooke 16 et The Swift" .
Par contre, certaines restrictions sont néces- sairement imposées aux droits de navigation dans les eaux territoriales. Parmi les nombreu- ses restrictions, on trouve l'interdiction d'ancrer à certains endroits. L'installation et l'entretien de câbles placés au fond d'une rivière, dans un endroit l'ancrage est interdit, ne porte pas atteinte aux droits de navigation, car les droits de navigation à cet endroit ne comprennent pas le droit d'ancrage.
Le navire n'aurait pas eu à mouiller l'ancre à cet endroit si le capitaine et l'équipage avaient dès le début fait preuve de la diligence appro- priée. Voir La Compagnie de Téléphone Bell du Canada c. Canada Steamship Lines, Limited 1 e
16 7 Q.B. 339.
17 [1901] P. 168.
18 (1938) 76 C.S. 473à la p. 477.
Pour ces raisons, j'estime qu'on a clairement établi la négligence du navire défendeur et qu'on doit rejeter le moyen de défense fondé sur le caractère inévitable de l'accident.
Quant à l'existence de la négligence contribu- tive de la demanderesse, mon attention a été retenue par l'argument selon lequel, sachant que ses câbles avaient été accrochés à plusieurs reprises par des ancres, la demanderesse les avait quand même laissés entre les villes de Québec et Lévis au milieu d'un port à trafic très dense, alors qu'elle aurait probablement pu les installer ailleurs ou même les enfermer dans une gaine de ciment de manière que les ancres de navire ne puissent pas les accrocher.
Le fait que les câbles soient installés dans les limites du port de Québec a sans aucun doute augmenté les risques de dommage, étant donné le grand nombre de navires qui non seulement passent mais effectuent des manoeuvres dans les parages, s'amarrent aux diverses jetées et jet- tent l'ancre dans les mouillages autorisés dans l'enceinte du port. Cette installation ne présente cependant aucun danger pour la navigation telle qu'autorisée par la loi à cet endroit; elle ne gêne pas en fait les manoeuvres des navires en sur face au-dessus des câbles, car, à cet endroit précis, les navires n'ont que le droit de passer. Les câbles sont clairement indiqués sur les cartes de navigation à jour ainsi que dans les publications officielles couvrant la navigation et le pilotage sur le fleuve Saint-Laurent. Toutes les personnes qui naviguent dans les parages sont tenues en droit de connaître l'existence et l'emplacement des câbles ainsi que l'interdiction de mouillage; il existe donc en droit une pré- somption qu'elles en ont eu connaissance. La demanderesse était donc en droit de supposer que le navire défendeur était au courant de ces faits. La demanderesse était également en droit de supposer que le navire défendeur agirait en conséquence, d'une manière prudente et raison- nable et conformément aux normes reconnues du matelotage. Le fait que la demanderesse n'ait pas pris toutes les précautions possibles pour empêcher tout dommage à ses biens pour suite d'actes ou omissions illégaux ou négligents d'au- tres parties, ne constitue en aucune façon une négligence de sa part, en l'espèce. Je ne vois pas
comment le maintien de câbles dans un empla cement autorisé puisse constituer une négli- gence contributive de la part de la demande- resse alors que ces câbles ne présentent pas le moindre danger pour la navigation telle qu'auto- risée et qu'ils ne peuvent être endommagés que par un acte illégal délibéré ou par la négligence d'un tiers.
On relève de nombreuses affaires dans les- quelles la demanderesse aux présentes réclamait des dommages-intérêts du fait que ses câbles, situés dans le port de Québec à l'endroit même od s'est produit le dommage en question, avaient été accrochés par des ancres de navire; toutefois, les tribunaux n'ont jamais conclu à la négligence contributive. Dans nombre de ces affaires, la négligence contributive a été invo- quée et plaidée. Je n'entends pas les examiner toutes ici, mais il est intéressant de souligner que dans l'affaire Peterborough (précitée) on invoquait la négligence contributive de la com- pagnie ou la façon dont elle avait posé le câble et il fut décidé en première instance et confirmé en appel que rien dans la pose du câble n'indi- quait la négligence contributive de la demande- resse. Il est vrai qu'il convient de juger chaque affaire sur ses propres faits et qu'on ne peut utiliser une autre affaire pour interpréter les faits de la présente espèce, mais je ne trouve en l'espèce pas le moindre fait différent de ceux de l'affaire Peterborough et dont on puisse déduire la négligence contributive de la demanderesse, la Compagnie de Téléphone Bell du Canada. A cet égard, on pourrait citer une autre affaire qui porte justement sur le même câble dans le port de Québec; il s'agit de l'arrêt La Compagnie de Téléphone Bell du Canada (Limitée) c. Le «Rapid» 19 . Dans cette affaire, la Cour a une fois encore décidé que la demanderesse ne s'était rendue coupable d'aucune négligence en posant son câble à cet endroit précis, puisqu'elle avait obtenu toutes les autorisations nécessaires et qu'il était interdit de jeter l'ancre à cet endroit.
19 (1895-97) 5 R.C.É. 413.
Dans l'arrêt The «Czar» 20 , il s'agissait égale- ment de câbles immergés endommagés par un navire lorsqu'il jeta l'ancre dans le port de Québec; la Cour n'a relevé aucune négligence contributive de la demanderesse.
Il est aussi intéressant de noter que dans toutes ces affaires, il n'y avait pas d'action ou d'omission de la demanderesse qui permettrait de les distinguer de celle-ci et nous amènerait à conclure à la négligence contributive en l'espèce.
J'en viens maintenant à la question des dom- mages-intérêts. Sur le montant de $228,414.80 réclamé à titre de dommages-intérêts, les défen- deurs, dans leurs admissions conjointes produi- tes à l'audience (pièce 13), ont convenu que la somme de $190,447.67 couvrait les domma- ges-intérêts imputables à l'accident proprement dit.
Les défendeurs soutiennent qu'il faut tenir compte d'une dépréciation de $6,090.55 pour l'un des câbles, le câble 517, car celui-ci avait déjà un an et demi et que la demanderesse allait obtenir un câble tout neuf à la place. On a clairement établi la nécessité de mettre un câble neuf car l'ancien était irréparable. La demande- resse a droit à la restitutio in integrum, mais à rien de plus. Il n'y a pas lieu d'effectuer le calcul de la dépréciation en tant que tel, mais il incombe à la Cour d'examiner la valeur de l'ob- jet au moment de sa destruction afin de pouvoir le remplacer par sa valeur pécuniaire.
Une entente des parties déposée comme pièce 13 établit qu'un câble a une vie utile de trente ans. En se fondant sur ce calcul, on peut fixer de manière juste la valeur du câble détruit au coût d'un nouveau câble moins la somme de $6,100. Il convient donc de déduire ce montant des $228,414.80 réclamés à titre de dommages-intérêts.
Les défendeurs font également valoir qu'un des deux câbles, savoir le câble 517, a été remplacé en janvier 1971 et que l'autre, le câble 518, a été remplacé pendant l'été; on devrait donc selon eux soustraire la somme de $31,876.58 qui représente la différence de coût
20 (1875) 3 Cook Adm. 197.
entre l'installation du câble 517 pendant l'hi- ver et son coût d'installation pendant l'été. On peut, à mon avis, répondre à cette allégation en invoquant le fait que les deux câbles étaient effectivement en service; le câble 517 conte- nait 689 paires et il est raisonnable de supposer que ces lignes étaient nécessaires pour desservir les clients de la demanderesse. Les entreprises commerciales, telles que la demanderesse, n'ins- tallent pas des câbles coûteux si ceux-ci ne répondent pas à un besoin commercial. Le simple fait que la demanderesse a pu assurer le service avec un seul câble, et attendre l'été pour installer le second, n'est pas une preuve nous permettant de conclure qu'elle aurait pu se passer des deux câbles jusqu'à l'été. En l'ab- sence de preuves démontrant que la demande- resse aurait pu se passer des deux câbles, je n'ai aucune peine à conclure, considérant la prépon- dérance des probabilités, qu'il fallait remplacer le premier câble immédiatement.
La demanderesse demande des intérêts sur le total des dommages-intérêts et les défendeurs contestent ce montant.
Il est certain que cette cour, en sa juridiction d'amirauté, a compétence pour allouer des inté- rêts à titre de partie intégrante des dommages- intérêts auxquels la demanderesse peut par ail- leurs avoir droit, que ce soit ex contractu ou ex delicto.
Les Cours d'amirauté, dans l'exercice de leur compétence, appliquaient des principes diffé- rents de ceux sur lesquels se fonde la jurispru dence de common law; il s'agit en l'espèce d'un principe de droit civil selon lequel, lorsque le paiement n'est pas effectué, l'intérêt est au créancier ex mora du débiteur. Voir les arrêts Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. 21 et Canadian Brine Limited c. Le Scott Misener 22 et la jurisprudence citée aux pp. 4511 à 452 de ce dernier. Étant donné que le principe est fondé sur le droit de la demande- resse à une indemnisation intégrale, intérêts compris à compter de la date du préjudice, je ne suis toutefois pas prêt à décider comme, sem- ble-t-il, l'arrêt Canadian Brine (précité) l'avait
21 (1971) 20 D.L.R. (3°) 432 la p. 436.
22 [1962] R.C.É. 441.
fait, que la discrétion d'allouer ou pas des inté- rêts doit varier selon que le défendeur a commis une négligence grave ou non. Étant donné qu'en droit maritime on considère le droit à des inté- rêts comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage imputable au défendeur, et que ce droit appartient à la personne lésée et découle directement de l'acte dommageable, je ne vois pas pourquoi, lorsqu'on a déterminé la respon- sabilité, on devrait tenir le moindre compte de la question de savoir si le responsable du dom- mage est coupable d'une faute lourde\ Dans les affaires de ce genre, on n'accorde pas les inté- rêts au demandeur à titre de pénalité contre le défendeur, mais simplement comme partie inté- grante de l'indemnisation du dommage initial subi par la partie lésée et imputable au défen- deur: ceci constitue une application totale du principe restitutio in integrum. Voir les arrêts The Kong Magnus 23 , The Joannis Vatis (N° 2)24 et The Northumbria 25 . En l'espèce, bien que j'aie conclu à la négligence, il ne s'agit pas à mon avis d'une négligence grave. Néanmoins, je suis convaincu qu'il convient d'accorder des intérêts à la demanderesse à moins que l'on trouve dans sa conduite ou par ailleurs quelque raison de réduire ou de rejeter sa demande d'intérêts, autre que la question de savoir si les . défendeurs sont responsables de négligence grave.
L'action fut intentée devant l'ancienne Cour de l'Échiquier par introduction d'un bref. Voici un extrait de la déclaration, rédigée en français:
... avec intérêts depuis l'assignation et dépens.
Il faut entendre par cela la date de signification du bref et non de la déclaration. Puisque la demanderesse ne réclame pas le versement d'in- térêts à partir de la date de l'accident, mais de la date de signification du bref et puisqu'elle n'a déposé aucune demande de changement de la déclaration, il est clair que la Cour ne peut pas accorder d'intérêts pour la période antérieure à la signification du bref. Si la déclaration ne
23 [1891] P. 223 la p. 236.
24 [1922] P. 213 la p. 223.
23 (1869) L.R. 3 A. & E. 6 aux pp. 10 et 14.
mentionnait que les intérêts sans préciser de date, j'aurais eu à examiner s'il y avait lieu d'accorder des intérêts à partir de la date de l'accident. La demanderesse n'a pas remplacé le second câble avant l'été et rien ne démontre qu'il était vraiment nécessaire de le remplacer plus tôt. La demanderesse n'a donc pas eu à débourser le coût d'un remplacement avant ce moment-là. En conséquence, pour le second câble, les intérêts ne doivent courir qu'à partir de la date effective du remplacement selon les principes énoncés par le maître des rôles, Lord Denning et que le président Jackett (maintenant juge en chef) a confirmé dans l'arrêt Canadian General Electric Co. c. Le «Lake Bosomtwe» 26 . Voici le passage pertinent de l'exposé du maître des rôles Lord Denning:
[TRADUCTION] a) Lorsqu'un navire de rapport sombrait lors d'une collision, la Cour d'amirauté accordait des intérêts sur la valeur du bateau ... à compter de la date de sa perte jusqu'à celle du procès,
b) Lorsque le navire ne coulait pas, mais subissait seule- ment des avaries, la Cour d'amirauté accordait des inté- rêts sur le coût des réparations, uniquement à compter du jour od l'on réglait effectivement la note des réparations, car ce n'était qu'à partir de ce moment-là que le deman- deur essuyait une perte, et
e) Lorsqu'une collision entraînait une perte de vie, la Cour d'amirauté accordait des intérêts seulement à comp- ter de la date du rapport du registraire.
Étant donné que les parties se sont entendues, dans un document déposé comme pièce 13, sur un chiffre global et qu'on ne mentionne nulle part le coût réel des deux câbles, il est extrêmement difficile de préciser ce qu'il en a coûté pour acheter et installer les deux nou- veaux câbles, sauf que les parties ont convenu que la différence entre le coût d'installation du nouveau câble 517 en hiver et celui du nou- veau câble 518 en juin était de $31,876.58. Si l'on déduit cette somme du montant total de $222,314.80, il reste $190,438.22. On peut sup- poser que la moitié de cette dernière somme, soit $95,219.11, représente le prix d'achat réel et le coût d'installation du câble posé pour rem- placer le câble 518 pendant l'été et que la différence entre ce dernier montant et $222,- 314.80, soit $127,095.69, représente ainsi le
26 [1970] R.C.É. 553 la p. 559. NOTE: cette décision a été infirmée en appel, voir [1971] 20 D.L.R. (3e) 432. Toutefois le principe portant sur l'allocation d'intérêt 'dans les affaires d'amirauté a été approuvé.
prix d'achat et le coût d'installation du câble posé pour remplacer le câble 517.
A mon avis, la conduite de la demanderesse et les circonstances de l'espèce ne permettent en aucune façon de refuser d'accorder des intérêts, intérêts qui vont donc courir, pour la somme de $127,095.69 à partir de la date de signification du bref soit le 15 décembre 1970 et pour la somme de $95,219.11 à partir du 15 juin 1971.
Pour ce qui est du taux d'intérêt, bien que, dans le passé, la plupart des arrêts aient accordé l'intérêt au taux de 5%, il me semble que, vu l'énorme augmentation des taux d'intérêt ces dernières années, un taux d'intérêt à 5% n'a plus grand sens, abstraction faite du taux d'inté- rêt légal qui court sur un jugement définitif une fois rendu. L'article 13 de la Loi sur l'intérêt 27 prévoit que toute somme due en vertu d'un jugement porte intérêt au taux de 5% dans les provinces du Manitoba, de la Colombie-Britan- nique, de la Saskatchewan, de l'Alberta ainsi que dans les Territoires du Nord-Ouest et du Yukon. Les taux d'intérêt, dans les autres pro vinces, ont été fixés par les lois provinciales mais ces taux d'intérêt s'appliquent aux sommes dues en vertu d'un jugement. D'autres textes législatifs fixent les taux d'intérêt dus sur les sommes consignées en cour.
Il me semble cependant aller de soi que si l'on considère le droit de la demanderesse à des intérêts comme faisant partie intégrante de ses dommages-intérêts en vertu du principe restitu- tio in integrum, il convient alors, en toute jus tice, de fixer les intérêts au taux d'intérêt com mercial couramment applicable, quel que soit le taux d'intérêt prévu sur une somme due en vertu d'un jugement en ce moment ou quel que soit le taux d'intérêt versé par les gouverne- ments en ce moment pour les sommes consi- gnées en cour. Dans les derniers dix-huit mois, on a assisté à une flambée des taux d'intérêt en général et des taux préférentiels bancaires en particulier. Pendant cette période, le taux préfé- rentiel est passé de 6% à 9i% environ et l'on pourrait bien se demander s'il ne convient pas d'appliquer, jusqu'au jugement et aussi long- temps que la somme sera impayée, les divers
27 S.R.C. 1952, c. 156 (maintenant S.R.C. 1970, c. I-18).
taux préférentiels en vigueur pendant toute la période en cause. Toutefois, la demanderesse n'a pas soulevé cette question et je vais m'abs- tenir de la trancher ou fonder sur elle des con clusions, car il serait manifestement injuste d'accorder des dommages-intérêts sur la base d'un point qui n'a jamais été invoqué ni soulevé dans les plaidoiries ou dans la preuve ni débattu à l'audience.
Pour fixer le taux juste, il me semble que le critère utile est le taux préférentiel des prêts bancaires en vigueur le jour le droit aux intérêts est né. A la date de l'accident et à la date de délivrance du bref, comme aux dates furent engagées les dépenses de réparations des câbles, le taux préférentiel des prêts bancaires était le même, à savoir 6%, et c'est à ce taux qu'on doit donc calculer les intérêts.
La demanderesse a donc droit à la somme de $222,314.80, plus l'intérêt à 6% l'an à partir du 15 décembre 1970 pour la somme de $127,- 095.69 et à partir du 15 juin 1971 sur la somme de $95,219.11 jusqu'à la date du jugement. La demanderesse se voit également accorder ses dépens.
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